Discours sur l’état de la langue 1998. Séance publique annuelle

Le 3 décembre 1998

Maurice DRUON

Discours sur l’état de la langue

 

PRONONCÉ PAR

M. Maurice DRUON

Secrétaire perpétuel

le jeudi 3 décembre 1998

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« La langue française est devenue une grande langue de civilisation parce qu’elle a été façonnée par trente générations d’écrivains ; c’est à eux, en première et ultime instance, que le français doit d’être ce qu’il est, et d’avoir, dans son tissu sémantique, dans ses outils grammaticaux, dans ses instruments rhétoriques, dans ses registres stylistiques, le poids et l’épaisseur d’un millénaire d’histoire. Une authentique francophonie doit prendre la mesure de ses ambitions à partir de cette donnée fondamentale. »

 

Messieurs,

La déclaration que je viens de vous lire, je me hâte de le dire, n’est pas de moi. Mais je l’eusse volontiers contresignée, d’autant plus qu’elle se poursuit de la sorte : « L’histoire montre que, presque toutes les fois où une grande langue est porteuse d’une grande tradition culturelle, elle se révèle capable d’opposer à l’invasion d’une autre langue, en position politique, militaire ou économique dominante, une résistance efficace, aussi longtemps qu’elle parvient à maintenir vivante et productive cette tradition. Et plus est riche le patrimoine intellectuel et littéraire d’une langue, plus grande est cette capacité de défense. Or le français appartient au très petit nombre de langues auxquelles on peut reconnaître pleinement le caractère de «langues de civilisation » […]

... Pour s’en tenir à l’Occident et aux temps modernes, aucune langue n’a contribue autant que la langue française à dégager, élaborer, définir les concepts de base de la civilisation européenne et à leur donner ordre et forme. »

Où ont paru ces lignes ? Sur notre territoire ? Non pas. Elles sont extraites d’un long article, quasiment un essai, publié au mois d’avril dernier sous le titre : « La Francophonie : une vision culturelle », dans le grand journal libanais, L’Orient-le-Jour, dont il occupait une page entière. Son auteur ? Le professeur Jean Salem, dont le nom vient d’être cité dans notre palmarès, et qui enseigne les lettres, le droit, les sciences politiques à l’Université Saint-Joseph. On comprendra que nous ayons tenu à l’honorer d’une médaille du Rayonnement de la langue française, car nous avons distingué dans son écrit magistral un écho du fameux discours de Rivarol sur l’universalité de la langue française.

Oh ! ne nous contemplons pas avec trop de complaisance dans le miroir que, de l’autre bout de la Méditerranée nous tend Beyrouth la blanche, éprouvée et fidèle. Car, c’est surtout le visage de nos ancêtres qu’il reflète. Mais nous, nous y apparaissons aussi avec nos rides contemporaines. Écoutez encore le professeur Salem : « Ce ne sont certes pas les poncifs du jargon intellectuel à la mode... qui pourraient donner un substitut — idéologiquement présentable et politiquement «correct» — de la patine dont l’a marquée l’œuvre des siècles, la consistance, la substance humaine, la saveur qui seules peuvent la faire préférer à d’autres langues.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les notices de présentation des textes que les anthologies scolaires proposent aujourd’hui aux jeunes lycéens pour mesurer le degré d’indigence, confinant quelquefois à l’ineptie pédagogique soucieuse avant tout, de ne pas encourir l’accusation d’ethnocentrisme occidental, et prête à accueillir n’importe qui et n’importe quoi. »

Paroles d’amant déçu, mais non détaché. Il ne faut pas laisser s’installer ces déceptions-là.

Les propos de notre universitaire libanais rejoignent ceux de Mme de Romilly et de Mme Carrère d’Encausse lorsque, universitaires elles-aussi, elles dénonçaient il y a peu d’années, dans un rapport qui a fait date, les aberrations d’une « didactique » qui pouvait handicaper mentalement les nouvelles générations.

