Discours de réception d’Antoine-Louis Séguier

Le 31 mars 1757

Antoine-Louis SÉGUIER

M. Séguier, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Fontenelle, y est venu prendre séance le lundi 21 mars 1757, et a prononcé le discours qui suit :

 

Éloge de Fontenelle

 

Messieurs,

Quand le célèbre Académicien que vous regrettez fut admis dans votre illustre Compagnie, il attribua ce glorieux avantage à l’honneur qu’il avoit d’appartenir au grand Corneille. Mais si le hasard de la naissance l’attachoit par les liens du sang au père du théâtre, cet éclat héréditaire disparoissoit auprès des titres personnels qui l’avoient rendu digne de votre choix.

Combien suis-je plus obligé, Messieurs, de faire un aveu aussi modeste que le sien ? Je dois au nom que je porte, l’honneur de m’asseoir aujourd’hui parmi vous ; le souvenir du chancelier Séguier vous a été transmis, il vit dans vos cœurs, vous avez voulu l’honorer dans un héritier de son nom, vous avez étendu sur moi les sentimens que vous lui conservez et qu’il mérita, ils ont fait mon titre. Je me hâte de rendre à sa mémoire un hommage public ; et dans les transports que vous aviez droit d’attendre de ma reconnoissance, c’est à moi seul Messieurs, qu’il étoit permis de le nommer ici avant le cardinal de Richelieu, ce génie profond et sublime, qui, le premier, rassembla les talens dispersés, à qui les lettres doivent autant que cet empire, dont le nom vit encore parmi vous avec une nouvelle splendeur dans un héros de sa race. Le chancelier Séguier ajouta à l’éloge de votre fondateur en l’imitant, il se crut heureux de seconder ses vues, en concourant à la gloire des muses, et de pouvoir, en mêlant son nom avec les vôtres, se promettre l’immortalité.

Eh ! sur quoi pouvoit-on mieux fonder cette vaste et flatteuse espérance, que sur une Compagnie éclairée, faite pour représenter l’esprit de la nation, pour ajouter à son titre de guerrière, celui de savante ; pour la préserver de la barbarie, pour perpétuer son existence par les lumières, et tandis que d’autres peuples, autrefois éclairés comme elle, n’existent plus que dans les monumens qui nous restent de leur génie, lui garantir une immortalité, en fixant dans son sein l’empire du génie et de la raison ?

Un de ses plus grands Rois, Louis XIV, protecteur du mérite qu’il sut connoître, mit le comble à la gloire de cet établissement, en lui imprimant la sienne. Sous ses regards créateurs, on vit se multiplier les génies : il a transmis sa grande ame à notre auguste Monarque ; et la même faveur a renouvelé parmi vous les prodiges. Pourquoi ne puis-je qu’admirer ? Que votre choix ne peut-il créer en moi tout ce qui me manque pour le justifier ?

D’autres plus heureux sont entrés dans ce temple des muses, précédés par d’immortels écrits, nommés dès long-temps par la voix publique. Leurs talens supérieurs étoient venus, pour ainsi dire, reconnoître avant eux la place où ils devoient s’asseoir. Je parois devant vous, Messieurs, sous les auspices d’un nom qui vous est cher, mais auquel je n’ai rien ajouté ; vous décernez à ma jeunesse le prix des travaux d’une longue carrière : vous avez violé pour moi cette loi sévère et juste, qui ne permet d’entrer ici que les lauriers à la main ; je me vois sous ceux qui vous couvrent, associé à vos honneurs, sans l’être à votre renommée, et voici le premier moment où, choisi par vous, je commence à exciter l’envie.

Je sens à-la-fois le prix et le motif de vos bontés, Messieurs ; aussi sages dans vos bienfaits, qu’éclairés dans vos récompenses, c’est en m’honorant que vous avez voulu m’encourager ; vous avez senti combien dans le sanctuaire de la justice où je suis placé, j’ai besoin de cette éloquence mâle et victorieuse, digne interpête de la vertu et de la vérité : combien le maintien des lois et la défense des opprimés exige de moi cette raison persuasive, cette énergie, cette force, cet esprit d’ordre et de sagesse qui se réfléchit dans vos ouvrages, et qu’en m’approchant de vous, vous me ferez puiser dans sa source.

Mais à qui succédé-je, Messieurs, à un de ces hommes rares, nés pour entraîner leur siècle, pour produire d’heureuses révolutions dans l’empire des lettres, et dont le nom sert d’époque dans les annales de l’esprit humain ; à un génie vaste et lumineux, qui avoit embrassé et éclairé plusieurs genres, universel par l’attrait de ses goûts, par l’étendue de ses idées, et non par ambition ou par enthousiasme ; à un esprit facile qui avoit acquis et qui communiquoit, comme en se jouant, toutes les connoissances ; à un bel esprit philosophe fait pour embellir la raison, et pour tenir d’une main légère la chaîne des sciences et des vérités.

