Réponse au discours de réception de François Albert-Buisson

Le 10 novembre 1955

Léon BÉRARD

Réception de François Albert-Buisson

 

Monsieur,

L’écrivain et le savant que vous venez de louer avec tant de pénétration et de ferveur est l’un des hommes qui ont, depuis un siècle, fait le plus d’honneur à l’Académie française.

On pense, en évoquant sa figure, à ce voyageur voilé dont parle Chateaubriand et qui s’assied au bout de la table sans laisser soupçonner quel il est. Peut-être ne fallait-il pas moins que la mort de notre illustre confrère pour que sa grandeur nous fût pleinement révélée. Une grande réserve, tempérée par une extrême courtoisie, une sorte de pudeur intellectuelle lui donnaient l’apparence d’un personnage assez mystérieux. À nous qui l’avons connu, toutefois, ces qualités de mesure et de discrétion n’ont pu cacher la force et le rayonnement d’une pensée qui a su éclairer tant de pages obscures de notre histoire et accroître d’une science en grande partie nouvelle le domaine du haut savoir. Bien loin d’appauvrir son intelligence ou de la détourner de ses sources vives, le détachement qu’il s’était imposé dans sa recherche incessante de la vérité l’avait singulièrement enrichi. Émile Mâle est de ceux qui ont entendu le conseil de l’Imitation : Renoncez à tout, vous trouverez tout.

Parce qu’il a renoncé, par inclination naturelle autant que par discipline de l’esprit, aux conquêtes, aux aventures qui ont pour butin ces « grandeurs de chair » que les hommes se disputent âprement, il lui sera donné de découvrir un monde et d’en posséder les richesses incorruptibles. La vocation du savant et de l’artiste ne serait-elle point par quelques côtés semblable à celle d’un Christophe Colomb ? Dans leurs expéditions à travers les âges, leur science ou leur génie, la passion de connaître leur font deviner et suivre des routes qui conduisent parfois sur des rivages qu’ils avaient d’abord entrevus comme dans un songe. Aux yeux de tel d’entre eux, les contours du moyen âge se dessinent, dans la géographie de l’histoire ; son relief s’accuse avec puissance ; ce n’est plus là ce continent incertain, pareil aux ferme ignotae des vieux atlas, et dont le XVIIe siècle s’était désintéressé, que le romantisme avait peuplé d’une flore luxuriante et maléfique, d’une faune monstrueuse. Le moyen âge lui apparaît tel que l’avait défini le poète : « énorme et délicat » ; il lui apparaît surtout dans la vérité la plus intime de son âme, transfiguré par la foi. L’art médiéval a vécu de cette foi, il en a fait, dans la pierre des temples, pour l’instruction des fidèles, un hymne de louange à la gloire du Dieu vivant.

Les trésors spirituels qu’Émile Mâle rapporte de son voyage dans le temps, il nous les livre avec cette libéralité suprême qui pousse la délicatesse jusqu’à se faire oublier. Telles visions de notre esprit, telles vibrations, tels accords de notre sensibilité dont nous lui sommes entièrement redevables nous sont devenus si familiers, si intimes, que nous serions tentés parfois de nous en attribuer le mérite. Lorsque nous évoquons le siècle de saint Louis ou lorsque nous pénétrons dans l’une de nos cathédrales, Émile Mâle est avec nous — serait-ce à notre insu — ; il éclaire et dirige notre méditation.

Il aurait pu, ayant reçu les dons majeurs de l’écrivain, céder à la tentation de choisir un des nombreux motifs que lui offraient ses études, pour en tirer matière à des développements sonores et nous faire entendre quelqu’une de ces musiques de la prose dont parlait Henri Bremond. Il a la sagesse de sacrifier aux exigences de la doctrine les vanités de la forme. Historien de l’art, il respecte trop les monuments que déchiffre sa science et les peuples endormis qu’éveille son amour pour leur demander le thème d’un succès littéraire. Une fois de plus, Émile Mâle trouve ce que l’oubli de soi-même et de sa propre gloire lui avait fait négliger : irréprochable et vivant, son style enseigne, émeut, inoubliable en sa limpidité classique, d’un lyrisme d’autant plus fort qu’il est contenu et que l’auteur est maître de tous ses mots. Il se gonfle soudain d’une voix puissante dont les gémissements et les cris d’allégresse ont une résonance infinie : la voix des siècles.

Qui ne reconnaîtrait chez Émile Mâle la sensibilité, l’âme d’un vrai poète ? Il choisira cependant de s’adonner, dans le domaine de l’histoire et de l’archéologie, aux recherches les plus austères. Celui qu’a visité l’inspiration s’astreint à vérifier ses hypothèses, au moyen d’une immense lecture, en établissant la concordance des textes et des images, de l’idée et du symbole, des dogmes ou des mystères et des représentations symboliques qu’en propose l’art religieux. Avec une persévérance dont on demeure confondu, il édifie l’œuvre à laquelle il a consacré sa vie. Et tandis qu’il s’assure, par le bon usage des méthodes critiques, de la solidité de sa construction, le feu intérieur qui l’anime ne cesse d’éclairer et de vivifier ses travaux. Le poète transforme le travail infiniment consciencieux de l’architecte, lequel, ne rusant avec aucune difficulté, affronte loyalement tous les pro-Hèmes d’un art difficile et sans compromis. La cathédrale monte, faite de science et d’amour. Lorsque ses flèches percent la gloire du soleil couchant, on ne se souvient plus des peines sans nombre qu’il en a coûté pour l’élever. Avec ses lignes qui prient et ses feux qui ruissellent, elle est une création suprême placée aux frontières du monde visible, un cri de l’âme vers l’infini.

