Réponse au discours de réception d’Eugène Labiche

Le 25 novembre 1880

John LEMOINNE

RÉPONSE DE M. LEMOINNE
directeur de l'Académie française

AU DISCOURS DE M. LABICHE

prononcé dans la séance publique du 25 novembre 1880

 

 

Monsieur,

Un roi d’Espagne, Philippe III, du haut de son palais, regardait un étudiant qui se promenait dans la plaine et s’arrêtait à chaque pas pour rire d’un rire irrépressible. Le roi se prit à dire : « Je suis sûr qu’il lit Don Quichotte. » Il envoya un de ses officiers pour s’enquérir, et, en effet, ce que l’étudiant lisait si joyeusement, c’était bien ce chef-d’œuvre de sentiment, de philosophie et de gaieté.

C’est ainsi qu’en voyant partir non seulement d ’une salle de théâtre, non seulement d’une réunion, d’un groupe, mais même de la figure d’un lecteur solitaire, un éclat de rire incessant et épanoui, nous pouvons dire à coup sûr : « On lit Labiche.» Car, outre le Labiche du théâtre, il y a le Labiche en chambre ; celui qui accompagne les voyageurs et leur fait oublier la notion du temps, celui qu’on lit le soir au coin du feu et qui égaye les foyers les plus ennuyés, celui que les hypocondriaques ne peuvent lire ou entendre sans se sentir guéris.

Vous aviez cependant beaucoup de motifs, Monsieur, de redouter le livre et la lecture. Vous aviez la modestie et le bon esprit de le comprendre, mais vous le compreniez plus qu’il ne le fallait. C’est un ami, aujourd’hui un confrère, qui a eu du courage pour vous et vous a forcé à faire des volumes.

Comment, en effet, n’auriez-vous pas douté de vous-même ? comment n’auriez-vous pas hésité devant cette tâche, de réunir pour l’ensemble et pour la durée des œuvres de l’improvisation, de l’observation éphémère et de la satire quotidienne ? Est-ce que dans tous les personnages de vos comédies il n’y avait pas une part qui était la propriété de l’acteur ? est-ce que dans toutes les allusions à telle ou telle conformation de tournure ou de figure il n’y avait pas la part des personnes qui étaient sur la scène et dont les traits étaient connus et populaires ? est-ce que, dépouillé de cette sorte de collaboration, votre théâtre ne risquait pas de perdre une des conditions de son succès ?

Ce genre d’épreuve est bien connu de tous ceux qui écrivent sur les évènements quotidiens, sur les affaires toujours courantes dont on n’a pas vu le commencement et dont on ne verra pas la fin, qui ne sont jamais des œuvres complètes ni un livre jamais fermé. Eux aussi font des allusions à mille choses qui seront oubliées le lendemain ; et leurs traits d’esprit, qui portent sur le vif, ne sont plus compris la semaine suivante. Vous avez sur eux, Monsieur, cet avantage, que les ridicules, grands et petits, et les infortunes familières qui défrayent vos comédies restent de tous les temps, de tous les jours, et sont de toutes les sociétés.

C’est pourquoi vous avez résisté victorieusement à l’épreuve du livre, et nous devons remercier notre confrère, un des maîtres de la scène, d’avoir eu avant vous, et malgré vous, conscience de vous.

Un homme qui a été pour ainsi dire l’incarnation de l’Académie française, M. Villemain, disait en recevant M.  Scribe : « Dans tout genre de littérature, toute célébrité durable est un grand titre académique, et il n’est donné à personne d’amuser impunément le public pendant vingt ans. » Vous, Monsieur, vous le faites rire depuis quarante ans, et il rit encore, et il rit toujours. Vous avez acquis et conquis ce qui est le signe populaire du succès ; vous êtes devenu proverbial. Vos mots, vos titres sont dans la bouche de tout le monde, dans la mémoire des petits et des grands. Partout on dit : « Tout est rompu, mon gendre. » Ou bien : « Embrassons-nous, Folleville. » Tous les camarades de collège s’appellent des Labadens, et le mot que répète si souvent l’ancienne comédie est devenu : « Le plus heureux des trois. »

