Discours de réception de Louis-Pasteur Vallery-Radot

Le 21 février 1946

Louis Pasteur VALLERY-RADOT

Réception de Louis-Pasteur Vallery-Radot

 

M. PASTEUR VALLERY-RADOT, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Édouard ESTAUNIÉ, y est venu prendre séance le jeudi 21 février 1946, et a prononcé le discours suivant :

 

 

Messieurs,

Il me semble en cet instant voir se projeter devant moi l’ombre tutélaire de mon aïeul, un de vos membres les plus glorieux, savant parmi les plus prodigieux, écrivain parmi les plus classiques, patriote parmi les plus ardents, qui ne cessa d’inspirer mes rêves et de guider mes actes depuis mon enfance jusqu’au jour où, par je ne sais quelle faveur du sort dont je me sens bien indigne, vous m’avez ouvert les portes de ce temple de la Pensée, lieu de confluence depuis trois siècles de tout ce que l’intelligence française produit d’admirable.

Votre goût de la tradition n’est sans doute pas étranger à votre choix. Vous mettez votre coquetterie à ne pas laisser se constituer de faille entre le passé et le présent ; aussi me semble-t-il que vous avez voulu perpétuer la mémoire de ce génie qui ne cesse de nous étonner par l’imagination toujours en éveil, doublée d’une intuition lui faisant percevoir, selon le mot d’Ampère, « les rapports cachés des choses », et aiguillonnée par un enthousiasme toujours renaissant, cependant que la méthode expérimentale la plus rigoureuse l’astreint à une dure discipline et que l’interprétation sévère de ses expériences le conduit à des déductions si sûres que l’œuvre prodigieuse se développe de jour en jour et continuera son essor à travers les siècles.

L’honneur que vous m’avez fait, le plus insigne que l’on puisse décerner à un fils de France, est pour un homme de ma profession si exceptionnel que de rares médecins y accédèrent : Cureau de La Chambre, Pilet de la Mesnardière, Vicq d’Azyr, Cabanis, Flourens, Claude Bernard, Littré ; j’allais omettre Georges Duhamel, mais l’homme de lettres fait oublier le médecin, et l’on ne saurait le regretter.

En m’accueillant, peut-être certains d’entre vous voulaient-ils manifester leur regret que mon père n’eût pas fait partie de l’illustre Compagnie. Il était de cette phalange d’écrivains qui ont une telle sévérité pour leurs idées et un tel souci de probité pour leur style qu’ils ne donnent rien au public qui ne soit travaillé jusqu’à un degré approchant de la perfection. Que vous ne l’ayez pas élu, ce fut un oubli dont les dernières années de sa vie furent attristées, mais, des oublis, vous en faites quelquefois : certains sont célèbres, j’aurais mauvaise grâce à vous les rappeler.

 

Messieurs, vous avouerais-je que, tout étonné que je sois de me trouver dans cette Compagnie qui réunit certains des plus grands esprits de France, je ne m’y sens pas dépaysé. Votre société m’est familière depuis mes plus jeunes années.

Mon grand-père berça mon enfance du récit de vos séances où il trouvait, ainsi que le lui avait prédit Renan, en le recevant ici même, le 27 avril 1882, « un délassement pour son esprit toujours préoccupé de découvertes nouvelles ». Le jeudi, il se reposait auprès de vous des débats de l’assemblée de la rue des Saints-Pères, où les discussions étaient si vives entre partisans et adversaires de la théorie des germes qu’un jour un de ses contradicteurs, bien qu’octogénaire, se précipita sur lui. Ce fut à grand’peine que l’on put contenir cet impétueux adversaire. Aujourd’hui, les savants mettent moins de zèle à soutenir leurs convictions scientifiques. Je le regrette. J’estime que c’est le droit et le devoir de l’homme qui pense de mettre de l’ardeur dans la défense de ses opinions. La vie n’a de valeur que si elle est un feu sans cesse renaissant. Je me demande, Messieurs, si ce n’est pas parce que vous avez senti que, pendant les années de servitude, j’avais mis à défendre mon pays une ardeur juvénile qu’il vous a plu de me donner un fauteuil auprès d’un des vôtres, également passionné, Forez, l’auteur du Cahier noir, et parmi tant d’hommes célèbres à qui l’immortalité confère plus de sérénité.

Ce n’était pas seulement mon grand-père, c’était encore mon arrière-grand-oncle, Ernest Legouvé, qui me parlait avec son sourire charmeur de l’Académie. Ce petit homme frêle, sec, au visage émacié, comme dessiné à la pointe du crayon de Clouet, réalisait la même finesse dans ses écrits que dans son comportement physique. Il était plus célèbre, dans le quartier de la rue Saint-Marc où il habitait, par ses qualités d’escrimeur que par ses mérites d’écrivain. Le jour de sa mort, survenue dans sa quatre-vingt-dix-septième année, il maniait encore le fleuret comme s’il eût été un héros d’Octave Feuillet. Sans doute aurait-on bien étonné ceux de ses voisins qui le voyaient, le jeudi, se diriger vers le quai Conti, de son pas alerte, si on leur avait dit que ce petit homme, si habile à manier les armes, avait écrit un petit livre, l’Art de la lecture, qui se transmettrait de génération en génération parce qu’il met en valeur toutes les délicatesses et les nuances que vous appréciez dans les classiques français et que vous perpétuez par votre exemple.

