Discours de réception de Jean Richepin

Le 18 février 1909

Jean RICHEPIN

Réception de Jean Richepin

 

M. Jean Richepin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. André Theuriet, y est venu prendre séance le jeudi18 février 1909, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS

Bien que j’aie depuis assez longtemps la joie de compter dans votre illustre Compagnie plusieurs camarades et même quelques amis extrêmement chers, bien que je sois d’ailleurs un déjà vieux parisien, familier et friand de toutes les fêtes par lesquelles se manifeste l’âme exquise de Paris et qui sont comme les expositions de ses fleurs spirituelles, bien que je sache, en conséquence, combien est spéciale, et recherchée entre toutes ces fêtes, celle où l’on intronise un nouvel élu appelé à l’un de vos fauteuils, malgré tant de raisons que j’avais de ne point commettre envers Paris et envers vous le crime de lèse-majesté dont vous allez entendre l’invraisemblable aveu, je me trouve dans la cruelle obligation de confesser qu’aujourd’hui pour la première fois me sont offerts le régal et l’honneur d’assister à une réception académique.

Permettez-moi cependant, Messieurs, si peu innocent que je semble, de plaider résolument non-coupable, et de tâcher à vous persuader que cette bizarre abstention, loin d’encourir votre blâme, doit plutôt me devenir un titre de plus à votre indulgence. Vous avez bien voulu me la manifester déjà, cette indulgence, et à deux reprises, par l’attribution de prix non sollicités. Vous avez daigné naguère y mettre le comble en m’accordant des suffrages qui me font désormais l’un des vôtres. Souffrez que je vous en rende grâces de la meilleure façon qui soit, sans fausse rhétorique non plus que fausse modestie, mais avec cette simple affirmation en tout ingénue sincérité, à savoir que mon apparente indifférence touchant les choses, qui vous intéressent était un véritable tribut d’hommages silencieusement payé à la gloire imposante de votre maison par la sauvagerie mal policée de ma Muse, et que cette sauvagerie même, parce qu’elle se jugeait peu digne de votre haute tenue, prouvait ainsi d’autant mieux quel sentiment j’avais, net et profond, de tout ce que représente l’Académie française.

Voilà, j’en suis certain, l’humble mérite qui m’a valu votre faveur et qui vous a permis de ne point trop prendre garde à la rudesse souvent débraillée de cette Muse, et surtout à la témérité inattendue de sa démarche, le jour où soudain elle osa venir frapper à votre porte, après avoir si longtemps et si cavalièrement battu l’estrade par des chemins étranges et quelquefois mal famés. Les gens à courte vue, qui ne vont pas au fond des choses, en montrèrent quelque étonnement et taxèrent la pauvre Muse d’irrévérence. Mais vous, Messieurs, vous ne manquâtes point de lire tout de suite dans ses yeux son respect pour votre histoire et son admiration absolue pour les grands noms qui font de cette coupole un ciel resplendissant de nos plus merveilleuses étoiles. Vous n’avez pas mis en doute une seconde, rien que sur la chaleur de son accent, la filiale tendresse qu’elle a toujours témoignée à ces héros de notre race et à la langue divine dont ils sont les Égrégores. Vous avez surtout pris en considération son amour passionné, presque frénétique, de cette langue, qu’elle estime la plus claire, la plus souple, la plus riche, la plus belle, dont les hommes aient fait usage depuis les Grecs. Vous n’ignoriez point que sa dilection pour cette langue avait comme un air de religion, et ne craignait pas d’aller, comme celle qu’on a pour Paris, avec Montaigne jusqu’aux verrues, avec Mme de Staël jusqu’au ruisseau. « Verrues » et « ruisseau », c’était ici des termes de patois et des vocables argotiques. N’importe ! Cet excès même d’amour, dont la fureur devenait de la candeur, ne laissa pas de vous toucher sans doute, voyant la bonne foi fervente de la pauvre Muse, puisque vous avez consenti à ne pas lui tenir rigueur de son verbe souvent populacier, puisque vous avez, sinon absous, du moins toléré, son audace à prétendre que le soleil ne cesse pas d’être le soleil quand il se mire dans l’or gras des purins et dans la glu noire des fanges, et puisque finalement vous avez acquiescé sans haut-le-cœur à ce que je vous la présentasse, cette Muse, comme une de ces gaillardes ayant pour parangon la Dorine qualifiée par Molière d’un peu trop forte en gueule, mais tout à la fois comme une fille saine dont le vocabulaire fleure bon le terroir, comme une dévote aux gloires et aux traditions dont vous avez et entretenez le culte, et surtout comme une prêtresse (bacchante, soit, mais prêtresse) vouant toutes ses forces et tout son cœur à l’adoration exclusive de notre langue, si bien que le plus grand crime de cette naïve coupable consiste peut-être en ce qu’elle a voulu, la folle, savoir trop de français parmi de soi-disant sages qui n’en savent plus assez.

Ce n’est certes pas avec les tristes sages de cette espèce, dont la pénurie verbale a fait croire que le français était pauvre, ce n’est pas au nombre de ces esprits étroits, confits en prétendu bon goût sous prétexte de modération, sobres jusqu’à la sécheresse, maigres jusqu’au décharnement, et dont la distinction a pour idéal d’être parfaitement insipide, incolore et neutre, non, ce n’est pas dans cette indigente famille qu’il convient de ranger, ni de près, ni même de très loin, le savoureux poète forestier, le conteur abondant, le pénétrant romancier, que fut André Theuriet. Et si j’ai pris la liberté, tout à l’heure, d’insister un peu plus qu’il n’eût fallu, peut-on croire, sur un plaidoyer qui semblait être uniquement pro domo mea, j’espère qu’on voudra bien me le pardonner quand on reconnaîtra, dans tels des arguments qui servaient à ma défense, les éléments mêmes, et les meilleurs, qui vont servir à l’éloge de votre regretté confrère.

