Discours de réception d’Eugène Labiche

Le 25 novembre 1880

Eugène LABICHE

Réception de M. Eugène Labiche

 

M. Labiche ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Silvestre de Sacy, y est venu prendre séance le jeudi 25 novembre 1880, et a prononcé le discours qui suit :

   

Messieurs,

Un grand écrivain, que M. de Sacy admirait profondément, Pascal, a dit quelque part : « La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu’il faut mettre la première. »

Quant à moi, Messieurs, je ne puis éprouver cet embarras ; car j’ai hâte de vous remercier, et la chose que je veux mettre la première est l’expression de ma vive reconnaissance.

Permettez-moi donc de vous dire, simplement, mais du fond du cœur, combien j’ai été touché du grand honneur que vous m’avez accordé en m’admettant parmi vous.

L’Académie se fait elle-même ; elle se recrute avec une pleine et souveraine indépendance, et c’est là, Messieurs, ce qui donne une si haute valeur à ses suffrages.

Tantôt elle prend ses élus sur les sommets les plus élevés, tantôt elle les choisit dans des régions plus modestes. J’en apporte le témoignage. Quand j’ai commencé ma carrière, alors que j’écrivais mes... comment dirai-je ? mes badinages, je l’avoue, je ne songeais guère à l’Académie. Elle m’apparaissait, de loin, comme un de ces beaux châteaux bâtis en Espagne et dans lesquels on n’entre qu’en rêve.

Qui donc m’a donné la hardiesse de venir frapper à votre porte ?

Je pourrais vous dénoncer les coupables. Ils sont ici, bien près de moi. Ils m’ont encouragé, fortifié, rendu presque téméraire, et aujourd’hui leur affection vient encore m’assister dans cette dernière épreuve qu’on appelle : le Discours académique !

C’est ici, Messieurs, que mon embarras commence, dois-je vous l’avouer ? Je n’ai pas fait de discours depuis ma rhétorique, et quels discours ! L’Académie ne me pardonnerait pas de les recommencer.

J’ai toute ma vie écrit des dialogues et voici que je me trouve, tout à coup, en face d’un terrible monologue. Je ne suis pas encore façonné à votre langage. J’entre un peu chez vous, comme ces Gaulois, à demi barbares, entraient dans Rome pour y apprendre l’éloquence et y respirer le parfum des belles-lettres.

En attendant l’heure de ma civilisation, permettez-moi de me montrer tel que je suis et de boire mon verre. Je sais qu’il n’est pas d’un cristal irréprochable, il a des défauts, des incorrections... La muse qui nous inspirait, mes amis et moi, était une bien petite muse, elle s’appelait simplement : la bonne humeur.

Nous avons ri, nous avons fait rire, j’espère qu’il nous sera beaucoup pardonné.

Invoquer la bienveillance, n’est-ce pas évoquer le souvenir de M. de Sacy ? Je voudrais pouvoir vous dire le plaisir fortifiant que j’ai éprouvé à étudier de près cette âme d’élite où la grâce la plus aimable s’alliait à la piété la plus sincère et aux idées les plus libérales.

On peut suivre avec confiance M. de Sacy dans tous les sentiers de sa vie. Avec lui, il semble qu’on fait un beau voyage dans le pays de l’honnêteté, escorté des sentiments les plus purs, les plus nobles et les plus élevés.

Vous avez doublé la faveur dont vous m’avez honoré, Messieurs, en me permettant de payer un tribut de respect attendri à cet homme de bien, qu’il est impossible de ne pas aimer.

Sa vie est simple. C’est la ligne droite.

Samuel-Ustasade-Sylvestre de Sacy est né à Paris, le 17 octobre 1801.

Son père, le grand orientaliste, dont l’éloge n’est plus à faire, appartenait à cette race de travailleurs opiniâtres que rien ne peut lasser.

À douze ans, il avait appris l’hébreu pour lire les saintes Écritures dans l’original.

L’hébreu ! à douze ans! à l’âge où tant de Français seraient étonnés de savoir le français.

C’est sous le toit paternel, dans cette savante et patriarcale maison, embellie seulement, a dit un de vos illustres confrères, par l’austère poésie du devoir, que M. de Sacy fut élevé. Il apprit à lire dans les Provinciales, qu’il savait presque par cœur, à quinze ans.