Ernest Legouvé, dont l’esprit frémissait à l’évocation des auteurs du XVIIe siècle, avait deux amours : l’Académie et la Comédie française. Il ne vécut que pour elles.

Cependant pourquoi faut-il que ce jour soit assombri par la tristesse de ne pas voir parmi vous deux hommes pour qui j’avais admiration et affection, Maurice Paléologue et Paul Valéry ?

L’un représentait, dans la carrière la plus noble qui soit, les plus pures traditions françaises. Il avait le souci constant de la grandeur de sa patrie et, même aux heures les plus s’ombres de cette sinistre année 1940, alors que presque tous désespéraient de l’avenir, il garda sa foi en la France immortelle.

L’autre, un des plus grands esprits que la civilisation latine ait produits, savait découvrir les mécanismes les plus complexes de la pensée, et les lois les plus cachées du monde physique au sein duquel nous inscrivons notre action, cependant qu’il ne cessait de créer son univers ou il exaltait ce qu’il y a en nous de plus immatériel et de plus profondément pensant.

 Ils moururent l’un et l’autre à l’heure où la France renaissait.

 

Messieurs, si j’aime les lettres parce que mon père m’a élevé dans le culte de la langue française et le respect du style, au point que je considère qu’il est plus difficile d’écrire une belle page que de réaliser une bonne expérience, je confesse que la lecture des romans n’est pas dans mes habitudes. Qu’y apprendrais-je que je ne constate tous les jours dans la fréquentation de mes contemporains qui se confient à moi ? Aucune imagination de romancier ne saurait atteindre la vérité de ce que nous, médecins, nous observons dans la vie quotidienne : il y a plus d’héroïsme, de pathétique, de détresse, il y a plus de heurts de destinées, de passion, de douleur, souvent aussi plus de burlesque et plus de merveilleux imprévu dans ce que notre profession nous livre sans apprêt que dans les plus étonnantes recherches littéraires de situations exceptionnelles. Car, ce qu’il y a de passionnant dans la carrière médicale, ce n’est pas seulement le métier qui nous met face à face avec la nature et l’oblige parfois à plier sous notre volonté, c’est aussi la pénétration inquiétante, voire hallucinante, de notre être moral dans l’abîme des vies humaines.

Je n’avais donc jamais lu que quelques pages d’Édouard Estaunié — pourquoi le celer ? — Je craignais de ne rencontrer dans ses romans qu’une faible image du spectacle qui sans cesse m’est offert. Quelle n’était pas mon erreur !

J’y ai trouvé ce qui me fascina au temps de ma jeunesse, tout enveloppée du charme musical de mon ami, le divin Claude Debussy — Claude de France, comme l’appelait Gabriel d’Annunzio : l’attrait du mystère des êtres et des choses.

Édouard Estaunié, quel homme étrange, vraiment exceptionnel ! Il mène deux vies : l’une est celle d’un fonctionnaire consciencieux, qui gravit tous les degrés de la hiérarchie administrative ; l’autre est celle d’un homme de lettres imaginatif, qui se meut dans un univers de rêve.

Ceux pour qui les jours n’ont de sens que par une transposition sur un plan supérieur ne savent pas qu’il est un fonctionnaire studieux, appliqué, ayant le sens du devoir. Ceux qui demeurent confinés dans une existence étroite ne se doutent pas qu’il est un romancier et un poète, qu’il est plus encore, le messager d’un monde invisible. Estaunié avait une vie secrète, comme M. Baslèvre.

Pour comprendre les deux aspects d’Estaunié, il faut pénétrer dans les profondeurs de son hérédité. Car l’hérédité pèse de tout son poids sur la vie de chacun de nous. Nous croyons penser et agir librement : il n’est pas une de nos pensées, pas un de nos actes qui n’aient été esquissés dans la conscience d’un de nos ancêtres. « Les pères, dit l’Écriture, ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées ».

Estaunié, qui savait voir au delà des apparences, éprouvait l’obsession de l’influence de ceux qui nous ont précédés : « D’âge en âge, écrit-il dans les pages liminaires de Tels qu’ils furent, les êtres font la chaîne... Après ceux-là, nous-mêmes, puis d’autres, et tous subissent la mémoire impérieuse des expériences et des efforts des ancêtres ».

Esprit austère, âme d’une sensibilité presque féminine telles sont les résultantes de son hérédité.

Son aïeul paternel, d’une vieille famille languedocienne, abandonna sa chaire au Petit Séminaire de Toulouse pour se livrer à la culture des champs. Ses yeux reflétèrent les aubes que nous décrit Estaunié, ces « moments ineffables où la nature s’éveille sous un ciel qui hésite ». Il donna à l’auteur de Solitudes l’amour de la terre.

