Discours de réception d’André Maurois

Le 22 juin 1939

André MAUROIS

Réception de M. André Maurois

 

M. André Maurois, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. René Doumic, y est venu prendre séance le jeudi 22 juin 1939 et a prononcé le discours suivant :

 

 

Messieurs,

 

« L’extrême grandeur d’un bienfait, a dit votre illustre fondateur, ne paraît jamais plus clairement que lorsque celui qui le reçoit se trouve du tout incapable de le reconnaître. » Je mesure, à l’insuffisance de mon remerciement, l’excès de votre bienveillance. L’honneur de vous appartenir est le plus grand que puisse recevoir, et souhaiter, un écrivain français ; vous me l’avez rendu plus précieux encore en m’accordant de succéder à celui de vos confrères qui était non seulement un académicien, mais l’Académie elle-même, ses traditions incarnées, et comme le gardien du sanctuaire. J’essaierai de m’acquitter envers vous par les justes louanges que je lui donnerai.

Lorsque M. René Doumic entra dans votre Compagnie, Émile Faguet, qui le recevait, lui dit : « Vous êtes Parisien, ce qui en France est une originalité et ce qui ôtera un jour à votre panégyriste la ressource du développement ethnographique sur votre petite patrie. » Mais Paris est une petite patrie et qui marque les siens de traits aussi particuliers que le Périgord ou la Normandie. Nul ne fut plus parisien, de naissance et d’allégeance, que M. Doumic. Né rue Saint-Marc, au coin de la rue de Richelieu, à deux pas des boulevards, il devait garder toute sa vie le respect des valeurs parisiennes, et singulièrement du théâtre. Il ne quitta son quartier natal que pour aller vivre dans une cour de la rue Jacob, puis dans un jardin de la rue du Préaux-Clercs, et les courts trajets qui séparaient ce jardin de la Revue des Deux Mondes et de l’Institut furent, pendant vingt-quatre ans, ses seules promenades. Jamais il ne comprit que des êtres humains qui avaient eu la chance de naître Parisiens, éprouvassent le besoin coupable de prendre des vacances et de voyager. « Il n’y a en été, écrivait-il, qu’un lieu de repos : c’est une grande ville aux murs blancs comme ceux des couvents, aux promenades désertes et paisibles comme des cloîtres... Et puisque vous avez deviné le nom de cette ville, je n’en ferai pas plus longtemps mystère, c’est Paris. »

 Il n’aimait les spectacles naturels, les feuillages des arbres et les étoiles des cieux, que s’ils avaient pour cadre les hautes maisons d’une rue étroite et parisienne. Une tradition de famille veut qu’ayant été contraint, pour quelque affaire, d’aller jusqu’à Naples, il ait murmuré devant la baie de Capri : « Ah ! Un coucher de soleil rue Jacob ! » Il disait de Paul Bourget que, la seule idée utile rapportée par celui-ci de ses longs séjours à l’étranger, c’était la conviction de leur inutilité. Un jour que Cherbuliez avait entraîné Buloz à la campagne et lui avait montré un banc de gazon à l’ombre d’un tilleul : « Comme on serait bien là, dit Buloz, pour corriger des épreuves ! » M. Doumic admirait ce mot et il aurait pu le prononcer. Je me souviens de l’avoir vu surpris et indigné parce que, cherchant un conférencier, il avait découvert que l’un de ceux qu’il eût souhaité pressentir était en Amérique, un autre à Stockholm, un troisième en Algérie et le quatrième sur la route des Indes. « Que peut-on attendre, me dit-il tristement, d’un siècle où les écrivains français ne sont même pas à Paris ? » Et il cita une phrase de Cicéron : « Omnis peregrinatio obscura et sordida est illis quorum industria Romae potest illustris esse. »

Et non seulement il était un Parisien, mais il appartenait à la petite bourgeoisie parisienne et il en avait les précieuses vertus, qui sont le respect de soi-même et des affections de famille, la modestie, le goût de la culture et l’amour du travail. Il avait été élevé, avec son frère Max, par sa mère et par sa grand-mère maternelle. Ces deux femmes avaient su, malgré des revers de fortune, pourvoir à tous les besoins des enfants et leur assurer une éducation excellente. Hiver comme été, par tous les temps, Mme Doumic, levée avant l’aube, prenait l’omnibus et allait donner des leçons de piano, puis elle faisait un cours de solfège au Conservatoire et ne rentrait, à deux heures, que pour recevoir jusqu’au soir d’autres élèves. Cette femme remarquable « était toute passion, toute imagination, tout nerfs. Vivant dans une sorte de fièvre causée à la fois par le labeur écrasant auquel elle se condamnait, et par l’ardeur de sa nature, pleine d’esprit et du plus mordant, enthousiaste, ayant foi dans son art, elle se donnait à la musique avec une conviction et une conscience professionnelle que je n’ai vues, dit son fils, à ce degré, que chez elle ».

C’était dans le petit salon où se trouvait le piano, pièce tapissée d’étoffe rouge foncée, et encore assombrie par des vitraux à losanges rouges, bleus et verts que, sur une table couverte d’un tapis de velours, au son des gammes, des arpèges et des trilles, les deux garçons rédigeaient leurs devoirs. Pendant la guerre de 1870, leur mère, ayant moins d’élèves, put de temps à autre surveiller leur travail. Un soir, comme elle lisait une version latine de son fils René, âgé de dix ans : « Qu’est-ce que cela ? dit-elle. Cela ne veut rien dire. Cela n’a aucun sens. — Naturellement, répondit-il, puisque c’est du latin. » Alors cette mère, qui ne savait pas un mot de latin, s’arma du dictionnaire et tira du texte un sens raisonnable. Ce fut pour l’enfant une révélation. Il se remit au travail de tout cœur ; il y devait rester soixante-dix ans.

Aux yeux de Mme Doumic, rien ne pouvait être une excuse pour ne pas faire ce que l’on devait faire. Pendant le siège de Paris, et même pendant la Commune, chaque matin ses deux fils se rendirent au lycée Condorcet. Le 1erjanvier 1871, bien qu’il neigeât et que la ville fût bombardée, elle conduisit son fils René à pied, par un vent glacial, de la rue Saint-Marc à l’avenue de la Motte-Picquet, où habitait le professeur de sixième, pour faire à celui-ci « la visite du jour de l’an ». C’était la règle et les dames Doumic ne discutaient jamais un devoir. Le professeur accueillit avec une surprise mêlée d’admiration cette femme et cet enfant qui avaient traversé un désert de neige et un champ de tir pour ne pas manquer à une tradition. Telle était alors, indomptable, décente et secrète, telle fut encore en 1914, la petite bourgeoisie parisienne.