Cette fois, il s’agit de l’image même de la France, et du rôle que sa langue pourra ou ne pourra pas continuer de remplir dans l’intellect universel.

L’affaire est donc de la responsabilité de chaque Français, et particulièrement des quarante Français que nous sommes, à raison de la charge historique dont nous sommes investis. Elle est aussi de la responsabilité du gouvernement dont je ne cesserai de dire, de quelque majorité qu’il soit issu, qu’il n’accorde pas assez d’attention à l’enseignement de la langue, pas assez d’exigence de son emploi, et pas assez de moyens à sa diffusion. Trop de démagogies superposées nous font glisser vers une société d’assistance plutôt que de nous diriger vers une société d’ambition. Mais quand faudra-t-il parler de non-assistance à une langue en danger ?

Il nous est parfois reproché de nous exprimer en termes militaires quand il s’agit de nos devoirs envers le langage ; nous parlons de défense de la langue française, de combat pour le français. Mais ces mots ne sont pas associés dans notre esprit à des idées d’agression ou d’affrontement. Ils sont liés beaucoup plus à des concepts de stratégie, et même, pour mieux dire, de géostratégie.

Nulle bataille, de nos jours, ne se gagne sans alliés.

La grande menace des temps à venir tient à ce que toutes les communications, écrites, orales, informatiques, risquent de ne plus s’opérer que dans un seul idiome, ce qui serait stérilisant pour la pensée créatrice, en tous domaines. Nombre d’anglophones, en apparence bénéficiaires d’une certaine suprématie linguistique, commencent à être conscients de ce péril, voyant l’entropie poindre sous l’uniformité.

Un premier dispositif protecteur, si l’on ne veut pas l’appeler défensif, a été établi, tardivement mais utilement, avec la Francophonie, la Communauté des pays ayant le français en partage, qui, depuis sa création en 1986, s’est étendue jusqu’à comprendre aujourd’hui plus de cinquante participants.

Le deuxième élément s’est installé voici deux ans, avec la création de la Lusophonie, la Communauté des pays de langue portugaise, qui sont au nombre de sept, certains étant très nombreusement peuplés. Pas plus que la Francophonie n’est née d’une initiative française à proprement parler, pas plus la Lusophonie n’a été lancée par le Portugal. Ce sont des nations héritières de nos langues qui en ont entrepris la construction, le Sénégal pour les francophones, le Brésil pour les lusophones. Ainsi le front de la latinité s’étend à présent de Rio de Janeiro à Hanoï. Nous attendons qu’apparaisse une vaste communauté hispanophone, suscitée probablement par un pays d’Amérique du Sud. Alors seraient réalisées les conditions d’un véritable équilibre culturel occidental, avec ses poids et contrepoids planétaires.

Il est de grande importance qu’entre ces ensembles géo-linguistiques se tissent des liens réels, s’opèrent des concertations actives et que s’esquissent des actions communes.

Que peuvent, pour servir ces desseins, des institutions telles que la nôtre ? Offrir des exemples et inventer des symboles.

C’est ce qu’ont voulu accomplir cette année l’Académie française et l’Académie brésilienne des Lettres. Cette dernière avait décidé de tenir une séance solennelle le 14 juillet, en hommage à la France et à la culture française. Il faut signaler que l’Académie brésilienne, lors de sa fondation, il y a un siècle, s’est beaucoup inspirée du modèle de l’Académie française, et se plaît à le rappeler.

Je voudrais dire aussi que cette séance avait lieu le surlendemain même de la finale de la Coupe du monde de football, disputée entre la France et le Brésil, et où tous les regards de l’univers avaient été suspendus à l’exploit de nos joueurs. En d’autres places, nous aurions pu nous attendre à être lapidés par des supporters furieux et ivres de bière. Tout au contraire, les Riocas firent montre d’une élégance extrême, nous félicitant, comme si nous y avions été, nous pauvres académiciens, pour quelque chose. Le Brésil, ayant à quatre reprises remporté dans le passé ce tournoi, se consolait dans ses souvenirs, et, s’il devait être battu cette fois, préférait à tout prendre que ce fût par la France. Cela dit assez la réserve d’amitié dont nous disposons là-bas.