J’imagine cet aïeul, le soir venu, dans sa ferme enveloppée de silence, aux côtés de sa femme, austère au point d’être janséniste et sérieuse au point de ne se complaire que dans la lecture des sermons du Supérieur de Port-Royal, M. Singlin, qui convertit Pascal. Après avoir été le directeur de conscience de cet homme de génie auquel les Lettres doivent autant que les Sciences et qui demeurera éternellement aussi hermétique aux lettrés qu’aux savants anxieux d’analyser les mécanismes de sa pensée créatrice, M. Singlin se contentait, dans l’au-delà, de donner des conseils sévères à la grand’mère du futur auteur des Choses voient.

Le grand-père maternel d’Estaunié, M. Monthieu, d’origine bourguignonne, n’était pas moins rigoriste que la fervente de Port-Royal. Monarchiste et ultramontain, il mettait son point d’honneur à affecter d’ignorer un régime qui n’était pas de ses opinions : cela dénote un caractère bien trempé. Estaunié fut son digne petit-fils, n’acceptant aucune de ces compromissions auxquelles nous voyons s’abandonner parfois certains de nos contemporains.

Le père d’Édouard Estaunié, qui avait été aussi brillant élève de l’École polytechnique que remarquable ingénieur des mines, étant mort, ce fut M. Monthieu qui se chargea de l’éducation de l’enfant.

L’éducation fut dure, sous la direction de cet homme qui était d’autant plus sévère pour soi-même et intransigeant pour son prochain que sa jeunesse avait été particulièrement orageuse. Pour effacer les souvenirs des joies intemporelles de son passé, il macérait son corps en se donnant la discipline. Lorsqu’il mourut, on fut assez étonné de trouver dans le coffre de sa chambre un cilice et des bas de soie. J’aime à croire que la couleur de ces bas était quelque peu fanée. Il fut enterré, en costume du tiers ordre, avec son cilice.

La mère d’Édouard Estaunié, s’effaçant pour ne pas heurter le rude caractère de M. Monthieu, savait au moment opportun, par un regard ou une caresse, faire sentir au jeune Édouard que le monde n’était pas aussi maussade que voulait le faire croire un homme parvenu à l’âge où les dures réalités de la vie physiologique rendent inattrayant ce qui a fait l’enchantement de la jeunesse.

Je ne sais pas d’appel filial plus émouvant que celui l’Édouard Estaunié quelques mois après la mort de sa mère : « Aujourd’hui, que m’importent les choses ! Pour te retrouver j’ai besoin de baisser les paupières ; pour t’entendre, d’écouter le silence. Je sais aussi mon illusion : les choses meurent, les êtres vivent, tu n’es pas morte. Tu vis toujours. Tu agis. Tu conseilles. Tu préserves. Si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu soies partie, c’est que je suis aveugle ». Car Estaunié, sans être un croyant, est un mystique : il voit ce qui pour nous est nuit, il entend ce qui pour nous est silence.

Estaunié, parce qu’il eut cette mère douce, tendre et compréhensive, qu’il aima avec passion, sut percevoir les harmonies secrètes du monde invisible et inexprimé qui nous enveloppe, cependant que ses deux aïeuls et sa grand’mère janséniste lui donnaient une austérité dont il ne se départit jamais au cours de son existence.

 

L’enfance d’Édouard Estaunié se déroula sans joie, sous la sévère surveillance de M. Monthieu. « Des devoirs, les convenances, et la morale assénés sur la tête en guise de caresses », voilà les souvenirs qu’il gardera de sa jeunesse. Certes, on n’élève plus de nos jours aussi durement les enfants. Mais ne nous montrons pas trop sévères pour M. Monthieu. Je crois que les influences qui ont marqué chacun de nous, lors de ses premières années, sont indélébiles : c’est, sans doute, cette rigide éducation qui donna à Estaunié l’attrait de la solitude, le besoin de se replier sur soi-même et un goût très prononcé pour la méditation. Qui sait si, élevé d’une façon moins rude, il eût pénétré aussi profondément dans l’âme des êtres et dans la vie des choses ?

Tout concourut pour que l’aube de la vie du « romancier de la douleur » fût enveloppée de brumes mélancoliques. Les premières années d’Estaunié se passèrent dans cette période humiliée qui suivit la guerre de 1870. « Il n’est pas de pire atmosphère, a-t-il écrit, pour une âme prenant conscience d’elle-même, que celle créée par la défaite ». Édouard Estaunié avait huit ans quand les Prussiens envahirent Dijon, sa ville natale. Il assista à une perquisition au cours de laquelle sa tante dissimula une arme aux veux inquisiteurs d’hommes impitoyables. À soixante-dix ans de distance, il en frémissait encore. Des Allemands, Estaunié avait gardé un souvenir fait de brutalité et d’insolence. « Les voir, écrit-il, est tout autre chose que d’en entendre parler. » Après les longues années d’occupation que nous venons de subir, nous savons tout ce que cette réflexion contient de vérité.

