Discours prononcé lors de la visite de S. Exc. M. Carlos Menem, Président de la Nation argentine

Le 15 octobre 1998

Maurice DRUON

DISCOURS

DE

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

 

Monsieur le Président de la Nation argentine,

L’Académie française, qui s’honore de vous recevoir, et que j’ai l’honneur de vous présenter, est une institution qu’entoure quelque mystère. Ainsi le voulut son fondateur, le Cardinal de Richelieu, que vous voyez en effigie, à votre droite, veillant toujours sur notre assemblée.

Elle n’a jamais eu plus de quarante membres, qui se choisissent eux-mêmes en fonction de leurs travaux et de leurs talents, et qui sont de toutes origines sociales, mais ont en commun l’égale dignité de veiller très jalousement sur le trésor immatériel et fondamental de notre nation, sa langue.

Nous n’avons jamais admis quiconque à partager ce labeur un peu sacré, sinon, de loin en loin, une personne qui incarne elle-même une autre nation, c’est-à-dire un souverain, un chef d’État ou de gouvernement, qui nous marque un intérêt auquel nous répondons avec gratitude.

Les portes que vous apercevez à votre gauche, et qui sont gravées de la devise qui nous fut donnée « À l’Immortalité », ne se sont ouvertes que quinze fois en trois cent soixante ans, dans de telles occasions, avant de s’écarter devant vous.

 Mais ce n’est que la deuxième fois que nous vient un visiteur d’Amérique du Sud. Vous n’avez été, Monsieur le Président, précédé que par don Pedro Secundo, empereur du Brésil, qui était si pressé de nous voir, ou si distrait, qu’il vint surprendre la Compagnie deux jours avant la date prévue et arriva inopinément, le mardi 23 janvier 1872, à l’étonnement général, mais qui tourna très vite à l’enchantement, tant avait de bonne grâce ce souverain philosophe, imprégné d’idées françaises, et qui devait abolir l’esclavage, ce qui lui coûterait son trône.

Avec vous, Monsieur le Président, c’est le continent sud-américain qui revient parmi nous. Avec vous, ce sont des espaces immenses qui entrent dans cette salle et en repoussent les murs ; avec vous, ce sont ces plaines infinies qui s’appellent pampas, ce sont des troupeaux innombrables qui, conduits par vos gauchos, dévalent comme des torrents ; ce sont vos montagnes vertigineuses de la cordillère des Andes dont les sommets culminent à près de sept mille mètres. Ce sont d’abondantes productions vivrières, des flottes chargées de céréales blondes et de viandes sapides. Le nom d’Argentine est un nom qui à soi seul fait rêver. Je dis bien rêver car, dans ma jeunesse, combien de jeunes filles rêvaient de rencontrer un bel Argentin, un riche Argentin. Dans l’imagination populaire de notre étroit continent, conquis par le glissement berceur du tango, un Argentin ne pouvait qu’être riche et être beau.

C’était peut-être une généralisation un peu hâtive. Mais, selon le vieux dicton : « Il vaut mieux faire envie que pitié. »

L’histoire de l’Argentine, aussi, nous fascine, avec ses grandeurs et ses mystères. Votre nation n’est-elle pas la première des colonies espagnoles à avoir ouvert la marche vers l’indépendance ? Un cadeau indirect de Napoléon qui, en envahissant la péninsule ibérique, déstabilisa la monarchie et vous permit de vous défaire d’un vice-roi. Ainsi l’Argentine a-t-elle marqué sa place à jamais dans l’histoire de la liberté.

 Mystère, ai-je dit ? Je songe à la fameuse entrevue de Guayaquil, entre San Martin et Bolivar, fameuse parce que personne, jamais, ne sut quelles paroles les deux héros avaient échangées. On sait seulement que San Martin, qui venait de libérer le Chili et le Pérou, laissa la voie à Bolivar. Mais que s’étaient-ils dit, qui allait modeler l’histoire du continent sud-américain ? Oui, on peut rêver.

Mais le rêve n’entre-t-il pas, pour une part sensible, dans tout destin d’un chef d’État ? Il faut d’abord avoir rêvé de l’être, et rêvé de ce qu’on voulait faire pour son pays, et de son pays, avec l’aide de Dieu, et sans trop d’obstacles de la part des hommes.

Vous êtes juriste, Monsieur le Président. Le droit est indispensable à l’art de gouvernement. Dans la mythologie grecque, Thémis, déesse de la Loi, est de la génération antérieure à Zeus, qui exerce, dans l’Olympe, le pouvoir.

Il y a trente ans, alors que vous en aviez trente vous-même, vous étiez président de l’Ordre des avocats de la province de La Rioja, votre région natale. La direction d’un organisme professionnel de cette nature est une bonne école de psychologie.

Vous avez trente-huit ans quand vous êtes élu, avec 67 p. 100 des voix, gouverneur de votre province. Vous démontrez les qualités à la fois de diplomatie et d’autorité que cette fonction requiert. À la suite du coup d’État militaire de 1976, vous allez poursuivre votre formation, en même temps que votre ascension, en passant cinq ans en prison.

Lénine, dont nous avons ici le biographe le plus exact en même temps que le moins complaisant, a dit un jour : « Un ennemi mort, c’est un ennemi de moins. Un ennemi en prison, c’est un futur ministre. » Il aurait pu dire : « C’est un futur président. » Car, réélu gouverneur de La Rioja après cette épreuve, et ayant pris la tête du Parti justicialiste, vous êtes, en mai 1985, porté par les suffrages des Argentins à la présidence de la Nation.