J’avais, en effet, le soupçon, que j’ai confirmé à relire toutes ses œuvres, d’une grande injustice commise envers le probe, tenace, fécond, original et très rare écrivain à qui je dois rendre hommage. Or, cet hommage lui sera vraiment rendu, et tel qu’il le mérite, si je puis aider à réparer cette injustice, en montrant surtout que la Muse d’André Theuriet est un peu la cousine de l’autre, une cousine plus avouable à coup sûr, mieux éduquée, douce, réservée, décente, mais de sang populaire aussi, et de verbe rustique, coloré, imagé, sentant le bois et la glèbe de France. Puisque l’autre, avec et malgré ses exubérances, a pu trouver grâce devant les gens de vrai bon goût dont vous êtes, Messieurs, les guides les plus sûrs et le suprême Aréopage, combien plus leur plaira celle-ci, qui a le même fonds de qualités, mais les excès et les brutalités en moins !

Il faut bien le dire, cependant, c’est ce manque d’excès et de brutalités qui a le plus nui à André Theuriet et qui est la cause première de l’iniquité à son endroit. La timidité de sa Muse fut comme un voile cachant sa beauté. Ce n’était, au reste, qu’une timidité apparente. De là, son tort. La modestie d’André Theuriet ressemblait à de l’effacement. Son abondance, dont il ne tirait point vanité, en prenait un aspect de facilité dont il avait l’air confus. Cette propension à cacher ses vertus et sa puissance comme s’il en avait honte, ce qu’on devinait, malgré lui, de sa grâce sans effort à produire des livres ainsi qu’un arbre des fruits, le flux si coulant de sa veine, et aussi le choix de ses sujets, simples dans des milieux non moins simples, ou de nature sauvage, ou de mœurs provinciales, et, de plus, sa vie à l’écart des coteries de lettres, menée d’ailleurs en partie double avec une moitié passée dans l’ombre d’un bureau et des besognes de fonctionnaire, tout a conspiré pour créer autour de son nom et de son œuvre une sorte de légende grise, agissant au rebours de ce que font ordinairement les légendes, qui amplifient leur héros et l’illuminent, tandis que celle-ci diminuait et embrumait le sien. Voilà de quoi André Theuriet fut victime et de quoi je voudrais désembuer sa mémoire. Car, si grande que soit sa réputation, j’estime qu’il est au-dessus d’elle. La critique, en l’étudiant, ne le dégage point des opinions toutes faites, faites d’après la légende grise toujours. Elle semble, au contraire, s’appliquer à resserrer les bandelettes qui le déforment, bandelettes de brouillard aux étreintes d’ouate d’autant plus étouffantes qu’elles sont plus molles. Il reste ainsi comme embaumé dans des louanges inintelligentes dont la fumée empêche qu’on ne le voie. Il est classé, étiqueté, apprécié, loué, d’avance et une fois pour toutes, non sur sa valeur réelle, mais sur la foi de clichés dont l’exactitude n’est plus et semble ne devoir plus être désormais soumise à aucun contrôle. Même les lecteurs, si nombreux et si fidèles, qu’il a charmés et qu’il charme encore, ne se laissent charmer par lui qu’à travers les voiles dont s’enveloppe et pâlit sa figure. Et la force de persuasion dont pèse une erreur consacrée est telle que peut-être jusque parmi vous, Messieurs, qui avez connu, admiré, aimé André Theuriet, l’effigie demeurée de lui dans le souvenir de certains, voire de la plupart, est précisément cette imprécise image, faussée, amoindrie, estompée et comme éteinte par le tremblotant halo de la légende grise ; en sorte que tout à l’heure, quand j’essaierai d’arracher ce voile et de souffler sur ce halo, je courrai le risque de perpétrer un inutile sacrilège, et de vous offrir un portrait, plus voisin de la vérité pour moi, mais pour moi seul, et qui va vous paraître chimérique, de pure fantaisie, un paradoxe, presque une gageure irrévérencieuse, et, en fin de compte, à coup sûr une image beaucoup moins ressemblante que n’était l’autre.

André Theuriet naquit le 8 octobre 1833, à Marly-le-Roi, d’un père bourguignon et d’une mère lorraine, et, avant l’âge de quatre ans et demi, fut amené à Bar-le-Duc, pays de ses ancêtres maternels, où il devait grandir dès lors jusqu’à sa dix-huitième année sans transplantation nouvelle et comme réenraciné dans sa vraie terre natale. « C’est là, écrivit-il plus tard, que j’ai goûté les émotions, les joies et les émerveillements de l’enfance ; c’est là que mes désirs d’écolier se sont éveillés, que mon cœur d’adolescent a battu, là que chaque arbre, chaque ligne d’horizon, chaque coin de rue, me racontent encore aujourd’hui des histoires familières. » Quelques confidences de ce genre, faites en toute simplesse et sincérité, ont suffi à établir sur des fondements indestructibles sa filiation uniquement lorraine. Et que cette filiation dût imposer à son talent un type tout spécial, étroitement déterminé, dont il ne pouvait plus se départir sans manquer aux lois de l’atavisme, c’est ce que lui-même semblait reconnaître et comme dicter aux futurs exégètes de son œuvre, quand, pour caractériser dans leur fond et leur forme la nature et l’œuvre de son compatriote le peintre Bastien-Lepage, il se servait des termes suivants, applicables à sa propre genèse et à ses plus chers moyens d’expression : « Les terres fortes de notre pays meusien ne sont guère fécondes en artistes ; mais quand elles en produisent un, de loin en loin, elles le font robuste et original ; et, ce qui constitue sa véritable originalité, c’est une finesse savante, jointe à une sincérité scrupuleuse, une couleur sobre, claire, argentée. » À ces constatations faites de très bonne foi, c’est de très bonne foi aussi qu’on se laissa prendre, et sans malice contre André Theuriet, puisqu’on abondait dans le sens de ses aveux. Il n’en est pas moins certain qu’ainsi commença de se dessiner, les premiers traits en étant fournis par le crayon du modèle en personne, la silhouette injustement maigre et outrageusement vague d’un André Theuriet un peu trop de son pays et ne devant le peindre qu’à l’aquarelle, une aquarelle sobre, claire et argentée, en effet, mais au point d’en devenir une sorte d’indistincte et morne grisaille.