Bien doué, bien dirigé, René Doumic se montra bientôt l’un des meilleurs élèves de Condorcet. Chaque année, quand revenait le temps du Concours général, grand événement de l’année scolaire, il passait la veillée des armes chez une tante qui habitait près de la Sorbonne ; le matin, à six heures, il allait entendre la messe à Saint-Jacques du Haut-Pas, puis, ses dictionnaires sous le bras, à la main le filet contenant une bouteille de café et un petit pain au jambon, il entrait en loge. En 1878, après une brillante rhétorique, faite avec Maxime Gaucher, professeur et journaliste littéraire, qui demeura pour lui un modèle, il obtint au Concours quatre prix ; en 1879, vétéran, il eut encore le prix de dissertation latine et fut reçu premier à l’École normale supérieure. Ce fut cette année-là qu’il devint le héros d’un incident qui fit alors quelque bruit.

La distribution des prix du Concours général avait lieu dans le grand amphithéâtre de l’ancienne Sorbonne. Les vainqueurs se serraient sur des bancs incommodes, « en gants blancs, uniformes du dimanche, les cheveux animés d’un léger coup de fer ». Soudain la musique de la garde attaqua la Marseillaise et le défilé commença : d’abord les massiers, puis les quatre Facultés, puis des académiciens, des évêques, des généraux et enfin le ministre : Jules Ferry. Les passions politiques étaient alors ardentes et, dans une famille royaliste et catholique, les lois de Ferry faisaient scandale. Sans préméditation, au moment où mouraient les dernières notes de ce qu’il appelait un chant révolutionnaire, l’élève René Doumic, du lycée Condorcet, cria d’une voix stridente : « Vive le Roi !» Toute la salle se tourna vers lui. Une autre voix, partie des bancs du même lycée, répondit : « À la porte ! » C’était celle, Messieurs, de l’un de vous. Le scandale fut grand. Bousculé par les élèves de Condorcet, René Doumic ne trouva refuge que parmi les tuniques gros bleu et les pantalons gris de Stanislas. Enfin le tumulte s’apaisa.

Après la distribution, le ministre demanda que le coupable fût rayé de la liste d’admission à l’École normale. Déjà la condamnation était prononcée quand intervint le directeur de cette école : M. Bersot. Républicain de vieille date et qui l’avait été sous l’Empire, M. Bersot avait souffert, pour ses opinions, la destitution, l’exil et la misère. Placé après la chute de l’Empire à la tête de l’École normale, il en avait fait, en des temps difficiles, « un coin de France qui marchait bien. » En 1879 il se mourait, d’un cancer à la joue, et conservait une sérénité admirable. Quand il fut question de chasser, pour une gaminerie de collégien, le « cacique » de la promotion, Bersot protesta. Ayant toute sa vie cruellement souffert de l’intolérance, il se refusait à la pratiquer à son tour envers un enfant. « Ce jeune homme est à moi, dit-il, et je le garde. » Il ajouta que si l’on sacrifiait René Doumic, il donnerait sa démission. Le ministre céda. Restait une difficulté à lever. La place devenue vacante avait déjà été promise au premier des admissibles. Pouvait-on infliger à celui-ci une déception imméritée ? Bersot consentit à le prendre en surnombre : il se nommait Ferdinand Brunot.

À l’École normale René Doumic, troublé, déconcerté par une vie d’internat qui contrastait si fort avec la vie de famille dans laquelle il s’était jusqu’alors jalousement enfermé, travailla sans bonheur. C’était pourtant un milieu digne de curiosité que celui où l’on trouvait à la fois Alfred Baudrillart, Abel Hermant et Pierre Janet, où l’on pouvait entendre Jaurès et Bergson plaider l’un pour Clodius et l’autre pour Milon, et M. de la Coullonche définir, en ses illustres formules de substitution, Racine comme un Fénelon laïque ou Lucrèce comme le Saint Paul de l’épicurisme. Mais René Doumic était plus affectueux que curieux et les affections, à l’École, trouvaient peu d’aliments. Pourtant un épisode remarquable le rapprocha un jour de Jaurès. En 1880, M. Ollé-Laprune, professeur de philosophie et catholique militant, ayant été suspendu pour avoir signé une pétition contre l’expulsion de certains religieux, le « cacique » de troisième année et celui de seconde année furent chargés de lui présenter les condoléances de l’École. Jaurès dit, avec une éloquence qui déjà étonnait, que les élèves, unanimes, protestaient contre une atteinte à la liberté de conscience, à la liberté de l’enseignement et à la liberté individuelle. Ollé-Laprune, très ému, le remercia et, par un geste qui lui était familier, montra le ciel.

Avant son entrée à l’École et malgré sa jeunesse, René Doumic s’était fiancé, de manière délicieusement romanesque. Pendant toute son adolescence il avait entendu, à travers la cour de la rue de Richelieu, les vocalises d’une jeune fille à la voix charmante qui, dans l’un des appartements voisins, travaillait son chant. Studieux autant que timide, il ne s’était jamais mis à la fenêtre pour apercevoir le visage de l’inconnue. Un jour, après le fameux concours de 1879, un de ses anciens professeurs de Condorcet lui proposa un poste pour le temps des vacances : il s’agissait de préparer au baccalauréat deux jeunes gens, Pierre et Jean Veber. Pendant l’été ceux-ci vivaient à Saint-Leu-la-Forêt, mais dès la première conversation le professeur découvrit, non sans une surprise amusée, que ses élèves habitaient, à Paris, la maison voisine de la sienne. Leur sœur entra ; c’était la jeune fille dont la voix le ravissait depuis longtemps. Ils conçurent vite l’un pour l’autre un amour délicat et profond et, dès que M. Doumic eut passé son agrégation, ils se marièrent.

En sortant de l’École normale, il fut nommé professeur à Moulins. Pour lui qui pensait que le monde civilisé finit aux fortifications, c’était un exil intolérable. La seconde année, comme de nouveau, les vacances terminées, il faisait tristement ses malles pour retourner à Moulins, il reçut la visite d’un prêtre « de haute taille et de haute mine » qui était le directeur du collège Stanislas, le grand abbé de Lagarde. Celui-ci offrit au jeune professeur une classe dans cette vieille et noble maison, classique et catholique, qui avait eu à sa tête le Père Gratry, entendu la voix de Lacordaire, et compté parmi ses maîtres Frédéric Ozanam et Maurice de Guérin.

M. Doumic allait, pendant quinze années, enseigner à Stanislas. Pendant quinze années, chaque matin, à la même heure, il allait entrer dans sa classe, portant la redingote et le chapeau haut-de-forme qui étaient alors l’uniforme de la profession. Il paraissait presque aussi jeune que ses élèves ; ses cheveux blonds étaient, comme ceux d’un enfant sage, coupés en frange sur le front ; il avait la vue basse ; il craignait beaucoup les rhumes, faisait fermer les fenêtres en toute saison et surveillait les moindres fentes ; mais, malgré sa jeunesse et son apparence fragile, il possédait au plus haut degré cette force mystérieuse : l’autorité. Dès que, la prière faite, la classe assise et fixée encore une fois du regard, il commençait, l’attention ne fléchissait plus. Il se faisait respecter à la fois par une fermeté sévère et par l’intérêt de son cours, qui était original et passionné.