« Je vois encore, écrit-il, l’exemplaire que m’en avait donné, pour mes étrennes, une vieille tante janséniste, deux jolis volumes dorés sur tranche et reliés en veau vert ! Dès cette époque, ajoute-t-il, une brillante reliure m’aurait tout fait lire. »

Je ne sais, Messieurs, si les neveux d’aujourd’hui souriraient à de pareilles étrennes, même avec la reliure en veau vert.

Il est vrai que cette même tante lui donnait encore l’Histoire de Charles XII, par Voltaire, sans s’effrayer du nom de l’auteur ; les comédies de Molière trouvaient aussi leur temps et leur place à côté des prônes de M. Singlin et de la Prière chrétienne du père Quesnel ; « car, nous dit M de Sacy, c’était un des caractères des familles jansénistes d’alors qu’une grande liberté d’esprit et de lecture dans une vie sévèrement chrétienne. On n’allait pas à la foi par l’ignorance, on aimait mieux, à tout risque, y aller par l’étude et le savoir. »

Ces origines ne s’effaceront pas chez M. de Sacy. Nous retrouverons toujours en lui le libre esprit, le chrétien convaincu et l’ami passionné des beaux livres et des belles reliures.

Vers 1813, il entra au Lycée Impérial, aujourd’hui Louis-le-Grand. Il était de petite taille, timide et craintif. Le hasard lui donna pour camarade de classe un enfant à l’esprit vif mais à la main... un peu prompte, trop prompte selon M. de Sacy qui, quarante ans plus tard, se plaisait encore à lui rappeler ses persécutions de 1813. Un sort mérité les fit entrer tous les deux à l’Académie, ils se retrouvèrent face à face et la lutte recommença de plus belle, mais cette fois sur le terrain pacifique du dictionnaire. Je me reprocherais de démasquer le persécuteur de M. de Sacy et de troubler, par mon indiscrétion, la sérénité de ses remords. Je me bornerai à dire que c’est un causeur charmant, doublé d’un écrivain accompli. Je ne l’ai pas désigné, Messieurs, car ces qualités sont en trop grand nombre dans votre compagnie pour qu’on puisse l’y reconnaître.

M. de Sacy fit de brillantes et solides études : il fut couronné au grand concours de 1819 par les mains de M. Royer-Collard, dans cette même salle où nous sommes, que l’Université avait empruntée à l’Institut pour y décerner ses récompenses. Ce triomphe était presque un présage pour M. de Sacy.

Ses classes terminées, il fit ses études de droit et ne tarda pas à entrer au barreau ; il était doué d’une véritable éloquence, qu’il puisait toujours dans une conviction sincère ; mais certaines qualités lui manquaient : cet avocat singulier ne voulait plaider que des causes justes, et puis, il était si bon ! il conciliait les plaideurs, il arrangeait les affaires ; c’était la ruine. Il quitta le barreau.

Nous sommes en 1828.

M. Saint-Marc-Girardin, son ami de tous les temps, venait d’entrer au Journal des Débats ; il l’y entraîna à sa suite, et M. de Sacy s’y fixa pour toujours. Voici les premières lignes de sa préface des Variétés littéraires : « Le même travail a rempli toute ma vie, j’ai fait des articles de journaux, je n’ai pas fait autre chose, encore n’ai-je travaillé qu’à un seul journal, le Journal des Débats ; j’y travaille depuis trente ans, en quatre mots voilà toute mon histoire. »

Pour peu qu’on étudie avec soin le caractère de cet homme sympathique et doux, on est étonné qu’il ait consacré ses forces et son talent aux luttes ardentes de la polémique ; il semblait que sa nature l’appelât ailleurs et qu’il eût été poussé dans la mêlée en dépit de lui-même. Il n’en est rien cependant ; M. de Sacy entra dans cette vie de combat, librement, avec ardeur ; il fit le coup de feu, comme il le dit, en tirailleur convaincu, s’animant à la lutte, acceptant les illusions successives dont s’enivrait le monde, avec une chaleur d’imagination et une sincérité d’enthousiasme qu’on pourrait prendre pour le fait d’une vocation, si la seconde moitié de sa vie ne nous prouvait clairement qu’elles furent le fruit des circonstances et de l’occasion.

