Rapport sur les concours de l’année 1868

Le 20 août 1868

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1868.

DE M. VILLEMAIN

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Le nombre accru sans cesse des ouvrages adressés à ces concours, leurs mérites, très-divers de forme et d’influence, rendent, chaque jour, plus laborieux l’impartial jugement qui nous est demandé. Il ne suffit pas, tantôt de s’abstenir de questions trop spéciales et réservées à la science, tantôt de ne pas chercher les questions populaires, quand elles sembleraient trop polémiques. Sur le terrain de la philosophie et de l’histoire, partout se rencontrent de difficiles problèmes ; le secours viendra de la fidélité à maintenir le caractère de ces prix, à honorer, avant tout, la vérité bien étudiée et l’art bien conçu, la vérité dans les idées et dans le langage.

C’est ainsi que, parmi tant de recherches, de résumés et d’essais, dont le nombre ne permet pas l’analyse, notre choix, sans être dominé par une œuvre éminente, a dû se fixer sur différents écrits d’intérêt élevé, d’enseignement salutaire et de saine littérature.

L’Académie nomme d’abord, les travaux, dont elle rapproche les titres. L’un est un livre de savoir et de goût, une peinture de la vie et de l’art dans le moyen âge, un fragment d’histoire et une biographie, sous une forte étude et une sincère émotion, Pétrarque, par M. Mézières, professeur à la Faculté des lettres de Paris.

En conservant à la pensée de Pétrarque le platonisme qui en est le drame et la poésie, l’historien y joint les débris du passé et les illusions du temps, Rome et Rienzi. Il suit le réveil du génie et l’imitation renaissante de l’antiquité ; il aime et décrit le caractère moral de celui dont il sent l’inspiration poétique.

Son portrait de Pétrarque est une exhortation à la pureté d’âme, comme au plus parfait idéal. La variété des récits, les caractères mis en scène, les exemples de courage, de bonté, de vertu, d’amitié, la passion des lettres, le zèle de la patrie italienne, intéressent partout le lecteur que soutient le talent de l’écrivain.

Près de ce livre auquel est décerné un prix de 2,000 francs, se place, pour un prix semblable, un travail hautement instructif dans sa brièveté : les Grandes Époques de la France, par MM. Hubault, professeur d’histoire au lycée Louis le Grand, et Marguerin, directeur de l’École municipale Turgot. C’est un exercice de mémoire intelligente, de raison et de sentiment national, offert aux jeunes esprits. C’est l’histoire enseignée sous ses meilleurs noms, le pays montré par ses monuments l’homme vu dans les grands hommes, et la nation signalée par quelques traits distinctifs de sa race. Sous cette forme, le travail a paru bien ordonné et vivement écrit, rappelant les souvenirs partis de rangs divers et, près de la gloire et de la puissance de quelques hommes, attestant la part des institutions, des croyances, et le progrès ou les révolutions des mœurs publiques.

L’étude d’un tel livre est une leçon vivante. Elle instruit de bonne heure à s’honorer de sa patrie ; elle donne l’émulation de la bien servir. Elle la regarde, à travers les âges, grandissant par la durée et se retrouvant plus forte, après des malheurs et même après des fautes.

Une distinction du même ordre est attribuée à la traduction de saint Jean Chrysostome, par M. l’abbé Bareille. En choisissant, dans ce savant travail inachevé le volume des Homélies sur la sédition et l’amnistie d’Antioche, l’Académie croit justement honorer l’étude d’une grande tradition d’éloquence et d’humanité.

Un autre grand nom et les recherches qu’il excite attiraient aussi nos suffrages. C’est l’Histoire de Descartes avant 1637, et l’analyse du Discours sur la méthode, par M. Millet, professeur de philosophie au lycée impérial de Montferrand.

Cette éducation du génie par la science mathématique et par les voyages, cet esprit de découverte accru par la solitude et la méditation, c’était là sans doute un exemple à reproduire et à démontrer pour notre temps. Le labeur de Descartes n’était pas moins instructif que ses créations. Par là, le nouveau biographe atteint aux racines de la philosophie cartésienne. Dans le géomètre inventeur, dans le physicien, il trouve le spiritualiste sublime ; et l’esprit d’observation ne lui paraît nulle part plus nécessaire et plus applicable que dans l’étude des vérités immatérielles.

La foi en Dieu est, pour lui, la preuve de la raison humaine. Il n’est besoin de dire combien ce spiritualisme primordial redevenu avec Descartes le principe même de l’observation, et, pour ainsi dire, l’œil de la pensée abstraite, peut agir sur les doctrines de nos jours. Cela même recommandait l’ouvrage à notre choix pour un prix, comme les précédents.