C’est pourquoi, à la fin de la solennité académique qui voulait nous témoigner de cette amitié, dans l’ordre de l’esprit, et pour lui donner un actif prolongement, notre délégation émit le souhait, l’idée, de fonder un prix de la Latinité que nos deux Compagnies, ensemble, décerneraient. J’attendais que ce vœu reçût un accueil sympathique en son principe, et que l’on convînt de le mettre à l’étude. Ma surprise, et celle de mes compagnons de voyage, Mme Carrère d’Encausse et M. Bianciotti, fut de constater l’enthousiasme que la proposition soulevait. Nos confrères brésiliens l’adoptèrent dans l’instant, debout et à l’unanimité, par un vote nominatif, auquel procéda le président, M. Arnaldo Niskier.

En septembre, dans sa séance de rentrée, l’Académie française, par un vote également unanime, donnait son approbation.

Dès le mois d’octobre, les représentants des deux Académies se réunissaient à Paris, pour arrêter les grandes lignes du règlement. Celui-ci, dont la première rédaction a été confiée à l’Académie française, vient de partir pour Rio.

Ainsi dès l’an prochain, un grand Prix sera décerné « à une personne physique dont les travaux, l’œuvre ou l’action auront particulièrement servi ou illustré la civilisation latine ».

Le montant du prix, fourni à part égale par les deux Compagnies, sera de 500 000 francs. Le jury sera composé de délégués des deux Académies. Le couronnement des lauréats se fera alternativement à Rio de Janeiro et à Paris. La date de la première remise du prix est déjà arrêtée : 3 juin 1999.

Par latinité, nous entendons l’ensemble des pays de langues française, portugaise, espagnole, italienne et roumaine. Il est prévu que d’autres Académies du monde latin pourront, si elles le désirent, et si elles souscrivent aux mêmes conditions, se joindre aux deux fondatrices.

Certes, je le répète, cela n’est que de l’ordre du symbole. Mais c’est tout de même un joli drapeau que nous venons de planter sur nos bastions.

C’est dans le même esprit que nous avons accueilli, le 15 octobre dernier, le président de la Nation argentine, M. Carlos Menem, seizième chef d’État, depuis les origines de l’Académie, à être invité à notre séance privée, mais le premier à ne pas nous répondre dans notre langue. Nos oreilles n’ont nullement souffert d’écouter un castillan bien parlé, et que d’ailleurs, nombre d’entre nous lisent et entendent. Par là nous voulions affirmer la fraternité de nos langages, issus des mêmes racines. Et nous avons même démontré que l’on pouvait fort bien travailler, en deux langues proches, aux définitions du Dictionnaire. Symbole encore, mais dont on voudra bien reconnaître la valeur. Décidément l’année 1998 aura été, pour l’Académie, l’année de l’Amérique latine !

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S’il est bon d’étendre de la sorte nos lignes de défense, encore faut-il avoir, pour les tenir, des troupes de qualité. Ce qui signifie, dans la grande affaire qui nous occupe, avoir des peuples parlant bien leur langue, l’enseignant bien, et lui conservant les propriétés et les vertus la rendant capable de continuer de produire une grande littérature comme de s’adapter à tous les besoins, scientifiques et quotidiens, de la modernité.

C’est à quoi, Messieurs, nous nous employons, avec plus ou moins de bonheur, mais avec constance. Il nous faut reconnaître, hélas, que nous ne parvenons pas à nous opposer autant que nous le voudrions à tous les relâchements, les faiblesses, les indifférences, les ignorances, non plus qu’à toutes les vanités et les cuistreries que nous constatons dans les méthodes scolaires comme dans notre environnement médiatique. Une sorte de marée noire s’infiltre dans la langue qui enveloppe, comme d’un goudron poisseux, les phrases tombées des antennes, ou qui se glisse sous les portes des foyers de tout un chacun. Pareille à ces pauvres oiseaux que l’on voit se débattre sur des flots assombris, la pensée devient infirme et captive.

