Discours de réception de Paul-Armand Challemel-Lacour

Le 25 janvier 1894

Paul-Armand CHALLEMEL-LACOUR

Réception de M. Challemel-Lacour

 

M. Challemel-Lacour, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ernest Renan, y est venu prendre séance le jeudi 25 janvier 1894, et a prononcé le discours qui suit :

   

Messieurs,

Le projet de l’Académie que Messieurs Faret et de Boisrobert présentèrent, le 30 octobre 1634, au cardinal de Richelieu et qui fut agréé par le terrible protecteur, portait que pour être de l’Académie il fallait « comme un mélange de certaines qualités en un tempérament égal, assujetties sous la loi de l’entendement et sous un jugement solide ». Formule heureuse pour ne décourager aucune ambition. Vous êtes, Messieurs, les appréciateurs de ce mélange. Au lieu de me demander comment il se fait que j’aie aujourd’hui l’honneur d’élever la voix sous cette coupole, je n’ai qu’à m’incliner avec reconnaissance devant votre décision. Je me suis toujours pour ma part, et je m’en sais bon gré à cette heure, plus curieusement appliqué à comprendre les choix de l’Académie qu’à les critiquer. Vous me pardonnerez si pour la première fois j’y éprouve un peu d’embarras, et si j’ajoute que cet embarras se complique de quelque appréhension.

Lorsqu’elle a jugé bon de donner pour successeur à un grand esprit, qui comptera parmi les plus brillants écrivains de ce siècle, un homme que la politique a presque violemment éloigné des lettres et dont elle a dévoré les années, l’Académie avait sans doute ses raisons. Je suis touché d’un si grand honneur, mais, je l’avoue, la tâche que votre choix m’a confiée n’est plus sans m’inquiéter. Est-il possible en effet de louer sans tromper l’attente d’aucun de vous un écrivain si supérieur aux éloges ordinaires par l’étendue et la diversité de son œuvre, par l’originalité de sa pensée, et je dirai par ses succès ? Peut-on se flatter de parler dignement d’un homme qui, non content d’avoir en une occasion remué son temps à des profondeurs inconnues, a pendant quarante ans renouvelé, pour ainsi dire, à volonté l’attention publique et qui l’a tenue en éveil jusqu’à la fin ? Et si l’on veut lui épargner, comme il convient, les banalités d’une admiration de commande, qui sera sûr d’apprécier avec équité un penseur accoutumé à planer de si loin au-dessus des opinions vulgaires, toujours clair et pourtant insaisissable, dont nul n’oserait se vanter d’avoir eu tout le secret ; un penseur qui avait pris la contradiction pour devise et qui se jouait avec délices en présentant dans la même page, quelquefois dans la même phrase, les aspects opposés des choses ; toujours le premier d’ailleurs à prévoir les difficultés et d’une adresse sans égale à parer d’avance les objections avec une élégance de jeu qui laisse la critique à la fois éblouie et décontenancée ?

Si c’est chez vous, Messieurs, qu’on trouve le culte de la pensée pour elle-même, sans préoccupation ultérieure, et que règne par tradition entre toutes les façons de penser sur les objets les plus délicats un commerce de courtoisie bien supérieur à la tolérance, M. Renan remplit l’idée qu’on peut se faire de l’esprit académique. Qui a vécu plus entièrement que lui pour la pensée pure ? Et quant aux idées des autres, il n’avait pas seulement pour elles un accueil toujours avenant : il eût au besoin fourni celles qu’il trouvait fausses des raisons les plus fines pour les faire valoir. Sa vaste intelligence avait une place pour toutes les doctrines, comme elle en reconnaissait une dans l’harmonie des choses pour toutes les bizarreries et même pour les monstruosités. « Si j’étais né, disait-il, pour être chef d’école, j’aurais eu un travers singulier : je n’aurais aimé que ceux de mes disciples qui se seraient détachés de moi. » Ce goût déclaré du schisme me rassure un peu. S’il m’arrive de me séparer de lui sur quelque point, je croirai lire dans son regard bienveillant la satisfaction de se voir traiter avec une liberté digne de lui.

Je n’ai pas, Messieurs, à vous retracer cette vie simple, où éclate une si parfaite unité. La personne de M. Renan remplit tous ses écrits : elle remplit ses préfaces, ses examens de conscience, ses prières, car il prie souvent dans ses livres ; elle remplit ce qu’il appelait ses bretonneries, c’est-à-dire les allocutions qu’il prodiguait dans les fêtes que lui préparaient presque chaque année ses amis de Bretagne ; elle remplit même ses Histoires, où des paradoxes, reflet sincère de ses sentiments les plus intimes, se rencontrent de page en page comme sa signature. Il a d’ailleurs pris une précaution prudente et sûre contre l’insuffisance ou les trahisons des biographes en se racontant lui-même dans un livre qui est un chef-d’œuvre. Je ne sais si parmi les écrivains qui ont voulu mettre leur âme à nu devant la postérité, depuis saint Augustin jusqu’à Goethe, il en est un seul que M. Renan n’égale ou ne surpasse par l’art de dégager ce que peuvent recéler de poésie les menus faits d’une vie sans événement. Qui essaierait de peindre après lui le petit écolier revenant de la classe et traversant, les yeux baissés et déjà songeur, la grande place de Tréguier pour regagner le logis maternel ? Qui oserait parler des jeunes filles compagnes de ses jeux d’enfant, la petite Noémi, Kosilis, Mlle Keruelle, dont l’image lui reparaissait, au seuil de la vieillesse, à travers une nuée d’or ? Les pages qu’il leur a consacrées resteront comme des joyaux de la langue française. Qui se hasarderait à parler de cette mère qui lui avait appris non seulement à supporter la pauvreté mais à l’égayer, ou de cette sœur dont il a fixé, dans un monument qui ne périra pas, les traits à la fois austères et doux ? Qui entreprendrait de raconter après lui ses succès à Saint-Nicolas du Chardonnet et ses tristesses lorsque, arraché au grand air des landes natales, il se vit cloîtré derrière des murailles enfumées, dans cette noire maison de la rue Saint-Victor ? ou bien son passage à la maison d’Issy et son séjour à Saint-Sulpice, quand se préparait déjà, peut-être à son insu, la crise morale qui allait éclater tout à l’heure sous l’impression de ce périlleux avertissement. « Vous n’êtes pas chrétien ! », et marquer, en dissipant tout d’un coup ses illusions de jeunesse, la fin de ce qui fut la période paradisiaque de sa vie ?