Vous êtes trop modeste en appelant vos comédies des badinages, et vous vous rendez meilleure justice en réclamant le don de la bonne humeur. Il faut que vous l’ayez possédé bien naturellement, et comme de source, pour l’avoir toujours conservé au milieu des temps les plus troublés. Vous nous avez égayés quand nous avions envie de pleurer. Embrassons-nous, Folleville, par exemple, tombait au milieu des élections menaçantes de 1850, et mon cher confrère, M. J. Janin, qui cependant n’était pas enclin à la mélancolie, disait ce jour-là : « Embrassons-nous, embrassons-nous ! je ne demanderais pas mieux ; mais il faut aller voter ! »

C’est que vous avez cette qualité précieuse de l’esprit, si rare aujourd’hui : la santé. Vous avez l’esprit bien portant, l’heureux équilibre du sang et des humeurs. Voilà, pourquoi vous avez duré : la bonne humeur, comme une liqueur généreuse, ne s’altère pas et ne fait que s’améliorer avec le temps. On peut mettre du Labiche en bouteille et en expédier aux malades et aux mélancoliques ; c’est plus souverain que toutes les eaux. Me serait-il permis de rappeler à ce propos le nom d’un homme que nous avons tous connu et aimé, M. Bersot ? Pendant qu’il souffrait avec tant de courage les plus cruelles tortures, un de ses amis, un de nos confrères, lui avait apporté le Théâtre de Labiche. En mourant, Monsieur, il vous légua, à son tour, son livre sur les Moralistes.

Mais vous aviez tant fait rire qu’on se refusait à vous croire sérieux ; on ne pouvait pas s’y résigner, on avait peur de vous changer. Vous ne pensiez pas à l’Académie ; eh bien ! faut-il le dire, le public n’y pensait pas non plus pour vous, et dans le premier moment il n’a pas voulu le croire. Beaucoup ont dit : « C’est lui qui veut rire ! on le reconnaît bien là ! » Vous avez rencontré les inconvénients du jeune homme qui a dépensé légèrement sa vie, et qui, un beau jour, annonce à ses amis qu’il va se marier. « Allons donc, lui se marier ! lui se ranger ! C’est pour rire ! »

Et cependant ce jeune homme devient bon mari, bon père, et même académicien.

C’est qu’au fond votre théâtre est plus sérieux qu’il n’en a l’air, et vous-même vous êtes plus grave que vous ne le dites. Oh ! vous n’avez pas de prétention et l’idéal ; mais la vie ordinaire en manque, et c’est elle que vous montrez. La correction de votre langue n’est pas toujours irréprochable, mais le mot est toujours clair. Je ne veux pas dire qu’il soit cru. Celui-là, vous l’avez bien au bout de la plume, au bout des lèvres, mais vous ne le laissez pas partir.

Votre comédie est peut-être légère, même leste ; mais il y a quelque chose qui l’empêche d’être immorale : elle n’est pas sentimentale. Les malheurs domestiques que vous mettez en scène sont des malheurs pour rire ; ils. se passent dans un monde qui ne se prend pas au sérieux et dont on peut dire : Il faut que jeunesse se passe. Ce monde si drôle ne croit pas faire des crimes en faisant des farces, et à travers toutes ces inventions irrésistiblement comiques circule un bon courant d’air qui n’y laisse rien de malsain. Cela est si vrai qu’on vous a emprunté quelquefois vos pièces les plus populaires pour les représenter dans des maisons d’éducation où les femmes ne pouvaient être en scène, et ou la fille de M.  Perrichon est vertueusement remplacée par un fond de carrosserie que deux compétiteurs poursuivent à travers les montagnes de la Suisse. Sauf cette légère différence, les passions sont les mêmes, et on peut vous jouer ainsi dans les séminaires.

Le Voyage de M. Perrichon, c’est de la vraie philosophie. On l’a repris tout récemment, après vingt ans, et il est toujours aussi jeune, parce qu’il représente un sentiment impérissable : celui de l’ingratitude.