Récompense égale pour des Essais sur le droit public et privé de la république d’Athènes, par Georges Perrot, ancien élève de l’École française d’Athènes. Ce n’est pas une étude complète, mais c’est une œuvre de talent. Le droit civil athénien n’est pas encore traité ; mais l’originalité du génie athénien est d’abord saisie. Ce merveilleux emploi de la pensée dans quelques milliers d’hommes libres donnant de si grands modèles, dans la guerre, la politique, l’éloquence, les arts, cette douceur du peuple athénien, cet ascendant de Périclès, ces orateurs ministres du peuple et ministres parfois assez durables, cet Aréopage respecté d’une telle démocratie, ce sont des traits à recueillir pour l’histoire du monde. Bien des contradictions et des fautes s’y mêlent, et le nouvel historien ne les épargne point. Il explique, il décrit, il admire bien Athènes ; il ne la propose ni ne l’espère en exemple.

Après de telles études, on peut placer, même dans des récits fort simples, les souvenirs d’une autre époque. La charité a eu ses grandeurs, comme la liberté démocratique. Montrer ce qu’elle fut au XVIIe siècle, à côté des pompes de la cour, c’est le livre : Madame de Beauharnais de Miramion, par M. Alfred Bonneau.

Ce livre, qui offre le début d’un roman, fait d’une jeune femme, veuve et mère, un appui et un modèle de la vie monastique, une bienfaitrice des hôpitaux, une fondatrice d’œuvres partout secourables un ministre de bienfaisance publique, pendant les malheurs d’un grand règne et dans une longue vie. On ne peut résumer tant de sacrifices au devoir, tant de vertus pratiques et d’inventions charitables ; mais il faut admirer, dans l’éclat d’un siècle, ce génie de la bonté qui inspirait une femme et lui donnait tant de puissance. Une médaille de 1,500 francs est attribuée à l’auteur de cette biographie que lira le public.

D’autres études, qui touchent aux mêmes influences, dictaient à M. Alfred Nettement ce qu’il appelle Seconde Éducation des filles, et ramenaient sous ses yeux bien des images du XVIIe siècle et du siècle suivant : le caractère polémique du talent n’en diminue pas l’intérêt, et on remarquera dans cet écrit une critique habile de Rousseau et d’heureux souvenirs de Saint-Cyr, à toutes les époques. Une médaille comme la précédente est offerte à l’auteur.

Une autre est réservée à la biographie de Bernard Palissy, de l’ouvrier inventeur qui parvint à la fabrication de l’émail. Cette vie de bon exemple, cette vie de travail et de souffrances trouvant, à force d’épreuves, une matière nouvelle, et la faisant servir à des œuvres d’un art plus parfait, cette puissance de découverte qui dans le fourneau du pauvre artisan lui fit surprendre quelques vérités premières de la géologie, comme son esprit inculte, en s’exprimant, rencontrait l’éloquence, rien n’était meilleur à raconter, près de la statue qu’une ville de France élève à la mémoire de Palissy.

Persécuté dans les troubles religieux, sauvé par son art, praticien de la science dans des conférences populaires à Paris, puis mort à la Bastille, son nom représente une forme de génie à part dans le savant XVIe siècle. Peintre vrai, malgré quelques longueurs, son historien, M. Audiat, professeur au même lieu, recevra notre médaille littéraire près de la statue de Palissy.

Une égale distinction s’attache aux vers heureux et naturels de M. André Theuriet, sous le titre : Chemin des bois, poésies et poèmes. L’auteur, encore nouveau dans les lettres, a trouvé, pour les souvenirs de la forêt et de la vie rustique, pour le travail du bûcheron et du laboureur, cette force de sentiment qui donne à la pureté du langage l’expression et le charme.

L’Académie cette fois vient de désigner beaucoup d’ouvrages comme utiles aux mœurs. Elle ne nomme pas cependant tous ceux qu’elle avait distingués. C’est un regret fréquent pour elle.

Dans le précédent concours, un écrit de M. de Poncins, les cahiers de 89, original par les recherches, élevé par les vues, avait inspiré la plus sérieuse estime, sans obtenir de prix littéraire. Cette année il n’appartient plus à l’examen. Mais il reste dans le souvenir, comme un écho de la pensée publique. C’est devant cette pensée que notre étude va se reporter sur les prix spéciaux d’histoire, que nous avons à juger, et d’abord sur le grand Prix fondé par le baron Gobert, et déjà décerné deux fois à l’Histoire de la Restauration, publiée par M. de Viel-Castel.