Louis Gillet, qui fut sans nul doute, par son savoir et son admirable talent d’écrivain, l’un des continuateurs légitimes d’Émile Mâle, a comparé cette œuvre grandiose à un monument d’architecture religieuse. Dans une étude pleine de charme et d’autorité qu’il a consacrée à son vieux maître, il nous le montre, au jour du jugement dernier présentant à Dieu sur ses paumes ouvertes, dans la pose que l’on prête aux anciens donateurs, le symbole de sa cathédrale.

Si le nom d’Émile Mâle est à juste titre inséparable de l’image que nous formons désormais de Chartres, d’Amiens, de Reims ou de Laon, on ne saurait oublier, sans méconnaître tout un aspect de son génie que le grand exégète de la cathédrale gothique fut aussi un admirable commentateur de la basilique En 1923, Émile Mâle est appelé à la direction de l’École Française de Rome. Il s’installe dans les régions hautes du Palais Farnèse qui, si elles ne possèdent point le fastueux décor du piano nobile, sont enchantées de toutes les aubes et de tous les crépuscules dont pâlit ou s’empourpre le ciel romain. Un dialogue va s’ouvrir entre lui et la ville aux toits de tuiles rondes qui ondulent sous le soleil, aux terrasses ensanglantées de géraniums aux coupoles vermeilles qui tremblent dans l’azur. Le dialogue s’engage, et le savant venu des brumes de la Gaule ne restera point le débiteur comblé de cette lumière triomphante. À Rome, qui lui découvre ses trésors, il saura répondre par un présent digne de la Ville éternelle. Qu’il est difficile cependant d’offrir une nouvelle parure à la Cité impériale et pontificale, deux fois reine des nations ! Lassée des hommages que les siècles ont répandus à ses pieds, elle ne retient, pour s’en glorifier que les cris d’admiration que sa beauté immortelle sut arracher au génie. Dédaigneuse, elle oublie les chants dont l’harmonie lui semble imparfaite, elle méprise les joyaux qui ne resplendissent point de l’inimitable pureté du diamant, elle n’accepte que les tributs royaux. Une de ces offrandes, Émile Mâle devait la lui dédier sous la forme d’un livre : Rome et ses vieilles églises.

Les vieilles églises de Rome, couleur de rose fanée ou de miel brun, qui en dira le charme, avec leurs campaniles ajourés qu’encerclent les ébats stridents des hirondelles, leurs absides et leurs rotondes où glisse la précieuse lumière du jour, cette lumière que n’inventa inventa point l’œil de Claude Lorrain et qui, vers le soir, tourne, lentement poursuivie par les ombres du crépuscule Le visiteur les découvre sur le bord d’une petite place silencieuse pavée de soleil, ou dissimulées dans la verdure d’un jardin que parfume l’odeur amère des cyprès. De ces églises, on goûtait l’exquise mélancolie, sans en connaître l’histoire. Il appartenait à Émile Mâle de les interroger une à une au cours de promenades solitaires et d’attentives méditations. Elles avaient beaucoup à lui dire. Edifiées aux confins de deux mondes, le monde antique et le monde chrétien, elles unissent de même l’Orient à l’Occident. Leurs mosaïques développent des thèmes d’alliance et de concorde entre les civilisations et les âges : on y voit les Apôtres revêtus de la toge des sénateurs romains tandis que, sur de frais gazons émaillés de fleurs, l’âge d’or, vainement rêvé et appelé par le chant des poètes latins, apparaît comme la divine réalité du printemps paradisiaque. Ailleurs, le souverain pontife, patriarche d’Occident, s’agenouille aux pieds d’une Vierge byzantine, sombre et pure comme la nuit ; cependant qu’une image des lieux saints de la Palestine fait mémoire de Jérusalem au cœur de la cité choisie par Pierre pour y établir le centre de son Église. En évoquant le passé de ces sanctuaires, en nous rappelant combien leur signification historique et religieuse nous les rendait vénérables, Émile Mâle en a accru et spiritualisé la poésie. Il a jeté son obole au trésor fabuleux de Rome, la peuplant d’ombres, de voix et de gestes oubliés.

La mort ne surprit pas Émile Mâle ; elle le trouva forgeant le dernier maillon de la chaîne, celui par quoi son œuvre immense serait exempte de toute lacune, de toute solution de continuité : une Histoire de l’Art carolingien. Émile Mâle est mort à Chaalis, un 6 octobre. Comment demeurer insensible aux harmonies secrètes qui semblent avoir accordé ce lieu, cette saison à l’achèvement d’une destinée aussi parfaitement accomplie ? Celui dont la générosité seule égalait la richesse a cessé de vivre un jour d’automne, alors que la terre dépouillée a donné tous ses fruits, que la moisson a été broyée sur l’aire et que les raisins mûrs coulent au pressoir. Celui qui avait aimé d’amour l’âme de notre pays, qui en avait exalté les aspirations les plus nobles et les certitudes les plus vives, s’en est allé dans la lumière nacrée du Valois, au cœur de la France où pleure toujours, au pied des arbres séculaires, le rire d’une jeune fille qui s’appela Sylvie et qui incarna quelques-uns des rêves les plus subtils et les plus purs de notre nation. Je dis bien qu’il s’en est allé, selon l’une des consolantes expressions de l’épigraphie chrétienne des tombeaux : Obiit. Émile Mâle ne croyait pas à la mort. Sur le masque de pierre des gisants qu’il avait maintes fois contemplés dans le jour intemporel qui descend des vitraux, il n’avait jamais pressenti que le mystère du pardon et l’attente déjà comblée d’une seconde naissance.