Non pas, au reste, que je veuille m’inscrire en faux absolument contre ce qu’il y a de très lorrain dans André Theuriet ; car je n’ignore pas les belles et fortes et saines leçons de patriotisme qu’en a su tirer le sagace critique, le subtil et profond psychologue, chargé jadis de le recevoir ici, et je me prépare à en entendre de non moins belles, non moins fortes et non moins saines, que sans doute ne va pas manquer d’en tirer à son tour celui par qui maintenant parle la voix et en qui bat le cœur de la Lorraine. Et néanmoins, très humblement je demande à tous les deux la permission de rappeler que si André Theuriet avait pour mère une Lorraine, il avait pour père un Bourguignon ; que, s’il a goûté à Bar-le-Duc les émotions, les joies et les émerveillements de l’enfance, il a connu ailleurs d’autres floraisons, d’autres épanouissements, et que de là aussi lui sont restés des souvenirs, lui sont venues des inspirations ; que sa jeunesse, sa maturité, sa vieillesse, ne se sont pas cantonnées et emprisonnées dans cette sorte d’égoïsme régional qui consiste à vouloir être d’un seul petit pays, d’un seul coin chéri trop jalousement ; que son amour de la campagne et des bois ne se satisfaisait pas d’une manière exclusive avec la terre meusienne ; qu’il savait commettre des infidélités envers sa petite patrie, au profit d’autres provinces dont il appréciait les charmes, savourait et traduisait les délices ; qu’il y a de lui des paysages poitevins, tourangeaux, bretons, savoyards, niçois ; que, pour en rendre les couleurs diverses, la chaleur, le flamboiement même, il ne se contentait pas de peindre à l’aquarelle, ni en grisaille, mais trouvait des tons variés, et aussi des tons vifs à l’occasion, et jusqu’à de la lumière et de la flamme ; que, par exemple, certaines de ses pages sur l’Armorique aux rêveuses mélancolies ont toute la mystérieuse douceur de Brizeux ; d’autres, sur Talloire et le lac d’Annecy, toute la richesse éloquente de Jean-Jacques ; et d’aucunes enfin, sur la Provence, tous les parfums de miel poivré, de fenouil, de sarriette et de thym s’évaporant au soleil dans cette vivante cassolette qu’est une strophe de Mistral.

N’exagérons rien, nonobstant, et sous prétexte de défendre André Theuriet contre ses admirateurs eux-mêmes le confinant parmi les écrivains de clocher, n’allons point lui ôter le bénéfice qu’il tire d’être rangé parmi eux, sinon comme descriptif, au moins comme romancier. Encore serait-il juste de noter, en ce cas, qu’il n’est pas un romancier de mœurs uniquement lorraines, mais bien de mœurs provinciales, sans distinction de province, et tout au plus avec un accent du nord, en quelque sorte, dans l’observation et le rendu, plus souvent qu’avec un accent du midi, cela va de soi. Et tout ce que j’accorderai au déterminisme de ses origines, c’est que le sang maternel a pu lui donner ce qui est plus proprement, paraît-il, la marque de l’esprit lorrain, une vue nette des gens et des choses, une traduction de ces choses et de ces gens par un dessin au trait ferme, la profonde sincérité, le grand naturel, et, somme toute, un art simple et réaliste ; mais, en retour, il faudra m’accorder que le sang bourguignon de son père, où courait et chantait le sang de nos vignes, a fait courir et chanter aussi dans ses artères ce je ne sais quoi de lyrique, de moins sage, de plus large, de rouge et non plus de gris, qui forçait le Lorrain réaliste, le romancier de mœurs provinciales, à être avant tout et par-dessus tout un poète, ayant bien un clocher dans son petit coin de pays, mais arborant en haut de ce clocher un coq au cocorico entendu par les quatre coins de la France.

Certes, le caractère si modeste d’André Theuriet se fût gendarmé contre l’ambition d’une pareille métaphore s’appliquant à lui. Je n’éprouve cependant aucune honte de m’être juché jusqu’à elle, ne doutant pas d’en montrer tout à l’heure la justesse et la justice ; mais il faut me réserver cette grande joie pour plus tard, pour conclure, puisque vos nobles et douces traditions, Messieurs, demandent que tout d’abord je retrace sommairement la carrière de celui auquel j’ai l’honneur de succéder et l’agréable devoir de rendre hommage.

Le père d’André Theuriet étant receveur de l’enregistrement, le jeune homme entra, en 1853, à vingt ans, comme surnuméraire dans la même administration. Il y devait rester, montant de grade en grade, jusqu’en 1886, date à laquelle il prit sa retraite comme chef de bureau, après trente-trois ans de service. Si je cite tout d’abord ce curriculum vitae, qui risque de paraître singulier chez un poète, ce n’est point, comme on pourrait le croire, pour en plaindre André Theuriet ; c’est au contraire, pour l’en féliciter, pour approuver sa courageuse résignation à vivre de cette vita umbratilis monotone et triste, mais laissant toute liberté au rêve. Faire de son art son gagne-pain, quand on débute, quand on n’est encore qu’un apprenti dans cet art, n’est-ce pas s’exposer à se gâter la main et à n’y jamais passer maître, puisque l’on a, tout de suite et impérieux, d’autres soucis que celui de l’art lui-même, puisque l’on se condamne à des compromissions, à des besognes viles, à flatter le goût du public devenu un client, un acheteur, dont on se sent l’esclave affamé, donc enchaîné ? Peut-être est-il plus brave et plus digne d’accepter, pour une part de soi seulement, la dure loi du pain gagné à la sueur du front, et de garder intacte, isolée, indépendante et hautaine, l’autre part de soi, la meilleure, la plus noble, celle dont l’époux unique et jaloux doit être l’art, celle qui veut se donner à lui absolument pure et vierge.

Sans doute André Theuriet pensa de la sorte ; et sereinement, le cœur vaillant et plein de foi, sans se trouver ravalé pour être ce qu’on appelle avec dédain un rond-de-cuir, il se rehaussait à ses propres yeux, et il en est grandi aux nôtres, pour avoir eu la patience d’apprendre son art avant de penser à en faire un métier, et pour l’héroïque attente qu’il s’imposa, jusqu’à l’âge de trente-quatre ans, avant de voir paraître un livre de vers dont la couverture fût cocardée de son nom.