Le terrible grand-père confia son petit-fils aux Jésuites. C’est la seule éducation qui lui semblait convenir à un enfant. Mais ni les Jésuites du collège de Dijon ni plus tard ceux de la rue des Postes n’eurent raison de l’esprit d’indépendance d’Estaunié. Le futur auteur de l’Empreinte ne pouvait considérer la cervelle, ainsi qu’il le dira plus tard, comme un casier avec des idées étiquetées à jamais. Il déclara simplement, un beau matin, à son grand-père qu’il ne resterait pas un jour de plus au collège de la rue des Postes. Il avait dix-neuf ans. Il entra à l’École Bossuet et suivit les cours du lycée Saint-Louis qui le préparèrent au concours de l’École polytechnique. Élève de cette École, il se forma à la discipline des sciences physiques. Eurent-elles une influence sur son œuvre ? Je le croirais volontiers. Dans ses romans, la sobriété du style, la conduite de l’action, l’enchaînement des faits sont, sans doute, la conséquence de la fréquentation des sciences exactes. Pour quiconque veut s’adonner aux lettres, ces sciences sont une excellente formation : elles donnent l’habitude de la précision des termes et obligent à la rigueur dans l’exposé des faits. Voyez vos illustres confrères : Lavoisier, Jean-Baptiste Dumas, Pasteur, Émile Picard, les Broglie : fervents des sciences physiques, ils sont tous de grands écrivains. Notre cher, notre grand Paul Valéry lui-même eût-il construit une œuvre littéraire aussi parfaite de pensée et de forme s’il n’avait pas eu l’esprit géométrique ?

 

Messieurs, ce n’est pas le lieu de retracer la carrière administrative d’Édouard Estaunié. Je ne vous dirai pas par suite de quelles vicissitudes il fut ingénieur des Postes et Télégraphes, puis directeur de l’École d’application de ce ministère, enfin directeur du matériel et de la construction. Il témoigna dans les différents postes qu’il occupa de qualités d’organisateur si exceptionnelles qu’au début de la guerre de 1914 il fut désigné comme inspecteur général au Grand Quartier britannique afin d’assurer les liaisons télégraphiques entre le réseau français et l’armée anglaise.

Estaunié, en tout ce qui lui est confié par l’État, apporte une application et un souci de bien faire qui sont de la meilleure tradition française. Cette conscience, qui est une des plus fortes vertus de notre race, comme nous la sentons dans les écrits du grand siècle ! comme elle apparaît dans les œuvres d’art de notre passé, que ce soit un chapiteau gothique, une toile d’un primitif ou un meuble du XVIIIe siècle ! pierres, couleurs, bois ont été traités avec amour parce que les artisans qui les ont ouvrés avaient la passion de leur métier et voulaient que de leurs mains ne sortissent que des œuvres parfaites ; selon leur beau mot, ils aimaient le fini. Dans les champs de l’intelligence et de l’art, comme dans le domaine économique, la France pourra jouer demain un rôle de premier plan, si ses fils gardent cette conscience dont Estaunié demeure un des plus nobles exemples.

On reste confondu que, malgré une carrière administrative qui aurait dû suffire à absorber tous ses efforts intellectuels, Estaunié ait pu avoir une autre activité — et quelle activité ! N’écrivit-il pas quinze romans, auxquels il convient d’ajouter deux volumes de science

À la lecture de ses deux premières œuvres, Un simple et Bonne Dame, rien ne fait présager qu’il sera un jour un de nos grands romanciers. Il a trente ans quand il publie le second de ces romans. Un homme, à cet âge, a déjà, d’après lui, « croisé sur sa route toutes les idées sur lesquelles il échafaudera plus tard sa conception du monde ». Cette affirmation, si elle est vraie pour l’homme de sciences, est fausse pour l’écrivain ; le développement de la carrière littéraire d’Estaunié en est la preuve : à quarante ans seulement, il trouvera la voie sur laquelle il nous entraînera. L’homme de lettres, lorsqu’il est un penseur, ne cesse au cours de son existence de semer des idées et de les développer, témoins Voltaire, Gœthe, Chateaubriand, Victor Hugo.

Au contraire de l’écrivain, l’homme de sciences ne crée que dans la jeunesse. Passé quarante ans, son imagination créatrice s’affaiblit et, s’il nous semble faire de nouvelles conquêtes, ce ne sont guère que les développements de ses trouvailles antérieures. Ainsi en est-il pour Galilée qui, à dix-neuf ans, découvre les lois du pendule ; pour Newton qui, à vingt-quatre ans, a l’idée de la gravitation universelle. Pascal peut mourir pour la science à trente ans, il a fait ses grandes découvertes physiques. Carnot, à vingt-huit ans, énonce le principe qui a rendu son nom immortel. Lavoisier, avant sa trentième année, a révolutionné la chimie. Qu’on ne m’objecte pas Pasteur : à trente-cinq ans il avait révélé l’origine vivante des ferments d’où découlèrent toutes ses découvertes ultérieures. L’œuvre scientifique de génie est œuvre de jeunesse parce que, comme le dit La Rochefoucauld, « la jeunesse est une ivresse continuelle : c’est la fièvre de la raison.. »

Il n’y a pas si longtemps l’Institut de France reconnaissait le mérite à l’aube de la vie : il accueillait dans son sein Lavoisier à vingt-cinq ans, Berthollet à trente-deux ans, Fourcroy à trente ans, Biot à vingt-neuf ans, Arago à vingt-trois ans. Excellente pratique, que regrettent sans doute les candidats de nos jours.

