L’Eurafrique et la Politique de l’échange. Communication à l’Académie des sciences morales et politiques

Le 30 octobre 1973

Léopold Sédar SENGHOR

L’eurafrique et la politique de l’échange

 

Analysant les causes et les conséquences de la crise européenne, matérielle et morale, particulièrement sensible entre les deux guerres mondiales, Paul Valéry regrettait que « l’Europe n’ait pas eu la politique de sa pensée ». Il déplorait, ainsi, la persistance, dans l’économie comme dans la politique des États, de dissensions peu compatibles avec la synthèse privilégiée réalisée par l’esprit européen à partir des influences distinctes, mais finalement complémentaires, de la souplesse dialectique des Grecs, de la rigueur efficace des Romains, enfin de l’humanisme chrétien.

C’est l’évidence que l’Europe moderne s’est ouverte à bien d’autres apports matériels et culturels où l’Afrique a mis souvent le meilleur d’elle-même, mais c’est à juste titre que Valéry caractérisait l’esprit européen comme « le plus intense pouvoir émissif, uni au plus intense pouvoir absorbant ». Il entendait, par là, sa faculté, je dirais sa vocation à l’échange.

L’illustre poète eût, sans doute, trouvé, dans la Communauté économique d’aujourd’hui quelques motifs de satisfaction, peut-être même la justification de ses avertissements. En effet, au-delà des anciens antagonismes, la Communauté des Neuf, forte de plus de 240 millions de producteurs et de consommateurs, apparaît, avec 40% du commerce mondial, comme l’un des pôles dynamiques, et influents, des échanges internationaux, voire le plus grand marché du monde. Cependant, à nos yeux, c’est l’existence d’un régime d’association, juridiquement organisé, entre la Communauté européenne et dix-neuf États souverains d’Afrique, signataires du traité de Yaoundé, qui constitue le prolongement le plus original du Marché commun et, pour l’avenir, le fondement assuré, mais perfectible, d’une solidarité qui est l’expression de l’Eurafrique. Cette association doit être exemplaire pour des raisons qui tiennent à l’histoire, à la géographie et aussi aux intérêts non seulement de nos deux continents, mais de l’ensemble des pays en voie de développement.

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Avant d’aller plus avant, je voudrais répondre aux critiques qui, des autres continents, s’élèvent contre le principe même de relations privilégiées entre l’Europe et l’Afrique.

Il y a, d’abord, une obligation morale, peu contestable, envers le Tiers-Monde en général, mais qui paraît évident envers l’Afrique. L’histoire des rapports entre l’Afrique et l’Europe est ancienne. Elle sort, peu à peu, de son « obscurité obstinée » et comporte, pour nous, des pages très cruelles. Dans sa récente et remarquable Histoire de l’Afrique noire, l’historien voltaïque Joseph Ki-Zerbo avance, aux termes d’estimations prudentes, que la Traite des nègres, qui s’est poursuivie du XVe au XIXe siècles, s’est traduite par la déportation de dix à quinze millions d’êtres humains. Estimations prudentes, ai-je dit, car, au XIXe siècle, des Français l’ont estimée à vingt millions. A ce chiffre, s’ajoute celui des nègres tués dans les chasses à l’homme, qui est dix fois supérieur : soit quelque deux cents millions. Le rappel de ce terrible fléau que fut la traite n’est pas destiné à raviver d’anciennes blessures, mais à situer très exactement le sens de certaines solidarités.

Il en est de même de la parenthèse coloniale. Régime de l’exclusif, spécialisations artificielles dans des productions utiles, d’abord, aux métropoles, balkanisation des pays, c’est-à-dire désintégration d’espaces économiques naturels parce que de groupes humains homogènes, telles sont les conséquences, encore visibles, pour plus de 80% des pays africains, de la sujétion coloniale européenne.

Je le répète, il serait absurde et dangereux de s’abandonner à la délectation morose ou démagogique du passé. C’est pourquoi j’en parle sans complexes, car l’épisode colonial n’a pas comporté seulement des aspects négatifs. Il en est notamment resté ces liens institutionnels, économiques et culturels qui justifiaient dès la signature du traité de Rome, en 1957, la place réservée, sur la demande expresse du gouvernement français, à l’association des pays africains à la Communauté européenne.

Voilà donc fondés, pour une bonne part, les liens privilégiés qui existent entre l’Europe et l’Afrique, et qui sont appelés à se fortifier comme à s’étendre.