À part la condition imposée en faveur du morceau d’histoire de France le plus éloquent, l’Académie croyait toujours ne pouvoir admettre qu’un travail supérieur en quelque partie, instructif en toutes. Après avoir satisfait à ce devoir par le choix réitéré du savant et complet travail de M. de Viel-Castel sur les événements, la politique et la diplomatie d’une époque encore récente, elle conçoit le retour vers des temps plus éloignés, vers une série d’annales françaises déjà tentée plusieurs fois, dans notre siècle mobile.

C’est à ce titre qu’elle a reçu l’Histoire de France, depuis les origines jusqu’à nos jours, par M. Dareste, doyen de la Faculté des lettres de Lyon, correspondant de l’Institut.

Plus court, et moins hardi de conjectures que l’ouvrage de Sismondi, ce livre ne saurait être toutefois que trop imparfaitement apprécié par notre rapport. Comment résumer en quelques lignes une grande étude et l’expérience d’un long enseignement ? Comment discerner assez la part de la nouveauté vraie dans le récit, et celle de la tradition reproduite ? Formant six volumes, des origines barbares ou romaines jusqu’à la fin de Louis XV, l’ouvrage est encore un abrégé, mais plein de faits mémorables et de souvenirs choisis. Les temps les plus anciens revivent, et le récit se développe, en avançant vers la lumière. Attentif aux mœurs, aux coutumes, à la vie du moyen âge, l’auteur n’en fait pas de peintures outrées, et son admiration reste attachée aux vraies grandeurs.

Exact et impartial, il instruit par ses récits, sans étonner par ses opinions : il fait, dans chaque époque, ressortir quelques événements, dominer quelques hommes. Sans parti pris de blâmer ou de louer, il dit en général les fautes des princes, des grands, des corporations, des chefs et du peuple ; mais partout il saisit et met au grand jour ce qu’il rencontre de courageux efforts et de nobles sentiments. Ses récits du règne de Louis XIV intéressent, après ceux de grands témoins et de grands maîtres, et nous font pénétrer dans les principes de durée, les forces acquises et aussi les périls et les chances d’erreur que laissait une telle époque. Le jugement de l’historien sur le long règne de Louis XV, rempli de faits curieux touchant l’état de la France, le travail des esprits et le besoin universel de réformes, n’est pas moins piquant par les détails que fortement instructif ; et il plairait au lecteur, même sans les épigrammes empruntées au roi de Prusse Frédéric II.

Extrait de toute part, avec précision et sagacité, composé. en général, selon la science critique et le sentiment français, écrit avec naturel dans un style parfois un peu moderne, animé dans le récit des transactions politiques et des guerres, fidèle aux meilleures notions de paix, de liberté légale et de progrès populaire, ce livre, parvenu à l’avant-scène des temps nouveaux de Louis XVI, obtient aujourd’hui le Prix fondé par un généreux citoyen, à l’honneur du nom français, au profit de la vérité sur le passé, et des bons conseils pour l’avenir.

Le second prix demeure attaché à l’ouvrage de M. Félix Faure, à l’Histoire de saint Louis, de ce roi qui réunit sur sa mémoire les admirations de Bossuet et de Voltaire, de ce saint qui fut un héroïque chevalier, et qui a mérité, de nos jours, d’être étudié, comme législateur, pour des institutions supérieures à son temps et dignes de ses vertus.

L’histoire dans ses formes diverses, l’histoire érudite ou pittoresque, philosophique ou polémique, reste un attribut et une préoccupation de notre temps. Nous devons la retrouver dans toutes nos épreuves littéraires. Ainsi la fondation Bordin, pour l’encouragement de la haute littérature, fait sortir du concours une palme historique. Le choix s’est arrêté sur un récit important par l’étendue des recherches, les noms, les témoignages et la pensée actuelle : Henri de Valois et la Pologne en 1572, par le marquis de Noailles.

L’ouvrage a trois volumes, dont le dernier formé de pièces officielles et de fragments d’archives. L’auteur s’est inspiré de la langue nationale, comme de l’aspect du pays. Le début est d’un haut intérêt par les choses qui touchent à la France, par les souvenirs tragiques de Coligny, de sa confiance aux promesses de la cour, et de ses efforts pour servir la politique dont s’armèrent plus tard Henri IV et Richelieu.