Il aimait à repasser sur ces souvenirs, attiré par le charme qu’on trouve, lorsque l’âge est venu, à se retourner vers les années lointaines que colorent, déjà les reflets du couchant. Oserai-je le dire ? il trouvait en lui-même un sujet d’étude de prédilection. Par excès de scrupule et pour ne pas surprendre notre admiration, ou par simple amusement, il nous fait, non sans adresse toutefois, les honneurs de ses petits ridicules, en y mettant une franchise que personne n’eût eu l’indiscrétion de lui demander. Peut-être aussi par un reste des habitudes du séminaire, trouvait-il, comme les âmes pures, une secrète douceur à se confesser, et même à s’accuser, de fautes il est vrai toujours vénielles, ses examens de conscience les plus rigoureux ne lui en ayant jamais révélé d’autres. Je crois cependant qu’il y portait une pensée plus philosophique. Curieux de toutes les origines, il l’était aussi des siennes ; il voulait savoir comment il était devenu ce qu’il était. Il ne négligeait aucune des influences sous lesquelles il s’était formé, ni celle des prêtres, ni celle des femmes, ni celles de la nature, ni celle de la race, jusqu’à nous donner, pour être complet, sa formule ethnique : « Un Celte mêlé de Gascon et mâtiné de Lapon », c’est-à-dire, d’après l’interprétation qu’il imposait obligeamment aux anthropologistes, « un mélange, qui devrait représenter le comble du crétinisme et de l’imbécillité ».

M. Renan était à sa sortie de Saint-Sulpice ce qu’il fut toute sa vie, l’amant de la vérité, voué, sans réserve et sans distraction au culte de la pensée : tel il sera jusqu’à son dernier jour. S’il faut l’en croire, la nature l’avait fait prêtre a priori ; il répète sans cesse que le sulpicien subsiste en lui, qu’il est un curé manqué, qu’il est resté prêtre malgré tout et qu’il ne pouvait même pas être autre chose, en raison de sa parfaite inaptitude à toute carrière profane. Il y avait du prêtre, en effet, non seulement dans sa personne et dans ses manières, mais surtout dans son esprit. De l’éducation qu’il avait reçue entre les mains des prêtres pendant treize ans, il garda une empreinte ineffaçable ; pour lui la chose nécessaire entre toutes et la seule qui valût la peine de vivre était la recherche de ce qui est éternel, la contemplation de la vérité. Les conséquences de cette disposition dominante, vous les avez vues se dérouler d’œuvre en œuvre dans tout le cours de sa vie. M. Renan trace entre l’idéal et la réalité une ligne qui n’est d’abord qu’un sillon léger ; ce sillon, rafraîchi chaque matin, devient un fossé profond et finit par être un abîme. Le souci des intérêts temporels même les plus élevés ne le touche que par accident ; la nature ne l’ayant point armé pour l’action, il la dédaignera, parce qu’elle implique toujours un abandon au moins partiel de la vérité, elle lui paraîtra quelque chose de servile et vain ; il en viendra un jour à écrire : « Le penseur sait que le monde ne lui appartient que comme sujet d’étude, et lors même qu’il pourrait le réformer, peut-être le trouverait-il si curieux qu’il n’en aurait pas le courage. » Il sera conduit enfin par excès d’idéalisme à des théories où l’on verra l’humanité presque toute entière sacrifiée à une oligarchie de penseurs chargés de faire la science, d’en conserver le dépôt et de l’appliquer au besoin pour faire régner la raison, en subjuguant par la terreur la bestialité humaine.

M. Renan quitta le séminaire sans secousse tragique et même sans émotion visible, n’ayant que le regret de tromper de chères espérances et de se séparer d’un monde qu’il aima toujours. Au moment où il mettait le pied dans cet autre monde si différent du premier, tout entier à des occupations si inférieures, et auquel il ne s’adapta jamais qu’imparfaitement, il y régnait un calme apparent : une révolution était pourtant à la veille d’y éclater, et quelle révolution ! Une soudaine explosion d’utopies apparaissant toutes à la fois et dans des camps opposés, le champ du possible agrandi aux imaginations jusqu’à des horizons sans limites, partout des crédulités et des terreurs également irréfléchies, le sol comme entrouvert et livrant aux mains effrénées de quelques-uns et à la curiosité de tous les fondements de l’ordre social, le tumulte dans la rue répondant au désordre dans les idées, puis les discussions à grand bruit, la lutte sanglante, enfin la catastrophe. M. Renan nous a dit à quel point, dans sa solitude profonde, il ressentit le contre-coup de 1848. Il ne l’a peut-être pas dit être assez : sa philosophie date de là.

Il ne pouvait appartenir et il n’appartint jamais à aucun parti politique, moins peut-être au parti républicain de 1848 qu’à aucun autre. Mais l’agitation du dehors n’avait à ce moment rien qui l’effrayât. N’était-elle pas le juste châtiment de la quiétude bourgeoise dans laquelle la France, oublieuse de son passé, s’était lourdement assoupie ? Son éducation cléricale lui avait inculqué le sentiment que cette société, depuis longtemps sortie de l’ordre, asservie maintenant à des convoitises vulgaires, méritait peu d’intérêt. Le jeune Renan, frais émoulu du séminaire, acceptait avec placidité l’idée d’une révolution, mais d’une révolution qui ne pouvait être accomplie que par des hommes de pensée. La politique avait prétendu gouverner les choses humaines comme on gouverne une machine qui, maniée adroitement, obéit en général avec une régularité imbécile, sauf à faire sauter de temps en temps le mécanicien, s’il vient à commettre quelque bévue ou à sommeiller un instant : la politique était à ses yeux une routine vieillie et désormais frappée d’impuissance. Parmi tant d’utopies, il conçut aussi la sienne, que personne alors ne soupçonna, la plus grandiose, la plus inoffensive, la plus faite pour séduire une telle candeur, la plus impraticable aussi : c’était l’établissement d’une religion nouvelle, oui, Messieurs, d’une religion, la religion de la science. Il ne voyait plus que la science pour être un moteur moral. Non pas la science abaissée au rôle de servante de nos besoins, mais au contraire élevée à celui de régulatrice des esprits, car elle est la seule réalité stable et qui ne trompe jamais ; elle est la révélation de Dieu, si même il n’est pas plus exact de dire qu’elle est Dieu lui-même. Cette conception d’une intelligence de vingt-cinq ans, élaborée dans le silence d’une retraite studieuse, loin de tous les bruits, mais au milieu d’un monde en ébullition, et comme sur le feu d’un brasier, elle est restée la pensée de M. Renan et l’inspiration de toute sa vie ; elle a été son dernier rêve. Elle a revêtu jusqu’à la fin dans son esprit des formes incessamment renouvelées sans jamais changer ni s’affaiblir un seul jour. Elle a été son ancre au milieu des fluctuations auxquelles il se laisse aller nonchalamment avec la sécurité d’une pensée sincère. C’est elle qui lui a donné cette impassibilité de sphinx en possession d’un secret divin. Elle a imprimé à son langage, en face de nos disputes frivoles et de nos petites colères, cet accent de haute ironie auquel il ne renonce presque jamais et qui est peut-être son attrait le plus subtil.