Mais il faut aussi répondre aux défenseurs de la théorie dite « mondialiste », qui soutiennent l’idée d’une extension plus large, d’un « redéploiement » de la politique communautaire au bénéfice de l’ensemble du Tiers-Monde.

Est-il besoin de rappeler qu’il existe des degrés dans le sous-développement économique et que la majorité des « vingt-cinq pays les moins développés » sont, aux termes des classifications internationales les plus récentes, situés en Afrique. C’est pourquoi M. Robert McNamara, président de la Banque mondiale, déclarait, dès 1968 : « Tout d’abord, en ce qui concerne les zones : dans le passé, le groupe de la Banque mondiale a eu tendance à concentrer ses efforts vers le sous-continent indien… En Amérique latine, je prévois que le rythme de nos investissements devrait plus que doubler au cours des cinq prochaines années. Mais c’est en Afrique, qui parvient au seuil des investissements majeurs de développement, que devrait se produire l’extension la plus considérable de nos activités. Au cours des cinq ans à venir, avec la collaboration efficace des pays africains, nous devrions y multiplier par trois la cadence de nos investissements. »

Quant à l’expérience toute proche des grandes conférences internationales, consacrées aux problèmes du développement, elle nous démontre, avec l’échec de la dernière C.N.U.C.E.D., la faible portée pratique des solutions recherchées dans un cadre trop large, où des intérêts divergents finissent par s’additionner — et s’annuler. Les formules trop générales perdent en solidité ce qu’elles gagnent en extension et leur efficacité est moindre que celle qui se manifeste au sein des unions régionales, déjà marquées par d’anciennes et concrètes solidarités historiques. En effet, la solidarité des deux Amériques, qui s’exprime au sein de l’Organisation des États américains, du Conseil économique et social inter-américain et de l’Alliance pour le progrès, de même que les nouveaux liens qui s’ébauchent ou se rétablissent en Extrême-Orient, peuvent fournir, comme l’Eurafrique, les cadres réalistes d’une coopération renouvelée, dans son esprit et ses moyens, entre des nations inégalement développées.

Loin de moi l’idée, encore moins le souhait, de voir renaître une mentalité de « blocs » ou « l’esprit de club » des nouveaux empires. L’analyse des courants commerciaux démontre, au demeurant — j’aurais l’occasion d’y revenir — que l’association des pays africains avec le Marché commun n’a, en aucune manière, altéré les échanges de l’ensemble des pays en voie de développement avec l’Europe. Entre 1958 et 1971, les exportations des États associés vers la Communauté ont augmenté, en moyenne, de 6.2% par an, alors que, durant la même période, le rythme annuel de croissance des exportations de tous les pays en voie de développement vers le Marché commun a été de 7%. C’est donc en perfectionnant et complétant les unions existantes que l’on parviendra, par étapes, à la mise en œuvre d’une stratégie globale, mais efficace, du développement, combien nécessaire à notre temps.

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Ainsi, les exigences de l’efficacité et les impératifs de la justice plaident en faveur de l’association eurafricaine. Mais, encore une fois, la justice que nous invoquons dans nos relations économiques commerciales et financières avec le monde développé n’est pas, simplement, n’est plus tellement la justice redresseuse de torts qui, tournée vers le passé, dédommage et rembourse — car il est, notamment dans les valeurs culturelles, certaines restaurations impossibles — mais c’est bien plutôt la justice que saint Thomas d’Aquin appelait « justice commutative ». Moyennant les compensations nécessaires, celle-ci assure l’équivalence du donner et du recevoir. C’est une justice contractuelle, ouverte sur l’avenir, qui valorise l’échange et en assure la continuité.

Il serait naïf, cependant, d’imaginer que les bonnes intentions suffiront, dans notre monde complexe et dur, à rétablir des équilibres si longuement et, largement compromis au détriment des pays en voie de développement, singulièrement des États africains. Des conflits d’intérêts peuvent surgir, ont, déjà surgi, entre divers secteurs d’activités — ou avec des régions défavorisées de l’Europe. On l’a vu pour les « fruits et légumes ».

Mais, justement, un régime d’association repensé, réorganisé peut, doit permettre les évolutions progressives et concertées, de nouvelles divisions du travail, des rapports plus équitables.