Il falloit, dit M. de Fontenelle, décomposer Leibnitz, pour le louer ; c’est un moyen que, sans y penser, le panégyriste préparoit, dès-lors, pour le louer lui-même ; en effet, que de différens mérites dans le même écrivain ! La philosophie, affranchie par Descartes des épines de l’école, restoit encore hérissée de ses propres ronces. M. de Fontenelle acheva de la dépouiller de ce langage abstrait, de ces surfaces énigmatiques qui étoient un voile de plus pour ses mystères ; voile épais imaginé par l’ignorance pour dérober l’absurdité des systèmes, ou par la vanité, pour se réserver à elle seule la connoissance de la vérité. Il fit plus, il substitua les fleurs aux épines : c’est ainsi qu’il embellit Copernic, et Descartes lui-même, dans la Pluralité des Mondes, ouvrage adroitement superficiel, appât qu’il présenta à son siècle, pour inspirer le goût de la philosophie. Eh ! quelle magie de style ne falloit-il pas pour faire descendre les corps célestes sous les yeux du vulgaire, pour lui en développer toute l’économie d’une manière si agréable, avec autant d’ordre qu’ils se meuvent, pour proportionner l’instruction à tous les esprits ! c’est un Orphée qui diminue sa voix dans un lieu resserré qui ne permet point de plus grands éclats.

Il la déploie cette voix savante, propre à tous les tons, dans ces extraits raisonnés, dans ces profondes analyses, dans ces sublimes résultats de tant d’ouvrages de l’Académie des Sciences, lorsque semblable au Destin de la Fable, qui ne rendoit ses oracles que pour les Dieux, il ne parle que pour se faire entendre aux Savans.

Vos lumières m’ont déjà précédé, Messieurs ; elles suppléent à ce que je ne puis exprimer pour son éloge. On regarda comme un prodige dans le même homme de parler à chaque Savant son langage, de passer si facilement d’une sphère à l’autre. Ne faudroit-il pas que le même prodige se renouvelât en moi, pour le louer d’une manière digne de ses connoissances et des vôtres, pour effleurer au moins tout ce qu’il approfondissoit ?

C’étoit au milieu de ces vastes spéculations que né pour l’agrément, il en étendoit l’empire. Le même génie qui mesuroit les cieux avec Galilée, qui calculoit l’infini avec Newton, ressuscitoit encore l’art de Théocrite, ou devenoit le rival de Quinault. Entraîné par la diversité de ses pensées, il évoquoit les morts célèbres dans ces dialogues philosophiques, où il se plaît à présenter les objets dans un jour inattendu, à ôter aux choses les idées accoutumées, non par un esprit dangereusement systématique, qui confondroit les principes avec les préjugés, mais pour nous montrer la folie des prétentions humaines, les méprises de la raison même, et nous apprendre à nous méfier d’une sagesse qui n’est si présomptueuse, que parce qu’elle est bornée.

Mais quels éloges rendus à M. de Fontenelle, pour ses éloges si estimés, où non-seulement il sut vaincre le dégoût de la malignité humaine pour les louanges d’autrui les plus justes, mais encore se faire de l’art de louer un caractère particulier et un talent nouveau ? Il me semble en ce moment les entendre en foule, tous ces morts fameux, me presser d’acquitter ici leur reconnoissance. Doués d’un différent mérite et d’une réputation inégale, ils furent portés presque tous au même degré de célébrité, par l’éloquence et les lumières du panégyriste, orateur qui savoit d’autant mieux les louer, qu’il pouvoit être lui-même ou leur émule, ou leur juge.

Il fut le premier qui joignit à la philosophie des sciences, cette philosophie de raison supérieure encore au savoir, cette sage liberté de penser, qui, d’un côté s’élève au-dessus des erreurs communes, et, de l’autre, se renferme dans de justes bornes. Il eut assez de force pour s’affranchir des opinions peu fondées, et assez de sagesse pour en dégager les esprits, en évitant de les heurter de front, plus sûr de les gagner que de les subjuguer. C’est ainsi que dans l’histoire des oracles il sépara, peu-à-peu, la vérité de la superstition. C’est ainsi qu’exempt de passions, et d’enthousiasme, il jugea tous les anciens, comme Descartes en avoit jugé un d’entre eux, posant les limites du respect qui leur étoit dû, ne reconnoissant d’autorité que le génie, de loi que le sentiment, ramenant les esprits à eux-mêmes, et les débarrassant du joug qui les étouffoit en les captivant. Rangé du parti des modernes, la plupart ses contemporains, il vit leur gloire sans jalousie, quelque près qu’il fût d’eux ; il la défendit sans vanité, quelque avantage qu’il assurât à leur parti : le mérite de ses ouvrages l’auroit encore fortifié contre l’antiquité, quand même il se seroit déclaré pour elle.