 

Les deux romans, l’Empreinte et Le Ferment, nous font entrer dans la seconde phase de l’œuvre littéraire d’Estaunié. Il a trente-cinq ans. Il est maître de son style et de sa pensée. Désormais, pour lui, l’écrivain ne doit pas se contenter de décrire la vie, il doit être un éveilleur d’idées.

Estaunié, d’origine janséniste, élevé par les Jésuites, séduit par la parole des maîtres de l’Université, se demande, dans ces deux romans, quelle est la vraie éducation.

Celle des Jésuites par l’absence de libre discussion choque son libéralisme. En lisant les pages d’Estaunié sur l’éducation donnée par les disciples d’Ignace de Loyola, je me remémore ce qu’un demi-siècle avant lui écrivait sur le même sujet mon arrière-grand-oncle, Eugène Suë : « L’habitude d’une obéissance muette et terrible... brise et tue tout ce qu’il y a de libre et de spontané dans la pensée humaine. »

Depuis Eugène Suë et Estaunié, les Jésuites me semblent avoir subi une bienfaisante évolution. Mais, n’ayant pas été leur élève, comment les jugerais-je ? Je ne les connais que par les contacts que j’ai eus avec certains d’entre eux pendant la Résistance. Ces hommes-là avaient du caractère, ils l’ont prouvé : plusieurs furent déportés dans les geôles d’Allemagne, quelques-uns furent fusillés. Peut-être, si nous avions parlé d’éducation, au lieu de résistance à l’ennemi, nous serions-nous moins bien entendus.

L’éducation des Jésuites rejetée, l’enseignement de l’État, se demande Estaunié, fait-il des hommes armés pour elle lutte loyale dans la vie ? Hélas non, et Estaunié, qui est tout droiture, en souffre.

Ce problème de l’éducation qu’évoque Estaunié est un des plus graves de l’heure actuelle. Il ne faut pas se le dissimuler, il y avait en France, avant la dernière guerre, une crise de l’éducation. On instruisait la jeunesse, on ne l’éduquait pas. Depuis le degré le plus intime de l’enseignement jusqu’au plus élevé, on s’occupait, non de faire des hommes, mais d’accumuler des connaissances dans les cerveaux. Ce n’était pas là erreur récente puisque déjà Montaigne se plaignait que l’on fit appel à la mémoire plus qu’au raisonnement « On ne cesse, écrivait-il, de criailler à nos aureilles, comme qui verserait dans un entonnoir ». Pourtant « il ne fault pas, disait notre grand moraliste, attacher le sçavoir à l’âme, il y fault incorporer ; il ne l’en fault pas arrouser, il l’en fault teindre... faisant gouster les choses, les choisir et discerner... »

Le premier devoir pour une nation est d’éduquer sa jeunesse, non pas de la former dans un moule national à l’instar des nazis et des fascistes, mais de lui inculquer les principes humains de droiture, d’honneur, de dignité. La France, issue de la Résistance, cette France qui a eu pour la délivrer des hommes dont la force était dans le caractère indomptable, doit avoir pour principal souci la formation en ses enfants de l’être moral. Depuis l’école primaire jusqu’à l’université, il faudra que l’on s’évertue, non seulement à donner l’instruction, mais encore à façonner les caractères.

La soumission résignée de certains Français après le désastre de 1940, ce vil abandon n’a pas d’autre origine qu’une absence de la force d’âme que peut faire acquérir l’éducation seule.

Ce qui fait la grandeur d’une nation, c’est sa résistance aux puissances de destruction, qu’elles viennent de l’extérieur ou de l’intérieur. Ce qui lui donne sa vitalité, c’est un idéal qui enflamme sa jeunesse. Ce qui lui confère sa dignité, c’est chez ses citoyens la notion du devoir, le sens de la responsabilité collective et, au-dessus de tout, le sentiment de fierté nationale.

Que ceux qui ont la charge de l’enseignement s’inspirent de ces principes pour lesquels sont tombés sur les champs de bataille d’Afrique, d’Italie, de France et d’Allemagne, et devant les poteaux d’exécution, tant de Français qui étaient l’âme véritable de la France.

Espérons qu’un jour nous verrons inscrits, aux frontons de nos établissements scolaires et de nos facultés, ces paroles de Pasteur : « Je souhaiterais que tout professeur, en franchissant le seuil de sa classe, se dit avec recueillement : Comment élèverai-je aujourd’hui plus haut qu’hier l’intelligence et le cœur de mes élèves ? »

 

Estaunié a quarante ans lorsque commence la dernière phase de sa vie littéraire, la plus longue, la plus brillante, celle dans laquelle il va donner toute sa mesure.

Il est deux façons pour un artiste de représenter le monde : soit en le montrant tel qu’il est, soit en l’interprétant, en le transposant sur un autre plan que le réel. Pour moi, c’est dans cette interprétation que réside l’art véritable.

Qu’il soit homme de lettres, peintre ou sculpteur, le vrai artiste regarde l’univers et le recrée suivant son tempérament ; l’aspect qu’il lui donne est pour nous une révélation.