C’est tout l’objet, difficile certes, c’est aussi l’enjeu — mais il est exemplaire pour l’ensemble des pays en voie de développement — d’une politique de l’échange, qu’il s’agit de définir et de mettre en œuvre au sein de notre Association eurafricaine.

De cette politique nouvelle, parce que novatrice, qui postule, tout à la fois, rigueur, imagination et générosité, par quoi Valéry caractérisait, exactement, l’esprit européen, je voudrais, maintenant, analyser les fondements réels et les modalités possibles.

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Toute politique suppose une volonté, mais elle se fonde toujours, en fin de compte, sur une certaine idée de l’homme, c’est-à-dire, une culture, qui est l’esprit d’une civilisation.

Comme vous le savez, des ethnologues européens, voire américains — Frobenius et Diedrich Westermann, Rallay et Herkowitz, Delafosse et Guernier, pour ne pas parler des plus jeunes — se sont attachés à restituer à la Civilisation africaine ses véritables traits et sa place clans l’histoire de l’humanité. De cette Africanité, considérée longtemps avec condescendance, ne sont souvent retenus que certains aspects, et seulement ceux-là. Ainsi, la profonde affectivité, qui se traduit, immédiatement, dans la pensée africaine, par l’image analogique et le rythme. L’on dit, et l’on a raison de dire, que l’art contemporain de l’Europe ne serait pas tout à fait ce qu’il est sans l’apport de l’art nègre, sans la « révolution nègre » qui a marqué de son empreinte, non seulement les arts plastiques, mais encore la musique.

Mais, c’est, là, un problème trop connu pour que j’en alourdisse davantage mon propos. Je voudrais, plutôt, montrer comment, face à l’Europe, inquiète du coût et des conditions de sa réussite matérielle, l’Afrique apparaît comme une source de valeurs d’humanité.

Il y a, d’abord, l’attitude de l’Homme devant la Nature. Que l’environnement soit devenu, en quelques années, un programme d’action administrative, un thème de préoccupation pour l’opinion publique européenne, démontre bien que certaines manières de penser ou d’agir ont atteint leurs propres limites. La raison technicienne, qui procède par opposition, a trop exclusivement tenu le cadre naturel de l’existence comme l’obstacle à surmonter. La raison africaine, moins analytique, mais plus sympathique, plus respectueuse du jeu des forces vitales, s’est davantage attachée à ne point rompre les équilibres fondamentaux. Nos rites, nos cérémonies négro-africaines nous enseignent, depuis toujours, cette « aménité », envers la Terre nourricière et l’eau du grand Fleuve, dont Bertrand de Jouvenel souhaite le retour en pratique. Il ne s’agit pas, ici, de juger des résultats de telle ou telle attitude, mais de constater qu’elles sont complémentaires, comme les valeurs qu’elles expriment.

Il en est de même du sens communautaire, si vivace dans l’organisation sociale africaine, et pas seulement négro-africaine, dans les activités privées et publiques, dans l’effort comme dans le loisir. Viviana Paques, dans l’un de ses meilleurs articles, intitulé Unité de la pensée africaine, écrit : « Nous n’avons pas trouvé deux civilisations délimitant clairement, d’un côté, le monde païen, de l’autre, le monde musulman, mais un système cohérent qui détruirait les barrières de la race et du milieu. »

Il me faut ici exprimer un regret : celui de la faible place que tiennent, dans la presse, la radio et la télévision européennes, mais aussi dans les programmes scolaires, les pays d’Afrique noire, leurs peuples, leurs civilisations, leurs arts, en un mot, leurs valeurs culturelles. Vous me permettrez de citer, à cet égard, le témoignage de M. Robert Cornevin, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer : « pour connaître ces valeurs, il faut les aimer et, pour les aimer, il faut qu’elles soient présentées dans des conditions d’amitié et de respect mutuel, qui sont le gage de bonnes relations internationales… Nous, Européens, trouvons normal que les Africains connaissent l’histoire de France et de Belgique et, d’une façon générale, celle de l’Europe. Qu’il nous soit permis de trouver anormale la trop grande ignorance des Européens vis-à-vis de l’Afrique. »