Déjà sa doctrine de professeur était fixée. Il pensait que le rôle de l’enseignement secondaire est de former, non des techniciens ou des savants, mais des esprits et des caractères, que, pour atteindre ce but, mieux vaut enseigner très bien un petit nombre de matières que très mal une bigarrure de toutes choses, et enfin que la solidité des connaissances est toujours inversement proportionnelle à l’étendue des programmes. Peut-être n’eût-il pas dit, comme Napoléon fondant l’Université : « On y enseignera principalement le latin et la géométrie », mais plutôt°: « On y enseignera principalement la littérature latine et celle du dix-septième siècle français. » Il tenait avec raison la syntaxe latine et française pour l’un des supports essentiels de la civilisation occidentale. Condillac a dit que la science est un langage bien fait ; M. Doumic ajoutait que la politique est un langage mal fait et que beaucoup de nos malheurs viennent de là. Dans un discours prononcé à Stanislas, il prédit que la constitution passerait, les ministres plus vite encore que la constitution, mais que rosa ferait toujours au génitif rosae. Il en conclut qu’il était excellent d’apprendre, avant tout, à de jeunes esprits, le respect des conventions qui constituent des points fixes dans l’universel écoulement.

Après les classiques latins, il louait les classiques français et singulièrement ceux du dix-septième siècle. Ayant horreur du « je ne sais quoi » qui, disait-il, se confond trop aisément avec le « je ne sais qui », et craignant les brouillards « au dedans de lui-même autant qu’autour de lui », il tenait l’ordre, la clarté, la composition pour les qualités maîtresses de notre nation. Volontiers il eût dit, comme lord Salisbury, que tout irait mieux en Europe s’il était interdit d’y écrire des traités de métaphysique dans une langue autre que le français. Il affirmait que, ces qualités, un jeune Français ne peut les acquérir que par un commerce constant avec les écrivains du siècle de Louis XIV. « Si vous voulez savoir comment on compose, étudiez un sermon de Massillon. Et si vous voulez savoir comment on a de l’esprit, lisez chaque jour quelques pages détachées de La Bruyère... On s’égare en prenant d’autres chemins. » Là-dessus il était intransigeant. Jamais il n’admit que les grands romantiques, dont il ne niait pas le génie, pussent avoir la même valeur éducative que les grands classiques. Lorsque la Préface de Cromwell fut inscrite au programme des lycées, il écrivit un article indigné. Lire en classe la Tristesse d’Olympio ou Booz endormi lui semblait une coupable et dangereuse innovation. Quant aux écrivains étrangers, il les bannissait de l’enseignement. « Ce Parisien de Paris n’admettait que les produits sains et normaux du climat séquanien » ayant passé l’octroi de Paris.

Que dans cette orthodoxie poussée jusques au paradoxe, il y ait eu quelque étroitesse, comment le nier ? Comment ne pas reconnaître que Victor Hugo, en ses meilleurs vers, appartient à la même lignée que Pierre Corneille ? Qu’y a-t-il « de plus digne de Racine, voire de Malherbe, que les Fleurs du Mal » ? Qu’est-ce qu’un grand classique sinon un romantique dominé ? Qu’est-ce qu’un grand romantique sinon un classique déchaîné ? De même qu’en politique « conserver, c’est entretenir et réformer », en littérature maintenir la tradition, ce n’est pas seulement déposer chaque année une belle couronne de leçons sur les monuments les plus anciens, mais aussi reconnaître, parmi les monuments nouveaux, ceux qui sont dignes de durer. Toutefois cette dernière tâche, qui est celle du critique, n’est pas celle du professeur. « L’enseignement, écrit Alain, doit être résolument retardataire.» Comme l’embryogénie reproduit la phylogénie, l’éducation d’un esprit doit produire l’éducation de l’espèce, et c’est pourquoi il est bon qu’elle commence, comme le voulait M. Doumic, par un long commerce avec quelques maîtres classiques.

Le plus bel éloge de son enseignement, c’est le souvenir reconnaissant et charmé qu’en ont conservé tous ceux qui l’ont reçu. Beaucoup d’entre eux étaient de qualité, par exemple un petit Méridional au teint pâle, au sourire malicieux, élève fantaisiste et brillant qui devait dire toute sa vie que l’amour des lettres lui avait été inspiré par M. Doumic et qui était alors le rhétoricien Edmond Rostand. J’en citerai deux autres : un jeune homme aux yeux bleus, purs comme des vitraux de cathédrale, qui, très fort en histoire dès le temps de ses études, allait, trente ans plus tard, entrer dans l’histoire et devenir le général Gouraud ; et un grand garçon, plus cultivé que ses camarades, qui à la fin de l’année obtint le prix d’honneur de dissertation française et qui se nommait Louis Gillet. Cependant M. Doumic devenait aussi le professeur favori des meilleurs cours de jeunes filles, de sorte que le maître d’Edmond Rostand fut en même temps celui des petites princesses de Brancovan, dont l’une allait atteindre à la gloire sous le nom de comtesse de Noailles.

Jusqu’à la fin de ce discours il sera nécessaire, si nous voulons bien comprendre la pensée de M. Doumic, de rappeler qu’il fut avant tout un grand professeur, et un professeur de Stanislas, c’est-à-dire d’une maison qui assume, dans la formation des caractères, la même courageuse responsabilité que les écoles publiques de l’Angleterre. « Rien de ce que nous disons en chaire n’est indifférent, écrivait-il. Chacune de nos paroles a de l’importance. Car aussitôt prononcée elle est reçue dans une âme et désormais rien n’en arrêtera plus les effets. » Ces scrupules de maître et de moraliste allaient commander tout sa vie intellectuelle. Jamais il ne cessa d’enseigner. Non seulement il conserva jusqu’au dernier jour, malgré la maladie et la fatigue, un cours à l’Alliance française, non seulement il se fit, avec une conscience admirable, le répétiteur de ses enfants et de ses quatorze petits-enfants, mais il tint successivement les lecteurs de ses articles, les abonnés de la Revue des Deux Mondes et, s’il m’est permis de le dire, votre Compagnie elle-même, pour des « classes » où il importait que fussent respectées la discipline et les traditions.

Ses élèves de Stanislas savaient que cette rigueur n’excluait ni la fantaisie, ni l’émotion. L’un d’eux raconte qu’un jour les cloches de Notre-Dame des Champs, église voisine du collège, se mirent à sonner de manière assourdissante. M. Doumic, qui était en chaire, s’interrompit et dit : « Au moyen âge, Messieurs, pendant les classes de l’Université, les curés des paroisses étaient tenus de ne pas les troubler par des sonneries particulières, répétées et prolongées. Nous avons mis ordre à tout cela, le prêtre à l’église, le professeur dans sa classe. Et vous voyez qu’il n’y a plus de limites à la licence. C’est le progrès. » Les cloches sonnaient toujours et la classe demeurait suspendue. Le professeur paraissait de fort mauvaise humeur. « Et qu’y a-t-il donc aujourd’hui à Notre-Dame des Champs ? » Un élève répondit avec irrespect qu’il s’agissait de la béatification de l’on ne savait quel missionnaire, martyr en Océanie. « Ah ! Monsieur, répondit M. Doumic, il n’y a pas là matière à rire. Rien n’est plus beau que pareil souvenir et pareil acte. Écoutons ces cloches. Cela vaut plus que tout ce que nous disons ici. » Car cet homme de lettres, étant un éducateur et un moraliste, avait le respect des hommes d’action.