L’étude que vous avez faite, Monsieur, d’une telle figure et d’une telle œuvre ne pouvait que vous incliner aux sentiments dont vous nous faisiez part dès les premiers mots de votre remerciement. Vous nous avez fort bien décrit, avec tout l’accent de la sincérité, le trouble profond dont est saisi celui qui vient prendre séance au milieu de nos fauteuils imaginaires, dans cette sorte de Panthéon immatériel peuplé d’ombres glorieuses. Il s’étonne alors d’avoir obtenu ce qu’il ne s’est pas fait faute de désirer. En proie, nous dites-vous, à une espèce d’hallucination, tout lui paraît, autour de lui nouveau, inconnu, redoutable. Impression d’autant plus vive que le nouvel élu se trouve, ce jour-là, moins disposé à considérer ses propres mérites qu’à les comparer avec ceux des vivants qui l’entourent, et, singulièrement, avec ceux du mort dont il vient prendre la place. C’est qu’ici nous ne sommes pas nécessairement, si l’on peut ainsi dire, les héritiers de ceux à qui nous succédons ; l’ordre de succession se règle ici, non suivant quelque loi, naturelle ou écrite, d’ailleurs inconcevable, mais par les choix de l’Académie, avec tout ce qu’ils ont, suivant une de nos traditions les plus constantes, de rigoureusement discrétionnaire.

« Je ne fus jamais un sujet académique », nous dit le duc de Saint-Simon sur le point de finir le chef-d’œuvre clandestin qu’il léguait à la postérité. Et il nous paraît assez vraisemblable que le dédain l’emporte, dans cet aveu, sur le regret ou la modestie. Le « sujet académique » doit être, peut-on croire, une espèce malaisée à définir. On trouverait à y discerner, je pense, plusieurs variétés. Je ne me mêlerai point d’en faire un dénombrement et de marquer celle où il pourrait convenir de vous ranger. Il me suffit de savoir quels honneurs insignes vous avaient déjà rendu familier le décor de ce vieux palais le jour où vous obteniez celui qui a donné lieu à cette solennité.

Vous êtes entré en 1936 à l’Académie des Sciences morales et politiques : compagnie dont plusieurs membres ont occupé en des temps fort divers des places à l’Académie française ; ils ne s’y trouvèrent jamais en aussi grand nombre qu’il y a un siècle environ, alors qu’ils avaient, pour y être admis, à rechercher les suffrages d’écrivains tels que Lamartine, Hugo, Musset, Vigny, Sainte-Beuve, Mérimée. En 1951, vous receviez de vos confrères la charge de Secrétaire perpétuel. Ce qu’est un emploi de cette nature, ce qu’il veut de soin et de qualités chez celui qui s’y voit appelé, je ne nie mettrai pas en peine de le dire, puisque nous le tenons d’un académicien célèbre et dont l’avis est là-dessus singulièrement autorisé. « Le secrétaire d’une académie, a écrit d’Alembert, doit non seulement avoir une connaissance étendue des différentes matières dont l’académie s’occupe, mais posséder encore le talent d’écrire, la finesse de l’esprit, la facilité de saisir les objets et de les présenter... » Appréciation qu’il y aurait à compléter peut-être par cette remarque toute pratique de Sainte-Beuve disant en substance que le Secrétaire perpétuel a « de fait le gouvernement de l’académie » et que s’il n’y exerce pas la principal influence, « c’est qu’il ne le veut pas ».

Vous aviez fourni, Monsieur, une belle carrière académique quand il vous est survenu, il y a trois ans, comme une promotion inopinée, que l’on tenterait en vain de relier à quelque précédent. Sous la tutelle de l’autorité publique, l’Institut de France administre un vaste patrimoine dont il ne possède en propre qu’une part minime. De ces richesses il ne saurait faire d’autre emploi que celui qui a été prescrit par ceux de qui il les tient : des morts, pour la plupart. Qu’une telle administration se soit fort compliquée dans ces années dernières, chacun le devinerait sans peine, n’eût-il qu’une idée imparfaite du trouble que les variations des signes monétaires ont mis dans tout patrimoine et dans tout budget. Parmi tant de bouleversements et de vicissitudes d’ordre financier, nous entendons certes demeurer fidèles aux règles libérales posées par nos statuts ; nous délibérons librement des intérêts ou des affaires dont le soin nous a été commis avec nos fondations. Que de difficultés cependant nous voyons surgir, dont la solution suppose des décisions promptes non moins que des rapports aisés et fréquents avec ces organes du pouvoir — ministres, ministères, bureaux — que l’on appelle aujourd’hui, en des termes étrangement abstraits et impropres, les « hautes instances de l’État ».

Il est clair qu’en pareille conjoncture, la délibération manquerait souvent d’efficace, si le corps délibérant n’était assisté d’une autorité émanée de lui-même, capable d’agir à tout moment en son nom et à sa place, telle enfin qu’elle lui tienne lieu de cette « puissance exécutrice » dont il est parlé dans l’Esprit des Lois. C’est vous, Monsieur, que l’Assemblée générale de l’Institut a choisi pour remplir ce mandat. Le soin de prévoir, de prévenir, de négocier et d’accommoder n’y entrait pas pour une moindre part que les pouvoirs mêmes qui vous étaient délégués. Au vrai, l’office que nous avons créé là pour vous le confier vous apportait, autant qu’un nouvel honneur, une charge avec d’austères devoirs. Qui ne nous approuverait d’en avoir relevé la dignité et marqué l’importance en y attachant ce titre de Chancelier où semble reluire quelque splendeur d’Ancien Régime ? Décidément, c’est un beau témoignage de considération que les Cinq Académies venaient de vous décerner, lorsque vous avez été élu par l’Académie française.