Il est indépendant à sa façon, ce bourgeois ; il a ce qu’on a appelé l’indépendance du cœur. Il ne peul pas pardonner à celui qui l’a sauvé ; il a toujours devant lui quelqu’un qui peut lui dire : Hein ! sans moi ! Il a le cauchemar de la reconnaissance. Rien n’est plus vrai  ; plus finement, plus comiquement, et plus profondément pris sur nature ; c’est de la vraie comédie.

C’est aussi de la politique, et c’est vrai des peuples comme des individus. On se rappelle le mot d’un ministre célèbre dont le pays venait d’être sauvé par l’intervention armée d’une grande puissance : « Nous étonnerons le monde par notre ingratitude. » Il y a plus de trente ans que ce mot a été dit ; on pourrait le répéter aujourd’hui. Des pays qu’on a secourus ou sauvés ne vous le pardonnent pas ; mais le monde ne s’en étonne plus.

Des mots comme celui-ci, dits avec la gravité la plus bouffonne : « Il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable », ne contiennent-ils pas la philosophie de toutes les discussions sur la peine de mort ?

Je n’appuierai point sur ces œuvres uniquement légères qui échappent à toute analyse, et tellement exhilarantes que les acteurs eux-mêmes ne pouvaient en achever les répétitions. Il faut posséder une provision inépuisable de joyeuseté pour mener ces choses-là à travers cinq actes, autant que dans une tragédie.

Un jour, vous êtes allé jusqu’à cette académie du théâtre, la Comédie-Française, et c’est à ce propos que M. Sainte-Beuve disait, en parlant de Collé :

« Enfin Collé fit là quelque chose de ce que nous avons vu faire au spirituel et charmant auteur du Palais-Royal, Labiche. Il mit habit noir et cravate blanche pour se rendre digne du Théâtre-Français, et se retrancha de sa gaieté, du meilleur de sa veine. Il appelait cela honnester ses pièces ; c’était trop les refroidir. Pour moi, j’aime mieux nos deux auteurs franchement chez. eux : Labiche dans Célimare le Bien-aimé, et Collé dans la Vérité dans le vin ; deux petits chefs-d’œuvre qui ont quelques traits de commun, des ornements du même genre légèrement portés. »

Je ne crois pourtant pas, Monsieur, que vous ayez altéré votre naturel dans la comédie que vous aviez fait jouer au Théâtre-Français, et qui a pour titre ce mot unique : Moi. C’est là que nous trouvons ce mot également unique de l’égoïste à sa nièce, qui veut le détourner d’épouser une jeune fille, et lui raconte tout ce qu’elle a elle-même souffert d’avoir épousé un vieux mari. « Et lui ? » demande-t-il à chaque trait du tableau.« Lui, oh ! il était très heureux. – Eh bien, alors ! »

Ces traits-là portent et ils restent. M. Sainte-Beuve préférait Célimare, ce n’est pas défendu. Rien de mieux trouvé que cette victime du bonheur que l’on a surnommé Le plus malheureux des trois, pour faire le pendant du Plus heureux des trois.

J’estime que ces deux charmantes pièces sont des œuvres morales ; et, sans faire intervenir ici des mots trop ambitieux que ne comporterait pas le sujet, je me borne à dire que ce qui ressort du Plus heureux et du Plus malheureux des trois, c’est que la liberté réelle est dans la règle. Le sort de Célimare et celui d’Ernest sont faits pour corriger du goût des bonnes fortunes.

Car il y a le revers : c’est la persécution, non pas des femmes, mais des maris qui ne peuvent se résigner à se passer du bien-aimé. C’est le châtiment ; Célimare n’a pas le droit de se marier, et il ne se dérobe à la tendresse de ses amis trompés qu’en leur annonçant qu’il va demander à leur dévouement de grosses sommes d’argent. C’est la goutte d’eau froide sur l’eau bouillante.