Alors, nous ici, nous écopons, nous réclamons des détergents ; nous nous obstinons à nettoyer la mer. Avec des résultats inégaux. Mais on voudra bien nous reconnaître que si nous n’existions pas, la situation serait encore pire.

Comme il en va dans tous les cas de détresse, il arrive que nous fassions appel aux autorités publiques.

Les cours supérieures d’autrefois, auxquelles l’Académie était assimilée, usaient du droit de remontrance. Sans nous prévaloir de cet héritage, il nous arrive d’user du droit d’adresse.

Nous avons agi de la sorte, au début de cette année, lorsque nous avons constaté que les femmes qui siégeaient au gouvernement de la République avaient décidé de se faire appeler et de signer les actes officiels « la ministre ».

Nous nous sommes alors « adressés » publiquement au Chef de l’État, protecteur de l’Académie, en soulignant qu’il « n’apparaît pas que les décrets d’attribution ministérielle confèrent aux ministres la capacité de modifier de leur propre chef la grammaire française et les usages de la langue », et demandant que soit rappelé « à chacun et chacune, où qu’il soit placé dans l’état, le respect dû à cette langue qui est l’élément fondamental de notre patrimoine intellectuel comme de notre avenir culturel. »

N’avions-nous pas déjà fait obstacle, il y a quatorze ans, par une déclaration dont la rédaction avait été confiée aux plumes savantes et sereines des professeurs Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss, à un projet de décret sur « la féminisation des titres et des fonctions », qui s’était transformé en une simple circulaire jamais appliquée ?

Il nous fallait donc revenir à la charge. Notre adresse souleva une polémique à laquelle les médias se plurent à donner un large écho, et que nous aurions jugée tout à fait disproportionnée si elle ne nous avait prouvé, de même que le courrier dont nous fûmes submergés, combien nos compatriotes sont amoureux de leur langue, même lorsqu’ils la maltraitent, et combien tout débat à son propos prend un tour passionnel.

Entre tenants du « le » et tenants du « la » commençaient à s’échanger des épithètes inciviles.

Au mois de mars, le Premier ministre, dans un souci d’apaisement, confia, non pas à l’Académie, mais à la Commission générale de terminologie et de néologie de « mener une étude sur la question de la féminisation des noms de métier, de fonction, de grade ou de titre. »

Cette Commission générale, instituée en 1996, en conséquence de la loi de 1994 sur l’emploi de la langue française, et dont les membres ont été désignés par deux ministres de la Culture successifs, M. Douste-Blazy et Mme Trautmann, est présidée par un conseiller d’État, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, M. Gabriel de Broglie. Elle rassemble, auprès d’éminents professeurs des universités, des délégués de l’Académie française, de l’Académie des sciences, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, du Collège de France, des ministères de la Justice et des Affaires étrangères, de la Cour des comptes. Le directeur du dictionnaire Le Robert y siège, en bonne intelligence avec les responsables du Dictionnaire de l’Académie. Comme vous le voyez, le champ est large.

La Commission travailla pendant sept mois, étudiant tous les aspects grammaticaux, sémantiques, historiques, sociologiques et même juridiques, qui ne sont pas minces, et même constitutionnels du problème. Elle s’informa des essais de féminisation, essais incertains et discutés, tentés au Québec, en Belgique francophone, dans le canton de Berne, mais pas dans les autres cantons, et même au Conseil de l’Europe. Elle compara nos règles d’attribution des genres avec celles d’autres langues, notamment la langue allemande.

La rédaction du rapport fut confiée à une femme, Mme Christine Le Bihan-Graf, auditeur au Conseil d’État, agrégé de l’Université. Le rapport fut adopté à l’unanimité des membres de la Commission, au cours de deux séances consécutives. Et enfin il fut remis à son destinataire le 21 octobre dernier.