M. de Sacy, en compagnie de bien d’autres, entra donc dans le journalisme politique. Le jour lui paraissait arrivé où la révolution victorieuse et soumise, – ce sont ses expressions, – allait payer à la France trente ans de deuil et de combats.

Deux années plus tard la révolution de Juillet éclata. Ce fut le moment vraiment laborieux de sa vie. Devenu rédacteur important du Journal des Débats, il écrivit prodigieusement. J’ai écrit autant que saint Thomas d’Aquin, nous dit-il, quelque chose comme trente volumes in-folio, à deux colonnes ; et cela, Messieurs, sans que sa plume perdit quoi que ce fût de sa grâce et de sa pureté. Éloquent et simple, plein de finesse et de force, de malice et de modération et possédant par-dessus tout cette probité de discussion et cette fleur de courtoisie qui rehaussent les débats et purifient, pour ainsi dire, les ardeurs d’une lutte quotidienne, il occupa dans la grande presse une place éminente, presque unique ; il crut avec une entière sincérité à la consolidation du gouvernement représentatif et au triomphe définitif de son idéal politique. Cependant 1848 ne tarda pas à le surprendre. Cette révolution, sans cause appréciable, le jeta dans un profond découragement. En lui montrant d’une façon trop cruelle l’inanité de ses beaux rêves, elle éteignit pour toujours son ardeur et termina sa carrière de journaliste militant.

Déçu, mais résigné, il entra sans désespoir dans cette seconde phase de son existence, phase toute littéraire, au terme de laquelle l’attendait l’Académie Et en effet, par son goût accompli pour le grand et bel art, n’était-il pas Académicien de naissance ? Et ne dirait-on pas, à le voir dès l’âge de quinze ans savourer les Provinciales, que l’un de vos fauteuils lui avait servi de berceau ?

 Son entrée dans votre compagnie, qui signalait à l’attention de tous l’auteur anonyme de tant d’articles remarqués et rendait publique l’estime de ses amis, lui attira bientôt des distinctions de toute sorte, et, mis en évidence en dépit de lui-même, le plus simple et le plus modeste des hommes vit sa retraite visitée par des honneurs qu’il n’avait pas recherchés. Trop en dehors de l’intrigue et de l’ambition pour qu’on put l’accuser de calcul et d’intérêt, devenu trop étranger aux choses de la politique pour garder rancune à un régime nouveau, que la France acclamait, M. de Sacy accepta franchement, simplement, comme il faisait toute chose, le titre de sénateur qui sanctionnait officiellement les remarquables perfections de sa plume et les vertus de son cœur.

Mais il fut avant tout un lettré de grande race et un philosophe chrétien. L’amour de la belle forme littéraire et le culte des grands penseurs d’autrefois constituent sa vraie personnalité. Les luttes de la politique emplirent sa vie, sans la pénétrer. Je ne crains pas de l’amoindrir en parlant ainsi.

Journaliste de profession, libéral par jugement, voyant toute chose à travers l’idéal de son ardent esprit, animé par le drapeau qu’il porte, poussé par les amis qui l’entourent, il s’échauffe, il est vrai, sur telle ou telle question du moment, mais bientôt il retourne aux vérités éternelles où il se plonge. Et après avoir combattu avec son esprit, il rentre dans son cœur, comme dans un asile sacré, d’où l’orage ne saurait approcher.

Durant cette vie laborieuse et dévorante qui use les plus forts, – ces mots sont de lui, – il a trouvé le temps de dépenser en mille sujets divers, et comme un prodigue, des trésors de talent qui, concentrés en une œuvre unique, eussent été peut-être un monument parmi les chefs-d’œuvre de notre littérature. Les circonstances favorables ont fait défaut à M. de Sacy. Mais nous retrouvons partout dans ses écrits et particulièrement dans ses études sur les grands écrivains, dans ses préfaces exquises, dans les détails même de sa vie intime, nous retrouvons, dis-je, les fragments épars et superbes du beau livre qui était en lui, qu’il a pensé, qu’il a vu... et qu’il n’a pas écrit.