Dans le Plus heureux des trois, le mari est dorloté, mijoté, mis dans du coton. Il est supposé ignorer son sort, mais il ne demande peut-être pas à le connaître. Il y a quelqu’un ou quelque chose qu’il aime plus que sa femme, encore plus qu’Ernest, c’est lui-même, et il se trouve bien comme il est ; il est réellement le plus heureux des trois. Quant aux deux autres, ils passent leur vie dans une alerte perpétuelle. À chaque instant, c’est : « Je suis perdue ! je ne vis plus ! » Ernest fait toutes les corvées, porte le châle, la boule, le petit chien, et il s’écrie : « Me marier ! ah ! si je le pouvais ! je serais libre ! » Sous une forme plaisante, très légère, si l’on veut, ne retrouve-t-on pas dans ces inventions le fond de tous les vrais drames de la vie ?

Il y a aussi de la vraie critique dans le Misanthrope et l’Auvergnat. L’homme chagrin voit tout en gris, se méfie de tout le genre humain, croit que tout le monde ment, il cherche toujours à découvrir quelqu’un qui le trompe et à le prendre en flagrant délit. Quand il a trouvé, il n’a pas perdu sa journée, et, pour me servir d’une expression familière, il ne revient pas bredouille.

Il rencontre l’Auvergnat ; celui-là lui dira la vérité. Oui, mais il la dit tellement qu’elle n’est plus tolérable. Machavoine dit : « Ah ! c’est que je suis franc, moi, je ne sais pas mentir, moi ! – Tu ne sais pas mentir ! Machavoine, comment me trouves-tu ce matin ? – Je vous trouve laid. – Si je me mariais, crois-tu que je serais... ? – Oh ! ça ! tout de suite. » Et le misanthrope est heureux, et il s’écrie : « Enfin ! en voilà un ! Ca fait du bien, ça repose ! »

Non, cela ne fait pas du bien ; non, cela ne repose pas. Le misanthrope, à qui on ne dissimule plus la vérité, est le premier à en souffrir ; il est obligé d’y renoncer et de retourner, je ne dis pas au mensonge, mais à la tolérance. En somme, le monde n’est qu’une grande société de tolérance mutuelle. Alceste est un être insupportable, et fait pour vivre dans l’endroit écarté qu’il finit par aller chercher. Quel est, je vous prie, le devoir d’honneur, l’obligation morale qui le force à trouver un sonnet mauvais ? La religion, la famille, et la propriété ont-elles quelque chose à voir dans un sonnet ? Est-ce que l’on ment quand on est poli ? Dit-on à une femme qui manque de beauté qu’elle est laide ? Dit-on à un homme qui manque d’esprit qu’il est sot ? À moins toutefois qu’on n’ait des raisons de le leur dire. Mais pour l’amour pur de la vérité absolue ! Oh ! non, la morale ne l’exige pas. Si tout le monde était aussi vertueux, il n’y aurait plus de société habitable ; je me demande comment on vivrait ensemble, j e me demande même comment nous ferions des discours d’Académie.

C’est par cette disposition à voir les bons côtés de la nature humaine que vous vous rapprochez, Monsieur, du cher et regretté confrère auquel nous succédez, dont vous venez de parler avec une émotion si touchante, et qui, en même temps qu’un grand lettré, était le meilleur des hommes. M. de Sacy aurait pu figurer dans une de nos lus aimables pièces : les Petits Oiseaux. Peut-être avez-vous eu raison de le regarder comme un peu perdu dans cette vie si dépensière de tous les sentiments, de toutes les forces et de toutes les facultés qui s’appelle le journalisme. Cet homme si doux était tombé non seulement dans le temps qui l’est le moins, mais aussi dans le plus militant des métiers, où il faut quelquefois être impitoyable, ce qui était étranger à sa nature.

Je l’ai vu ressentir et exprimer des indignations vigoureuses, mais qui ne le menaient pas jusqu’à la haine. Je me trompe, il arriva jusqu’à dire : « Je hais Larochefoucauld. » Il fallait que la bienveillance fût sa qualité dominante pour qu’il eût le courage d’écrire : « Je hais les fameuses Maximes, je les hais du fond de mon âme... Je tiens les Maximes pour un mauvais livre ; je sens en les lisant, un malaise, une souffrance indéfinissable. » Si M.  de Sacy parlait ainsi de l’ami de Mme de Sévigné, de Mme de La Fayette, et de M.  le prince de Condé, c’est qu’en présence de la méchanceté il n’y avait plus rien de sacré pour lui.