Et là, Messieurs, il me faut vous faire part de mon émerveillement. Alors que nous vivons dans un temps où la confidentialité des documents administratifs ou ministériels semble être une notion très généralement oubliée, où la « transparence », dont nous entretenait l’an dernier ici même, M. Jean-Denis Bredin, offre des vues immédiates sur tous les actes de la vie publique des personnes privées et de la vie privée des personnes publiques, où les interrogatoires judiciaires sont publiés dans les journaux du soir avant même que le prévenu ne soit sorti du cabinet du juge d’instruction, notre rapport, lui, a été recouvert d’une opacité totale. Qui donc, depuis six semaines, en a entendu parler ? Qui, hors la Commission, ses experts, ses services — ce qui fait tout de même pas mal de monde —, l’a eu entre les mains ? La presse, ordinairement hâtive, n’a-t-elle perçu aucune rumeur à son propos, ni montré aucune curiosité ? La matière en est-elle si explosive qu’il faille l’envelopper d’un pareil mystère ? Le document n’est pas couvert par le « secret défense », que je sache, ni n’est même marqué de l’inutile mention « confidentiel ».

Vous m’avez demandé à plusieurs reprises, Messieurs, d’être informé de ce rapport, ce qui est bien légitime, puisque vous y êtes au premier chef intéressés et que vous y avez, par délégation, participé.

Je vous avais promis de le faire dans une de nos prochaines séances. Celle-ci me paraît appropriée.

Sans vous faire lecture in extenso de ces cinquante et une pages fort denses et documentées, je vous citerai seulement les conclusions principales.

Il se trouve bien établi que : « Les compétences du pouvoir politique sont limitées par le statut juridique de la langue, expression de la souveraineté nationale et de la liberté individuelle, et par l’autorité de l’usage qui restreint la portée de toute terminologie officielle obligatoire. »

En second lieu, il est affirmé que : « Les contraintes internes à la langue ne sauraient être sous-évaluées. Héritier du neutre latin… » et voilà, Messieurs, une chose dont la trop fréquente ignorance est à l’origine de bien des malentendus... « héritier du neutre latin, le masculin se voit conférer une valeur générique... Pour nommer le sujet de droit, indifférent par nature au sexe de l’individu qu’il désigne, il faut donc se résoudre à utiliser le masculin, le français ne disposant pas du neutre... Cette neutralité est exigée pour la désignation des fonctions, des titres et des grades ; elle ne l’est pas pour les métiers, où l’identification entre l’individu et son activité est complète. »

La distinction est bien nette. Et la Commission de constater « qu’il n’y a pas d’obstacle de principe à une féminisation des noms de métier et de profession. Cette féminisation s’effectue d’elle-même tant dans le secteur privé que dans le secteur public où l’usage l’a déjà consacrée dans la quasi-totalité des cas. »

En revanche, la Commission a exprimé « son désaccord avec toute féminisation des désignations des statuts de la fonction publique et des professions réglementées. Elle le fait pour des raisons fondamentales de cohérence et de sécurité juridique, sans négliger les considérations pratiques liées à une éventuelle réécriture des statuts. »

Enfin, elle affirmait « son opposition à la féminisation des noms de fonction dans les textes juridiques en général ».

La Commission a émis, dans le style précis et circonstancié qui porte la marque du Conseil d’État, cet avis dont nul ne pourrait sous-évaluer le poids : « L’usage générique du masculin est une règle simple à laquelle il ne doit pas être dérogé dans les instructions, les arrêtés et les avis de concours. Elle doit être appliquée, s’agissant des décrets, dans le titre, dans la mention du rapport, dans le corps du texte et dans l’article d’exécution.

L’autorité juridique d’un texte doit survivre au mandat de la personne physique en charge de la fonction de ministre au moment de son adoption.