Déjà d’ailleurs il participait lui-même à cette forme de l’action qu’est le journalisme. Très jeune il avait envoyé des chroniques, d’abord à un journal orléaniste, le Français, où l’avait introduit M. Lefèvre-Portalis, père d’un de ses camarades, puis au Moniteur universel, au Correspondant, aux Débats. Elles avaient été bien accueillies, car elles étaient brillantes et satiriques ; il y attaquait le progrès, le sport, les voyages, les modes littéraires et, de façon générale, la vie moderne qui lui faisait horreur. Mais de tels articles n’étaient à ses yeux que divertissements. Ses véritables travaux étaient une Histoire de la Littérature française, qui allait faire une longue carrière et un grand bruit, et surtout des portraits critiques des écrivains et auteurs dramatiques de son temps.

La critique universitaire était alors justement goûtée du public et des lettrés. Originale et humaine, ayant l’intelligence de la passion et la passion de l’intelligence, elle tenait l’érudition pour un moyen et non pour une fin. Elle répondait au vœu exprimé par Sainte-Beuve lorsque, sans vouloir diminuer le grand crédit dû à de patients investigateurs, il souhaitait lire, plutôt qu’une thèse sur « tel personnage d’après des documents inédits », un livre sur ce personnage « d’après des idées judicieuses, fussent-elles anciennes ». Enfin elle était si vivante que, comme tout ce qui vit, elle était en guerre et qu’une ardente querelle opposait les critiques dogmatiques aux critiques impressionnistes.

En ces combats spirituels, les troupes du dogmatisme combattaient sous les ordres de M. Brunetière. Critique belliqueux, M. Brunetière poussait l’horreur de l’impressionnisme jusqu’à ne tenir aucun compte, en ses jugements, du plaisir que lui donnait une œuvre. « Je ne loue jamais, disait-il, ce qui m’amuse. » Il n’admettait pas que le goût littéraire pût être subjectif et possédait, sur toutes les œuvres de l’esprit, ce que ses adversaires appelaient « l’horrible certitude ». Le camp impressionniste n’avait pas un tel chef. M. Émile Faguet, génie abondant et familier, planait au-dessus de la mêlée et prêtait à tous les auteurs qu’il étudiait la cohérence et la lucidité de sa propre dialectique. M. Paul Desjardins « se donnait la figure d’un apôtre plutôt que celle d’un critique » et se préparait au gouvernement d’une abbaye plutôt qu’à celui d’un feuilleton. Aux yeux de Jules Lemaître, la critique n’était que « l’art de jouir de soi par les livres », et tel était aussi le sentiment d’Anatole France, lequel tenait que « tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux-mêmes dans leurs œuvres sont dupes de la plus fallacieuse philosophie ». Sur quoi Ferdinand Brunetière les excommuniait tous deux, car il savait, lui, que de la subjectivité on tombe dans l’illusion, de l’illusion dans la sensualité, « de la sensualité dans la concupiscence, et que l’on en arrive à juger les œuvres littéraires par le plaisir qu’on en reçoit », ce qui est l’impénitence finale

M. Doumic, en ces grandes luttes, se fit l’un des chevaliers du dogmatisme. Tel le fils du Roi sur le champ de bataille de Poitiers, il défendit, aux côtés de M. Brunetière, la colline de l’Objectivité, criant à chaque article qui montait : « Maître, gardez-vous à droite ! Maître, gardez-vous à gauche ! » Jamais René Doumic ne fut, comme Jules Lemaître, un professeur s’appliquant à paraître frivole. Critique, il continua de parler ex cathedra et de penser qu’il y a, en littérature comme en morale, des principes fixes, des vérités éternelles et des sophismes dangereux. « On peut préférer, disait-il, un écrivain à un autre ; mais la valeur de notre goût se mesure justement à nos préférences. On a trouvé des gens pour préférer Lucain à Virgile ; nous en trouvons qui goûtent plus Labiche qu’ils ne font Molière, mais ils ont tort... Quand M. Lemaître et M. France sont cruels pour M. Georges Ohnet, ce n’est pas seulement parce qu’ils n’aiment pas cette littérature, mais parce qu’ils pensent qu’elle est absolument mauvaise... C’est donc qu’il y a des principes extérieurs et supérieurs à notre goût individuel ; l’éducation consiste à rendre ce goût plus conforme à nos principes ; les jugements esthétiques ou jugement sont fondés en nature. »

Mais sur quelles lois sont-ils fondés ? Ici M. Doumic fait sien un axiome de Brunetière : « Rien ne dure que par la perfection de la forme et la vérité humaine du fond. » Par perfection de la forme, il entend clarté, simplicité, juste ordonnance et composition ; par vérité humaine du fond, il veut dire qu’une œuvre littéraire ne saurait être séparée, ni de la vie dont elle doit être une représentation, ni de la nature humaine dont elle doit peindre les aspects divers qui sont les caractères, ni de la société que forment entre eux les hommes et dont elle doit exprimer les rapports. « À très peu de chose près les sentiments ont, dans l’art, le degré d’importance qu’ils ont dans la vie même et dans l’histoire de l’humanité. »

De cette doctrine découlaient des conséquences importantes et qui allaient bientôt mettre M. Doumic aux prises avec un monde d’ennemis. Tenant la clarté pour la première vertu du style, il condamne toute tentative qui a pour objet d’exprimer l’obscur, l’indécis et le confus, ou de rapprocher la poésie de la musique, et le voici en campagne contre les symbolistes. Fidèle à la syntaxe traditionnelle et au vocabulaire classique, il voit avec horreur les efforts que font les Goncourt et leurs disciples pour briser l’une et pour enrichir l’autre. Tout novateur lui apparaît comme un hérésiarque. Considérant que la peinture des passions essentielles et normales de l’homme est le seul objet des beaux-arts, il poursuit les œuvres qu’il appelle morbides, ou celles qui peignent des sentiments rares, et le voici en lutte non seulement avec les naturalistes, mais avec les baudelairiens et les stendhaliens, ce qui est plus grave.

Messieurs, je touche ici au point le plus délicat et le plus difficile de mon discours, car il me faut louer un critique dont la bonne foi était évidente et qui servait de son mieux les lettres et son pays, cependant que je ne veux, ni manquer à la parfaite franchise qu’il estimait si fort, ni rien celer des orages qui furent alors soulevés par ses écrits. Je vous exposerai donc d’abord ses arguments qui, vous le verrez, ne manquent pas de vigueur, puis ceux de ses adversaires.