Ce n’est pas sans regret que l’on songe à ce qu’eût été son œuvre s’il fût né dans ce calme et majestueux dix-septième siècle, dont il comprenait si bien les grandeurs.

Je me demande aussi ce que feraient nos grands écrivains, les modèles impérissables de notre littérature classique, s’ils revenaient et vivaient au milieu de nous.

Le journal qui absorbe presque toutes les intelligences et les dévore, les prendrait aussi, j’en ai bien peur.

Je vois Corneille, qui aimait la politique, se jetant dans la mêlée avec son impétueuse ardeur, brisant ses hémistiches, broyant ses fières tirades, les abaissant jusqu’à la prose, et dépensant, sur des questions qui passent, les trésors de cette langue durable qui nous a donné le Cid, les Horaces, Cinna.

Et Racine ! votre Racine ! vous le figurez-vous laissant Andromaque inachevée et taillant sa plume d’or pour écrire... quoi ? que sais-je ? un rapport peut-être sur la révision du cadastre ?

Saluons le journal, Messieurs, pour les services qu’il nous rend, pour les conquêtes que nous lui devons, et aussi pour celles dont il nous préserve.

Mais, au nom des lettres, regrettons, ce n est pas assez, gémissons de voir tant de grands et beaux esprits ne pas faire le livre qu’ils vous doivent ; éparpiller, émietter leur talent, leur verve, leur bon sens, leurs passions même, dans des œuvres que le soleil d’un jour doit seul éclairer, et qui vont aussitôt s’ensevelir dans ce que M. de Sacy appelait tristement : les catacombes du journalisme.

Si lui-même n’y est pas tombé tout entier, c’est miracle. Mais il avait pour se préserver un merveilleux talisman : c’était son amour permanent des lettres. Quand une révolution éclatait, quand le sol tremblait autour de lui, que faisait-il ? Écoutons-le :

« Dans les premières années de la monarchie de Juillet, dans ces années d’émeute qui jetaient déjà une lueur si sombre sur l’avenir, je me rappelle avec quel plaisir le soir, enfermé dans mon humble chambre, j’ouvrais un volume des lettres de Mme de Sévigné. C’est la première fois que je les ai lues tout entières : peu à peu mon esprit se calmait ; je ne sais quel sentiment de fraîcheur délicieuse s’insinuait jusqu’au fond de mon âme. J’oubliais mon temps. »

Hélas ! les évènements donnèrent trop souvent à M. de Sacy l’occasion de relire Mme de Sévigné, et son admiration pour elle montait toujours avec le flot des révolutions. C’est vous dire qu’elle ne connut bientôt plus de bornes.

Partout, et en toute circonstance, nous retrouvons le lettré effaçant l’homme politique.

Chaque jour, pendant vingt ans, il se rendait à la Chambre pour assister aux débats parlementaires ; il avait, nous dit-il, une ressource toujours prête contre l’ennui des bavardages inutiles. Il paraît que dans ce temps-là, il y avait des orateurs qui prononçaient des paroles inutiles il y a longtemps. Lorsque M. de Sacy n’était pas satisfait de celui qui occupait la tribune, il en tirait un autre de sa poche, un vrai ! c’était Bossuet. Et alors l’orateur pouvait se donner carrière, M. de Sacy ne le trouvait jamais assez long.

Toute passion est exclusive ; en littérature, celle de M. de Sacy l’était singulièrement : je n’ai pas à le disculper, car il avoue lui-même sa partialité avec une franchise presque audacieuse.