Le ministre peut également être désigné dans le corps du texte. Il n’y a pas d’hésitation à avoir en ce cas. La formule traditionnelle est de le désigner comme le ministre chargé de... C’est donc sa désignation fonctionnelle et intemporelle qui prévaut et il faut renoncer, pour les raisons précédemment évoquées, à féminiser son titre. La signature suit normalement les règles précédemment énoncées. »

La forme « la ministre », qui est à l’origine de tout, est explicitement condamnée.

« La Commission ne saurait légitimer cette distorsion de la langue, dont l’emploi est loin d’être général et trop récent pour être qualifié d’usage. »

Voilà donc, Messieurs, l’épilogue donné à notre démarche de janvier, et je ne vois pas, que nous ayons rien à y reprendre.

Par un souci de courtoisie, la Commission a admis que, « s’agissant des appellations utilisées dans la vie courante (entretiens, correspondances et relations personnelles) concernant les fonctions et les grades, rien ne s’oppose, à la demande expresse des individus, à ce qu’elles soient mises en accord avec le sexe de ceux qui les portent et soient féminisées ou maintenues au masculin générique selon les cas. »

Ce qui signifie poliment qu’il est loisible aux femmes ministres, femmes présidents, femmes directeurs d’administration générale, comme à tout un chacun, de commettre des fautes de français et d’en faire commettre à leur entourage. Mais dans le privé seulement.

Qu’arrivera-t-il de tout cet effort qui aura requis notre attention tout au long de l’année ? On verra. La langue est éternelle ; les ministres ne le sont pas.

Si nous avons pris cette agitation si fort au sérieux, c’est que, sous la mousse des controverses ou des fantaisies, il faut distinguer l’émergence d’un phénomène assez inquiétant. Où a commencé ce mouvement revendicatif de la féminisation du langage ? Aux États-Unis. Par qui a-t-il été lancé ? Par les associations féministes américaines. Il a, par proximité géographique, gagné d’abord le Canada, puis débordé sur l’Europe, principalement l’Europe du Nord.

N’entend-on pas réclamer ici et là, qu’on modifie le titre de la Déclaration des droits de l’homme ?

Ne lit-on pas, dans une recommandation du Conseil de l’Europe, « que le sexisme dont est empreint le langage en usage dans la plupart des états membres... constitue une entrave au processus d’instauration de l’égalité entre les femmes et les hommes du fait qu’il occulte l’existence des femmes qui sont la moitié de l’humanité » ?

Tout ce qui est risible n’est pas dérisoire. Notre vocabulaire de la finance, du voyage, de la publicité est déjà encombré de trop d’emprunts détestables pour que, en plus, les modes d’Outre-Atlantique, relayées par les démagogies électoralistes, ne viennent dénaturer nos grammaires, ce qui serait bien pire.

Rappelons-nous les reproches de Bossuet au Dauphin, dont il était le précepteur : « Vous parlez maintenant contre les lois de la grammaire ; alors vous mépriserez les préceptes de la raison. Maintenant vous placez mal les paroles ; alors vous placerez mal les choses. »

Dans ce sens il y a fort à faire, reconnaissons-le. Cette citation d’un de nos plus grands ancêtres, je la rapprocherai du mot d’un autre de nos prédécesseurs, celui-là tout proche, Jean Cocteau. Un jour, il eut cette illumination : « Le drame de notre époque, dit-il, c’est que la bêtise s’est mise à penser. »

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Nous nous sommes, Messieurs, entretenus à diverses reprises des rapports existant et devant exister entre la diffusion de la langue et l’économie. Nous avons même commenté naguère un excellent travail du Conseil économique et social sur ce thème, réflexion qui n’a pas cessé d’être d’actualité. Que le langage ouvre les voies aux échanges commerciaux, c’est un fait d’évidence. J’oserais dire que la parole précède le marché. Mais le marché épaule la parole. Ils ont besoin l’un de l’autre.