Lorsque M. Doumic reprochait à Zola de peindre « la réalité la plus basse et la plus ignoble », il n’entendait pas exalter Grandisson, ni Berquin. « Il ne suffit pas, disait-il, qu’une œuvre soit édifiante pour qu’elle soit belle. » Mais au mot célèbre : « C’est avec les bons sentiments qu’on fait la mauvaise littérature », il eût, je crois, répondu que le début des Misérables, certaines pages d’Homère, de Virgile, de Molière et de Balzac, prouvent que l’amour, le courage et l’amitié peuvent former la matière de la meilleure littérature. Il eût ajouté que la vie réelle est un constant mélange de bons et de mauvais sentiments, que c’est dangereusement et inutilement déformer la réalité que de peindre la bassesse sans la grandeur, qu’il n’y a pas de génie sans sympathie et enfin que, pour citer Spinoza, « il vaut mieux parler à l’homme de sa liberté que de son esclavage ».

Lorsqu’il attaquait durement ce qu’il appelait « les vagues excentricités des Goncourt », c’était pour des raisons du même ordre. Il les blâmait d’avoir appauvri la matière du roman et, en reportant l’intérêt sur les raffinements de la forme, vidé la littérature de son contenu. « Le métier d’écrire ainsi qu’il le pratique, écrivait-il, est une acrobatie et une clownerie. Mais il se pourrait que l’homme n’eût pas été créé pour marcher sur les mains, ni la phrase française pour faire le saut de l’Arabe. Les Goncourt sont persuadés que la syntaxe est une invention de Noël et Chapsal, et conséquemment ils refusent de s’incliner devant le bon plaisir de ces lexicographes. Mais il se pourrait que les règles de la syntaxe correspondissent à des lois de l’esprit français. »

Enfin lorsque, se faisant laudator temporis acti et consciemment, résolument réactionnaire, il déplorait le mouvement qui, depuis 1880, avait entraîné les écrivains français vers un dilettantisme nonchalant et loin de la morale traditionnelle, vers le pessimisme naturaliste et loin du réalisme moliéresque, vers le cosmopolitisme littéraire et loin du culte des classiques, c’était parce qu’il craignait sincèrement pour la France les conséquences de ce mouvement des esprits. Volontiers il eût dit, avec Bossuet : «, Quelle anarchie et quelle anarchie ! Quel chaos et quel chaos ! » « Et puisque les écrivains d’une génération, ajoutait-il, sont les éducateurs de la génération qui vient, on voit trop aisément quelle est la leçon qui se dégage de toute cette littérature séduisante, mais énervante. Songer uniquement à sa satisfaction personnelle, profiter des loisirs que d’autres nous ont faits, dissiper en plaisirs troubles le capital acquis par le sérieux des générations précédentes, voilà le conseil qu’elle donne à la jeunesse. Et la jeunesse n’est que trop disposée à l’entendre. » Avouons, Messieurs, que ces craintes n’étaient pas vaines et que ce grand professeur pouvait légitimement penser qu’il faisait son devoir en donnant à son pays, vers la fin du siècle dernier, ce solennel avertissement.

Mais la fonction du critique n’est pas celle du professeur et c’était lorsque le critique, en lui, demeurait trop fidèle aux devoirs du professeur qu’il donnait prise à ses adversaires. Son injustice pour Baudelaire, pour Barbey d’Aurevilly et surtout pour Verlaine, injustice qui nous surprend et nous attriste, était inspirée par des jugements moraux. Bourgeois parisien de la rue Jacob, professeur et père de famille, M. Doumic ne pouvait être que sincèrement étonné et indigné par le vagabond de génie qui « affrontait, dans toute l’épouvante, l’état du chanteur et du rêveur ». En tant d’actes étranges et de propos énormes, il ne devinait pas, comme faisait Mallarmé, « un cœur farouche, loyal, avec de la simplicité et tout imbu d’honneur ». Ce que ne surent jamais les écrivains qui combattirent alors M. Doumic, c’est que cet homme juste et modeste comprit, et même approuva leurs protestations. « Il se peut, écrit-il dans des notes inédites, que j’aie en effet eu les yeux fermés sur ce qu’il y avait de neuf et d’intéressant dans l’œuvre de Verlaine. » Mais il ajoute que ce fut toujours pour lui une impossibilité « physique » que de dissocier l’homme et l’artiste.

Là était le nœud du conflit, car les jugements esthétiques ne sont pas des jugements éthiques, et c’est le propre de l’œuvre d’art que de nous entraîner hors de la zone de l’action, où règne la morale sociale, pour nous faire pénétrer dans la zone de la contemplation désintéressée. À quoi M. Doumic eût répondu sans doute que la matière de l’art n’a pas la même importance à toutes les époques, que dans les temps d’apparente sécurité le lecteur, fatigué de vertus et de règles dont il n’aperçoit plus la nécessité, s’attache aux écrivains qui analysent les passions malsaines dont il a la confuse tentation, mais qu’au contraire, dès que les civilisations, faute desquelles il n’est pas de littérature, se voient dangereusement menacées, aussitôt elles ressentent la nostalgie de l’héroïsme, le besoin d’une morale ferme, le dégoût des jeux stériles, et reviennent aux écrivains classiques qui ont peint leur grandeur, ou à ceux des écrivains nouveaux qui peuvent réveiller en elles le sentiment de cette grandeur et les passions propres à la conserver. À prêtre anglican, prêtre anglican, trop libéral à son gré, Disraëli disait : « Pas de dogme, pas de doyen, Monsieur le Doyen. » À des écrivains indifférents au trouble et au doute que répandaient leurs écrits, M. Doumic semblait dire : « Pas d’ordre, pas d’auteurs, Messieurs les auteurs », et, préférant une injustice à un désordre parce qu’il tenait le désordre pour la pire des injustices, il ramenait certains poètes, sans les couronner de fleurs, jusqu’au seuil de sa république.

Quelques-uns le lui reprochaient avec force. Mais comme il vivait isolé, entre sa table de travail et la table de famille, les attaques lui étaient indifférentes. Ce fut un acte de courage qui attira sur lui l’attention de Brunetière et le fit entrer à la Revue des Deux Mondes. Brunetière, toujours paradoxal, avait donné, sur le Tartufe de Molière, une leçon qui avait beaucoup surpris. Il y soutenait que Molière avait voulu, dans cette pièce, attaquer non les faux dévots, mais la piété elle-même. M. Doumic fit à l’Odéon, avant une représentation de Tartufe, une conférence sur la même pièce et démolit, avec son élan coutumier, et même avec une sévérité sarcastique, la théorie de son maître : « Le bon sens le plus élémentaire, dit-il, montre qu’une pièce intitulée l’Imposteur était destinée à attaquer les imposteurs. » Enfin il fut si énergique, défendant contre ce qu’il appelait « des finasseries de mandarins » cet art loyal et franc de Molière « qui dit si clairement ce qu’il veut dire » que Brunetière quitta sa place et la salle, en grommelant qu’il ne reviendrait pas dans ce théâtre, « où on le faisait attaquer par de petits professeurs ». Quelques jours plus tard le même Brunetière, rencontrant Faguet, lui dit : « Dites donc, de tous ces jeunes qui s’essaient à l’Odéon, il me semble qu’il n’y a que Doumic qui ait un vrai talent ? Je vais prendre cet homme-là. » Il le fit venir à la Revue et lui offrit, après quelques articles, à la fois la critique littéraire et la critique dramatique. Voilà comment René Doumic devint le collaborateur le plus intime de Ferdinand Brunetière. Il me semble que l’anecdote est à l’honneur de l’un comme de l’autre.