La science n’était pas seulement pour M. Renan le grand ressort et l’ornement de la civilisation, elle en était plutôt le but ; elle était la fin supérieure des choses humaines, que dis-je ? la raison d’être de l’Univers. C’est beaucoup, peut-être c’est trop. La nature humaine et les sociétés ont des besoins variés, elles ont plus d’un genre, de grandeur. La foule des ignorants (vous pardonnerez à l’un d’eux de faire entendre devant vous cette timide réclamation), s’ils sont exclus de la science, ne le sont pas pour cela de toute participation à la vie divine. Vous savez mieux que personne, et vous le rappelez chaque année au public, que les plus simples demeurent, à l’égal des plus cultivés, capables de beauté morale. La science une religion, Messieurs ? Je crains que la science elle-même ne fût la première à répudier une pareille ambition. Ses merveilles nous éblouissent depuis un siècle, et elles ne sont encore, assure-t-on, qu’au début. La science pourra entasser découverte sur découverte, non plus peut-être avec cette rapidité qui donne le vertige et qu’explique l’application si récente encore de la vraie méthode à l’exploitation d’un domaine resté vierge jusqu’à nos jours ; elle avancera sans s’arrêter, sans épuiser les secrets du monde livré à ses recherches, sans lasser la curiosité, sans la satisfaire non plus. Le jour ne viendra jamais où le savant le plus infatué pourra dire à l’Univers « Tu n’as plus de secret pour moi. » Pour que la science nous suffise, il faudrait que le sentiment d’une première et d’une dernière raison de l’Univers, qui fuient devant nous d’une fuite éternelle, s’éteignît dans l’âme humaine. Si cela arrivait jamais, ce ne serait pas un progrès, mais la fin de tous les progrès et le premier pas sur une pente qui aboutit à l’abaissement définitif. Voilà pourquoi la science, fût-elle parfaite, laissera à la religion toute sa place. Et laquelle, Messieurs ? Rien moins que l’Infini Quelque riche imagination comme celle de M. Renan s’épuisera de loin en loin, pour le remplir de ses rêves particuliers ; la foule, et j’ose y comprendre le gros des savants eux-mêmes, réclamera toujours, passez-moi le mot, une doctrine de l’Inconnu qui apporte la paix aux esprits, qui soit le frein des fantaisies et qui puisse devenir pour de longs siècles le principe des civilisations et les sociétés.

M. Renan réclamait alors une place, la première de toutes, pour une science restée ou plutôt devenue étrangère à la France et qui semble aujourd’hui sentir un peu l’école : la philologie ou, si vous voulez, la critique ; c’est-à-dire les recherches méthodiques sur la formation, la valeur et le sens exact des documents où se trouve déposée et parfois ensevelie, parmi les légendes et sous les alluvions de toute sorte apportées par le temps, la vérité concernant les origines des institutions sociales, des arts, de la poésie et du droit. La critique a déjà renouvelé l’antiquité ; elle était appelée, selon M. Renan, à changer la face de l’histoire religieuse. Née en France, mais exilée presque aussitôt et naturalisée en Allemagne, elle y a pris depuis un peu plus d’un siècle des développements qui commandent l’admiration. Cette admiration, M. Renan l’exprime, avec la vivacité d’un initiateur, en termes dont l’exagération, oserai-je dire un peu naïve, s’étend à tout ce qui est allemand. Mais, si les termes en sont parfois excessifs eu égard à la certitude de cette science et au mérite de ceux qui la cultivent, ils ne le sont pas comme témoignage de la reconnaissance de M. Renan. Il croyait lui devoir son émancipation. C’est pour y avoir goûté presque furtivement et dans une mesure, je croîs, assez discrète à Saint-Sulpice qu’il avait senti ses yeux se dessiller tout à coup et sa poitrine respirer plus librement.

La philologie n’est pourtant pas parmi les sciences celle qu’il eût préférée. Il se flattait, sans doute avec raison, qu’il eût réussi dans les sciences physiologiques ou les sciences naturelles, et, qui sait ? peut-être aurait-il sur quelque point devancé Darwin. Il se plaignait, l’ingrat ! de la destinée qui l’avait réduit à cette petite science conjecturale qui s’appelle l’histoire. C’est, Messieurs, que l’histoire tient encore beaucoup trop de la littérature ; et M. Renan ne faisait nul cas de la littérature, cette vanité, ni du talent littéraire, qu’il définit je ne sais où « l’art d’amener un certain cliquetis, de paroles et de pensées ». Et que n’a-t-il pas dit de la manie littéraire, le fléau des époques de décadence, dont Néron, pour ne pas citer d’autre exemple, lui paraissait un produit particulièrement distingué. De tels dédains ne pouvaient convenir qu’au plus accompli des littérateurs. Il n’aurait pas trouvé bon qu’on lui fît honneur d’aimer les lettres, et il se serait justement révolté si vous lui eussiez imputé la faiblesse d’y chercher pendant une heure une distraction ou un plaisir. Il laissait à d’autres et traitait avec quelque mépris le goût de ces jouissances indolentes. Il parlait bien des poètes, mais il les pratiquait peu : ils n’étaient pour lui que matière de science, comme tout le reste ; et, s’il les feuilletait, c’était à titre de documents sur le génie des peuples et sur l’histoire de l’esprit humain.