Sur un plan plus pratique, je suis frappé par l’absence de culture africaine chez nombre de représentants de firmes privées ou d’assistants techniques de l’Administration — même lorsqu’ils font preuve, dans les concours qu’ils nous apportent, d’une bonne volonté et d’une loyauté totales. Combien de malentendus trouvent leur origine dans cette ignorance inexcusable. Car, paradoxalement, la venue d’experts étrangers et l’introduction de techniques étrangères risquent de provoquer une situation où les progrès des « pays aidés » sont conditionnés par des modèles culturels qui uniformisent au lieu de personnaliser, qui stérilisent nos valeurs de civilisation au lieu de les féconder. Or, il est de plus en plus évident que l’aide qui nous est apportée n’a de valeur efficace que si elle trouve sa place, sans les détruire, dans les structures politiques, économiques, mais, surtout, culturelles de nos pays. Le développement n’a de sens que s’il est vécu et ses problèmes seront mieux appréhendés lorsque sera reconnu, aux peuples si divers du Tiers-Monde, le droit de s’enraciner dans leurs propres valeurs de civilisation.

Enrichissons-nous de nos différences ! Un tel impératif prend une valeur significative à l’heure où l’opinion publique des nations industrialisées s’interroge sur la validité de ses propres recettes de développement et sur le prix dont il lui faut payer ses progrès matériels. Il n’est point illusoire de penser qu’une ouverture plus réelle, à des cultures différentes favoriserait l’humanisation des systèmes économiques les plus avancés et, partant, hâterait la nécessaire prise de conscience de nos solidarités.

Car les grandes civilisations — ce fut longtemps l’enseignement prestigieux de Paul Rivet à l’Institut d’ethnologie de Paris — sont nées pour la plupart autour ou à la latitude de la Méditerranée. Elles furent, presque toutes, des versions de la même symbiose de civilisations particulières : le résultat de métissages culturels entre lndo-Européens, Méditerranéens et Noirs d’Afrique ou d’Asie. Les civilisations égyptienne et sumérienne, indienne et arabe témoignent de cet enrichissement mutuel pour ne pas parler des civilisations grecque et latine, car l’on découvre, maintenant, qu’elles ne furent pas sans accueillir la Négritude avec la Nègrerie.

II n’est pas douteux que nos valeurs respectives de civilisations, les valeurs africaines et européennes, sont différentes, mais complémentaires et qu’en une époque dont les techniques favorisent la rencontre des hommes et le contact des idées, ces valeurs contribuent, dans la même dignité, à l’édification de cette civilisation du XXIe siècle, que Teilhard de Chardin appelait Civilisation de l’universel.

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Mais notre solidarité doit, tout d’abord, mieux s’exprimer sur le plan de nos échanges matériels.

Il est banal de souligner l’importance, poux les pays pauvres, du commerce international, c’est-à-dire des recettes en devises nécessaires à la satisfaction de leurs besoins, considérables, en équipements.

Ce fut une grave illusion — certains diront que l’alibi fut commode.aux pays industrialisés — de penser, aux débuts de la première décennie du développement, que l’aide financière et technique aux pays en voie de développement suffirait à combler, peu à peu, les écarts globaux de développement et à atténuer les différences des niveaux de vie. On évitait, ainsi, de poser clairement le problème de l’échange inégal ou, plus précisément, celui de l’inégale répartition du produit des échanges commerciaux, qui détermine, en fin de compte, la rémunération du travail. Mais nous savons — nous ne savons que trop — ce qu’il en est, réellement, de l’aide financière et technique du Tiers-Monde

Il est désormais établi que le montant de l’aide aux pays sous-développés n’atteint pas, en dépit de certains efforts méritoires, le seuil — considéré comme un minimum par les instances internationales — de 1% du produit national brut. L’on a de bonnes raisons de craindre que cette situation n’évolue pas favorablement dans les années à venir, que le volume global de l’aide au développement ne continue à diminuer. En tout cas, selon M. Samuel Pisar, qui est orfèvre en la matière, il est tombé de 0,53% à 0,35% du P.N.B. des pays riches.

Quant à l’efficacité réelle de ces concours pour les pays bénéficiaires, il est souvent difficile d’en juger d’après les statistiques officielles, qui regroupent, avec l’aide économique proprement dite, toute une série d’opérations de nature très diverse. Il en est ainsi des crédits bancaires, des « crédits fournisseurs », destinés à l’achat d’équipements, et des investissements privés, dont on affecte d’ignorer qu’ils comportent de lourdes contreparties, sous la forme, notamment, d’avantages fiscaux ou de transferts de bénéfices. Il est également bien connu que le montant des intérêts et remboursements versés par les pays pauvres atteint déjà 49% des flux financiers bruts dont ces pays bénéficient. En l’absence de mesures prises en vue d’alléger ces dettes et en dépit de l’érosion monétaire, qui en réduit le poids à long terme, un certain nombre de pays pauvres en arriveront à verser aux riches plus qu’ils n’en reçoivent.