 Sur votre action de chef d’État, je me retiendrai de porter aucun jugement, car ce serait ajouter la présomption à l’ignorance. Toutefois, je ne puis pas ne pas constater que vous fûtes réélu en 1995 ; ce qui prouve une certaine satisfaction de la part de vos concitoyens. Je ne peux pas non plus ne pas souligner, en ce qui regarde vos rapports avec la France, que c’est la deuxième visite officielle que vous lui faites l’honneur de lui rendre.

Comment ne pas en déduire que nos deux pays ont, par leurs affinités, leurs intérêts communs et leur entente, un rôle à jouer, ensemble, dans l’équilibre planétaire ?

Un mot, depuis les années toutes récentes, s’est imposé dans nos langages, le mot de « mondialisation ». Mais mondialisation de quoi ? J’aimerais qu’on me le dise un peu plus précisément. Mondialisation de la civilisation, du développement mental et social de l’humanité ? Certainement pas. Entre l’aborigène d’Australie et l’ingénieur de Kourou ou de cap Canaveral, en passant par les yourtes de Mongolie, les chaumières d’Irlande et tous les modes de vie nomades, agricoles, urbains, industriels, où est-elle la mondialisation ? Le Masaï du Kenya, qui monte en avion avec sa sagaie, et l’avocat international qui le prend avec son ordinateur portable n’appartiennent au même monde que par le mode de transport qu’ils empruntent et les dollars qu’ils ont, l’un dans une poche de peau à peine tannée pendue à son épaule nue, l’autre dans son portefeuille sous forme d’une carte de crédit.

La mondialisation, c’est le nom donné à l’universalité et à la rapidité des moyens de communication et d’échange, tout particulièrement de la communication d’informations partout accessibles, au même instant, par ceux qui ont un intérêt politique ou financier à les posséder. En fait, c’est un changement de rythme qui met tous les décideurs à égalité, sur la même ligne de départ.

Mais les mêmes procédés instantanés transmettent aussi, partout, le savoir et l’illusion du savoir, la prédication et la propagande, le désir et la haine, la vérité et le mensonge, le divertissement et l’érudition.

Ce n’est ni le lieu ni l’heure de disserter des avantages et des inconvénients, des effets bénéfiques ou pervers de cette conquête des techniques.

Mais, il faut néanmoins diriger la lumière sur un point d’importance. Si toutes ces transmissions se font en une seule langue, que d’ailleurs comprennent mal ou parlent approximativement les neuf dixièmes de ceux qui l’emploient, nous allons assister à la mondialisation d’une sous-culture unique, à un appauvrissement universel des intellects. La vitalité créatrice de l’humanité est fonction d’échanges stimulants entre des groupes culturels confrontant et comparant leurs diversités et leurs apports spécifiques.

C’est l’un des nôtres, M. Claude Lévi-Strauss, qui a écrit cette phrase qui devrait être gravée au-dessus du porche de toute grande école ou université « Il n’y a pas de civilisation sans mélange des cultures. »

Or, l’assise fondamentale de toute culture, c’est une langue.

Comme si l’instinct de conservation nous le commandait, devant les dangers que comporte la mondialisation des communications, comme si l’humanité sécrétait ses contrepoisons, nous assistons à la formation d’ensembles géopolitiques culturels, c’est-à-dire de groupements politiques qui ne sont déterminés ni par la proximité géographique des États ni par leurs similitudes économiques, mais seulement par la communauté d’emploi d’une même langue.

Cela a commencé, non pas par la France, mais par la langue française, à l’inspiration d’un poète homme d’État, Léopold Sédar Senghor, que nous nous honorons de compter dans nos rangs. Aujourd’hui la Francophonie, c’est-à-dire la communauté des pays qui ont le français en partage, compte plus de cinquante États, grands et petits, disséminés à travers tous les continents et tous les océans.

Puis, dix ans après, s’est formée, non pas au Portugal, mais autour de la langue portugaise, la Communauté des pays lusophones. Et le départ a été donné, là aussi, par un homme d’État écrivain, le Brésilien José Sarney. Entre les deux communautés, des liens se sont établis, d’une affectivité évidente.

Les étapes de l’une et de l’autre, que j’ai suivies depuis leur origine, me font souhaiter devant vous, Monsieur le Président, que se constitue une Hispanophonie, une communauté des pays de langue espagnole. L’initiative ne partira pas d’Espagne, mais des pays que la langue castillane a ensemencés, donc, normalement, d’Amérique latine.

Quel ample rassemblement nous aurions alors ! Et la latinité, dans toutes ses composantes, assurerait ainsi l’équilibre culturel de la planète, non pas pour nous défendre contre l’anglais, ou l’anglo-américain, mais pour protéger notre descendance d’une débilitante uniformité mentale.

La latinité, elle est incarnée dans cette Académie par un écrivain dont les origines sont italiennes, qui a vu le jour en Argentine, à laquelle il reste infiniment attaché, et qui écrit son œuvre en français. Quel exemple, quel symbole ! Nous ne pouvions admettre qu’il restât silencieux dans la célébration des cultures latines dont votre visite est l’heureuse occasion.

C’est à lui que je laisse de vous dire, Monsieur le Président, pourquoi, aujourd’hui, comme hier, l’Argentine est toujours, aux yeux des Français, un pays de rêve.