Car, en littérature, le XVIIe siècle était pour lui une véritable. religion, une église. À ses yeux, c’était la perfection, l’achèvement final, le couronnement de la cathédrale ; il n’éprouvait aucune aspiration vers un autre idéal. Il n’avait appris que ces grandes partitions classiques qu’il interprétait en maître, et dont il était pénétré et imprégné dans tout son être, toute sa vie et toute sa conduite.

Cet excellent chrétien se transformait en polythéiste, et il mettait certains écrivains au rang des dieux. Cicéron, Montaigne, Bossuet, Pascal, Molière, Bourdaloue, et un petit nombre d’autres, formaient son panthéon ; Fénelon n’y entrait guère qu’en irrégulier ; c’était un rêveur.

Cet esprit un peu trop exclusif, il le tenait peut-être de ses origines religieuses : il était un des derniers fidèles de cette église de lettrés qui constituait une sorte d’aristocratie de la piété, et qui ne connaissait que le petit nombre des élus, l’église du Christ aux bras étroits. Il en avait élargi les bras, parce qu’il avait l’âme indulgente, et, de ces grands moralistes dont il s’était toujours nourri, il avait gardé surtout la charité et l’onction. Dans l’intimité de ces sévères scrutateurs, il avait puisé la science de l’âme humaine, et je crois qu’il eût fait un admirable confesseur s’il n’eût été, comme vous l’avez dépeint, le plus aimant des pères de famille.

Je me rappelle avoir vu autrefois, à l’évêché de Meaux, une allée d’ifs dans laquelle se promenait le grand évêque. Je me représente M. de Sacy marchant et conversant avec lui. Il aimait la majestueuse et monotone régularité des allées taillées ; et la fantaisie et la liberté des jardins anglais devaient le blesser comme des actes d’indiscipline.

Sa religion, son genre personnel de religion agissait sur son esprit politique. Au petit nombre des élus correspondait le suffrage restreint. C’est pourquoi il a été, dans la presse, le représentant le plus parfait du gouvernement constitutionnel et parlementaire tel qu’on l’a essayé en France pendant quarante ans, de 1815 à 1848..

Ce fut la grande période de ce genre de gouvernement, à l’état doctrinaire, exercé par une aristocratie, mais par celle de l’éloquence, du travail, de la science, de la philosophie plus encore que par celle de la naissance et du hasard. Ce régime pondéré, réglé, j’allais dire classique, répondait à l’esprit, au caractère, à l’éducation, aux goûts de M. de Sacy.

Aussi cette période politique fut-elle le vrai moment de sa carrière de journaliste. Des hommes comme M. Royer-Collard, M. de Martignac, M. Guizot, M. de Broglie, lui composaient. dans l’ordre parlementaire, une sorte de XVIIe siècle, une nouvelle série de classiques.

Il avait fait de l’opposition pendant les derniers temps de la Restauration, mais il ne vit la révolution de 1830 qu’avec tristesse. Il regardait comme une lourde responsabilité d’avoir pris part à un changement de gouvernement ; on sent que l’action lui inspirait une sorte d’appréhension. Cependant il se rassura et se raffermit en voyant s’établir et se développer une monarchie libérale et constitutionnelle, et c’est à cette époque surtout qu’il fut un grand polémiste, joignant la force de la dialectique, la vigueur et la rigueur du raisonnement, la chaleur de la conviction, à une irréprochable correction, car il n’aurait pas plus péché contre la langue française que contre l’honnêteté.