Le rappel fréquent de cette situation n’en atténue nullement la gravité et encore moins l’urgence d’une solution, qui, en dehors des palliatifs temporaires, réside dans la stabilisation et l’amélioration des recettes d’exportation des pays pauvres.

C’est, en effet, de l’expansion, et surtout de l’organisation du commerce international, que dépend, pour l’essentiel, le développement du Tiers-Monde, singulièrement des plus pauvres.

J’ai dit, à Strasbourg et à Bruxelles, comme coordinateur des Dix-Neuf, les mérites de la Convention de Yaoundé, qui est, à ma connaissance, la seule association efficace entre pays inégalement avancés dans leur développement économique. L’hebdomadaire West-Africa, qui, en général, n’est pas tendre pour les dix-neuf États associés, a fini par le reconnaître.

Trois États de l’Afrique de l’Est, le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie, sont également associés par la Convention d’Arusha à la Communauté économique européenne, mais suivant des modalités différentes, ne comportant que le volet commercial, c’est-à-dire la zone de libre échange, mais non l’accès au Fonds européen de développement.

En cette période où se poursuivent des négociations en vue du deuxième renouvellement de la Convention de Yaoundé, de son éventuelle extension à d’autres États, voire de l’adoption de formules nouvelles d’association, il me paraît opportun d’analyser le bilan de notre coopération eurafricaine et de tenter de dégager les voies d’une association plus efficace et, partant, exemplaire pour l’ensemble du Tiers-Monde. A cet effet, nous examinerons, successivement, les aspects juridiques de l’Association, puis son contenu, je veux dire les problèmes de politique commerciale, avant d’en apprécier les résultats, très exactement les termes de nos échanges.

Le cadre juridique dans lequel s’organisent les relations des États associés avec le Marché commun, peut être considéré comme un « acquis » du régime d’association, qu’il s’agit de préserver et d’améliorer. Il importe, par conséquent, de dissiper certains malentendus ou erreurs d’interprétation, susceptibles d’atténuer le sens et la portée des principes qui sont à la base de l’Association.

Le principe fondamental est celui de la zone de libre-échange c’est-à-dire d’un régime juridiquement organisé qui comporte la suppression des obstacles tarifaires et contingentaires aux échanges. Ce régime de franchise commerciale est, cependant, assorti, de part et d’autre, de dérogations destinées à tenir compte de certaines « nécessités de notre développement » et, notamment des protections qui peuvent être nécessaires au développement d’activités nouvelles. C’est ce que j’appelle les « dérogations au principe de la réciprocité ». De même, les produits agricoles, bruts et transformés, originaires des États associés, sont exclus de ce régime général de libre-échange, lorsqu’ils sont « homologues ou concurrents » des produits européens couverts par la « politique agricole commune ». Ils peuvent seulement faire l’objet de quelques avantages limités dans le cadre d’accords spéciaux. Ce n’est pas encore le moment d’examiner les effets de ces commerciaux, mais plutôt de faire ressortir tous les intérêts qui, selon nous, s’attachent à la sauvegarde du cadre juridique ainsi défini.

Ces avantages sont, tout d’abord, d’ordre moral. Il est, en effet, important, et à nos propres yeux, qu’en dépit de l’extrême disparité des forces économiques en présence, un lien contractuel, c’est-à-dire réciproque, consacre l’égalité morale des partenaires. L’association eurafricaine se distingue, ainsi, de la politique générale d’aide au développement, qui s’exprime largement par des décisions autonomes et, partant, librement révocables, de la Communauté : il en est ainsi, par exemple, de la mise en œuvre, par le Marché commun, des « préférences généralisées » en faveur de l’ensemble des pays en voie de développement.

Que, dans les institutions chargées de gérer les intérêts communs, et notamment au sein du Conseil d’Association, il soit souhaitable d’instaurer — comme nous l’avons demandé et comme l’a suggéré la Commission des Communautés européennes — les conditions, d’une concertation plus réelle et d’un véritable dialogue entre partenaires, cela ne change rien à la valeur des principes de parité et de solidarité, qui sont, le fondement même de l’Association : il s’agit simplement d’y conformer certaines pratiques encore défectueuses.