Votre Compagnie, elle aussi, le remarqua bientôt. Le Secrétaire perpétuel, Gaston Boissier, disait souvent à ses confrères : « Doumic est tout à fait désigné... Brunetière l’aime de tout son cœur et se repose sur lui, si tant est que Brunetière se repose... Et puis il parle très bien. Avec sa voix faible qui porte parfaitement parce qu’il articule, avec sa parole lente, qui encadre la période, il fera un très beau discours de réception. Il ne faut que lui en donner l’occasion. » Ce fut à Gaston Boissier lui-même que M. Doumic succéda. Depuis de longs mois déjà il travaillait au chevet d’une mourante et, entre son élection et sa réception, il perdit la compagne qu’il avait si tendrement aimée. « J’eus ce sentiment, écrit-il, de la vanité des honneurs et de ce qu’ils ont de pénible lorsqu’ils se rencontrent avec une douleur intime. » Plus tard, une femme de grande beauté et de grande culture devait l’aider, avec un tact admirable, à reconstruire son foyer. Dans les premiers mois de deuil, il n’avait trouvé de remède à son désespoir que dans un accroissement de son labeur.

Déjà depuis quelques années à ses travaux de critique, il en mêlait d’autres, de nature fort différente, et pour lesquels il allait montrer les plus rares aptitudes. À propos du petit livre de Tolstoï : Qu’est-ce que l’art ? il avait publié, dans la Revue des Deux Mondes, un article sur la nécessité d’une littérature accessible aux simples. Une grande maison d’édition, qui souhaitait fonder une revue populaire et lui donner un titre emprunté à Lamartine : les Lectures pour tous, invita M. Doumic à diriger cette publication. Il arrive que les hasards d’une guerre civile, ou l’effondrement d’une génération, révèlent en tel propriétaire campagnard, en tel juriste hier inconnu, l’homme le plus digne de commander ; ce fut ainsi qu’appelé soudain à un rôle d’administrateur, ce professeur de rhétorique apparut tout de suite comme un chef.

Du chef, M. Doumic avait toutes les qualités. Sa ténacité était douce, mais inflexible, sa puissance de travail incomparable. Il savait choisir et juger les hommes. Il savait prendre une décision et accepter ses responsabilités. Il savait que donner un ordre est vain si l’on ne veille à son exécution, et que prévoir n’est rien si l’on ne prévoit et prépare plusieurs avenirs contradictoires. Attentif aux sautes de l’actualité, il rassemblait dans ses cartons des articles sur tous les sujets qui pouvaient soudain devenir pressants. Vers 1905, comme déjà l’Europe était secouée par des grondements précurseurs, il eut un mot admirable : « Le monde s’écroulerait, dit-il, que les Lectures pour tous pourraient encore sans difficulté paraître pendant trois ans » Car il était de ces hommes, sel de la terre et soutien des sociétés, qui, par une sorte de naïveté sublime, ne voient au monde que leur métier.

Ces qualités de grand administrateur des lettres parurent mieux encore lorsque la mort de Francis Charmes, qui avait succédé à Brunetière, fit de lui, en pleine guerre de 1914, le directeur de la Revue des Deux Mondes. C’était une vieille et glorieuse maison. Fondée par Buloz qui pendant trente années n’avait vécu que pour elle, la Revue des Deux Mondes était liée à toute l’histoire littéraire de la France au dix-neuvième siècle. Brunetière, guerrier passionné, Francis Charmes, solide et prudent Auvergnat, avaient maintenu la tradition ; M. Doumic, autant et plus qu’eux, allait être un grand directeur. Ses qualités et même ses préjugés l’y préparaient merveilleusement. Chargé de pourvoir aux besoins intellectuels de la bourgeoisie lettrée, c’est-à-dire de lecteurs qui avaient comme lui le goût des classiques, le respect d’une morale traditionnelle, l’amour de leur pays et de son histoire, il lui suffisait, pour les satisfaire, de s’abandonner à ses goûts.

Comme eux il exigeait d’un écrivain qu’il se préoccupât, non seulement d’intéresser une vaine et passagère curiosité, ou de se divertir à des recherches de forme, mais de peindre le fond général et durable de la nature humaine et de respecter certaines sympathies, affections et décences, faute desquelles il n’y a pas de sociétés. Comme eux il souhaitait annexer peu à peu ce qui, de toute génération nouvelle, lui semblait assimilable, mais comme eux aussi il ne voulait le faire qu’avec lenteur, et après avoir reçu de ces catéchumènes des gages solides de bon sens et de bon langage. «Toutes les villes, disait-il, se déplacent vers l’Ouest. La Revue elle-même a été de la rue Bonaparte à la rue Saint-Benoît, puis de la rue Saint-Benoît jusqu’au premier tronçon de la rue de l’Université. En somme elle a suivi le mouvement, mais avec sagesse et prudence. » Sous sa direction la Revue allait montrer, dans ses déplacements à travers les générations littéraires, la même circonspection que dans ses changements de domicile.

Ce fut en 1915 que M. Doumic prit le pouvoir ; il était alors en proie aux angoisses personnelles les plus vives. Son fils et son gendre étaient officiers ; son frère Max s’était engagé et il avait été tué. Mais comme sa mère au temps du siège, il pensait que les tristesses de tous ne changent rien aux devoirs de chacun. Il se donna corps et âme à la Revue ; il en voulait faire, en cette période difficile de la vie du pays, un moyen d’information et une source de confiance. Pas un mois la Revue ne cessa de paraître ; pas un jour elle n’abandonna Paris. En pleine guerre elle tripla son tirage. Quand vint la paix, elle continua d’être servie par son directeur avec un dévouement incomparable. « On n’aime pas à moitié », disait M. Doumic. Pour obtenir un article auquel il tenait, pour tenter des abonnés nouveaux, nulle peine ne lui coûtait. Il composait, s’il le fallait, de sa belle écriture un peu archaïque, plusieurs lettres successives et pressantes. Si l’auteur hésitait, avait besoin de conseils, il pouvait venir rue de l’Université entre quatre et cinq, et là, tous les jours que Dieu fait, il trouvait M. Doumic.