« Je dois le confesser, écrit-il, en littérature mes goûts sont exclusifs : n’ayant jamais eu le temps de lire autant que je l’aurais voulu, je n’ai lu que des livres excellents ; je les ai relus sans cesse. Il y a une foule de livres très bons dans leur genre, je n’en doute pas, que tout le monde connaît et avec lesquels je ne ferai jamais connaissance. C’est un malheur peut-être, mais, malgré moi et par un instinct dont je ne suis pas le maître, ma main va toute seule chercher dans une bibliothèque ces livres que les enfants savent déjà par cœur : un Boileau, un Corneille, un Racine, un La Bruyère, un Pascal, un Bossuet. Et il ajoute : Un livre est plus ou moins bon, à mon gré, selon qu’il s’approche ou qu’il s’éloigne davantage des vieux modèles. »

En lisant ces lignes, ne dirait-on pas, Messieurs, que pour voyager à travers notre littérature moderne, M. de Sacy ait fait emplette d’un large carrosse du XVIIe siècle ? Il s’y enferme avec ses provisions ; vous devinez lesquelles, ses auteurs à lui, vêtus de belles reliures. Il marche au petit pas de son attelage, il converse avec ses amis dans une langue admirable ; il ne descend jamais, c’est à peine s’il met le nez à la portière pour saluer quelques connaissances du bout de sa plume. Si un passant l’arrête, il lui dit : Pardon, êtes-vous Bossuet ? Êtes-vous Massillon ? Pascal, La Bruyère ? – Hélas ! non. – Alors excusez-moi, je ne saurais faire de nouvelles connaissances. Et il continue sa route. Ah ! il voudrait bien rencontrer Cicéron, quoiqu’il ne soit pas de l’époque ! C’est un vieil ami. Mais Cicéron ne sort plus guère. M. de Sacy se fait conduire tout droit, là où il sait le trouver : rue Serpente, chez les frères de Bure, éditeurs ; il l’y a vu, plein de fraîcheur, accommodé par les mains d’Elzévir

Il entre dans cette maison qui sent bon les vieux livres, il s’y épanouit, la muse de la librairie l’inspire et il laisse tomber de sa plume une des perles les plus délicates et les plus fines de son charmant esprit. Vous avez tous lu, Messieurs, cet article-bijou consacré à la vente de la bibliothèque de MM. de Bure, et qu’un de vos confrères a spirituellement appelé : l’idylle de la rue Serpente.

M. de Sacy nous introduit chez ces vieux libraires d’un autre âge, dans cet arrière-petit salon, où les trésors les plus rares de la typographie étaient exposés à l’admiration de quelques amateurs scrupuleusement choisis.

C’est dans ce sanctuaire que, tout enfant, en compagnie de son père, il avait entrevu ces fins lettrés du bon vieux temps, les Larcher, les Villoison, les Sainte-Croix. Il nous peint le vieux Larcher dans son costume antique et sévère. C’est ce bon vieillard, qui, devenu catholique fervent, avait inventé pour les jours de jeûne et de pénitence, un moyen de se mortifier. Ces jours-là, il ne lisait pas de grec et se réduisait au vil latin.

Ce jeûne aristocratique n’est pas a la portée de tout le monde.

Mais peu à peu M. de Sacy s’échauffe à la vue des trésors qui composent cette collection, il nous les décrit avec une passion, une sensualité, – qu’on me passe le mot, – qui n’est que l’expression de son goût pour le beau.

Quel langage de gourmet pour nous parler de ces élévations à Dieu de Bossuet, dont le souvenir seul lui fait battre le cœur ! Pour nous dépeindre ce manuscrit dont François Ier, peut-être, a retourné les pages, ce Rabelais où les doigts de Mme de Pompadour ont laissé un peu de leur parfum, ce Marlial, signé Racine ! et ce volume enfin qu’il ne veut pas nommer, ni seulement désigner, parce qu’il désire ardemment l’acheter et qu’il craint de se susciter quelque sot concurrent, quelque richard qui le mette en fuite avec ses écus. Bientôt sa passion l’emporte, et, dans un transport de bibliophile en éruption, il pousse ce cri, qui serait féroce, s’il n’était comique :

« Ces bonnes révolutions ! elles font sortir tous les trésors de leurs cachettes, elles remettent dans le commerce une foule de choses précieuses enfouies depuis longtemps, des tableaux, des manuscrits, des livres rares ! »

Je l’avoue, je ne m’attendais pas a trouver M. de Sacy révolutionnaire.