L’hébraïsant et l’érudit ne m’appartiennent pas : il y aurait de ma part trop d’imprudence et de présomption à me hasarder sur ce terrain difficile, où les contentions sont quelquefois si vives même entre initiés et les rivalités si injustes. Mais quoi ! les travaux de l’érudit et du savant chez M. Renan ne relèvent-ils pas de vous par la beauté de la forme ? L’Histoire générale des langues sémitiques, les merveilleuses traductions de plusieurs livres de la Bible avec les introductions qui les accompagnent, ne sont-elles pas de la littérature et de la plus haute ? Me pardonneriez-vous de ne pas mentionner au moins, outre le Corpus des Inscriptions sémitiques et les comptes rendus au Journal asiatique, ces contributions à l’Histoire littéraire de la France, dont plusieurs sont de premier ordre ? Lorsque, à l’âge de vingt-trois ans, il présenta ce Mémoire, qui obtint le prix Volney et qui est devenu plus tard un grand livre, E. Renan, à peine sorti des mains de M. Le Hir, son maître à Saint-Sulpice, était encore un écolier, mais de quelle distinction ! On n’a pas oublié les ardentes contradictions que souleva l’Histoire des langues sémitiques. C’était le temps où la théorie des races était en Allemagne dans toute sa vogue, où le génie de la race servait d’explication courante à toutes les particularités religieuses, littéraires ou sociales que présente l’histoire. Depuis lors il a fallu en rabattre, et beaucoup d’assertions en ce temps-là triomphantes ne seraient plus de mise aujourd’hui ou ne peuvent plus être accueillies qu’avec réserve. Mais comment ne pas remarquer ce que cette réputation de savant, attachée au nom d’un écrivain original et hardi, devait ajouter d’autorité à ses paroles ? Elle a fait à M. Renan, dès le début, une place à part. Ne devait-il pas, en effet, avoir ce que la pratique de la science et la sévérité de ses méthodes donnent à leurs adeptes : le sérieux dans les affirmations, la prudence portée jusqu’au scrupule dans les hypothèses, la crainte des généralisations précipitées, c’est-à-dire de l’accident érigé en loi et de l’exception prise pour la règle, enfin ce qu’il y a peut-être de plus difficile et sûrement de plus nécessaire, le courage d’ignorer ce qu’on ne peut savoir et de se taire sur ce qu’on ignore ?

M. Renan, chargé d’une mission littéraire en Italie, y travaillait en paix sur le philosophe Cremonini ; il goûtait les ravissements que ne pouvait alors manquer de procurer à un jeune homme poète, érudit et penseur, un premier voyage sur cette terre des souvenirs. Cependant les choses avaient rapidement tourné en France. Lorsqu’il y revint, la liberté, déjà démodée, s’y trouvait en péril de plus d’un côté. Un matin, la rue fut pacifiée ; l’ordre matériel, image peu fidèle de l’ordre dans les esprits, fut solidement assuré, la presse se vit réduite au silence, ou, ce qui est encore plus contraire à sa nature, obligée de parler bas ; les utopies parurent s’être évanouies comme un songe ; celle que M. Renan avait conçue mais sagement tenue en réserve (le secret ne nous en a été révélé que plus de quarante ans après par la publication de l’Avenir de la science) était comme les autres indéfiniment ajournée. M. Renan garda du Deux-Décembre un long ressentiment, sans même en prévoir toutes les suites. Avoir caressé l’espérance que la France allait retrouver la véritable voie et retomber de si haut dans les réalités, apercevoir en se réveillant d’un si beau rêve une main toujours prête à s’appesantir sur votre front, voir cette vieille société qu’on a crue au moment de se rajeunir par la religion de la science rentrer joyeusement dans son ornière et se laisser prendre aux plus grossiers appâts, c’était une chute profonde. M. Renan en resta froissé pour toujours. Il disait en 1875 : « La réaction de 1850-51 et le coup d’État m’inspirèrent un pessimisme dont je ne suis pas encore guéri. » Il en conçut une grande mélancolie d’esprit ; il la répandit dix années de suite dans des articles qui faisaient les délices du public lettré par l’agrément du style, par la nouveauté des aperçus et plus encore par le contraste de ces maximes sévères, de ces dédains, de ces sombres prévisions, avec l’éclat des fanfares et l’enfantillage des acclamations qui remplissaient tout de leur bruit. Il trouvait, je pense, quelques heures d’oubli dans la salle de rédaction des Débats, où s’était réfugiée du moins une liberté qui console un moment de la perte des autres, la liberté de l’épigramme. Mais dans ses articles il semblait n’avoir ou n’aimer à parler que de ruines : la ruine du libéralisme, dont les promesses ne lui avaient, à vrai dire, jamais inspiré grand enthousiasme ; la ruine de l’Éclectisme, généreux et suprême effort d’une passion épuisée ; ou bien il montrait dans la destinée de Lamennais la fin des essais de renaissance néo-catholique ou démocratique. Remontant à la cause de tous ces écroulements, et comme s’il eût pris plaisir à narguer le préjugé le plus cher au cœur de la France, il dénonçait sans relâche la Révolution française. Il ne s’arrêtait pas à la tâche oiseuse d’en flétrir une fois de plus les excès, mais il tournait en dérision ses principes, il réprouvait également ses destructions et ses créations, il aimait à la rabaisser en la réduisant aux proportions d’un petit fait gaulois. Ces idées, il n’en est jamais revenu : il les a exprimées trop souvent pour qu’elles ne fussent pas chez lui indestructibles. C’est, j’en suis sûr, avec le sourire que vous lui avez connu qu’il se donnait à lui-même ce démenti : « J’ai dit trop de mal de la Révolution : c’est peut-être ce que, nous avons fait de mieux, puisque le monde en est si jaloux. »

Il ne lui déplaisait pas de rompre en visière aux enthousiasmes du moment. Son article sur l’Exposition universelle de 1855 fit scandale. C’est que cet adorateur de la science avait en grand mépris le baconisme pratique que l’Anglais Macaulay avait célébré jadis à grands frais de rhétorique et dont cette Exposition était l’éclatant triomphe. L’amour de M. Renan pour la science conçue comme la révélation des lois de l’Univers et la plus haute expression de Dieu n’avait d’égal que son aversion pour le goût bourgeois du confortable et pour la badauderie en extase devant ces prétendues merveilles. En race des foules ébahies à cet étalage et rêvant un paradis provisoire où la science aurait pour mission de satisfaire sur l’heure à leurs fantaisies, il se sentait pris de pitié, il s’enfuyait d’horreur à l’autre pôle. Pour échapper à cet océan de vulgarités, il se plongeait avec volupté dans les Acta sanctorum des Bollandistes, heureux de trouver parmi ces héros de la vie désintéressée, moines ou rois, chevaliers ou loqueteux, des souvenirs de distinction et de noblesse.