Attaché au Cartésianisme par tout ce qu’il avoit cru trouver de vraisemblable dans ce système, et non par superstition, ou par opiniâtreté, il ne refusa point son admiration au grand Newton ; il ne fut point au rang de ses sectateurs, mais il fut son plus illustre panégyriste.

Qui l’auroit cru, Messieurs ? la critique qui se déchaîne ordinairement contre les écrivains célèbres, ne lui lança que quelques traits. On put, il est vrai, lui reprocher dans plusieurs de ses écrits plus de brillant que de goût, plus d’art que de naturel ; d’affecter pour ainsi dire une certaine galanterie d’esprit, et même trop d’esprit ; exemple dangereux, en ce qu’il savoit plaire par tant d’autres faces, et peut-être par ses défauts même. Mais la critique lui rendit cet hommage, de n’oser le poursuivre que dans ceux qui voulurent l’imiter. La supériorité de ses talens couvrit tout ; il put compter ses ennemis, et non ses admirateurs ; l’envie le respecta, la renommée ne tint sur lui qu’un langage ; il jouit de sa réputation, il jouit de l’avenir même : il vit toute la postérité dans ses contemporains.

Eh ! comment, avec un mérite si éminent, échappa-t-il aux fureurs de l’envie ? Il dut cet heureux privilège à sa philosophie, à sa modération, au respect que ses mœurs inspirèrent, à ce caractère doux et liant, qui ne révoltoit point l’amour-propre d’autrui, à cet oubli volontaire de sa supériorité, à la justice qu’il rendît au mérite ; enfin, il échappa à l’envie, parce que lui-même ne la connut point. Il vécut tranquille au milieu de ces querelles littéraires, où l’auteur qu’on attaque expose autant sa gloire en voulant la défendre, que la critique cherche à la ternir en l’attaquant : guerres honteuses entre la malignité et l’amour-propre, qui déshonorent les lettres, le cœur et l’esprit.

Le nom de M. de Fontenelle ne pouvoit être resserré dans les bornes de son pays ; la réputation des grands hommes part d’auprès d’eux, mais c’est au loin qu’elle paroît briller davantage ; elle ne parle jamais plus haut, que lorsqu’ils ne sont pas à portée de l’entendre ; du même essor dont la gloire franchit les temps, elle franchit les lieux ; elle n’est guère immortelle qu’autant qu’elle est générale ; son étendue est le sceau de sa durée. Tel fut le triomphe de M. de Fontenelle : les étrangers accouroient ici pour l’entendre, pour pouvoir dire au moins dans leur Patrie, je l’ai vu. Un d’eux arrive à peine aux portes de la Capitale, il le demande avec impatience au premier qu’il rencontre, persuadé qu’un homme connu aux extrémités du monde, ne pouvoit être ignoré d’aucun de ses concitoyens.

Honoré des bontés d’un grand Prince qui, doué comme lui d’un génie universel, étoit le juge le plus éclairé du mérite ; admis, si on ose le dire, dans sa familiarité, il ne fit point servir à son ambition ou à sa fortune cet excès de faveur. Exempt de l’esprit d’intrigue, inaccessible aux mouvemens inquiets ou violens, ami du bien général, animé du désir de plaire, sachant jouir de tout, et de lui-même ; né plutôt pour la société que pour un commerce plus intime, elle s’enrichit de ce qu’il eût pu donner à des liaisons particulières, à ces penchans estimables, mais dangereux, passions des ames nées trop sensibles, sujettes à s’égarer, dès qu’elles ne sont plus surveillées par la raison.

Il eût été publiquement révéré à Sparte par son âge ; ses talens eussent été négligés peut-être par le peuple austère qui n’estimoit que la vertu ; il fut respecté parmi nous dans tout le cours de sa vie, et à tous les titres.

La vieillesse, ce temps d’affoiblissement qui n’est ni la mort, ni l’existence pour le reste des hommes, mérite d’être comptée dans sa vie ; le ciel en lui accordant un esprit si étendu et de si longs jours, sembla reculer pour lui toutes les bornes humaines, et n’enlever qu’à regret à la terre un sage, placé sous deux règnes pour être à-la-fois la lumière et l’ornement de deux siècles, pour pouvoir en comparer les merveilles sous deux augustes Mon arques, dont l’un fut la terreur de l’Europe, et l’autre en a été l’arbitre ; l’un passionné pour la gloire, l’autre se partageant entre elle et l’humanité ; l’un fameux par son courage dans les revers, l’autre par sa modération dans les triomphes ; l’un justement surnommé le Grand, l’autre plus grand encore par le titre de Bien Aimé.