L’ambition étrangère conseillée à Henri de Valois par Coligny ne cessa pas, après le crime de la Saint-Barthélemy : et le prince y vit alors un refuge, autant qu’un trône. Mais tandis que le pouvoir ailleurs se concentrait, il était eu Pologne plus isolé, plus combattu. Le pays s’était agrandi par des guerres contre l’ordre Teutonique et l’Empire. Il avait, sous les Jagellons, lutté contre la Moscovie, contre les Turcs et les Tartares. Il avait occupé la Lithuanie et d’autres provinces. Mais par là même s’augmentaient les dangers d’un pouvoir instable et divisé.

Cette difficulté se fait sentir dans l’ordonnance même de l’ouvrage. L’auteur interrompt la candidature de Henri de Valois, pour raconter la formation précédente de la Pologne. Il en décrit les institutions, les troubles, les conquêtes. Puis, après ces épisodes, il aborde l’élection et le nouveau règne, dont il touche aussitôt le terme. L’historien sans doute a voulu éviter l’inconvénient de paraître composer deux ouvrages à la fois, ou d’attacher une trop longue préface à un règne trop court. Mais cette condition du sujet en était inséparable. La nouveauté des faits, les descriptions heureuses, la vivacité des sentiments et du récit, corrigent ou dominent cet ensemble inégal. L’ouvrage est la vie entière d’une race. L’historien la cherche et la décrit dans le passé : il en affirme la durée, en racontant ses fautes et ses disgrâces qui n’ont pu la détruire. Il en réclame les droits, dans l’ordre humain, au nom même des maux qu’elle a soufferts et peut souffrir encore. L’Académie décerne à cette étude éloquente, sans déclamation, le prix proposé.

Près de l’histoire généreuse, qui n’est parfois qu’une plainte méconnue, gardons une place à l’histoire politique. Là aussi se retrouvent Rome et la Pologne, et d’autres souvenirs glorieux liés à la France.

Le prix fondé par M. Thiers avec la couronne littéraire, dont il n’acceptait que le titre honorifique, méritait une destination comme celle qu’il rencontre aujourd’hui. Ce prix va récompenser un talent jeune encore et déjà mûr. Il honore un récit impartial autant que sagace et noble dans son patriotisme. Il est décerné au volume ayant pour titre : l’Europe et les Bourbons sous Louis XIV, par Marius Topin.

Que ce livre ajoute à la renommée diplomatique du cardinal de Polignac, cela même est fondé. Mais, ce qu’on ne peut assez louer, c’est l’étude qu’on y trouve du grand sens de Louis XIV, même après les fautes d’une longue prospérité ; c’est la justice rendue à la dignité de sa vieillesse, comme à la France d’alors et à son gouvernement, à Torcy comme à Villars, aux négociateurs de la paix d’Utrecht comme au vainqueur de Denain.

L’ambassade de Polignac à Varsovie, ses conseils au roi Sobieski, ses projets d’alliance pour la Pologne, sa présence durant l’interrègne, son appui à la candidature d’un prince français qui ne veut pas de la couronne, ce n’est là qu’un épisode bien raconte de la vie du grand diplomate. C’est plus tard que dans l’affaiblissement de la France et devant les périls suscités pour elle par l’avénement d’un prince français en Espagne, il est envoyé à Gertruydenberg, où domine la politique d’ennemis qui ne veulent pas même, avec tout avantage pour eux, souffrir la France en paix. Mais cette fédération de haines est ébranlée par un dissentiment que favorise la liberté politique. Le nouvel historien, non moins habile au détail des affaires que peintre expressif des événements, suit partout le mouvement des esprits. On voit le tory libre penseur, Bolingbroke, détachant l’Angleterre de la grande alliance. Sa rivalité d’homme d’État devant le général cher au parti contraire, et ses vues sur l’équilibre de l’Europe, lui font craindre la durée de la guerre et même du succès. Devenu ministre de la reine Anne, il est par son éloquence le conseiller irrésistible des idées de paix. Il en rend le vœu populaire. Ii en fait arriver la pensée et les commencements au monarque- intrépide sur le trône de France, et il en prépare le théâtre et les incidents favorables dans Utrecht. Ainsi par le retour des événements, par la nécessité d’une France puissante en Europe, la paix était promise et assurée, même avant la victoire de Denain qui n’en fut que la parure. Par la fermeté que garda et les sages renonciations qu’admit Louis XIV, la paix sortait des conférences d’Utrecht, avec des résultats longtemps décisifs pour l’équilibre européen. Ce traité si favorable à la richesse d’une autre nation était une limite pour la France, mais une limite glorieuse qui laissait à son territoire d’anciennes conquêtes que le traité de Rastadt vint affermir encore.