De temps en temps, quelques belles études d’histoire religieuse, où se trouvaient indiqués avec un charme bien nouveau en pareille matière les résultats de la critique contemporaine, émerveillaient un public de choix ; quelquefois elles l’inquiétaient aussi. M. Renan protestait avec vivacité contre toute interprétation de ses travaux qui verrait en eux des œuvres de polémique ou qui y chercherait une pensée de prosélytisme. Il ne voulait pas être pris pour un Voltaire. Il déclarait bien haut n’écrire que pour le petit nombre de ceux qui marchent dans la grande ligne de l’esprit humain. Qui pourrait, Messieurs, élever un doute sur la sincérité de ces paroles ? Mais il oubliait qu’il avait reçu de la nature le plus puissant instrument de propagande : c’était le talent ; il ne songeait pas que, s’il est facile à quelque professeur allemand de confiner sa pensée dans l’enceinte d’une école, ce don ne lui avait pas été départi : il marchait, lui, porteur de la lyre que tous suivent et qui met en mouvement jusqu’aux arbres des forêts, tum rigidas motare cacumina quercus. Il ne pensait pas au grand artiste qu’il était ; il oubliait que par instinct l’artiste veut séduire tout le monde : il ne choisit pas parmi les applaudissements, et s’il en est qui aient plus de douceur à son oreille, ce sont peut-être ceux des ignorants et ceux des femmes.

M. Renan s’en aperçut le lendemain du jour où parut la Vie de Jésus.

Le retentissement européen de cet événement littéraire n’a pas encore cessé dans nos souvenirs. Les éloges et les contradictions, les mandements, les sermons, les pamphlets, les injures mêlées aux cris d’admiration, les vies de Jésus publiées coup sur coup en France et à l’étranger, tout ce qui grandit en un moment les renommées comme un orage grossit les ruisseaux, éclata en peu de semaines. M. Renan fut admirable de calme philosophique sous cet ouragan de gloire, et par son silence il atteignit presque à la grandeur. Fut-il étonné de ce bruit, ou n’est-il pas permis de croire que, s’il ne l’avait pas provoqué de parti pris en écrivant son livre, il l’avait du moins prévu ? Il savait bien qu’on ne touche pas au vieux fond chrétien qui subsiste encore partout en Europe, même au cœur des plus détachés, sans soulever une émotion extraordinaire. Aujourd’hui le calme est revenu, les esprits sont apaisés on peut parler de cet ouvrage avec tranquillité.

M. Renan a raconté les enchantements au milieu desquels il en écrivit une partie. Il parcourait depuis des mois la Galilée, suivant à la trace, le long des lacs et des collines, dans les vallons en fleurs, Jésus et ses amis ; les soirées et les nuits se passaient en suaves entretiens avec sa sœur Henriette sur ces souvenirs sacrés. Il sortit de tout cela un livre qui respirait l’ivresse et qui la répandait. Tous les lecteurs la ressentirent. Puis les objections se firent jour et de bien des côtés. Les savants reprochèrent au livre de n’être pas scientifique : ils demandaient compte à l’auteur des libertés qu’il avait prises avec certains documents et de l’usage qu’il en faisait après avoir jeté lui-même le soupçon sur leur autorité ; ils lui demandaient surtout de quel droit il les avait brisés en mille pièces pour les ajuster à son plan et pour en composer, comme dans une verrière, la figure qu’il avait imaginée ; ils osaient douter que les grossiers habitants des villages où Jésus prêcha d’abord, pêcheurs et paysans, d’une rudesse passée en proverbe, travaillés à cette heure même par l’espérance d’une révolution violente et prochaine, eussent pu se prêter à cette pastorale. Les lettrés, plus préoccupés de l’art et du goût, revenus du premier éblouissement, se demandaient si ces procédés romanesques, descriptions de paysage, analyses subtiles, suppositions piquantes, étaient à leur place dans la plus grave de toutes les histoires, et si ce coloris n’aurait pas mieux convenu pour peindre une cour d’Italie du XVe siècle que pour retracer les commencements d’une grande religion ; ils se demandaient enfin quel rapport il pouvait y avoir entre le prêcheur idyllique de Galilée et « le sombre géant » des derniers jours, où était l’unité du caractère, par conséquent la vérité de l’art et la vie. Quant aux croyants, ils souffraient de voir la figure du Maître, au lieu de leur mieux apparaître dans sa grandeur par le travail de l’artiste, s’abaisser peu à peu par l’abus même des embellissements et devenir à la fin un incompréhensible mélange de faiblesse et de duplicité, de douceur et d’emportement, qui glaçait par degrés l’adoration.

Je ne sais ce qu’il est advenu de ces objections et si elles se murmurent encore quelque part à petit bruit. Le livre y a résisté en partie, et sa nouveauté consiste justement à les avoir soulevées. S’il n’a pas marqué dans la science, il aura une place dans l’histoire des idées. Il est le premier essai de substituer, en la faisant entrer dans l’histoire, au vague fantôme qui a traversé les siècles une figure de chair et de sang. Ce qu’on ne peut se dissimuler toutefois, c’est que, malgré les formules dont il l’accable et qu’on dirait parfois empruntées au protocole du Bas-Empire, l’auteur n’a retracé qu’une figure sans proportion avec celle que se crée, sur quelques mots de 1’Évangile, le cœur ému du croyant. Jésus a pour M. Renan le tort d’avoir aimé autre chose que l’idéal ; il a cru que l’idéal devait être réalisé au moins partiellement, et qu’il n’était rien s’il ne devenait pour la vie intérieure une règle et pour les sociétés de ce monde une lumière. Jésus n’a pas craint de se mêler à la foule, de descendre à la controverse, de se commettre avec les Pharisiens et de s’exposer à leurs embûches. Le héros de sainteté a été un héros d’action : aux yeux de l’écrivain, son auréole pâlit, il n’est plus qu’un idéaliste déchu.