Mais écoutez la fin de cet article qu’on ne peut lire sans émotion :

« Ô mes chers livres, un jour viendra aussi où vous serez exposés sur une table de vente, où d’autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs moins dignes de vous peut-être que votre maître actuel ! Ils sont bien à moi pourtant, ces livres ; je les ai tous choisis un à un, rassemblés à la sueur de mon front, et je les aime tant ! »

Il faudrait citer cet article en entier. C’est peut-être l’œuvre la plus personnelle et la plus attrayante de M. de Sacy. Elle ne contient que quelques pages ; mais qu’importe ? il y a des médailles, bien petites aussi, dont le relief ne s’efface pas.

L’affection que M. de Sacy portait aux livres s’étendait jusque sur les employés des bibliothèques, même les plus humbles.

Il y avait autrefois à la bibliothèque Mazarine un vieux garçon de service ; il habitait dans un des greniers de l’Institut depuis 1812, on ne le connaissait que sous le nom de Casimir. N’ayant pas de famille, ce nom lui suffisait. Il mourut vers 1854, sans laisser même la petite somme nécessaire à ses obsèques. La bibliothèque y pourvut et on l’emporta à la grâce de Dieu. Quand on arriva au cimetière Montparnasse, un homme seul suivait, à pied, le chapeau à la main. C’était M. de Sacy.

Je ne pense pas avoir le droit, Messieurs, de vous entretenir des travaux considérables de votre savant confrère dans vos commissions, dans vos réunions privées.

Mais il me sera peut-être permis de dire un mot de la préface du Dictionnaire, rendue publique, et dont la rédaction a été confiée à sa plume. Cette préface est un des modèles les plus parfaits du genre.

Il est impossible de décorer avec une science plus aimable le péristyle de votre monument et d’engager avec plus de grâce le public à pénétrer dans ces deux volumes.

Mais une chose m’a frappé de surprise, c’est la tolérance hospitalière de M. de Sacy pour les mots nouveaux. Lui, le classique par excellence, le champion intransigeant du XVIIe siècle, il descend de son carrosse, il se fait novateur, radical : c’est le chef de la gauche dans la commission du Dictionnaire. Je n’ose le blâmer, car les mots nouveaux, Messieurs, quand ils sont de bonne famille, ce sont vos invités de l’avenir. Mais je n’insiste pas, j’en ai quelques-uns sur la conscience et l’on pourrait croire que je cherche à faire un sort à mes enfants.

Messieurs, je n’ai eu qu’une seule fois dans ma vie l’honneur et la bonne fortune de me rencontrer avec M. de Sacy. C’était chez un de vos plus sympathiques confrères, — je suis trop près de lui pour me permettre d’en faire l’éloge, on ne tire pas à bout portant, — il m’avait invité a dîner : « Venez, vous vous trouverez avec M. de Sacy. »

Je dois le confesser à ma honte, je ne fus pas aussi charmé de cette invitation que j’aurais dû l’être. Je me disais : Dîner avec un janséniste, avec l’auteur des préfaces sur l’Introduction à la vie dévote (), sur les Lettres de Bossuet à la sœur Cornuau !...

J’en demande pardon à mon amphitryon, mais je ne me promettais pas une très grande fête. Je me faisais d’avance le portrait de M. de Sacy : un grand vieillard, maigre, sévère, le teint jaune et l’air désolé.

En arrivant, j’aperçus, adossé à la cheminée, sa tabatière à la main, un petit homme vif, alerte, au visage frais, avec une expression de bonhomie, de douceur et de malice.

     Je me penchai vers un voisin :

     « Est-ce que nous n’aurons pas M. de Sacy ?

     – Mais c’est lui.

     – Ce n’est pas possible. »

Cela dérangeait mon portrait. On servit le dîner. Le hasard de la conversation donna la parole à M. de Sacy, qui ne songeait pas à la prendre. Il se mit à causer avec la simplicité et la modestie d’un homme qui ne se croit pas au-dessus des autres. Jugez de mon étonnement quand il nous raconta une petite histoire, mais... presque du bon vieux temps... pas tout a fait cependant.

Il était gai ! gai ! quelle découverte !

Il nous tint longtemps sous le charme, très longtemps, jusqu’à ce moment délicieux : où, tout le monde parlant à la fois, personne n’écoute plus personne.