Il put dire lui-même en parlant de sa polémique contre l’opposition de 1848 : « C’est la dernière campagne que j’ai faite, hélas !... Voilà la vie que nous avons menée pendant les dix-sept années du règne de Louis-Philippe. Je ne m’en plains pas, je m’en honore, au contraire. Défendre le pouvoir, quand le pouvoir se soumet noblement à l’examen et à la critique de tout le monde, le défendre avec une indépendance parfaite d’opinion et d’intérêt, c’est un rôle qu’on peut hautement avouer. »

C’est dans une introduction à un choix de morceaux littéraires qu’il s’exprimait ainsi, et il ajoutait ces mots qui le caractérisent si bien : « J’ai exclu de ce recueil les articles de polémique. Je ne veux troubler la paix de personne, encore moins la mienne. »

L’homme est là. Il aimait la controverse, mais non la bataille. Je veux bien que dans sa jeunesse, comme il l’a dit et comme vous le rappelez, il se soit jeté avec ardeur dans les luttes politiques, mais j’ai cru bien des fois que ce n’était pas sa véritable vocation. Les explosions qui de nos jours changeaient si souvent la forme de nos gouvernements et même notre état social étaient trop violentes pour son esprit d’ordre, d’autorité, et de liberté réglée. La révolution qui avait détruit subitement la monarchie parlementaire avait été pour lui un coup irrémédiable ; il ne pouvait pas supporter les luttes sanglantes ; ce pur lettré, ce doux chrétien avait horreur du tumulte de la rue ; il ne comprenait plus ce genre de discussion, et il se trouvait dépaysé au milieu du mal. Aux journées terribles de juin 1848, il pleurait tout haut au milieu de nous ; la cruauté, de quelque côté qu’elle vînt, lui paraissait un blasphème.

Vous gémissez, à propos de M. de Sacy, de cet éparpillement et de cette déperdition de talent qui se font dans la production quotidienne et hâtive du journalisme. Ce sujet de discussion nous entraînerait aujourd’hui trop loin. Je me bornerai à dire qu’il faut voir dans cette production improvisée autre chose encore que la forme littéraire, il faut y voir l’action. L’Académie le sait bien, puisqu’en dehors du cercle spécial des lettres, elle va souvent chercher des hommes d’État et des orateurs. Vous vous demandez si Corneille, Racine, se seraient perdus dans des journaux ? Je n’en sais rien, mais je crois que Voltaire a été le plus grand des journalistes, comme Pascal avait été ]e plus grand des pamphlétaires.

Du reste, M. de Sacy comprenait et ressentait tous les dangers de cette production précipitée. Qu’on est heureux, disait-il, de pouvoir peser ses mots tout à loisir, d’avoir deux ans devant soi, s’il le faut, pour trouver la bonne expression, celle qui sera toujours juste, toujours vraie ! Ici, c’était le pur lettré qui l’emportait ; M. de Sacy regardait le respect de la forme comme un devoir, le style comme une chose morale qui devait être traitée avec déférence. Il était bien l’homme de goût, l’honnête homme sachant écrire, et par là il appartenait de droit à l’Académie.

Vous avez parlé de son amour pour les livres en meilleurs termes que je n’aurais pu le faire, car sous ce rapport il me considérait avec une indulgente pitié. Ce qu’il avait d’amertume, il le gardait pour les hommes riches qui accaparaient sous ses yeux les belles éditions et les belles reliures. On a pu dire justement qu’il était le chantre de la bibliophilie, il en avait le lyrisme. C’était son seul côté romantique.

Lui-même le disait, il ne goûtait pas les modernes, il ne les connaissait pas ; de même qu’il ignorait systématiquement la littérature étrangère. Il n’aimait que la langue formée, j’allais dire fermée ; la littérature reliée, et reliée depuis longtemps. Ce n’est pourtant pas la faute des modernes s’ils ne figurent pas dans les vieilles éditions et dans les reliures antérieures à leur naissance.

Je me rappelle qu’un matin, dans les plus mauvais jours de 1871, M. Thiers, que j’étais allé voir à Versailles, m’ayant demandé des nouvelles de M. de Sacy, je lui répondis qu’il continuait à être amoureux de ses vieux livres et à ne pas connaître les romantiques. Et M. Thiers me dit avec cette vivacité dont vous avez le souvenir : « Ah ! il a bien raison, Sacy ; les romantiques, c’est la Commune ! » Je laisse le romantisme se défendre tout seul ; il est devenu à son tour une institution, un royaume ; il a même un roi.