Car c’est en 1867 seulement que fut publié le « Chemin des Bois », par quoi André Theuriet se révélait comme un poète nouveau et original, unique dans son genre à ce moment, ne relevant d’aucune école, ne suivant aucune mode, et digne, par conséquent, d’être aussitôt remarqué et mis hors de pair. Les lettrés n’étaient pas sans connaître la plupart de ces poèmes auxquels la Revue des deux Mondes avait offert l’honorante hospitalité de ses pages. Leur réunion en volume établit, du coup, la fortune poétique d’André Theuriet et le paya largement, en réputation, des longues années consumées, parmi les ennuyeuses paperasseries de l’enregistrement, à espérer et à préparer cette consolante revanche. Dans son « Rapport sur les Progrès de la Poésie Française », écrit pour l’Exposition de 1867, Théophile Gautier donna au jeune auteur ses lettres de noblesse par les lignes que voici : « Le Chemin des Bois nous ramène à la campagne, et l’on fait bien de le suivre sous les verts ombrages où il se promène comme Jacques le Mélancolique dans la forêt de « Comme il vous plaira », faisant des réflexions sur les arbres, les fleurs, les herbes, les oiseaux, les daims qui passent, et le charbonnier au seuil de sa hutte en branchages. C’est un talent fin, discret, un peu timide, que celui de Theuriet ; il a la fraîcheur, l’ombre et le silence des bois ; et les figures qui animent ses paysages glissent sans faire de bruit comme sur des tapis de mousse ; mais elles vous laissent leur souvenir et elles vous apparaissent sur un fond de verdure, dorées par un oblique rayon de soleil. » La même année, un de mes prédécesseurs au fauteuil où vous m’avez fait la grâce de m’élire, un protecteur avisé des talents naissants, Pierre Lebrun, avait apporté le « Chemin des Bois » à Sainte-Beuve, en lui en recommandant la lecture ; et Sainte-Beuve, après avoir lu, avait rendu ce bref mais significatif arrêt : « Cela sent bon. » Enfin, l’année d’après, l’Académie française couronnait le livre, et cette consécration était comme le don de l’épaulette au conscrit honoré d’un pincement d’oreille par l’Empereur de la critique.

Le second livre de vers publié par André Theuriet, en 1874, « Le Bleu et le Noir », prouva qu’on n’avait pas vainement encouragé le premier. Le poète y est en progrès, plus expert en son art, ayant assoupli sa facture et enrichi sa langue. On sent, en même temps, que l’homme a vécu, et de cette vie tragique où se sont trempés ceux de notre génération, le sac au dos et le fusil au poing. C’est dans « Les Paysans de l’Argonne », volume paru en 1871, que vibrent plus particulièrement les souvenirs de l’Année Terrible ; mais qu’André Theuriet ait passé par là, qu’il se soit battu à Buzenval, qu’il ait éprouvé les sensations et les sentiments atroces et sublimes de la guerre, on le perçoit aussi, et jusque dans ses vers d’amour, et jusque dans ses paysages eux-mêmes, à sa voix plus grave, à sa manière plus large, à son cœur plus gros comme de sanglots étouffés, à une sorte de profondeur dans l’accent et le regard, par quoi restent marqués ceux qui ont connu la joie âpre et superbe d’être soldats quand la patrie est en danger et d’aller au feu pour la défendre, les narines froncées de colère, la poitrine gonflée d’amour, et prêts à voir sur cette poitrine éclore la rose sanglante d’une blessure.

André Theuriet était trop foncièrement poète pour ne point le demeurer jusqu’à la fin de sa vie ; et six autres livres de poèmes sont là, en effet, attestant sa fidélité à la Muse. Néanmoins, il faut bien l’avouer, à partir de 1874, date où fut publié « Le Bleu et le Noir », ces recueils purement composés de vers apparent rari nantes dans un véritable océan de volumes en prose, plus d’une soixantaine. Et cela aussi fut préjudiciable à André Theuriet, son abondante et presque surabondante gloire de romancier et de conteur ayant noyé un peu sa gloire de poète. Non que ses lecteurs se soient plaints de le trouver si copieux ! Jamais, au contraire, ils n’étaient rassasiés de le lire ; et sans doute est-ce pour satisfaire à leur exigence que le fécond écrivain ne cessait de produire, indulgent à ces besoins, semblable à un verger qui avait conscience de sa générosité et pitié de leurs fringales. Et peut-être aussi était-il dans sa nature de se prodiguer avec une telle luxuriance, n’y éprouvant nulle gêne, n’y faisant même dépense aucune, et s’y sentant à l’aise bien plutôt, comme une source toujours renouvelée et coulant à gros bouillons, qui ne souffre pas en se répandant, qui devrait se contraindre pour se restreindre, qui est d’autant plus limpide et plus fraîche qu’on y puise davantage, et dont la fonction essentielle, et presque la raison d’être, c’est justement cette incessante et intarissable largesse. Aussi ne devrait-on point, comme on le fait parfois, la reprocher à André Theuriet, cette grande quantité de romans et de contes que certains trouvent excessive. Il vaudrait mieux en fournir les motifs, que je viens d’indiquer, et en chercher, si c’était nécessaire, les excuses, dans l’exemple de tant d’autres écrivains, non des moindres, mais des plus grands, qui ont eu aussi ce don de se donner sans fin et de ne jamais s’appauvrir en se donnant, d’être des vergers aux arbres toujours croulants de fruits, des fontaines infatigablement jaillissantes, et qui n’en sont pas moins de parfaits artistes ou de transcendants philosophes, merveilleux de fond et de forme, quoique extraordinairement loquaces, touffus et profus, à telles enseignes qu’on pourrait citer parmi eux Victor Hugo, Lamartine, Voltaire, Bossuet, saint Thomas d’Aquin, Cicéron, Aristote, Platon, et remonter jusqu’aux origines mêmes des littératures, voire par delà, puisque le roi Salomon en personne a déjà exprimé, voilà près de trois mille ans, la pensée rendue par ce latin de la Vulgate : Scribendi libros nullus est finis, dont la traduction un peu libre, et cependant la seule exacte, serait : « On n’en finit pas d’écrire des livres ! »

Qu’André Theuriet, en dépit des médisants fâchés de son abondance, ait eu raison de n’en pas finir, et d’avoir quelquefois trois, quatre, et même cinq moissons de livres par an, c’est ce dont témoigne le chiffre d’éditions où atteignait chacun de ces livres, fussent-ils ceux compris dans la quasi-demi-douzaine à l’année. Comment en vouloir au conteur qui, son conte fini, en recommence un autre, quand les lecteurs charmés, ces grands enfants, se pressent autour de lui tels que de vrais bambins autour d’une mère-grand à la veillée, en lui disant sans cesse :

« Encore ! Encore ! »