Je ne vois pas de différence entre l’artiste et le savant. Certes, les moyens de travail et les modes d’expression de l’un et de l’autre n’ont rien de commun, mais leur but est le même : pénétrer le mystère de la matière et de la vie ; ainsi nous font-ils percevoir l’âme du monde. Combien sont proches la joie du savant qui découvre un fait nouveau et l’enthousiasme de l’artiste qui extériorise sa vision intérieure du monde ! Il n’est pas jusqu’à la satisfaction procurée par la connaissance des grandes lois physiques ou biologiques qui ne soit de même nature que l’émotion ressentie à la vision ou à l’audition d’une œuvre d’une beauté exceptionnelle, car l’exaltation intellectuelle et la sensation artistique ne peuvent être différenciées quand elles ont à leur origine les principes d’harmonie qui régissent l’univers.

Estaunié, dans cette troisième et dernière phase de sa vie littéraire, se montre un vrai artiste : ce n’est plus l’écrivain qui décrit seulement ce qu’il voit, ou qui cherche, comme dans l’Empreinte ou Le Ferment, à traiter des problèmes moraux, c’est l’homme à la découverte d’un monde nouveau.

La Vie secrète est le premier de ces romans auxquels feront suite Les Choses voient, Solitudes, L’Ascension de M. Baslèvre, L’Appel de la route, L’Infirme aux mains de lumière.

« Tout ce que nous voyons, affirme Estaunié, n’est qu’apparence ».

Estaunié est un des rares écrivains français qui aient senti cet « invisible qui double le visible ». L’auteur de Sagesse et Destinée fut aussi, à la même époque, tourmenté par le mystère des êtres ; mais, alors que Maeterlinck créait des personnages imaginaires dans des pays de rêve, Estaunié nous montre des individus près de nous, semblables à ceux que nous côtoyons journellement. L’un est le poète du mystère dans l’irréel, l’autre le romancier du mystère dans le réel.

Tout homme, pour Estaunié, mène deux vies : celle que nous voyons, et une autre, la vraie, qui est cachée. « Le monde, écrit-il, est semblable à la mer. À la surface, il y a de petites vagues innombrables qui blanchissent, écument, se battent, disparaissent... mais plus bas les courants circulent, invisibles, et ce sont eux qui poussent les navires ». Estaunié a raison. Nous ne pouvons pas plus, par notre sensibilité, pénétrer dans l’intimité d’un être humain que nous ne pouvons, par nos yeux, faire l’analyse des ondes lumineuses dont se compose un rayon de soleil.

Chacun de nous marche isolé dans le chemin qui le mène, parmi le silence des étendues infinies, vers d’autres solitudes. Ah ! comme ces mots d’Estaunié sont vrais : « L’univers est un désert où chacun suit sa route sans rencontrer d’autre compagnon que son ombre ! »

Cette solitude et ce silence qui enveloppent les vies humaines, sont, pour Estaunié, l’origine de toute souffrance « Il n’y a au monde que douleur », écrit-il dans L’Appel de la route. Tragique vérité ! Toutes les religions sont fondées sur la détresse humaine : les livres sacrés des Hébreux, que ce soit les Psaumes, Isaïe ou Jérémie, ne sont que des chants de douleur « dans la vallée de larmes » ; l’appel des Chrétiens dans l’ombre de leurs cathédrales : « Du fond de l’abîme j’ai crié vers toi, Seigneur ! » est bien un cri d’angoisse ; et les prières des muezzins, du haut des minarets, semblent des gémissements, couvrant de leur mélancolie la tristesse de l’Islam.

Aucun de nous ne peut échapper à sa destinée : Estaunié est poursuivi par cette pensée qui a hanté les religions et les philosophies depuis le début de l’humanité. Peut-être se souvenait-il de ces mots résignés de Cassandre : « Je ne puis par des délais éviter mon destin » et de ceux-ci, aussi fatalistes, de Polynice : « Si le Destin le veut, je mourrai ». Peut-être aussi ces paroles du Christ au jardin de Gethsémani, si souvent entendues pendant son enfance, lui revenaient-elles à la mémoire : « Comment donc s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? » Je ne sais si le Coran lui était familier ; il aurait pu y lire cette phrase accablante : « Aucune fatalité ne frappe soit la terre, soit vos personnes qui n’ait été écrite dans le Livre avant qu’elle ait été créée par vous ».

 

J’aurais aimé qu’Estaunié, après nous avoir fait sentir toute la tristesse de la vie, nous donnât un motif d’espérer, ou bien nous enfonçât jusqu’au fond de la détresse. Mais, esprit nuancé, il est resté aussi bien au seuil de l’espérance qu’au bord de l’abîme. À chacun de nous, selon son tempérament, il a voulu laisser le soin de se constituer une philosophie.

Estaunié soutient que « la souffrance transforme les êtres en les améliorant ». Cette affirmation est discutable. Je la crois une séquelle de la formation romantique qu’il a subie comme tous ceux de sa génération. Si la souffrance peut créer de grandes œuvres — la tristesse sentimentale éprouvée par Estaunié pendant une partie de sa vie en est la preuve — et si, sur le plan moral, elle rend plus compréhensif, elle ne nous rend pas forcément meilleurs et elle empêche trop souvent l’être de s’épanouir. La joie de vivre est un singulier aiguillon pour l’action sous toutes ses formes, que ce soit l’action physique ou l’action intellectuelle.