Sans me soucier de l’ordre chronologique, je suis entré, Monsieur, dans votre biographie par ses épisodes les plus récents. J’ai cru observer qu’un objet essentiel du discours adressé au récipiendaire était de l’aider à vaincre son émoi, à se défendre au besoin d’un excès de modestie, en légitimant à ses propres yeux l’honneur qui lui a été accordé. Et rien ne m’a semblé plus propre à donner une juste idée de vos mérites que l’estime même qui en a été faite dans ce grand corps de l’Institut dont vous êtes membre depuis vingt ans.

Persévérant en ce propos, je vous demanderai de réfléchir avec nous sur ce que Paul Valéry a excellemment appelé « la fonction et le mystère de l’Académie française ». « L’esprit, affirme-t-il, ne saurait se fixer sur elle sans éprouver une certaine sensation de mystère. » « La singularité de l’Académie, dit-il encore, est d’être indéfinissable. » Nous croyons pressentir ce qui se cache sous ces mots à la fois pénétrants et pudiques. Ce qui s’y cache pourrait peut-être s’exprimer par les propositions assez simples que voici : ne vous récriez pas aux apparences de contradiction et de paradoxe qu’elles vous offriraient ; ce ne sont que pures apparences. Tenez hardiment les deux bouts de la chaîne.

Il y a eu cinq cents académiciens entre 1635 et 1900 ou, si l’on veut, de Valentin Conrart à Gaston Boissier. Vous serez frappé de voir combien il en est, sur ce nombre, dont il ne reste, injustement peut-être, nulle mémoire. Il n’était pas nécessaire d’avoir autant d’esprit que Chamfort, écrivain excellent, et moins bon académicien, pour faire cette remarque : « Qui croira que Corneille n’ait écrit Horace, Cinna, Polyeucte, que pour obtenir l’honneur d’être assis entre MM. Granier, Salomon, Porchères, Colomby et Boissat ? » Il n’en est pas moins vrai que vous rencontrerez sur ‘notre liste des Cinq-Cents les noms de la plupart des hommes qui ont le plus grandement concouru, en trois siècles, par leurs ouvrages ou par leurs actions, à augmenter le crédit et le prestige du nom français. Cette première observation ne nous découvre rien qui ne soit selon la nature des choses. De même en sera-t-il de celle qui va suivre.

La gloire de l’Académie tient, pour une part et de beaucoup la plus grande, à la gloire même des écrivains, morts ou vivants, dont les noms sont inscrits sur ses états. Sa réputation, son autorité, son avenir dépendent étroitement du soin qu’elle prendra d’élire, en tout temps, de quelque bord qu’ils soient, les meilleurs, les plus originaux, les plus puissants, ceux qui auront contribué par leurs œuvres à l’éclat de notre langue et de nos lettres. Peut-être s’en trouvera-t-il de notables qui ne témoignent nul empressement à rechercher ses suffrages. Certains même nous rappelleront peut-être ces invités récalcitrants de la parabole évangélique dont les places au banquet sont finalement données à des convives d’un lustre moins éclatant, mais qui ont le mérite de ne pas se faire prier. Ceux-là, on souhaiterait, faute de pouvoir les mettre, malgré eux, au nombre des élus, qu’ils fussent tout au moins dans le cas de se tenir pour appelés. L’Académie ne se montrera jamais trop exacte à marquer par ses choix la faveur privilégiée qu’elle doit et qu’elle accorde aux écrivains. D’ailleurs ses annales font foi qu’elle a choisi et accueilli les plus grands, depuis trois siècles, exception faite de ceux dont il n’est que trop assuré qu’ils manqueront à jamais à sa gloire, de Molière à Balzac, de Balzac à Baudelaire et Michelet. Combien sont-ils cependant, parmi nos Cinq-Cents, ceux qui ne doivent qu’à leurs écrits une immortalité sans vicissitudes, une renommée toujours vivante, à l’abri de tout litige ? Beau sujet d’enquête ou de concours, en un temps qui a tant de goût pour les classements, les jurys, les distributions de prix, même à titre posthume. J’ose croire à mes risques et périls que, de ces immortels des lettres, je dis : immortels jusque dans la mort, les chercheurs les plus perspicaces n’en sauraient dénombrer que huit ou neuf au grand siècle classique, six ou sept au XVIIIe siècle, quatorze ou quinze au XIXe. —C’est peu, s’écrierait Candide. — C’est beaucoup, répondrait Martin.