Notons, d’ailleurs, que ce succès était toujours de bon aloi, que pas une fois il n’était dû au scandale, à l’appât de tableaux corrupteurs, à la promesse alléchante de vices élégamment dépeints sous prétexte de les corriger, ni, non plus, à l’écœurante mais prenante fadeur des sucreries sentimentales, ou à la volonté formellement affichée de n’écrire que pour les petites filles dont on coupe le pain en tartines. Parmi tant de romans et de contes, qui sont à peu près tous plus ou moins des histoires d’amour, au cours de ces soixante et quelques volumes, je ne crois pas qu’on puisse trouver un seul récit tendant au lecteur comme amorce un détail de mœurs trop faisandé ou un vieux bout de guimauve trop douceâtre. Et cependant, j’y insiste, il ne s’agit presque uniquement que de l’amour, que de cette passion propice, selon les couleurs qu’on y emploie, à des descriptions pervertissantes autant qu’à de niaises berquinades. Et, auprès de jeunes filles idéalement pures et innocentes, pareilles aux plus suaves de Dickens, André Theuriet ne craint pas d’introduire des personnages violents quand il le faut, allant jusqu’à la brutalité comme le beau-père de Sauvageonne, par exemple. Si telle de ses très sages demoiselles semble, de prime abord, avoir les yeux d’un azur plus céleste que nature, il campe dans son voisinage quelque rude figure comme cette veuve surnommée la Bête noire, cette Madame Heurteloup aux sourcils broussailleux, à l’allure de virago, ou ce cruel rapace, usurier de campagne, le Père Maugars, et voila deux types dignes de Balzac. Mieux encore, il ne renâcle même pas, à l’occasion, devant certains abominables Don Juan de village, tel un Jean de Saint-André, hobereau coureur de filles, un de ces seigneurs dépravés et féroces dont Saint-Simon faisait ainsi le portrait en trois mots : « C’était un homme obscur, frénétique et débauché. » Et ce n’est pas, me semble-t-il, un mince honneur pour André Theuriet romancier, qu’il faille, à propos de ses romans qui peuvent être lus par tout le monde, évoquer, après le nom de Dickens, les noms de Balzac et de Saint‑Simon.

Je ne voudrais pourtant pas l’écraser sous des comparaisons d’un poids aussi redoutable, et force m’est bien de reconnaître que son œuvre entière ne s’y prête pas continuellement. Je ne consentirai à le reconnaître, toutefois, que si l’on renonce, d’autre part, à lui infliger certaines comparaisons désobligeantes, j’entends celles avec les berquinades dont je parlais tout à l’heure. De ces comparaisons-là, en effet, il doit être libéré complètement ; il suffit, pour l’arracher à leurs outrages, de montrer par quelles qualités originales le plus facile de ses romans, la plus humble de ses nouvelles, se distingue toujours de la banale production courante, comme on dit, se signale à l’attention des experts en l’art d’écrire, s’impose à leur goût satisfait, et porte, ainsi qu’une marque rare, à chacune de ses pages, presque à chacune de ses phrases, la signature de son auteur, ce caractéristique schibboleth à quoi se reconnaissent, seuls entre tous, et les plus petits aussi bien que les plus grands, les maîtres.

Or il ne faut pas être extrêmement averti pour découvrir ces qualités originales (et de signature, on peut dire) même dans les derniers venus des romans d’André Theuriet, dans ceux que laissait couler presque trimestriellement sa veine au flux de plus en plus rapide ; et à plus forte raison sautent-elles tout de suite aux yeux, ces griffes estampillant les livres de la pleine maturité, depuis le Mariage de Gérard, paru en 1875, ou la Fortune d’Angèle, de l’année suivante, jusqu’à Lys Sauvage, fruit tardif de 1898, en passant par la longue et belle série des savoureuses études que les amateurs d’André Theuriet considèrent comme ses chefs-d’œuvre et que la critique s’est accordée à déclarer, dans leur genre, des chefs-d’œuvre, à savoir, pour les citer un peu au hasard du souvenir : Raymonde, le Fils Maugars, Madame Heurteloup, Sauvageonne, la Maison des deux Barbeaux, Tante Aurélie, Bigarreau, l’Amoureux de la Préfète, Toute seule, Eusèbe Lombard, Péché mortel, l’Abbé Daniel, Amour d’Automne, et combien d’autres ; car, en bonne justice, presque tous y passeraient. C’est là, et dans les nombreux fragments autobiographiques, déclarés ou dissimulés, comme le Journal de Tristan, Sous-bois, l’Affaire Froideville, Années de Printemps, Souvenirs des Vertes saisons, que fleurissent en leurs plus voyantes fleurs ces marques de fabrique timbrant l’œuvre d’André Theuriet à son nom ; et ces marques sont au nombre de trois, fort nettes : le paysage surtout forestier, le réalisme des caractères sans caricature, la langue poétique et populaire.

Partout et avant tout, c’est le sylvain qui se montre. Nul n’a aimé, senti, exprimé, fait vivre les bois comme André Theuriet. Il en connaît toutes les essences d’arbres, toutes les plantes, toutes les fleurs, et aussi tous les habitants, humains ou animaux, du bûcheron au pic-épeiche, du charbonnier au loriot, du braconnier au chevreuil, y compris les nomades, gens comme oiseaux, et sans oublier les plus petits, les miraculeux insectes. Malgré cette science de naturaliste, de botaniste, d’entomologiste, ses paysages ne sont jamais encombrés de personnages nombreux. Il n’ignore pas que le plus grand charme des bois est leur mystère, et que ce mystère serait troublé par trop de passants, tandis qu’on l’avive à n’en montrer qu’un seul, furtif et silencieux. Les chanteurs aussi, qu’on y écoute, sont d’autant plus délicieux à entendre qu’on ne les voit pas. Ce n’est plus la voix du rossignol, alors, qui semble chanter, mais l’âme de la forêt. Ce mystère des futaies, notre sylvain n’y était pas, toutefois, plus accessible qu’il ne faut. L’habitude qu’il avait d’en être l’hôte le lui rendait familier. Verlaine, le pauvre Lélian, qui goûtait beaucoup André Theuriet, raconte quelque part l’avoir rencontré dans le bois de Meudon, et en avoir conçu, pour ce bois si peu sauvage, une façon de soudain respect ; mais en même temps il remarque, très sagacement, que les bois, dans l’œuvre d’André Theuriet, ne sont « ni les bois jolis du XVIIIe siècle, ni les halliers visionnaires où Hugo fréquente dans ses moments dantesques ». Si l’insouciant Villon moderne avait alors pris soin d’achever sa pensée, sans doute eût-il trouvé que les sentes sylvestres chères à André Theuriet devaient être surtout celles où aimait jadis à se promener, en conversant avec les bêtes, ce distrait et bizarre inspecteur des forêts qu’était La Fontaine. Et voilà bien le premier trait signalétique d’André Theuriet, c’est que son paysage est un sous-bois français et classique, où l’on a envie de réciter une fable du Bonhomme, en en regardant battre la mesure irrégulière par les longues oreilles grises et la petite queue blanche de Jeannot-Lapin.