Je l’avoue sans honte, je suis de la génération de 1900, une génération de passionnés, qui a ressenti avec frénésie l’enchantement de vivre, qui s’est jetée avec fougue dans la mêlée pour défendre les causes qu’elle croyait justes, qui a discuté avec ardeur les idées philosophiques et sociales, qui a voulu pénétrer dans tous les domaines de la connaissance et de l’art, et qui a espéré en la fraternité des peuples. Certes, elle eut des torts, mais elle était sincère et elle était enthousiaste, deux vertus essentielles.

Estaunié fut lui aussi un passionné. Seuls l’ont su ceux qui étaient ses intimes car ni son œuvre ni sa vie privée ne faisaient supposer cette âme ardente. Sa jeunesse ne fut secouée d’aucune tempête. Son âge mûr ne connut aucun des drames qui bouleversent la vie de ses héros. Sa vieillesse s’écoula doucement, bien que minée par la douleur physique, auprès d’une femme exquise, à laquelle, après de longues années d’amour et d’espoir silencieux, il avait joint sa destinée. À sa vie d’homme de lettres, qui était sa vie secrète, il ne permit jamais d’empiètement sur sa vie de fonctionnaire, qui était sa vie apparente.

Ce qui séduit avant tout dans les ouvrages d’Estaunié, c’est un parfait équilibre : rien ne heurte ; il évite la déclamation et ce pompeux, ce clinquant qui impriment, si vite à une œuvre un aspect vétuste. Le mot est juste, la phrase est claire, les images sont sobres. Aucune couleur crue, tout est en nuances. Les situations, si étonnantes soient-elles, sont vraisemblables. L’action se déroule selon le rythme de la vie. Tout s’équilibre de façon ordonnée. L’œuvre d’Estaunié est du plus pur esprit français.

Cet esprit fait de clarté, d’ordre et de logique, gardien de l’harmonie dont les Grecs ont fait le divin présent à l’humanité, cet esprit qui filtre les apports des autres civilisations pour donner à tous les intellectuels de la terre la quintessence du Vrai et du Beau, qui sait dans les plus profondes ténèbres trouver le trait de lumière, qui aime la synthèse et seul sait la faire, qui n’a pas besoin de la machine pour penser et pour créer, qui est forcément individualiste parce que chaque Français est un microcosme différent de tous !es autres, cet esprit que, depuis trois siècles, vous défendez, Messieurs, est en péril. Evitons qu’il ne soit étouffé par d’autres civilisations. S’il disparaissait, l’homme vivrait dans un univers mécanisé, discipliné et uniformisé ; quel désespoir dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui mettent la raison, alliée à la sensibilité, au-dessus de tous les biens matériels ! Sans l’esprit français, je devrais dire l’esprit latin, quel charme, quelle poésie aurait désormais la vie

Ah ! prenons conscience de la force spirituelle que représente dans le monde la civilisation latine ! Cristallisés d’abord autour de la Méditerranée, les éléments de cette civilisation essaimèrent plus tard vers les Amériques, puis vers l’Afrique du Nord et même vers l’Extrême-Orient. Aujourd’hui, le bloc intellectuel latin, en tronçons inégalement répartis à la surface du globe, peut être singulièrement puissant. Mais les nations qui en font partie doivent comprendre que, dans la concurrence effrénée qui oppose les peuples, si elles veulent se maintenir sans que soient entamé leur génie, affaiblis leurs modes d’expression, transformée l’harmonie esthétique de leur vie, il leur faut s’unir dans le domaine de la pensée. Il n’est pas d’autre moyen de sauver la civilisation latine.

Soyons reconnaissants à Estaunié d’avoir été, en cette première moitié du XXe siècle, tragique pour l’avenir de l’intelligence, un des meilleurs représentants de l’esprit latin son œuvre séduit par nue mesure parfaite de la pensée et de la forme, mesure qui n’est que de France et qui s’appelle d’un mot intraduisible en une autre langue, le goût.

 

Cette mesure, nous la trouvons non seulement dans les livres d’Estaunié, mais aussi dans sa vie intime.

Il menait l’existence la plus calme, la plus modeste, la plus retirée qui soit, dans sa demeure silencieuse de la rue Raffet et dans cette « Maison du Sage » de Dijon, entourée de dahlias et de roses. Il poursuivait son œuvre sans entendre le bruit de la foule, rejetant avec dédain cette publicité qui n’a que trop d’attrait pour certains de nos contemporains. Homme simple, vrai, du meilleur granit de France.

Comme la plupart de ceux qui tirent une œuvre originale, digne de demeurer à travers les vicissitudes des engouements et des dédains dont les Lettrés sont coutumières, il fut un solitaire. Il n’appartenait à aucune école. Il n’écoutait que le rythme de son âme. Il marchait seul dans son rêve.