Ce qui est vrai à l’échelle internationale l’est aussi à l’échelle d’une institution comme la nôtre. Sans l’aide de quelques grandes entreprises, nous ne pourrions pas faire ce que nous faisons pour la promotion de la langue française. Les attributions de l’État, je le fais discrètement remarquer, atteignant à peine 12 p.100 de notre budget, ce sont les libéralités qui se renouvellent, depuis cent vingt ans sous des formes diverses, qui nous permettent aujourd’hui comme hier, de remplir nos missions, et de lancer les actions que le siècle nous commande.

Les entreprises jouent le rôle des bienfaiteurs d’autrefois, ce qui nous a conduits à créer la médaille du Mécénat de l’Académie française. C’est là un autre palmarès, celui de la générosité intelligente.

Nous avons eu les motifs de voter cette année trois de ces médailles. L’une a été donnée à M. Marc Vuillermet, directeur général de la Banque Worms, pour les grands services qu’il rendit à l’Université Senghor d’Alexandrie, en facilitant son financement, durant sa période d’installation forcément difficile.

Ce m’est l’occasion de vous donner de très bonnes nouvelles de cette institution que nous avons imaginée avec M. Boutros Boutros-Ghali, et fait surgir ensemble, quand il était ministre des Affaires étrangères d’Égypte, et se montrait déjà un ardent défenseur de la Francophonie. Chaque année, cent auditeurs, au terme d’études accomplies dans des conditions de travail que tous les visiteurs s’accordent à juger exceptionnelles, repartent vers leurs pays africains pour y prendre de hauts postes dans les administrations publiques, ou créer des entreprises privées qui sont des facteurs de développement.

Une autre médaille du mécénat a été remise à M. André Lévy-Lang, président de Paribas. M. Lévy-Lang a fait en sorte que soit honorée la mémoire de Jacques de Fouchier, par un prix portant le nom de ce gentilhomme qui a marqué la finance française de ce demi-siècle, et qui fut aussi un grand patriote, un combattant dans la France libre, un esprit novateur et un écrivain délicat. Nous avons salué tout à l’heure le premier lauréat du prix.

L’Académie a voulu, de même façon, témoigner sa gratitude à M. Jean-Luc Lagardère. M. Lagardère a, mieux que d’autres, compris l’intérêt qu’il y avait pour la langue, la culture et l’économie françaises, tout ensemble, à ce que l’Académie ait son « site », puisque c’est ainsi que cela se nomme, sur Internet ; et il en a mis les moyens techniques à notre disposition. Ce site entre en fonctionnement aujourd’hui même.

Messieurs, voilà la nouvelle que j’ai plaisir à annoncer. Eh oui ! L’Académie, est désormais connectée au grand système informatique qui entoure la planète comme d’une toile d’araignée de signaux et de messages.

Dès ce soir, chacun va pouvoir, en frappant sur les touches « www.academie-francaise.fr » d’un ordinateur, s’instruire de l’histoire de l’Académie, consulter le texte de ses règlements, avoir la liste des 696 académiciens français depuis l’origine, avec mention de leur date d’élection, de leur prédécesseur et de leur successeur, la biographie et la bibliographie des académiciens vivants.

Les curieux de la gloire durable ou de la célébrité passagère pourront connaître la suite des occupants de chacun des quarante fauteuils, depuis 1635 ; mais ils pourront s’informer aussi du palmarès de cette année.

Pour les lycéens, étudiants et universitaires, nous avons fait figurer une histoire et une étude sur les éditions successives du Dictionnaire de la langue, sur les missions de l’Académie, sur le palais des Quatre-Nations où nous sommes assemblés, sur le règlement des prix et concours, et même sur la «féminisation».

Bientôt le Dictionnaire entier sera sur Internet, et le site chaque mois sera enrichi à la fois de renseignements historiques et de nouvelles immédiates. Nous pourrons être interrogés de tous les points du monde par messagerie électronique — qui se dit e-mail en anglais, mais doit se dire mél en français — et nous répondrons par le même procédé.

Telle est, Messieurs, la magie moderne. Puisse, grâce à ce conte de fées devenu réel qu’est la communication immédiate, la langue française, être, dans l’univers entier, plus présente, et plus aimée.