La seconde empreinte spéciale dont l’authentique la signature d’André Theuriet sur son œuvre, c’est le réalisme, sans caricature, des caractères qu’il dessine. Certes, il ne cache rien des âmes plates et neutres qu’on rencontre trop souvent dans la médiocre bourgeoisie de province ; mais il ne se moque point d’elles, les plaint plutôt, ou, ce qui est encore préférable, ne veut voir en elles que le terreau nécessaire à la lente germination de la race, et vous laisse espérer que de cet engrais peuvent et doivent se nourrir les vertus de famille, les fiertés régionales, l’amour des traditions, tout ce qui constitue les racines de la plante humaine. À côté de ces existences banales, et sur leur fond, pour ainsi dire, il ne détache que mieux en valeur les êtres rares, à tous les sens du mot, qui s’épanouissent plus vigoureusement dans le rocailleux quant-à-soi des petites villes que dans la molle promiscuité de Paris. Il semble illustrer cette remarque de Balzac : « Il n’y a plus de vrais originaux qu’en province. » Ou plutôt, sans dessein préconçu, il recherche et aime ces singuliers exemplaires d’humanité à travers le souvenir de parents chers qu’il a perdus, et qui lui ont donné cette façon de voir par leur façon d’être. Rien n’est plus touchant que cette sorte de pieux et tendre hommage rendu indirectement à leur mémoire. Deux figures surtout sont comme les saints de cette petite chapelle familiale dont les vitraux aux poétiques couleurs poétisaient pour le romancier provincial toute la province : c’est la figure de son grand-père, et celle de la tante Thérèse. Avec l’aïeul, ancien capitaine de dragons dans la Grande Armée, devenu ensuite sous-inspecteur des forêts, et mangeant maintenant sa maigre pension de retraite à satisfaire ses goûts persistants de forestier, André Theuriet apprit la passion des bois, de la nature, des animaux sylvestres, des oiseaux chanteurs. Dans les taillis du Petit-Juré, où le bonhomme avait son coin et s’amusait à tailler, sarcler et greffer en fumant sa vieille pipe de dragon, l’enfant courait les brousses, cueillait les fruits sauvages, faisait la grimpette pour chasser aux nids, s’emplissait les regards de tous les mouvants tableaux que font incessamment surgir entre les piliers des futaies les jeux de la lumière et de l’ombre, et buvait tous les parfums âcres et doux de la mousse, des écorces, des branches, de la sève, et s’habituait à entendre et à comprendre les fantastiques confidences que se chuchotent les brins d’herbe et les feuilles, caressés par la brise ou souffletés par le vent. Avec l’arrière-grand-tante Thérèse, restée vieille fille à la suite d’une inclination contrariée, quelque peu étrange, mais si excellente personne, soigneuse ménagère tout ensemble et ayant gardé le goût des vers et du chant, douée d’une voix très musicale, d’un esprit libre et de magnifiques yeux bleus qu’ombraient d’épais sourcils, avec cette exquise fée aux cheveux blancs cachés par un tour de cheveux postiches et un bonnet lorrain tuyauté, le jeune homme connut les belles âmes romanesques de jadis et leurs héroïques résignations silencieuses, et le charme enveloppant des intimités, des coutumes anciennes, des politesses abolies, des petits soins dorlotant de grands cœurs, et enfin toute la poésie de douceur, de tendresse, de calme, de netteté aussi, netteté matérielle et morale, dont se fleurissaient les logis et les existences de ce qu’on appelle le bon vieux temps, poésie délicate et humble, aux senteurs pourtant pénétrantes, faites d’iris discret et de probité modeste, et sortant des armoires et des consciences en ordre. Au parfum remontant de tels souvenirs, comme à l’arome des bois, celui-là rappelant tante Thérèse et celui-ci le grand-père, André Theuriet demeura toujours sensible, et il en imprégna aimablement et tendrement toutes ses observations. De là son réalisme sans caricature. Eût-il voulu être un peintre cruel et ironique des mœurs provinciales, qu’il n’en eût pas trouvé le triste courage, par dévotion aux saints adorés de sa chapelle familiale, par crainte d’en briser les vitraux où vivaient toujours pour lui, dans des tons jolis et purs, dans une lumière de légende, l’aïeul lui enseignant, comme il dit quelque part, à « communier avec la terre », et la grand-tante aux magnifiques yeux bleus, au cœur saignant depuis soixante années, et qui, simple et douce, en sa « cuisine carrelée », derrière « ses rideaux à petit quadrillé rouge », entre « ses bassines de cuivre et sa haute cheminée, recouvre de parchemin ses pots de groseille en fredonnant La Belle Bourbonnaise » .

Reste le troisième et suprême cachet imprimant à l’œuvre d’André Theuriet le sceau indélébile et personnel de maîtrise : je veux parler de sa langue. La critique eu a catalogué sans peine les qualités distinctives : simplicité, sobriété, aisance, naturel, justesse d’expression. Peut-être, cependant, n’a-t-on pas assez poussé à fond l’enquête sur l’origine de ces qualités, qu’on a de prime abord, et sans plus ample information, attribuées à l’atavisme lorrain, d’esprit net, aigu, solide, exact, serré, terre à terre et pratique. Voilà, en effet, je le veux bien, qui rend compte d’à peu près tout dans la langue d’André Theuriet, mais d’à peu près seulement, et qui laisse sans aucune explication le véritable tout, à savoir que ces qualités, y compris les plus prosaïques, fleurent, et jusque dans sa prose, la poésie. Qu’est-ce à dire, sinon qu’on a, sans y prendre garde, oublié l’essentiel ? Et ainsi commettrait-on une grosse erreur par prétérition, si l’on se contentait de mettre en épigraphe à son œuvre la phrase de Montaigne : « Le parler que j’aime est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche. » Et l’on approcherait un peu plus de la vérité si l’on ajoutait cette autre phrase du même Montaigne : « La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et des grâces par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art. » Car, cette fois, on aurait mis le doigt sur la qualité première à quoi la langue d’André Theuriet doit sa marque à la fois originelle et originale. Claire et brève serait alors, me semble-t-il, la formule qui définirait cette langue, et du même coup la louangerait de la plus belle des louanges, en disant tout bonnement que c’est la langue de la chanson populaire.