Le visiteur attendait dans une antichambre qui étonne encore, par sa modestie et sa vétusté, plus d’un étranger. Point de ces meubles de bureau modernes qui, en d’autres pays, font ressembler une salle de rédaction à une salle d’opération. « Nous sommes une vieille maison, semblait dire le velours usé des fauteuils, et nous en sommes fiers. N’est pas une vieille maison qui veut. » Enfin la porte s’ouvrait et l’on voyait paraître ce visage illustre, ces cheveux qui demeuraient, au mépris de toute mode, coupés en frange sur le front, cette barbe qui, sans changer de forme, avait blanchi, ces yeux myopes, un peu fixes, et ce corps qui semblait, comme celui de Fontenelle, à la fois éternel et fragile.

M. Doumic s’asseyait devant son bureau, enroulait soigneusement autour de ses jambes une couverture de laine, puis écoutait avec une attention fidèle, bienveillante et vigilante. Discutiez-vous ses projets ? Il se montrait tenace, mais non point obstiné. Il admettait les objections justes et ses critiques étaient constructives. Si un article lui était apporté, il le lisait avec un soin méticuleux. S’il y trouvait quelque trait qui pût choquer ses lecteurs, il en avertissait l’auteur. Que ce fût pour des raisons littéraires ou morales, il savait refuser un texte, fût-ce à un homme célèbre, et son ami. Si au contraire l’article lui plaisait, il disait seulement : « C’est bien », et les plus âgés sentaient soudain renaître en eux une âme d’adolescent et de bon élève qui se réjouissait d’avoir satisfait un professeur exigeant.

Quand arrivaient les épreuves, il les corrigeait après l’auteur et jugeait qu’il avait le droit, et le devoir, de barrer toute phrase mal venue ou faisant longueur, de supprimer une allitération ou une répétition, et presque d’écrire en marge : « Solécisme » ou « Barbarisme ». Il arrivait que cette férule, tombant sur des mains déjà glorieuses, soulevât de brèves révoltes, mais celles-ci s’apaisaient vite, les humiliés et offensés comprenant que nul sentiment autre que l’intérêt de la Revue ne dictait ces mesures de rigueur et que cette sévérité était pure de tout alliage de hargne ou de méchanceté. Surtout ils reconnaissaient, le premier émoi passé, que M. Doumic, en ses corrections, avait presque toujours raison.

Ce labeur immense le retenait tout le jour à sa table de travail, mais il était de ceux qui pensent que « la vie serait supportable sans les plaisirs » et ne regrettait rien. Depuis longtemps il avait renoncé au monde qu’il définissait comme « la mise en commun de toutes les frivolités et de toutes les hypocrisies ». Pour qui veut connaître les hommes, il n’est, disait-il, cc que de se cantonner dans le coin de vie où la destinée nous a placés et de regarder en soi... Et quoi de plus passionnant que de travailler à une œuvre sur l’utilité de laquelle on ne peut avoir aucune espèce de doute, qui vous a précédé et qui doit vous survivre ? » Nul mieux que lui ne comprit la grandeur qu’il y a, pour certains hommes, à sacrifier leur vie, et même leur œuvre, à cette vie plus durable qui est celle d’une institution, d’une entreprise ou d’un état.

Pour la Revue, il était prêt à tous les sacrifices et même à l’acceptation de ce monde nouveau qui, montant autour de sa retraite, lui gâtait le Paris de sa jeunesse. Pour la Revue, il avait consenti à reconnaître l’empire du téléphone et s’était même si bien accoutumé à cet appareil maudit qu’il s’en servait pour faire expliquer par ses petits-enfants, lorsqu’ils étaient à la campagne, Virgile ou Cicéron. Au moins avait-il longtemps échappé à « l’automatique », qui lui paraissait une ignominie et grossièreté additionnelles ; il s’était réfugié de central en central jusqu’au moment où le monstre mécanique avait forcé son dernier réduit. Pour la Revue il s’était plié à certaines formes de la vie moderne, que pourtant il exécrait, et par exemple à la publicité. Il avait rédigé de sa main des circulaires et constaté avec surprise leurs effets excellents : « C’est incroyable ! disait-il. On leur écrit de s’abonner et ils s’abonnent ! » Il ajoutait avec un soupir : « Quelle époque ! » Pour la Revue il organisait chaque année, lui le Solitaire, un dîner qui, présidé par le Roi des Belges, par le Président de la République, par des maréchaux, des ambassadeurs et de grands écrivains, affirmait le caractère national, presque officiel, de cette illustre maison. Pour la Revue enfin et pour la faire mieux connaître, il employa jusqu’au cinématographe, que pourtant il méprisait irrémédiablement depuis qu’ayant été entraîné, pour la seule fois de sa vie, dans une salle, il avait vu la brouette figurer, quinze cents ans avant Pascal, à Rome, dans les jeux du cirque.

Ce fut son triomphe et son bonheur que de se trouver directeur de sa bien-aimée Revue au moment ou celle-ci, en 1929, fêta son centenaire. Depuis 1923 il était devenu, Messieurs, votre Secrétaire perpétuel, de sorte que ce fut lui aussi qui eut la chance de présider, en 1935, à la célébration de votre troisième centenaire. On pouvait se demander si cet homme modeste et casanier aurait le génie des fêtes. M. Doumic, en ces deux occasions, se révéla un maître des cérémonies admirable. Autant il était simple lorsqu’il s’agissait de sa propre vie, autant il se montra épris de grandeur pour les antiques maisons dont il était le gardien. Peut-être devait-il à sa longue fréquentation des classiques grecs et latins, le goût des triomphes et des jeux sacrés : peut-être était-ce le bourgeois de Paris qui, en lui, conservait l’amour du panache et des fanfares ; peut-être enfin, plus simplement, le vieillard plein de sagesse et d’expérience avait-il reconnu le rôle bienfaisant que peuvent jouer les cérémonies dans l’existence des nations, et souhaité rendre aux lettres françaises la place qu’elles peuvent et doivent tenir dans notre vie publique.

Car il était désormais un homme public. Secrétaire perpétuel de l’Académie française, directeur de la Revue des Deux Mondes, président de la Société des Gens de Lettres, président de la Société des Conférences qu’il avait fondée avec quelques amis et où il avait accueilli Ferdinand Brunetière lorsqu’une injuste disgrâce avait privé celui-ci de sa chaire officielle, M. Doumic, tout au long de sa laborieuse vieillesse, fut à Paris, dans le monde des lettres, dans le sens le plus haut de ces deux mots, un notable, et un féodal. Notable, il reconnaissait les pouvoirs publics et collaborait avec eux ; féodal, il défendait l’indépendance de ses fiefs. Ce serait mal le connaître que de l’imaginer sollicitant et recherchant des honneurs ; il acceptait des charges. Plus exactement il pensait que certains postes devaient être occupés, qu’il était l’un des rares hommes capables de remplir avec conscience certaines fonctions traditionnelles, et que cette conscience était nécessaire à la santé spirituelle du pays.