Après la Vie de Jésus, tout autre succès ne pouvait que languir. L’Histoire des origines du Christianisme a fait, de volume en volume, pendant vingt ans, le charme des lecteurs cultivés. L’histoire des Empereurs y va de front avec celle du Christianisme, et le goût romantique de M. Renan pour l’excessif et pour l’énorme en a tiré d’admirables épisodes. Mais il marchait maintenant sur un terrain trop historique, et son imagination n’y avait plus la même liberté. L’imagination, Messieurs, a son rôle légitime et même nécessaire dans l’histoire. Elle seule peut délivrer l’esprit des obsessions qui l’empêchent de se représenter, avec la nuance exacte de chaque siècle, la face mouvante des choses. Sans l’imagination, comment l’historien pourrait-il rassembler selon les lois de la vie les membres épars, souvent incomplets, que lui livrent les documents, pour en tirer, je ne dis pas une résurrection, mais une simple restauration ? L’imagination de M. Renan est plus exigeante. S’il se plaît exclusivement à l’histoire des origines, — origines du langage, origines du Christianisme, origines d’Israël et de la religion de Jahvé, — s’il semble dominé par l’ambition de se représenter ce que nous sommes condamnés à ne savoir jamais, s’il tente de parti pris l’impossible, ce n’est pas sans raison ; il ne faut pas moins à son imagination que ces grands espaces vides pour s’y ébattre à l’aise. Il réclame, dans la préface de l’Histoire d’Israël, un peu de l’indulgence qu’on a coutume d’accorder aux voyants. N’est-il pas lui-même, en effet, une sorte de voyant ? Les résultats en très grande partie négatifs de la critique allemande n’ont laissé dans cette Histoire d’Israël que peu de certitude. Ôtez les discussions sur l’authenticité des documents, les rapprochements à l’aide desquels M. Renan essaie de faire pénétrer dans ces ténèbres une légère lueur, les réflexions qui sont le fond de sa philosophie de l’histoire, et çà et là quelques fresques hardies pour ranimer des figures dont le nom seul subsiste avec des débris frustes et presque réduits en poussière, que reste-t-il si ce n’est un canevas à mailles trop larges pour supporter une broderie et qui ne peut être rempli que par les visions de l’auteur ?

Mais que d’inattendu et que d’amusement dans ces fantaisies ! S’il est un art supérieur, fait de justesse et de vérité, qui représente la pleine santé de l’esprit, art sévère auquel nous ramène toujours le besoin de trouver à de certaines heures le réconfort et la paix divine, il y a aussi un art d’amuser, art moins pur sans doute, mais infiniment précieux, et M. Renan y excelle. L’admirable chroniqueur ! et quelle dextérité pour donner d’un mot à ces faits qu’enveloppe le nimbe héroïque de la légende une tournure moderne ! quelle habileté à se jouer avec grâce du bon sens vulgaire par des paradoxes d’où s’exhale un vague parfum de vérité, perceptible seulement aux sens les plus délicats !

Les rapprochements en histoire exposent à d’étonnants anachronismes : on ne se les permet qu’avec précaution, quand on tient par-dessus tout à la justesse et qu’on attache quelque prix à distinguer les nuances. M. Renan rappelle à l’occasion du roi David je ne sais quel assassin mort de nos jours sur l’échafaud ; il y a pourtant, à ce qu’il semble, entre le brigand d’Adullam et le scélérat moderne, outre l’inégalité du succès, un peu plus qu’une nuance. Mais l’histoire, œuvre de la foule et de quelques audacieux, était selon M. Renan un tissu de crimes triomphants et d’efforts vertueux trahis par le sort ; et c’est ce qui lui gâtait le métier d’homme d’action. L’homme d’action n’est ni un artiste ni un savant ; « ce n’est pas même, ajoutait M. Renan, un homme très vertueux, car jamais il n’est irréprochable, la sottise et la méchanceté des hommes le forçant à pactiser avec elles ; jamais surtout il n’est aimable »

Sans rappeler qu’Alexandre, César, Napoléon Ier ont été violemment aimés et qu’ils passent d’après des témoignages graves pour avoir été, quand ils l’ont voulu, les plus aimables des hommes, je suis sûr que M. Renan n’aurait pas cessé de l’être, même s’il était devenu homme d’action ; et ce malheur faillit un jour lui arriver. En 1869, il eut la fantaisie de briguer un siège de député. Il se présenta dans Seine-et-Marne, et il échoua. S’il se consola promptement de cet échec, il s’en souvint toujours. Il en a cherché plusieurs fois l’explication, et même devant vous dans une séance comme celle-ci. Comment n’y reconnaissait-il pas simplement une faveur de la fortune qui lui avait rendu ce jour-là un signalé service ? Au lieu de se tromper dans ses prédictions, petit malheur arrivé beaucoup de grands esprits, il lui aurait sans doute été plus pénible de se tromper dans sa conduite ; et qui sait, une fois dans le tourbillon, sur quels écueils il aurait pu être jeté ? S’il était entré au Sénat, comme il l’a désiré, il y eût été honoré et écouté, rien de plus certain ; mais aurait-il été entendu ? Pour toucher utilement aux choses humaines, il ne faut pas avoir trop de dédain pour elles, il ne faut pas non plus dépasser de trop haut le niveau commun des esprits. M. Renan se serait-il laissé discipliner, comme un homme ordinaire, encadrer comme un homme de parti ? Qu’aurait-il fait du droit qu’il se réservait avec un soin si jaloux de se contredire une fois par jour, par respect pour la vérité ? Que fût-il advenu de la belle unité de sa vie ? Et nous-mêmes, Messieurs, que n’aurions-nous pas risqué d’y perdre ? Il n’aurait pas, je le crains, obtenu la faveur qu’il ambitionnait, de mourir à la romaine, assommé sur son siège de sénateur ; ces beaux jours de péril qui prêtent à l’héroïsme ne sont pas fréquents : il aurait pu seulement recueillir de cette excursion aventureuse l’avantage de reconnaître que dans ce pandémonium des assemblées politiques il y a place aussi pour quelque noblesse d’âme ; que si la pensée et la science ont leur grandeur sans égale, le caractère, qui donne l’ascendant, auquel vont aussi naturellement qu’à la science les respects des hommes quand il se déploie dans ces luttes bruyantes au profit de la justice et de la patrie, n’est pas sans avoir aussi sa beauté.