Certes, André Theuriet n’a pas atteint de façon continue à cet idéal de la langue, en particulier dans ses descriptions de naturaliste et de botaniste, que parfois complique un excès d’érudition ; et même dans beaucoup de ses poèmes, il s’en est écarté à son insu, grâce à une recherche trop consciencieuse de correcte élégance ; mais c’est toujours vers cet idéal qu’il a tendu, sinon de fait, au moins d’intention au de désir fervent de toute sa foi car il était passionné de littérature populaire, contes, chansons, rondes, et il a consacré à leur exaltation une très succulente et très suggestive étude. Il en trouvait même la beauté, non seulement parfaite comme le proclame Montaigne, mais à ce point parfaite, qu’il n’osait point rivaliser avec elle, et qu’il conseillait de s’en inspirer seulement, d’y chercher des thèmes à développer. La chose lui réussit une fois à merveille, dans ce « Jean-Marie », acte délicieux resté au répertoire, et brodé sur le canevas de la vieille cantilène : « Brave marin revient de guerre. » Mais il fit mieux encore, à coup sûr, en se contentant de nourrir son lexique du lexique populaire, en y prenant l’habitude des vocables concrets, simples, denses, précis, justes, clairs, imagés, colorés, chantants, et surtout quand lui-même, en dépit de sa timidité trop respectueuse et de ses craintes trop modestes, il osa souffler dans les pipeaux rustiques et en tirer des notes personnelles. À plusieurs reprises il l’essaya, non sans succès, et ses meilleurs poèmes sont nés ainsi, presque pareils aux chefs-d’œuvre anonymes qu’il aimait tant. Je dis « presque », et le dis à regret ; car il s’en faut de bien peu, mais il s’en faut d’un peu néanmoins, que puissent et doivent essaimer vers les mémoires populaires des pièces comme « le Rouge-Gorge », " À la Payse », « Carillon de Noël », « la Galette Lorraine », « le Chanvre », « la Chanson du Vannier », et quelques autres. Peut-être aussi sommes-nous bien sévères à leur endroit, mauvais juges de leur valeur totale parce que nous les entendons de plus près qu’il ne faut, et non dans le lointain de sonorité crépusculaire que pourra leur donner l’écho du temps. À une suprême lecture, certains de ces vers m’ont fait l’effet de chanter déjà dans ce crépuscule et dans cet écho, par leur naïveté gauche et touchante, leur accent sincère et profond de candeur, leur apparent dénuement de rhétorique et même d’art ; telles ces trois strophes, par exemple, qui vraiment ne semblent plus trop d’hier, mais sonnent avec le timbre des choses de toujours :

Rien n’est plus fier qu’un charbonnier
Qui se chauffe à sa braise.
Il est le maître en son chantier
Où flambe sa fournaise.
Dans son palais d’or,
Avec son trésor,
Un roi n’est pas plus à l’aise.

Il a la forêt pour maison
Et le ciel pour fenêtre.
Ses enfants poussent à foison
Sous le chêne et le hêtre ;
Ils ont pour berceaux
L’herbe et les roseaux,
Et le rossignol pour maître.

Né dans les bois, il veut mourir
Dans sa forêt aimée.
Sur sa tombe on viendra couvrir
Un fourneau de ramée.
Le charbon cuira
Et son âme ira
Au ciel avec la fumée.

 

Pour le coup, il faut en convenir, voilà bien la poésie populaire et purement naturelle dont parle Montaigne, et qui se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art. Et par quels procédés simples, comme sans effort, d’un jet instinctif, d’un élan inconscient, elle y arrive, à cette perfection ! Et en employant quel vocabulaire quotidien, connu, facile, familier, de mine pauvre et banale, pour tout dire, et usuel au point d’en paraître usé ! Mais qu’on y prenne garde, il n’est point tel. Aucun de ces mots n’est ce qu’il semble être, une misérable pièce de cuivre à l’effigie effacée ; car chacun exprime juste ce qu’il doit exprimer, est mis exactement à sa place, nomme un objet ou le qualifie, c’est-à-dire le fait voir et le fait vivre ; et ainsi le vieux sou de billon retrouve son éclat et sa frappe comme s’il était neuf, ou plutôt se change en un louis d’or, tant il luit et tinte clair, tant il est riche de sentiment et lourd de pensée !