M. de Sacy désira se retirer de bonne heure. Nous ne voulions pas le laisser partir, mais il y avait le lendemain, chez lui, une réunion de famille à l’occasion de sa fête, ou de celle d’un des siens, car il aimait à multiplier les anniversaires, il en inventait au besoin.

Alors il nous parla de sa famille avec un épanouissement plein de tendresse, de sa femme, sa pieuse et courageuse compagne, de ses fils, modèles de piété filiale, de ses filles, dont la grâce et l’intelligence élevée charmaient sa vieillesse, et enfin de tous ses petits-enfants, dont le nombre m’échappe et lui échappait peut-être à lui-même. On devait être trente-deux à table, la famille seulement. Après le repas, M. de Sacy se plaçait d’habitude dans son fauteuil, sa calotte sur la tête, sa tabatière à la main, pour recevoir les hommages de ses petits sujets. Tous s’avançaient, par rang d’âge, un peu interdits d’abord, qui avec son compliment, qui avec sa fable.

M. de Sacy soufflait, sévèrement, il savait toutes les fables par cœur et ne permettait pas qu’on estropiât les vers du XVIIe siècle.

Les plus jeunes venaient les derniers, ils n’apportaient rien, que leurs joues roses, et ils n’étaient pas les moins bien reçus !

Mais bientôt la nichée devenait familière, audacieuse... Elle escaladait le grand-papa, qui se laissait faire avec bonheur ; car, une fois conquis, il n’avait pas assez de bras, pas assez de genoux, pas assez de baisers pour accueillir ses chers envahisseurs.

N’est-ce pas là un tableau de Greuze ?

Ces peintures peuvent sembler puériles à quelques-uns. Ce n’est pas mon sentiment. Je suis pénétré d’émotion chaque fois que je rencontre dans le cœur de nos maîtres ces faiblesses qui paraissent si petites et qui sont si grandes. Ainsi, je n’ai jamais pu lire, sans en être attendri, ces recommandations de Racine à son fils, malade.

Il lui écrit du camp de Namur : « J’aurai une sensible joie de recevoir de vos lettres. Mais ne m’écrivez que lorsque vous serez entièrement hors de danger, parce que vous ne pourriez écrire sans mettre vos bras à l’air et vous refroidir. »

On aime à voir ces grandes intelligences, je ne dirai pas descendre, – car aimer n’est pas descendre, – mais se complaire dans ces doux épanchements de l’amour paternel et perpétuer, pour ainsi dire, l’esprit de famille par l’immortelle autorité de leurs noms.

Le portrait de M. de Sacy resterait incomplet si je laissais dans l’ombre un des côtés de son caractère qui l’honore le plus.

Ce chrétien pratiquant, inébranlable dans sa foi, proclamait hautement, et en toute occasion, la liberté de penser et la liberté de discuter, et s’il appelait la philosophie la plus belle prometteuse du monde, il ne lui déplaisait pas de lui voir développer ses promesses, exposer ses systèmes, ses audaces, ses erreurs même. Il les regardait passer avec un sourire un peu dédaigneux peut-être ; mais il les saluait au passage comme une manifestation de la pensée humaine. Personne n’a possédé à un plus haut degré que lui ce qu’un de vos confrères a si éloquemment nommé : le Respect de l’âme !

Il y avait encore autre chose, Messieurs, sous ce paisible ami des lettres. J’y ai trouvé le cœur d’un patriote. Je m’y attendais.

Me voici obligé de toucher à une des époques les plus douloureuses de notre histoire. Je veux parler du siège de Paris.

M. de Sacy, âgé de près de soixante-dix ans, pouvait peut-être chercher un abri dans quelque retraite éloignée.

Mais il était administrateur de la bibliothèque Mazarine : il resta à son poste, près de ses livres. Un de ses fils, marié et dont la femme se trouvait dans un état de grossesse avancée, occupait en province des fonctions administratives. Je vous demande la permission de vous lire quelques fragments des lettres intimes qu’il lui adressa. C’est presque le journal de son cœur pendant le siège.

« Paris, 9 août 1870.