Estaunié fut un des représentants les plus insignes d’une époque disparue. Époque heureuse où la personnalité humaine pouvait se développer et s’épanouir librement sans que des entraves de toutes sortes la rendissent esclave et découragée, où la vie était douce et les mœurs aimables, où je ne sais quoi de suave flottait dans l’air que l’on respirait avec amour, où l’on était attentif au moindre battement de son cœur, à tel point que l’on se serait volontiers répété ces paroles d’Emerson : « Quelle satisfaction de penser que mon état d’âme, en ce moment, peut être nouveau dans l’univers, qu’à cette heure mes émotions peuvent être uniques et sans exemple dans l’éternité entière de l’être moral ! » Époque bénie où les jours étaient faits de joies perpétuellement renouvelées, où l’on s’enchantait de la diversité de la vie, où l’on ne cessait de désirer, ne sachant si l’avenir ne cachait pas sous ses ailes repliées le rêve ébauché. On avait le goût d’aimer et le loisir de penser. Ah ! les douces années qui ont précédé le premier drame ! Estaunié avait cinquante-deux ans en 1914 : il resta sous l’influence de ces temps privilégiés.

Combien notre monde est différent ! Tout ce qui faisait le charme de l’existence a disparu. Droit, justice, liberté, respect de la vie, tous les grands principes dont s’honorait l’humanité ont été foulés aux pieds. La dure réalité qui se dresse devant nous ne nous laisse guère la possibilité, comme le faisait Estaunié, de rêver au mystère de la destinée.

Mais est-ce raison pour se laisser aller à la désespérance ? Tant qu’il y aura sur la terre un rayon de soleil et des arbres où se joue la lumière dans l’émotion du jour naissant ou dans la mélancolie du crépuscule, tant qu’il y aura des harmonies de sons, de lignés et de couleurs, tant qu’il y aura des cerveaux humains pour inventer des pensées et des expressions nouvelles, la vie vaudra la peine d’être vécue.

Pour tout homme, ce doit être une source d’exaltation de se dire qu’il a une part dans le devenir de l’humanité. Car tout s’enchaîne, aussi bien dans l’univers moral que dans l’univers physique. Toute action, toute pensée a sa répercussion bruyante ou silencieuse. Le laboureur qui enfonce, le soc de sa charrue dans la terre, l’ouvrier qui travaille dans l’ombre de l’usine, le pêcheur qui jette son filet à la mer, l’homme de lettres qui écrit dans le silence de son cabinet, l’orateur qui prononce un discours, le savant qui conçoit et réalise une expérience, l’artiste qui met au jour une œuvre sans précédent, tous influencent l’évolution de l’effort humain. L’émotion qu’un passant de la vie éprouve devant la beauté peut se transmettre jusqu’à quelque désespéré. Des larmes versées aujourd’hui par un inconnu peuvent être demain, dans un cœur, initiatrices de pitié. La pensée solitaire d’un rêveur peut faire éclore, des centaines d’années plus tard, une œuvre grandiose. Tout homme peut être l’artisan d’un génie qui naîtra un jour.

Les religions ont saisi ces secrètes affinités et ces muets accords : elles ont inventé la prière.

Cet enchaînement des pensées des hommes à travers les âges Condorcet l’a exprimé dans cette phrase, que devait aimer Estaunié : « Le matelot qu’une exacte observation de la longitude préserve du naufrage doit la vie à une théorie, conçue deux mille ans auparavant par des hommes de génie qui avaient en vue de simples spéculations géométriques. »

Nulle action, nulle le pensée, nulle émotion n’est stérile. Nulle vie, nulle mort n’est vaine : la résurrection de la France en ces dernières années en est l’émouvante preuve.

Considérez, Messieurs, dans quel état lamentable se trouvait notre pays au lendemain de l’armistice de juin 1940 : livrée sans défense à son cruel vainqueur, la France avait perdu honneur, dignité, prestige. Vassale de l’Allemagne, elle n’avait plus aucune audience dans le monde. Tous ses siècles de gloire, étaient ternis dans l’humiliation de la défaite. À la honte s’ajoutait la détresse morale : celui qui faisait simulacre de mener son destin ne lui répétait-il pas que ses souffrances étaient une juste expiation ? Même aux moments les plus tragiques de son histoire, même aux heures les plus sombres de la guerre de Cent ans, elle n’avait pas glissé aussi profondément dans l’abîme.

Cependant le miracle s’accomplit : la France, foulée aux pieds et bâillonnée, se releva et sa voix à nouveau se fit entendre.

Ce redressement s’effectua parce qu’un homme se trouva qui n’accepta pas que la France pût mourir. Isolé et sans armes, sa force était dans sa foi et sa ténacité. Animé d’un esprit de divination qui lui faisait prévoir l’avenir, et brûlant d’une passion à laquelle rien ne pouvait faire obstacle, il entraîna tous ceux qui n’admettaient ni la défaite ni la honte. Le combat dans la nuit de l’oppression fut tel qu’on n’en avait jamais vu d’aussi atroce et d’aussi sublime, et la France, aux côtés de ses alliés, triompha.

Puisse la France d’aujourd’hui, orgueilleuse d’un passé de vingt siècles, fière de la lutte qu’elle a soutenue pour retrouver sa liberté, et fidèle à l’esprit qui anima Charles de Gaulle, donner à l’humanité en détresse un idéal nouveau, une raison de vivre et d’espérer.