Voilà qui nous rapproche de ce qu’il y a de plus caché dans le mystère de l’Académie. Sans prétendre forcer ce profond secret, je dirai qu’il m’apparaît comme lié à un fait constant, un fait historique. C’est que dans une Compagnie chargée de maintenir le bon usage de la langue, on a toujours vu, mêlés aux grands artistes de la langue et du style, de hauts dignitaires de l’Église, de grands soldats, de grands commis, des politiques, des diplomates, des juristes, des magistrats, des avocats. À côté d’un mystère, nous enseigne Valéry, il y a là un charme : un des charmes de l’Académie, qui tient, nous dit-il expressément, à ce qu’elle n’est pas une « collection de gens de lettres », à ce qu’elle ne se restreint, dans ses choix, à aucune discipline particulière, à aucune « spécialité ». Par où la pensée du poète de la Jeune Parque se réunit à celle d’Ernest Renan célébrant dans notre Compagnie une réunion d’hommes qui représentent, à des titres, par des talents et des travaux extrêmement divers, la « civilité » de la nation, une institution fondée, entre autres choses, sur « l’assimilation de tous les ordres de services sociaux ». Il me reste à dire, Monsieur, toujours pour dissiper les alarmes secrètes dont vous nous avez fait l’aveu, par quels « services sociaux » vous vous recommandiez à nos suffrages.

Vous êtes né à Issoire, dans l’ombre de l’église Saint-Austremoine, pur et imposant chef-d’œuvre de l’art roman d’Auvergne. Je ne crois pas avoir à rechercher quelles harmonies on apercevrait entre votre personne, votre vie, vos travaux et les caractères de votre terre natale, du Massif Central, du royaume de Vercingétorix. Quelque attachement que je garde, comme tant d’autres de ma génération, à la mémoire et à l’œuvre du noble, honnête et grand esprit qu’est Hippolyte Taine, je crains fort que les théories et les méthodes de ce philosophe ne fussent décevantes, appliquées à une telle recherche. Sans doute, tenez-vous de votre âpre et rude province une ardeur opiniâtre au travail. Hors de là, je crois trouver en vous bien des traits — aisance dans l’effort, affabilité, égalité d’âme dans les vicissitudes de l’action ou des entreprises — qui ne seraient pas autres si vous étiez né béarnais ou tourangeau. Le plus illustre de vos compatriotes, Blaise Pascal, s’accuse quelque part d’avoir « fait quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune ». Je ne pense pas que vous avez jamais eu sujet de vous adresser un tel reproche.

L’influence la plus décisive qui se soit exercée sur vous est celle d’une mère chrétienne de qui la foi s’accordait le plus simplement, le plus naturellement du monde avec un sens très sûr et très droit. Elle avait reçu une excellente éducation ; elle vous a élevé, elle a formé vos inclinations premières. Sans doute devez-vous aussi pour une part à sa tendre vigilance d’avoir fait de très bonnes études classiques au collège d’Issoire. Les palmarès de cet établissement certifient de façon éclatante que vous avez été un fort brillant élève en toutes disciplines, avec un goût prononcé pour les lettres. Promesses du palmarès, que le même Pascal eût peut-être jugées d’autant plus trompeuses qu’elles ne le sont pas toujours. Que serait-il auguré de votre avenir d’après ces prémices scolaires de votre intelligence ?

Alors, il n’était point parlé d’une science merveilleuse appelée l’orientation et dont certains nous assurent qu’elle est propre à déterminer ou discerner à coup sûr les aptitudes véritables d’un adolescent. Comme cette science, quelque peu apparentée peut-être à la magie, aura manqué aux pédagogues d’autrefois ! S’ils l’avaient possédée, que d’erreurs de vocation n’eussent-ils pas prévenues chez beaucoup de leurs élèves, chez quelques-uns même qui seraient un jour de grands hommes. Nul, par exemple, ne s’était mêlé d’orienter ce fils de vignerons du Beaujolais, nommé Claude Bernard, alors que, modeste employé dans une pharmacie de Lyon, il n’était occupé que d’écrire des pièces de théâtre, qu’il rêvait de faire jouer à Paris. Or, il y avait à Issoire, dans la rue où habitaient vos parents, une Recette des finances et une pharmacie. Le Receveur et le pharmacien vous témoignaient, à cause de vos succès d’écolier, un grand intérêt. Le Receveur vous prédisait un bel avenir dans son administration ; et, comme vous preniez haut votre visée, avec l’assurance que vous donnait votre ardeur à l’étude, vous étiez résolu de vous préparer au concours de l’inspection des finances : ce qui vous eût aussitôt appelé à Paris. À votre mère, qui redoutait d’être prématurément séparée de vous, le pharmacien tint un langage qu’elle était fort disposée à entendre. Ne resteriez-vous pas encore quelque temps auprès d’elle, si vous faisiez un stage chez lui ou chez tel de ses confrères ? Vous eûtes la sagesse de suivre le conseil de ce voisin officieux. Ainsi vous êtes-vous préparé à l’exercice d’une profession que vous n’exerceriez guère ; et vous alliez par là trouver accès à une carrière qui ressemblera fort, par plusieurs endroits, à celle que vous aviez rêvée. Certaines destinées nous apparaissent comme réglées par une sorte de déterminisme providentiel : que les théologiens et les philosophes me pardonnent cette expression ! Il advient là qu’une vocation s’accomplisse à l’aide même de ce qui semblait la contrarier. À l’École de pharmacie de Paris, vos maures, dont deux membres de l’Académie des Sciences, vous tenaient en grande estime. Un jour qu’il vous a été proposé un poste de direction dans l’industrie, alors que vous vous trouviez fort empêché de réaliser l’apport de fonds exigé de vous pour obtenir cet emploi, ils vous ont donné leur caution morale. Par là vous avez été mis, fort jeune encore, à la tête d’une importante entreprise de produits chimiques. Par là il vous sera donné de vous élever au premier rang dans un ordre d’activité et de « services sociaux » fort honorables, personne ne songeant, je pense, à établir comme des degrés de dignité sociale, entre de grandes industries, selon qu’elles travaillent à la transformation du pétrole, du charbon, des minerais métalliques ou qu’elles fabriquent des produits qui intéressent l’art de guérir. Providentiel pharmacien d’Issoire !... C’est lui, Monsieur, qui avait pourvu, sans qu’il s’en doutât, à votre orientation.