Courage ! courage ! mon cher et bien-aimé enfant, fais ton devoir résolument et aussi gaiement même que tu le pourras, et par-dessus tout aie confiance en Dieu. Nos pères en avaient vu bien d’autres et, au total, la France s’est toujours relevée. Nous sommes gâtés par le bonheur et par la vie aisée. Et il termine par ces mots : Courage ! courage. »

11 septembre. – « Nous avons depuis ce matin à loger un mobile, qui est d’Albi : C’est un très brave et très gentil garçon, auquel je m’attache déjà. J’ai eu un extrême plaisir à lui voir faire le signe de la croix avant de manger. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il est bon chrétien et bon patriote. Nous entendons bien le traiter, tant qu’il sera avec nous, comme un septième enfant que Dieu nous a envoyé. »

N’est-elle pas touchante, cette affection de M. de Sacy pour ce petit mobile ignorant que Dieu lui envoie ?

13 septembre.– « Merci, ma bonne fille, de ta chère lettre. Elle nous a consolés et charmés. Je risque encore celle-ci, espérant qu’elle vous arrivera. Tant que ton mari ne sera pas relevé de son poste, l’honneur et le patriotisme veulent qu’il y reste. La place où Dieu nous veut est celle qui nous marque notre devoir. Bien m’en a pris de rester à la mienne pour recevoir la visite du nouveau ministre de l’instruction publique, qui est venu ce matin à la bibliothèque nous donner ses instructions pour le cas d’un bombardement. J’aurais été bien honteux qu’il ne m’y trouvât pas. »

Ainsi ses livres, ses chers livres étaient menacés. C’est sur son cœur qu’on allait tirer. Ah ! le pauvre homme ! il ne lisait plus Mme de Sévigné !

Voici sa dernière lettre. Les privations du siège commencent à se faire durement sentir :

« Chers et bien-aimés enfants, nous continuons à nous porter assez bien. J’ai eu ces jours derniers quelques maux d’estomac, cela était venu je ne sais pourquoi, – pourquoi ? il ne veut pas le dire, – et s’en est allé je ne sais comment. Ce qui nous manque par-dessus tout, c’est d’avoir de vos nouvelles. Peut-être en ce moment ma chère Clotilde accouche-t-elle, et nous n’en savons rien ! Ayez le plus d’enfants que vous pourrez, malgré la dureté des temps, et élevez-les dans la haine de tout ce qui porte le nom de »

Je passe vingt lignes, Messieurs.

« Nous étions trop heureux, voyez-vous, cela ne pouvait pas durer. Mais que la France soit délivrée, et nous supporterons tout ! Que m’importe la pauvreté ? S’il faut aller mourir à l’hospice, je ne craindrai que d’en être trop fier. »

La simplicité pleine de bonhomie et de grandeur qui règne dans ces lettres est éloquente comme la vérité même. Je n’y ajouterai rien. Je n’y prendrai qu’un mot pour le redire à notre pauvre pays, encore saignant de sa blessure : Courage ! courage ! C’est le mot de M. de Sacy, écoutons-le et surtout gardons-en le souvenir.

Ma tâche est terminée, Messieurs ; je ne sais si j’ai réussi à vous rappeler les vertus et la grandeur morale de votre regretté confrère ; mais plus je pénétrais dans sa vie, plus je me trouvais charmé et comme attiré par un sentiment de respect filial. J’étais fier d’admirer, sans réserve, cette âme limpide dans laquelle on pouvait regarder jusqu’au fond.

Sa fin a été le digne couronnement de sa vie. Il a vu s’approcher la mort, non sans peine, car il était heureux ; mais sans crainte, car il était chrétien.

Ses derniers adieux ont été pour vous, Messieurs, pour cette Académie qu’il aimait tant ! et qui, de son côté, le tenait en si haute et si affectueuse estime.

M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie vous a rendu compte de la dernière visite qu’il eut le douloureux honneur de lui faire ; il vous a rapporté ses paroles au milieu d’une émotion qui ne s’est pas effacée.

« Je ne suis plus de ce monde, lui a-t-il dit, ma pensée est ailleurs ; elle n’appartient plus à la terre. Vous ne me reverrez plus à l’Académie, faites-lui mes adieux. Dites-lui qu’après ma famille, c’est elle que je regrette le plus. »