     Comment en vouloir à un homme qui disait en relisant le traité Des Devoirs. « J’aurais voulu être le parfait citoyen avec Cicéron, l’homme juste, généreux, aimable, n’usant de son éloquence que pour défendre les faibles ou pour soutenir l’État contre les factieux ».

Voilà quelle était sa politique. Sa religion était aussi solidement établie, aussi fondée sur la raison et la vertu. Il avait gardé et il garda jusqu’à la mort la foi du vieux chrétien, et il contemplait avec tristesse et avec mépris les idolâtries modernes. Je veux citer ce qu’il disait en parlant de ces grands orateurs dans le commerce assidu desquels il avait passé sa vie : « Leur foi, disait-il, ne m’abat pas le cœur, car cette foi n’a rien de servile ni de lâche. C’est une règle, ce n’est pas un joug ; c’est une loi, ce n’est pas l’arbitraire. La soumission qu’elle exige n’est pas une soumission sans garantie et sans droits. Eux-mêmes ils ont l’esprit libre et hardi. Ils distinguent nettement la religion des superstitions et des fables que l’ignorance et la crédulité y ont ajoutées. Bien loin de repousser la critique et de la craindre, ils l’appellent à leur secours pour chasser de l’histoire ce cortège ridicule de légendes controuvées, de merveilles sans preuves, d’inventions politiques qui semblent se tenir à la porte du sanctuaire comme de sinistres fantômes pour en interdire l’entrée a quiconque ne veut pas, en soumettant son esprit, hébéter sa raison et sacrifier le sens commun à la foi. Sacrifice abominable et impie ! car sur quoi la foi s’appuiera-t-elle quand elle aura renversé le sens commun ? Où allumera-t-elle son flambeau quand elle aura éteint cette lumière que tout homme apporte en naissant et qui n’est sans doute qu’un rayon de la vérité éternelle ? »

Je n’ajoute rien, Messieurs, car je veux imiter M.  de Sacy, et ne troubler la paix de personne, encore moins celle de l’Académie.

Il ne me pardonnerait pas, ce cher confrère qui disait ici même en prenant place parmi vous : « Je cherche dans mon cœur, je n’y trouve que l’amour de la justice. Du moins, après vingt ans d’une vie de discussion politique et littéraire, puis-je, la main sur la conscience, répéter ce vers que prononçait un grand poète du siècle dernier au milieu même de l’Académie

Aucun fiel n’a jamais empoisonné ma plume. »

C’est un mot que vous pouvez, Monsieur, répéter après lui, et c’est par ce côté commun que vous vous êtes tous les deux si vite rapprochés. Dans l’esprit sévère de M. de Sacy, et dans sa vie vertueuse, il y avait des fenêtres ouvertes sur la gaieté, sur l’épanouissement de la bonne humeur et de l’heureux naturel, de même que dans vos œuvres si légères et si vives il y a des échappées sur le sentiment et sur la tendresse.

Vous ne l’aviez pas connu, comme moi, pendant quarante ans, mais vous l’avez connu tout de suite, et vous avez pu le dépeindre tel qu’il était dans sa famille. Je n’ajouterai rien à cet aimable tableau.

Ce qui vous rapproche encore tous les deux, c’est qu’en aimant la famille, vous avez aimé la patrie, la grande famille. Il est bien touchant, le patriote chrétien dont vous avez cité les entretiens avec ses enfants ; cet homme qui n’aimait qu’un autre siècle, mais qui se retrouvait du sien quand il fallait souffrir et pleurer avec lui. Nous nous souvenons tous de ces jours noirs de notre histoire. Vous aussi, Monsieur, vous les avez traversés dans l’épreuve et dans la lutte ; nous avons vu qu’au-dessous de l’homme qui avait tant fait rire la France il y avait le citoyen qui savait combattre avec elle, qu’au-dessous de l’esprit gaulois il y avait l’esprit français, et vous avez montré tous les côtés de notre nation, le sentiment, la gaieté, l’esprit et le courage.