Et comment ne l’auraient-ils point, cette opulence et ce poids, comment ne seraient-ils pas pareils à de rares et féeriques diamants du vocable, en qui se sont lentement condensées toute la puissance et toute la vertu de l’expression, ces mots admirables, miraculeux, évocateurs, magiciens, ces mots de la langue populaire, et ceux surtout de la chanson populaire, dont les lèvres ont été brûlées au charbon ardent du lyrisme ? Songez, en effet, Messieurs, à toutes les générations qui les ont répétés, ces mots, sans les avoir appris autrement que pour les avoir cueillis dans le parler des aïeules, des mères, des amantes, et qui les ont ensuite vus refleurir sur les bouches roses des enfants ; songez aux joies, aux peines, aux labeurs, aux espoirs, aux prières, aux passions, qui ont ri, pleuré, soupiré, crié, vécu, avec ces mots pour truchements, pour confidents, pour amis ; songez qu’ils ont été, ces mots, la voix du paysan labourant sa terre natale, du marin sillonnant le mobile désert des eaux, du soldat qui va se faire tuer pour le pays, de l’ouvrier qui dompte tous les monstres de la matière, du mendiant qui prie, du vagabond qui rêve, et aussi des buveurs humant (quand il y en avait encore) le bon piot de France, et des jeunes filles dansant aux assemblées ou processionnant aux pèlerinages, et des commères jacassant sur la pierre des lavoirs et la margelle des puits, et encore la voix des gosselines menant leurs interminables et délicieuses rondes (Vous qui menez la ronde, menez-la rondement !), et celle des goussepains jouant aux barres, à saute-mouton, à la marelle, à colin-maillard, à cligne-musette, et celle enfin des vieilles grand-mères, grillons au coin de l’âtre ou cigales au soleil, contant les légendes, fredonnant, les refrains, et sans cesse égrenant comme des grains de rosaire les dictons, proverbes, sobriquets, termes de métiers, locutions, formulettes, symboles, adages, lieux communs, devises, tours, tropes, raccourcis ou associations d’idées, toute la multiforme, multicolore et pullulante mythologie du verbe où la nature extérieure et la vie intérieure se traduisent pour le peuple, gravées avec les allitérations, rythmées par les assonances, incarnées dans les images ! Ah ! ces mots si frustes, et pourtant toujours si jeunes, c’est d’eux que parlait Montaigne quand il disait : « Puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux Halles ! » Et combien Malherbe fut sage et reconnaissant de confesser que tout son français, il l’avait appris à la place Maubert ! Et puisque votre illustre Compagnie a pour devoir et pour honneur de veiller sur le précieux et inestimable trésor de notre langue, vous ne m’en voudrez certes pas, Messieurs, d’oser le proclamer devant vous : cet héritage, nous en sommes seulement les gardiens avisés, les catalogueurs patients, et notre meilleure ambition doit tendre, me paraît-il, à en dresser l’inventaire exact et complet, si c’est possible ; mais les riches parents de qui nous le tenons, cet héritage, les véritables et presque les seuls créateurs de toutes ces merveilles, et aussi leurs plus sûrs colporteurs à travers les temps, c’est bien, en province, le laboureur de la glèbe et celui des flots, à Paris ceux qu’ont désignés bravement et tout à trac Montaigne et Malherbe, c’est la suite, comme en farandole, de ces toujours renaissants transmetteurs des lumineux flambeaux, c’est la ronde des paysans, des marins, des soldats, des ouvriers, des mendiants, des vagabonds, des commères, des gosselines, des goussepains, des mères-grand’, des gagne-petit, des gens du peuple enfin, c’est l’infatigable et inépuisable et anonyme tourbe de ces fourmis sacrifiées et de ces abeilles obscures, grâce à qui jamais la fourmilière n’est sans travail, jamais la ruche n’est sans miel, c’est la longue et chère famille de nos ancêtres, qui ont peu à peu accumulé dans le bas de laine populaire tous ces humbles sous de cuivre capables de se muer en superbes louis d’or, qui les ont rendus riches de sentiment et lourds de pensée, et qui par eux revivent incessamment en nous, puisque avec les syllabes chantantes de ces mots ressuscitent, que nous en ayons conscience ou non, les chansons, légendes, contes, croyances, dictons, proverbes, locutions, adages, symboles, traditions, d’où elles ont pris l’essor, et puisque là ont ainsi palpité toutes les âmes de qui est faite l’âme même de notre race.

Et voilà pourquoi, en vérité, je ne me suis pas écarté de mon sujet comme j’ai peut-être l’air de l’avoir fait inconsidérément, quand j’ai paru quitter l’éloge d’André Theuriet pour me jeter dans l’apologie, j’allais dire l’apothéose, de la langue populaire. En parlant pour elle, je parlais pour lui. Ou plutôt, soyons franc, je parlais pour nous, les poètes ; car si les véritables, presque les seuls créateurs de la langue, sont les gens du peuple, c’est parce qu’ils ont le don de perpétuelle enfance, c’est parce que les mots leur « rient toujours », comme écrit encore Montaigne, « d’une fraîche nouvelleté », c’est parce qu’ils gardent la faculté naïve de croire à la vertu de ces mots d’y incarner effectivement les choses, de rester des mythologues inlassables, personnifiant leurs sensations, leurs sentiments, leurs idées, toutes les vibrations de leur-être et toutes celles de l’être qui les enveloppe, dans des images, non pas artificielles ni surtout abstraites, mais concrètes, et absolument vivantes ; or les poètes ont aussi ce don de perpétuelle enfance, et à quelques-uns d’entre eux échoit la rare bonne fortune, en employant les mots les plus simples et les plus pleins, d’inventer des images neuves, des expressions vierges, mais tellement accommodées au génie même de leur langue, qu’elles semblent y avoir existé de tout temps ; et cette gloire-là est la plus belle que puisse rêver un poète. André Theuriet n’y eût-il atteint que par-ci par-là (ce que la postérité saura seule), cela lui vaut mieux que tous les éloges du monde, même académiques ; et faisant bon marché des soixante volumes de romans qu’il a écrits, il eût consenti certainement à ce qu’on les oubliât sous la condition qu’on lui pût assurer cette immortalité particulière, la plus enviable de toutes, à mon sens, celle qui consiste à laisser une empreinte de soi, si légère soit-elle, dans la langue populaire de son pays. Peut-être, Messieurs, sous cette illustre coupole où ont orgueilleusement resplendi tant de grands noms qui sont les phares de notre histoire, peut-être cette modeste ambition vous paraîtra-t-elle bien petite ; mais je ne crois pas me tromper en affirmant qu’elle eût suffi aux désirs d’André Theuriet ; car je juge de ses désirs par les miens, puisque nous sommes tous deux des poètes ; or, pour mon compte, si quelque maître des destins m’offrait le choix entre ce peu de chose, semble-t-il, que je viens de dire, et la certitude d’un nom porté jusque chez nos arrière-neveux par tous les buccins de la gloire, voici, n’en doutez pas, Messieurs, ce que je répondrais sans hésiter : « Puissé-je suprême avoir, comme unique et suprême récompense à mon amour de notre langue, la joie de trouver, ne fût-ce qu’une fois, les mots au cri profond, à l’expression définitive, à l’image lyrique, qui entreront dans le patrimoine de cette langue, assez pour qu’on ignore qu’ils sont de moi ; et périsse alors la mémoire de cette ombre vaine que fut mon nom, pourvu que mon souffle, tant que vivra notre race, continue à vivre sur ses lèvres, dans le verbe devenu chair où j’aurai fixé et immortalisé pour elle un des battements de son cœur ! »