Lorsque les événements rouvrirent encore une fois, comme vingt ans auparavant, le champ des spéculations politiques, M. Renan se trouva prêt des premiers à offrir à la France un plan de Réforme intellectuelle et morale. Ce n’était pas tout à fait le même qu’en 1848, mais il tendait au même but, la constitution d’une classe qui aurait eu, avec le dépôt de la haute culture et de la science, la charge de l’avenir. Il stipulait à cette fin les conditions d’un pacte difficilement acceptable. « Que l’Église, disait-il, admette deux catégories de croyants, ceux qui sont pour la lettre et ceux qui s’en tiennent à l’esprit ! Ne vous mêlez pas de ce que nous enseignons, de ce que nous écrivons, et nous ne vous disputerons pas le peuple. Ne nous contestez pas notre place à l’Université, à l’Académie, et nous vous abandonnerons sans partage l’école de campagne. » Le seul moyen de nous relever était dans sa pensée l’abjuration de tout ce que nous avions cru depuis cent ans, un retour courageux vers ce qui nous paraissait depuis si longtemps condamné sans appel ; et il démontrait avec une force invincible l’absurdité, que dis-je ? l’impossibilité de ce qui est. « Sont-ce des rêves, s’écriait-il ? Peut-être ; mais alors, je vous l’assure, la France est perdue. » Il ne se trouva personne pour convertir ce plan en projets de loi. C’était, vouloir en effet imposer à l’histoire une correction un peu forte, et, de la part d’un adversaire du surnaturel, demander un trop grand miracle. Il est heureux cependant pour ces idées de restauration du passé qui hantaient beaucoup de personnes, et dont tant de belles intelligences sont peut-être encore poursuivies, qu’elles aient rencontré un tel patronage. Elles ne seront jamais justifiées par des raisons tirées de plus haut, ni exposées avec plus de séduction.

Ces lendemains de catastrophes sont pour les esprits comme M. Renan le moment de philosopher. Sa philosophie se devine dès ses premiers écrits ; elle circule comme un fluide vital dans toute son œuvre ; il ne l’avait encore rassemblée nulle part. Il n’avait pas le goût dogmatique, et il considérait presque comme un délire la prétention d’enfermer dans ces coquilles de noix qu’on appelle un système l’océan toujours en mouvement de la vérité. Il ne voyait pas d’avenir à la métaphysique, il l’avait plus d’une fois déclarée éteinte pour jamais. Quiconque se mêle de penser doit avoir une philosophie ; M. Renan estimait que l’art de l’habile homme et de l’écrivain qui sait son métier est de n’en parler jamais. Il éprouva pourtant après 1871 le besoin de résumer la sienne, il le fit sous la forme, il est vrai, la moins compromettante, celle du dialogue. Il prend soin de distinguer les certitudes, les probabilités et les rêves. Les certitudes, Messieurs, se réduisent à peu de chose ; encore ne sont-elles peut-être pas toutes absolument incontestables. Mais les rêves de M. Renan, qui aurait la hardiesse de les exposer ? Il a raconté gaiement qu’un jour au sortir de la jeunesse il s’était aperçu que le Breton était mort en lui, mais que le Gascon avait eu des raisons de survivre. N’aurait-il pas survécu seulement, et serait-ce lui qui domine seul dans les rêveries philosophiques ? Les belles mélancolies d’autrefois ont passé sans retour, M. Renan ne garde plus trace de cette tristesse qu’il disait être seule féconde en grandes choses ; il fait maintenant profession d’une bonne humeur qui n’est pas le simple enjouement, mais qui confine à une jovialité assaisonnée d’ironie. Le sourire est, selon lui, le correctif nécessaire de toute philosophie. Sont-ce des spéculations sérieuses ou des jeux d’esprit que ses vues sur l’avenir de la terre, sur l’avenir du monde, sur l’avenir de la raison, sur les chances diverses de ce qu’il appelle l’expérience de l’Univers, sur ce qui résultera dans quelques millions d’années des chocs qui s’opèrent à chaque instant sur le billard infini ? M. Renan est habile à revêtir de formes religieuses les idées les plus étranges. Grâce à sa langue aérienne, des choses énormes passent enlevées avec une légèreté qui ferait supposer dans ses formules une puissance magique. Ne touchez pas à ces formules, vous ne pourriez que les altérer ou les épaissir ; n’essayez pas de traduire ces idées en langue profane, vous ne trouveriez peut-être au fond que la conception lugubre d’un monde dépourvu de sens et poursuivant sans raison un but absurde ou futile. On ne suit pas sans surprise M. Renan dans ses spéculations sur les progrès qui devront aboutir, ici ou ailleurs, « à l’organisation de Dieu ». On l’admire quand on le voit s’élever avec aisance dans ces régions où rien ne respire plus et où, loin du globe noir, loin de l’astre vivant, à la lueur des nébuleuses, semblable au condor dont un de vous a parlé,

il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes.

Mais on se demande si à de pareilles hauteurs la raison n’aurait pas besoin, pour se préserver du vertige et de la folie, de porter le lest d’une pensée sérieuse et d’avoir en vue quelque but vraiment humain.

Une idée se détache toutefois, avec un caractère, me permettrez-vous de le dire ? un peu inquiétant. Serait-elle pour M. Renan une fantaisie sans portée ? Il est difficile de le croire, car elle occupe dans ses écrits une place capitale ; elle est le pivot de sa philosophie de l’histoire, la clef de ses opinions sur l’avenir de notre espèce et sur la situation présente, l’explication de ses sévérités à l’égard de la Révolution française et de son aversion pour la démocratie, qu’il appelle l’erreur théologique par excellence.

La raison et la science, synonymes de Dieu, devront régner un jour, puisque leur règne est la fin de l’Univers. Armées de découvertes qui mettront à leur discrétion l’existence même de la planète et la vie des individus, elles sauront bien, malgré toutes les résistances, se faire reconnaître et obéir. La science est l’œuvre et restera le privilège d’un nombre infiniment petit d’intelligences, auquel il faut que le reste du monde soit sacrifié. Les masses, c’est-à-dire la presque totalité de l’espèce humaine, sont le terreau nécessaire pour faire vivre et prospérer une poignée de penseurs. Je crains, Messieurs, que ces perspectives peu rassurantes ne compromettent un peu la religion de la science. M. Renan se félicitait qu’il lui eût été donné de comprendre, seul dans son siècle, Jésus et saint François d’Assise. Pour saint François, je n’oserais me prononcer ; pour Jésus, puisque M. Renan l’a si bien compris, il n’ignore donc pas qu’il s’éloigne ici plus qu’il ne l’avait encore fait de sa doctrine, et qu’il rompt avec le christianisme une seconde fois plus gravement que la première ? Il s’était séparé jadis sur l’idée du surnaturel, il se sépare aujourd’hui sur l’idée de l’humanité. L’Évangile ne fait pas de catégories parmi les âmes humaines, et les plus humbles s’y voient relevées par ce qui est pour elles au-dessus de tous les biens, la tendresse et le respect. L’Évangile est l’épopée des simples, un hymne anticipé à la Jérusalem des misérables.