Il me demanda plusieurs fois de parler, devant son public de la Société des Conférences, des institutions britanniques. C’est qu’il y voyait un utile sujet de méditation. À un peuple comme le peuple anglais qui, de sa longue histoire, a tout conservé ; qui a été dès le onzième siècle unifié par un roi conquérant ; qui peut acclamer, le jour de leur couronnement, des souverains tout semblables à ceux des légendes et des contes ; qui peut voir, dans ses Universités, en d’étranges cérémonies médiévales, s’agenouiller devant le Chancelier, pour recevoir de lui le bonnet de docteur, le chef suprême de ses syndicats ouvriers ; à un peuple qui s’est transformé sans se déformer et qui a compris « que l’ordre seul définit la liberté » ; à un tel peuple il importe assez peu que ses sectes soient innombrables, sa syntaxe mouvante, ses élites dispersées, sauvages et même rebelles. Mais l’unité de la France, non moins solide, est de nature toute différente ; elle est maintenue par une culture commune, par la force du pouvoir central, par la primauté de Paris, par l’Église, par l’Université, par l’armée et par quelques grands corps, tels que le vôtre, qui depuis trois cents ans assurent, malgré les changements de régime, la continuité de la vie nationale.

C’est la raison profonde pour laquelle vos choix et vos actes suscitent un intérêt si vif, si général et qui étonne si fort les étrangers. Le public français prend plaisir, et son instinct en cela le guide bien, au maintien de vos vieilles coutumes et de votre cérémonial. À ce maintien, M. Doumic veillait avec un soin diligent. Plusieurs fois, comme j’assistais à l’une ou l’autre de vos réceptions, il m’arriva de l’observer au moment où, s’asseyant au bureau et tenant son monocle à quelque distance de son œil droit, il promenait sur le public un regard attentif et sévère. J’essayais alors d’imaginer ses pensées. « Ces roulements de tambour, semblait-il dire, ce cliquetis d’armes, ces gardes autour de nous rangés, et cette pompe enfin où je suis condamné, certes ce n’est pas à nous que s’adressent tant d’honneurs curieusement militaires, mais au souvenir de ce grand Cardinal à l’ombre duquel la France pouvait dormir, mais à la longue histoire, toute mêlée à celle du pays, d’une Compagnie qui entendit le discours de Racine sur Corneille, qui se vit imposer Voltaire par Louis XV et Chateaubriand par Napoléon, qui écouta le maréchal Pétain parler du maréchal Foch, et le maréchal Franchet d’Espèrey parler du maréchal Lyautey. » Voilà ce qu’était l’Académie française aux yeux de M. Doumic et s’il n’en prononçait jamais le nom qu’avec une gravité presque religieuse, c’était parce qu’il pensait que, dans un pays qui, comme la France, a été amené par les événements de son histoire à laisser périr un grand nombre de ses institutions anciennes, il est plus important qu’en aucun autre de sauvegarder ce qui, de ces institutions, demeure. Je crois qu’il avait raison et même, s’il m’est permis de me rendre complice de l’horrible crime qui fut celui de M. Brunetière et le sien, et même j’en suis « certain ».

Il fut l’un de vos meilleurs secrétaires perpétuels. Faisant jadis l’éloge de son maître Gaston Boissier, il avait lui-même parlé du poids énorme de cette charge : « Outre l’absolue assiduité dont il faut donner l’exemple, lequel comme tous les bons exemples est plus admiré que suivi, il y faut un très grand labeur ; car le Dictionnaire est un rocher de Sisyphe qui retombe surtout sur l’épaule du Secrétaire perpétuel et qui est, hélas ! plus perpétuel que lui ; car les livres à examiner sont si nombreux qu’un peu de découragement serait, sinon permis, du moins excusable. » Mais le découragement n’était pas son fort. Tant qu’il occupa son poste il lut tout et corrigeait encore, de sa main, quelques jours avant sa mort, les épreuves de son dernier rapport sur les prix littéraires. Quant au Dictionnaire nous sommes amenés à penser que, comme tant de Sisyphes, il aimait son rocher, puisque le jour où les dieux infernaux, par l’achèvement d’une édition, semblèrent lui offrir quelque répit, il remonta lui-même ce bloc odieux jusqu’aux plus hauts sommets de la lettre A et joua le rôle de supplicié volontaire.

Ses derniers mois furent un exemple admirable de travail, de conscience et de courage. Il avait voulu faire, en 1937, le cours de la Société des Conférences.  Parlant, sans une note, du théâtre qui avait enchanté sa jeunesse, il étonna et ravit ses auditoires par la fermeté de sa pensée, par l’impeccable précision de son discours, et par la vigoureuse causticité de ses jugements. Quand vint l’été il refusa, comme de coutume, de prendre des vacances. Il fit, pour la quarantième fois, son cours de l’Alliance française. Plus que jamais sa vie se passait dans le triangle, si peu étendu, que forment la rue du Pré-aux-Clercs, la rue de l’Université et le quai Conti ; plus que jamais il se partageait exclusivement entre les deux seules choses qui comptassent au monde pour lui : ses affections de famille et les devoirs de ses charges.

Je lui rendais alors visite chaque semaine car il m’avait demandé d’occuper, l’année suivante, la chaire de la Société des Conférences, et attachait quelque importance à la préparation de ce cours. Ces rencontres dominicales m’ont laissé la plus profonde impression. Je le trouvais toujours, dans cette petite chambre où un divan lui tenait lieu de lit, assis devant sa table de travail et les jambes enveloppées de son éternelle couverture. Ce travail obstiné d’un mourant, et qui le savait, forçait l’admiration. La veille même de sa mort je reçus de lui un dernier billet où il me demandait, comme toujours avec raison, de modifier le titre d’une conférence. L’écriture en était aussi ferme que jamais.

J’ai vu M. Doumic sur son lit de mort. Son visage ascétique avait pris une extraordinaire beauté. Son masque pâle, sa barbe étroite et allongée, son air d’obstination réfléchie évoquaient certaines figures du Greco. À ceux qui se seraient étonnés de retrouver chez un homme qui avait été un professeur, un critique et un administrateur, les traits de ces guerriers mystiques et le prestige hautain du comte d’Orgaz, il eût été facile de répondre. Comme les soldats du Greco et aussi ardemment qu’eux, M. Doumic avait livré son combat et professé sa foi. Il avait combattu la paresse, l’anarchie, le désordre et la bassesse ; il avait eu foi en la France, en sa littérature classique, en ses vieilles institutions, en ses croyances traditionnelles. « Grande âme aux grands travaux sans repos adonnée », il avait veillé à ce que, dans la mesure où cela dépendait de lui, il y eût toujours, dans son pays, quelques coins au moins qui marchassent bien. Il y avait réussi. Il laissait, en disparaissant, partout où il avait commandé, un mélange de respect, de crainte, de confiance et d’affection. Et c’était là sans doute pourquoi il conservait dans la mort l’autorité tranquille et magistrale qu’il avait eue dans la vie.