De quelques faveurs que vous fussiez redevable au destin, vous ne vous êtes jamais fié témérairement sur sa constance ; vous n’avez pas cessé de mériter ses bienfaits et, si je puis dire, de seconder sa libéralité, en mettant beaucoup de soin à vous assurer vous-même de ces sortes d’avantages dont rien ne nous assure, si ce n’est notre propre effort, l’application, le travail. Avant terminé vos études supérieures de Pharmacie, ancien interne des Hôpitaux, Docteur de l’Université de Paris, et même lauréat de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine, vous avez résolu de faire vos études de Droit que vous avez suivies avec le zèle le plus assidu jusqu’au Doctorat. C’est à quoi vous devez, pour une bonne part, de vous être trouvé prêt à franchir un passage décisif de votre vie publique, et celui où vos mérites ont été mis en pleine lumière.

Dans les années qui ont suivi la première guerre universelle, vous avez été nommé juge au tribunal de commerce de la Seine et, peu de temps après, président de ce tribunal. Président ou juge, vous remplirez pendant vingt ans une charge de judicature. Et c’est là, chacun le sait, une magistrature élective, les juges étant choisis par les justiciables, comme en avait décidé le grand homme d’État, fondateur de l’institution et gloire de l’Auvergne, le Chancelier de l’Hospital. La chose vaut d’être remarquée : c’est toujours par élection qu’ont eu lieu vos plus notoires avancements.

Il n’est que juste de le dire, vous avez exercé de façon à obtenir les suffrages les plus autorisés et les plus libres une des fonctions les plus difficiles de l’ordre judiciaire. Sait-on assez tout ce que ses devoirs d’état exigent de qualités et de connaissances chez le magistrat appelé à juger les causes commerciales ? Il devra s’inspirer, dans ses décisions, de l’équité et de l’usage, sans qu’il lui soit jamais permis de s’affranchir des textes et de la règle écrite ; la matière abondante et quotidienne des sociétés et des faillites, par exemple, lui proposera des questions étroitement juridiques et des plus ardues. Il ne remplira d’ailleurs une partie essentielle de sa tâche que s’il est pourvu du discernement, de la fermeté d’esprit et d’âme qui lui sont nécessaires afin de reconnaître l’héroïque probité de César Birotteau tout en faisant justice des pratiques, de la fourberie presque surhumaine, de l’hypocrite noirceur de Du Tillet et de ses élèves. Vous vous êtes montré égal à tous ces devoirs et à toutes ces difficultés, autant par votre savoir, la pénétration et la sûreté de votre jugement que par un goût, un sentiment vif de l’ordre et de la discipline que vous avez su communiquer à tous dans la Compagnie que vous dirigiez. L’honneur de plaider devant vous ne m’a été donné qu’une seule fois. Et j’ai eu le déplaisir de perdre mon procès. Mais comment aurais-je cédé à la tentation de vous maudire, puisque le motif déterminant de la sentence qui décevait mon espoir était libellé en latin, à l’aide de vigoureux aphorismes pris de nos grands ancêtres, les juristes de l’antiquité romaine ?

Il est véritable, Monsieur, que vous avez au tribunal de commerce comme ailleurs, donné du lustre aux fonctions qui vous étaient confiées. Il me paraît que vous y avez été aidé par votre attachement à de vieilles coutumes, un peu trop cérémonieuses peut-être aux yeux de certains, mais qu’à bon droit vous jugiez propres à relever la dignité d’une charge ou d’un corps constitué. Vous avez rétabli devant la juridiction consulaire de Paris l’usage de la Mercuriale et les audiences solennelles où vous preniez la parole en présence des hauts magistrats placés à la tête de la Cour d’appel et de la Cour de cassation. La Mercuriale, nous apprennent de vieux auteurs, était un discours prononcé, à la rentrée, après les vendanges, dans les parlements d’ancien régime, par le premier Président ou son délégué, et où ce magistrat parlait contre les tromperies et les désordres qui se commettaient dans l’administration de la Justice. Un des plus grands écrivains de la France et l’un de vos prédécesseurs au fauteuil dont vous prenez aujourd’hui possession, Montesquieu, fut un jour chargé d’adresser cette harangue d’automne au Parlement de Bordeaux. Attestant dès l’exorde les Saintes Écritures et les grands empereurs romains, le Président, seigneur de La Brède, s’écriait, avec un accent prophétique qui ne lui était pas coutumier : « Que celui d’entre nous qui aura rendu les lois esclaves de l’iniquité de ses jugements périsse sur l’heure ! Qu’il trouve en tout lieu la présence d’un dieu vengeur et les puissances célestes irritées ! Qu’un feu sorte de dessous terre et dévore sa maison ! Que sa postérité soit à jamais humiliée ! Qu’il cherche son pain et ne le trouve pas ! » Il poursuivait à vrai dire, faisant trêve aux imprécations, par des phrases d’un tour vif et bref, qui nous paraissent écrites de la même encre que les Lettres Persanes. « Les juges, disait-il, se sont toujours trouvés au milieu des pièges et la vérité a laissé dans leur esprit les mêmes méfiances que l’erreur. L’obscurité du fond a fait naître la forme. Les fourbes... s’en sont fait une espèce d’art : des professions entières se sont établies, les unes pour obscurcir les affaires, les autres pour les allonger. »