M. Renan ne les voit qu’abandonnés sans espoir à la brutalité de leurs instincts. Il peint d’un pinceau véhément et sans se lasser les vices de la foule. Ses Drames philosophiques, qui sont la suite des Dialogues, en sont remplis. Dans les trois premiers (je ne veux parler que de ceux-là), ces vices se retrouvent incessamment, personnifiés sous des noms poétiques : les paradoxes sur la philosophie de l’histoire que M. Renan a exprimés si souvent, devenus pour lui des lieux communs ou plutôt des axiomes, en sont le thème véritable ; la foule, avec ses formidables méprises, toujours la proie de ses vices et la dupe des charlatans qui les exploitent, en est le héros. Tout ce que M. Renan a vu de ses yeux en 1848, en 1851, en 1871 ; ce que l’histoire de tous les temps lui a offert de scènes atroces ou burlesques, dans ces moments où tout le monde est foule, même les réfléchis et les raffinés, fournit les traits de ces peintures. Je m’imagine parfois que l’artiste en aurait peut-être atténué la dureté s’il avait pressenti quelles funérailles plus que royales lui ferait, sous les yeux de la foule respectueuse, un gouvernement démocratique ; — à moins toutefois qu’il n’eût vu dans cette pompe un suprême argument à l’appui de ses idées sur les méprises dont la démocratie est coutumière.

La vie et les choses humaines n’étaient pour M. Renan qu’un spectacle peu sérieux, mais toujours intéressant. En se prêtant à tout de bonne grâce, il paraissait de plus en plus convaincu que, dans cette grande comédie où se déroulent les jeux de la fortune et de l’illusion, dans cette fantasmagorie où tout a sa place, même par moment l’héroïsme et la vertu, il n’y a rien à changer, au moins si l’on ne veut pas s’exposer à rendre la pièce moins amusante. Il avait sur l’avenir des idées qui auraient pu conduire à un assez sombre pessimisme. Et pourtant M. Renan a été un homme heureux. Il vous a charmés jusqu’à la fin par sa placidité souriante ; il vous a édifiés par l’exemple d’un bonheur qui ne sentait ni la tension ni l’effort, et où l’on ne voyait qu’un entier abandon. Je ne sais si, depuis Spinoza, personne a jamais puisé dans une familiarité de toutes les heures avec l’éternel une plus parfaite quiétude.

Nul n’était d’un commerce plus facile, et je comprends qu’il fût un peu l’enfant gâté de l’Académie. Sa douceur allait jusqu’à la complaisance ; elle aurait dépassé la mesure, si elle n’eût été peut-être le don rare de découvrir dans un propos vulgaire, dans une erreur bourgeoise, dans la façon de voir la plus opposée à la sienne une paillette de vérité. Mais il ne pouvait être question d’intimité droite avec un homme incapable, selon son aveu, de se communiquer à d’autres qu’à ceux qu’il savait n’avoir pas d’opinion. Condition moins facile à remplir qu’on ne croirait. Qui peut se flatter, à moins d’une organisation particulièrement favorisée, d’être assez affranchi de toute croyance, ou de tout parti pris sur quoi que ce soit, pour se croire parvenu à cet éminent degré de liberté d’esprit ?

M. Renan était de ceux qui n’imitent personne et qu’on n’imite pas. Vous chercheriez en vain à sa pensée quelque parenté parmi ses devanciers : s’il fallait le rattacher à quelque origine ou lui découvrir des affinités, c’est à l’étranger qu’on aurait chance de les rencontrer. Encore M. Renan s’abusait-il, je pense, sur l’étendue et sur le prix de ce qu’il devait aux Allemands. Il n’a point eu de maître, il n’a pas fait de disciples, et il n’en fera pas. Il est et restera unique en France, idole des uns, pierre de scandale pour un grand nombre, exerçant sur les autres l’attrait d’une pensée qui fuit, comme Galatée, et qu’on poursuit sans l’atteindre.

Il y a quelque raison de croire que la tradition française l’importunait un peu. Il déclarait Descartes surfait ; un de ses regrets aura dû être, en mourant, de n’avoir pas, comme il se l’était proposé si longtemps, délivré la France de cette superstition qui s’appelle Bossuet ; on peut deviner ce qu’il pensait de Voltaire. S’il s’est placé volontairement en dehors de cette tradition, il n’en a pas rompu la chaîne. Je me vois entouré de nobles esprits qui la continuent avec honneur. Voilà quatre siècles que les lettres se développent en France, constamment mêlées à notre vie sociale ; elles en font partie. La littérature s’y prend assez au sérieux pour ne pas renier sa prétention de servir de flambeau. La pensée française, a trouvé dans cette alliance avec l’action un préservatif contre les singularités de l’imagination et cet équilibre admirable qui fait son autorité. Elle y a contracté l’habitude d’une mâle franchise dans l’expression, le besoin de se mettre d’accord avec elle-même, et le mépris des petites précautions qui énervent la pensée. Lorsque le temps, faisant son œuvre, a frappé de caducité les doctrines, il s’est trouvé que ces doctrines, quelquefois grandioses, n’avaient pas été stériles : elles avaient dominé toute une époque et donné une longue impulsion aux intelligences ; elles avaient labouré profond, et du sillon était sortie une moisson abondante : le monde en vit à l’heure qu’il est. Comme elle a eu la loyale ambition d’être comprise et acceptée, elle n’a point dédaigné la propagande par amour de l’art, et elle s’est presque toujours tenue en garde contre l’abus des paradoxes, qui amusent un moment, mais qui éveillent bientôt la défiante et qui vieillissent si vite. Le premier mot de Descartes dans le Discours de la méthode est un hommage, rendu à l’équitable distribution du sens commun : vous en êtes un peu les gardiens, Messieurs ; il n’y a pas de mission plus haute.