L’Académie décerne à cette étude savante, précise et animée d’esprit français, le prix fondé par M. Thiers, historien et orateur politique.

D’autres prix étaient confiés à l’impartialité de nos suffrages. Le prix de la fondation Lambert, pour le talent digne d’une marque d’intérêt public, est accordé à Mme Blanchecotte, auteur de l’écrit : les Impressions d’une femme.

L’auteur d’un volume de vers, les Chants de l’âme, Mlle Adolphine Bonnet, jeune personne élevée dans la retraite, loin de Paris, est désignée pour le prix Maillé-Latour-Landry, après la lecture inattendue et vraiment poétique de quelques-uns de ses chants religieux.

Pour les concours des années prochaines, l’Académie n’indique pas un sujet de prix de poésie : elle donnera le prix aux deux cents vers qui rendraient le plus heureusement, à ses yeux, quelque pensée digne de notre temps.

Pour le prix d’éloquence à décerner dans deux ans, elle ne s’éloigne pas des traditions sur l’étude de la langue et du génie français. Elle propose l’éloge historique de Sully, considéré comme homme public et comme écrivain. Aujourd’hui, elle doit faire connaître son jugement des discours sur J.-J. Rousseau, ce philosophe, ce novateur, ce grand artiste, ce génie et cet homme à part dans le XVIIIe siècle. Trente ouvrages étaient présentés, souvent excessifs ou faibles. Mais n’insistons pas sur des torts de paradoxe et d’inexpérience. Il suffit de dire que le nom proposé a inspiré quelques études mêlées d’éclat et un discours excellent pour l’équité, la justesse des vues et le talent d’écrire ; c’est le discours inscrit n° 19, avec cette épigraphe de Rousseau lui-même : « Je ne voyais personne penser comme moi. » L’auteur est M. Gidel, professeur de rhétorique au lycée Bonaparte.

Il ne nous appartient pas d’esquisser de nouveau ce qu’il a vivement senti, l’admiration véridique pour la force originale de l’esprit, la justice sévère pour des erreurs et des vices devenus des sophismes dangereux, et plus tard des remords éloquents. C’est ainsi que l’auteur explique et dépeint la double action de Rousseau sur son temps, sa lutte pour la liberté d’opinion et à l’appui de la réforme morale, sa recherche de popularité dans le monde et ses attaques à la société mondaine, ses hardiesses de penseur et ses retours au sentiment religieux.

Des considérations assez élevées et quelques tableaux bien tracés se remarquent dans deux discours que l’Académie désigne pour mentions à titre égal, le n° 6, portant pour épigraphe la pensée de Sénèque : « Qu’il n’y a pas de grand génie sans quelque mélange de folie, » et le n° 24, dont l’épigraphe demande justice et pitié pour le génie de Rousseau ». L’auteur de ce discours est M. Compayré, professeur de philosophie au lycée impérial de Pau. Le génie est surtout décrit et jugé dans le discours de M. Gidel, dans l’œuvre qui, d’un succès tardif de palme académique, ramenant Rousseau vers son enfance inégale, ses égarements de jeunesse, sa vie d’aventures et de travail, le suit dans ses changements d’existence et d’ardeur, passe du discours sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes à la lettre sur les Spectacles, pour arriver aux leçons et aux images de la Nouvelle Héloïse, à la pensée systématique et aux vérités naturelles d’Émile, puis an joug du Contrat social. Que d’efforts que de méditations, que d’accidents d’éloquence à recueillir et à définir dans cette vie de contradicteur opiniâtre et persécuté, d’ennemi redoutable à Voltaire lui-même, d’émule de Montesquieu, et de réfugié consolé par Malesherbes !

Et maintenant que l’ancien prestige est passé, que l’illusion du XVIIIsiècle n’est plus, quelles analyses à faire, quels motifs à donner des séductions de l’orateur sans patrie, qui, par le tribunat de la parole française, flattait, réprimandait et dominait ce siècle ! Quels avis, quelles lumières à recevoir des vérités et des erreurs de ce puissant esprit, de sa logique si savante et des exemples variés de sa passion et de son art ! On ne pourra, tout à l’heure entendre ici qu’une part trop courte de cette brillante étude ; mais le sentiment public, se plaisant à l’écouter, en sera l’épreuve et la récompense.