Quelque différentes qu’elles puissent être de ce modèle unique et inimitable, vos Mercuriales, Monsieur, forment une œuvre digne d’estime et qui vous fait grand honneur. Écrites d’un style aisé et naturel, d’une clarté et d’une convenance parfaites, elles nous présentent, non seulement sur le monde étroit des créanciers et des débiteurs, mais sur l’état d’une société profondément ébranlée par la guerre, des vues fort pénétrantes et qui n’ont rien perdu certes de leur justesse ni de leur portée. On y reconnaît sans peine comme un fonds solide que vous tenez de votre expérience, de votre réflexion, de votre culture. Par vos avertissements et vos adjurations, vous vous évertuez à conjurer un des plus grands périls dont l’ordre social soit menacé aujourd’hui comme hier. Un péril qui tient à ce que les mœurs et les lois conspirent à ruiner la notion de contrat, pratiquement à rayer du nombre des devoirs cette fidélité à la promesse librement souscrite où l’on s’était plu à voir une règle majeure applicable aux rapports juridiques entre individus et entre États. Vous avez été des tout premiers à pressentir, à dénoncer avec force et avec courage ce « déclin du Droit » que devait décrire avec tant de rigueur scientifique, notre confrère, le Doyen Ripert.

Vous aviez acquis, dans l’exercice de la fonction judiciaire, une autorité si grande que le gouvernement français crut bon de recourir à votre conseil et à vos services officieux, en des circonstances bien caractéristiques des temps difficiles où nous sommes depuis une quarantaine d’années. Tout de même que si vous aviez été Inspecteur des Finances, des ministres vous ont demandé de « renflouer » — c’est le mot usuel et inévitable — des entreprises de commerce d’argent, plus précisément des banques en perdition. « Renflouer », « renflouage » et « renflouement » sont des termes que les finances ont fort judicieusement empruntés au vocabulaire de la marine. Rien n’est plus comparable à un navire en danger de naufrage ou échoué qu’une affaire menacée de ce désastre banal et si souvent irréparable que nous appelons, en Droit, et à l’aide de mots si peu expressifs, l’état de cessation des paiements. Vous n’avez pas seulement remis à flot les navires qui furent confiés à vos soins ; vous les avez ramenés au large. Un président du Conseil et plusieurs ministres des finances vous en ont très expressément remercié comme d’un service rendu au pays. Si les entreprises sauvées par vous avaient sombré, le crédit public et l’intérêt de l’État, mêlé aujourd’hui à tant de choses, en eussent souffert un préjudice grave. Là encore le favorable succès de votre action a tenu, en même temps qu’à vos rares qualités d’administrateur, au don que vous avez de rendre agréable le commandement, de rétablir là où il est besoin, par une autorité affable et persuasive, la discipline, l’ordre, les méthodes rigoureuses.

Vous aviez longuement médité, Monsieur, vos Mercuriales en témoignent, sur les rapports du Droit et des affaires, ou bien du Droit et de l’Économie ; ce qui vous a conduit à réfléchir sur les rapports de la politique ou du pouvoir et du Droit. Le fruit de ces réflexions se reconnaît dans les livres que vous avez écrits. Ces ouvrages se relient étroitement, dirai-je, à vos préoccupations, à vos goûts, même à vos expériences d’homme d’action et d’homme cultivé. Rien ne s’y voit qui procède de quelque dessein démesuré ni d’une ambition frivole. Vous n’avez pas songé, en les composant, à « mettre », comme eût dit Pascal, l’« enseigne » d’écrivain ou d’homme de lettres.

Les deux premiers racontent l’histoire de deux hommes célèbres de votre province d’Auvergne, deux Chanceliers de France : Antoine Duprat, Michel de l’Hospital. Deux juristes et deux politiques qui ont étudié dans les livres et tenté de résoudre par l’expérience, au milieu de furieuses dissensions civiles, ce grand problème : la conciliation du pouvoir politique et du Droit. Le cardinal Duprat, avocat et bourgeois sorti du rang, son père vendait du drap, comme le père du héros peut-être le plus national de Molière. Sous François Ier, en Auvergne, M. Jourdain avait déjà des ancêtres et qui étaient en bonne veine d’avancement et de prospérité. Michelet a dit un peu précipitamment de Duprat qu’il rechercha la pourpre et le chapeau pour éviter d’être pendu : « on ne pend pas un cardinal ». Reconnaissons en lui avec vous un pur légiste, l’homme du Droit romain, étroitement fidèle aux leçons des écoles de Toulouse et de Bologne. Pour lui, la part de l’autorité ne sera jamais assez grande dans l’État. Sa profession de foi diffère grandement de celle que Racine prête à l’honnête Burrhus et où sont si harmonieusement marquées quelques-unes des antinomies de la raison politique :

« Pourvu que dans le cours d’un règne florissant

Rome soit toujours libre et César tout-puissant... »

Au Chancelier Duprat, la toute-puissance de César importe beaucoup plus que la liberté de Rome.

Avec quel soin, quelle finesse d’esprit, Monsieur, sans entrer dans aucun parallèle, vous avez opposé à ce personnage la grande et noble figure de Michel de l’Hospital. Dans des pages riches de substance sans nulle pesanteur, d’une élocution aisée, élégante sans apprêt, vous nous montrez fort bien tout ce qui a corrigé et tempéré, chez le Chancelier de Catherine, les rigueurs du légiste qu’il était lui aussi. C’est par sa culture profonde, son humanisme son esprit évangélique, son attachement à la haute pensée d Érasme que l’Hospital a mérité d’être, dans l’histoire, comme le précurseur du roi de l’Edit de Nantes : par sa modération même efficace soutien de l’autorité royale, en un siècle où affermir la puissance de la couronne, c’était travailler pour l’unité et le salut de la nation.