Une autre raison juridique confère à ce régime de libre-échange une justification supplémentaire : c’est sa conformité aux règles du G.A.T.T. L’accord général sur le Commerce admet, en effet, quelques exceptions à l’application de la « clause de la nation la plus favorisée » et, parmi ces exceptions, figure, précisément l’organisation de zones de libre-échange entre nations ou groupes de nations. Ainsi donc, la nature contractuelle du régime commercial, institué par la Convention de Yaoundé, garantit les États associés contre la précarité de décisions unilatérales en même temps qu’elle assure à leurs échanges, pendant toute la durée de la convention, le maintien des franchises douanières, moyennant les adaptations justifiées par la situation particulière des différents États.

Mais en outre, l’autonomie commerciale des partenaires vis-à-vis des pays tiers se trouve sauvegardée. C’est même le corollaire de toute zone, de libre-échange. En d’autres termes, celui des États conserve la faculté d’étendre, aux pays tiers, le régime de franchise accordé aux partenaires. Cette constatation est importante, car elle permet de lover certaines équivoques apparues lors de la discussion de la question des « préférences inverses ». C’est, en effet, l’une des revendications des pays en voie de développement vis-à-vis des pays industrialisés, que les préférences tarifaires ou commerciales qui leur sont accordées par ces derniers ne soient pas liées à l’octroi, par les pays pauvres, d’avantages équivalents. Il apparaît, de plus en plus, qu’une telle question ne peut ni ne doit diviser les États associés ou associables au Marché commun, précisément en raison de l’autonomie commerciale reconnue à chacun, dans le cadre du la zone de libre-échange. Ce qui importe, je le répète, c’est le régime de la franchise commerciale entre partenaires de l’Association et non l’octroi de préférences, qui relève de la politique de chaque État. Il s’agit bien de réciprocité, mais de réciprocité globale et non mathématique. Les gouvernements européens doivent admettre cette diversité d’attitudes des États associés, vis-à-vis du problème des « préférences inverses ». Les politiques commerciales et les du commerce extérieur sont elles-mêmes très diverses, et cette constatation commande, me semble-t-il, un certain empirisme dans la recherche des solutions. C’est, au demeurant, la recommandation formulée par la Commission des Communautés européennes, qui souligne que « la Communauté ne demande pas à ses partenaires de bénéficier d’un quelconque régime préférentiel, mais seulement l’application du régime de franchise qui découle normalement de l’établissement d’une zone de libre-échange... L’autonomie commerciale des parties, que le régime de libre-échange implique, permet aux pays associés qui le souhaiteraient d’étendre aux pays tiers — soit de .ou unilatérale, soit par négociation — le régime de franchise accordé à la Communauté. »

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Voilà reconnu et confirmé, tout l’intérêt du Traité d’Association. Cependant, au-delà du cadre et des principes juridiques, il s’en encore de beaucoup que, la réalité de nos échanges réponde aux exigences de la croissance économique des États associés. Les gouvernements des Neuf ont admis que la politique « mondialiste » ne devait en rien altérer les avantages acquis, par les E.A.M.A. au titre de la coopération régionale. Cette volonté de conciliation, honorable en soi, me paraît conduire, sur le plan pratique, à de sérieuses difficultés si un véritable choix des priorités, c’est-à-dire l’ordre d’urgence des besoins, n’est pas clairement établi.

Je crois, en tout cas, à la nécessité de réexaminer, au sein de l’Association eurafricaine et à la lumière de l’expérience acquise, l’ensemble de nos relations en imaginant une politique nouvelle, à la fois plus cohérente et plus généreuse. L’élargissement du Marché commun et les perspectives d’extension du régime d’association — quelles qu’en soient les modalités — à douze nouveaux États africains au moins rendent, plus que jamais, nécessaire une conception d’ensemble de l’aide communautaire au développement, À cette condition seulement, l’on pourra, non seulement surmonter l’éventuel antagonisme entre objectifs « mondialistes » et objectifs « régionaux », mais encore supprimer certaines conséquences de divisions artificielles, comme celles, issues de l’histoire coloniale, entre États francophones et États anglophones.