À ces deux livres, œuvre d’un lettré qui a su garder dans l’action le goût des idées, vous en avez récemment ajouté un troisième : un portrait du cardinal de Retz. Je pense que vous avez obéi, en décidant de l’écrire, à quelque loi des contrastes. Après deux serviteurs du pouvoir, un contempteur de la puissance publique, un homme d’intrigues et de complots, conspirateur de naissance ou de vocation. Comme je n’entends aucunement m’ingérer de rendre ici des sentences littéraires, laissez-moi m’appuyer, parlant de ce livre, sur le principe d’autorité. On connaît peu d’ouvrages qui aient rencontré depuis plusieurs années, dans la critique, plus de suffrages favorables que celui-ci. Excéderai-je le droit d’un simple lecteur attentif, ou, si vous le voulez, d’un liseur à peu près infatigable, si j’ose dire que vous nous avez donné là un livre d’un puissant intérêt ? Vous ferai-je grief d’avoir un peu flatté votre modèle ? Je pense avec vous qu’à Retz il doit être beaucoup pardonné, non pas peut-être, comme vous inclinez à le croire, à cause de sa conversion et de sa repentance, mais parce qu’il est un de nos plus grands écrivains. Et un merveilleux connaisseur en politique. Peut-être nous livre-t-il le secret de quelques époques troublées quand il parle de « l’extravagance de ces sortes de temps où tous les sots deviennent fous, et ou il n’est pas permis aux plus sensés de parler et d’agir en sages ». Et il nous a laissé cette maxime, pour servir à l’instruction de tous les gouvernements « Il sied encore plus mal à un ministre de dire des sottises que d’en faire. »

Juriste, grand administrateur, l’esprit souvent occupé des problèmes de l’État, il ne se pouvait guère que vous n’eussiez du goût pour la vie politique. Les nombreuses et chaudes amitiés que vous aviez gardées dans votre pays d’Auvergne vous aidèrent à satisfaire cette inclination. Vous étiez élu en 1935 sénateur du Puy-de-Dôme. Au Sénat, dans les dernières années de la IIIe République française, que de fois ne nous sommes-nous pas familièrement entretenus, vous et moi, de ce qui faisait à vrai dire le souci même dont l’assemblée tout entière était patriotiquement obsédée : l’imminence des périls qui menaçaient notre pays. Nous sentions que la guerre était proche et nous ne croyions pas, comme tels tribuns des anciens temps, que la victoire serait nécessairement « fidèle à la liberté ». De là les enquêtes menées avec une diligente rigueur par le Sénat sur l’état de nos armements ; de là les inquiétudes qu’il a plus d’une fois manifestées, par ses votes, frappé qu’il était de certains signes où il croyait reconnaître une certaine dissociation de la puissance publique. Cette assemblée avait certes pris une large part aux vives contestations qui s’élèvent dans tout régime de liberté ; elle fut, dans ces années suprêmes, comme dominée et gouvernée par un seul principe : celui qu’Ernest Renan a défini, d’une expression si belle et si forte, lorsque, prononçant ici l’éloge du grand avocat et du grand parlementaire Jules Dufaure, il louait cet ancien ministre de Louis-Philippe et de la République d’avoir été le « loyal serviteur » d’une « légitimité » qui survit à celle des maisons royales et qui donne un contrepoids nécessaire aux rivalités et aux disputes des partis : « la légitimité de la nation ».

Nous avions siégé et délibéré ensemble, Monsieur, sous la règle et sous la tutelle de cette prosaïque et sage Constitution de 1875, si simple, si claire, si exempte de toute trace de métaphysique et qui a duré comme durent souvent les institutions qui tirent leur origine d’une transaction, voire d’un expédient. Ensemble, loin du remuement et des rudesses de la politique, nous siégerons et travaillerons désormais autour du Dictionnaire. Travail dont on ne sait pas assez le passionnant intérêt... sans compter, comme le disait avec sa bonhomie malicieuse le maréchal Joffre, que « c’est très instructif ».

Vous n’aurez nulle peine à vérifier la justesse de la maxime que nous a laissée un des meilleurs moralistes de la chose académique, Sainte-Beuve : « L’habitude, dit-il, est de vivre à l’Académie comme entre confrères et de ne s’aborder que par les surfaces polies. » De même vous sera-t-il promptement sensible, et vous le savez d’avance, que les hauts intérêts de la patrie ne sont jamais étrangers à nos travaux. Veiller au soin et au bon usage de notre langue, c’est contribuer à mettre en honneur un sentiment très propre à élargir et fortifier le patriotisme : le sentiment de la continuité d’un effort de dix ou onze siècles, de ce qui dure sous les formes changeantes de la vie, le sentiment des solidarités puissantes qui subsistent, d’une génération à l’autre, à travers tous les bouleversements et toutes les métamorphoses historiques.

Telle est la tâche à quoi vous aurez part. Vous y apportez, nous le savons, des dispositions fort bien accordées à celles d’une Compagnie qui croit s’acquitter d’autant mieux d’un service d’État, au sens le plus large du mot, qu’elle répugne davantage à toute servitude de la pensée, à tout alignement des esprits. Je me félicite d’avoir été appelé à vous dire : Soyez le bienvenu !