De cette conception globale, devrait normalement résulter pour sa mise en œuvre, la définition d’une politique commune de l’Europe vis-à-vis du Tiers-Monde et, en tout premier lieu, de l’Afrique. Compte tenu, en effet, de la diversité des objectifs, des motivations et des méthodes qui caractérise les politiques nationales de coopération des Neuf, la seule « coordination » de ces politiques ne me paraît pas suffire à répondre à l’ampleur des problèmes posés. C’est de l’application conjointe des divers instruments du développement, qu’il s’agisse de la politique commerciale, de la stabilisation et de l’augmentation de nos recettes d’exportation ou de la coopération financière et que dépend, en fin de compte, la croissance des pays pauvres.

 

De cette nouvelle politique de l’échange, eurafricaine, mais, encore une fois, exemplaire pour l’ensemble du Tiers-Monde, je voudrais, maintenant, dégager les principaux éléments ainsi que les orientations futures.

Il faut, en premier lieu, rappeler l’importance des échanges commerciaux entre la Communauté européenne et les États associés. En dépit d’une forte croissance de nos exportations vers l’Europe, entre 1968 et 1970, leur taux moyen d’augmentation annuelle, de 6,2%, est demeuré pendant la même période, à celui des exportations de l’ensemble des pays en voie de développement vers le Marché commun, soit 7,7%, notamment en ce qui concerne les pays d’Amérique latine, qui ont accru leurs exportations de 6,4%. L’année 1971 a marqué un recul, de 12% environ, de nos produits exportés en l’Europe, alors que les exportations latino-américaines fléchissaient de 3,5% et que la variation était, au contraire, positive, avec 9,7% pour l’ensemble des pays en voie du développement. Ces observations démontrent bien la sensibilisé plus marquée des économies africaines au ralentissement de l’expansion économique dans la Communauté européenne, qui s’est manifesté en 1971. À cette réduction des exportations en quantité, s’est, au demeurant, ajoutée la chute des murs mondiaux du cacao et du cuivre, qui a provoqué, respectivement, pour les États associés intéressés, une réduction de 36 millions et de 193 millions de dollars des recettes d’exportations.

Quant aux ventes des États de la Communauté aux pays africains, leur rythme d’augmentation annuel, entre 1958 et 1971, est constamment demeuré supérieur, avec un taux de 6,5%, à celui des exportations communautaires vers l’ensemble des pays en voie de développement, soit 5,7%, et particulièrement vers l’Amérique latine, où celles-ci ont augmenté seulement de 5,4%. L’on remarquera ; au passage, que l’année 1971 n’a pas marqué de fléchissement des exportations de la Communauté vers les E.A.M.A. ; bien au contraire, puisque, par rapport à 1970, leur pourcentage d’augmentation s’est élevé à 10,8%, alors que, nous venons de le voir, ce sont les exportations des États africains vers l’Europe qui, durant cette même année, ont sensiblement diminué.

Il est, par conséquent, inexact de prétendre que le régime des échanges issu du traité de Yaoundé porte préjudice au commerce des pays tiers et, notamment, de l’Amérique latine, où — faut-il le répéter ? — nombre d’États ont franchi ou sont en passe de franchir le stade du « décollage » économique.

Au demeurant, que reste-t-il, aujourd’hui, du volet commercial de l’association eurafricaine, c’est-à-dire des aménagements prévus, à l’origine, pour un meilleur équilibre de nos échanges ? Fort peu de choses, en vérité...

La Communauté demeure, il est vrai, le principal client des pays associés : actuellement, près de 80% de la valeur totale de nos exportations vers les pays industrialisés sont dirigées vers le Marché commun, dont nous importons 70% de nos achats.

Il reste que les réductions successives du tarif douanier commun aux frontières de la Communauté européenne pour l’ensemble des produits tropicaux de toutes provenances et la mise en vigueur, en t971, du système des « préférences généralisées » ont, très sensiblement, réduit le régime préférentiel dont bénéficiaient nos produits exportés. En sorte que les préférences ne couvrent plus qu’un tiers environ des exportations des États associés sur le marché européen.

Quant à nos produits agricoles, « homologues ou concurrents » des productions européennes, couvertes par la politique agricole commune, les quelques aménagements « spéciaux » apportés à leur commercialisation, sous la forme d’exemption des droits de douane ou de suspension des prélèvements, sont d’effets assez limités.

Au total, le contenu commercial du régime d’association s’est singulièrement amenuisé, au cours de ces dernières années, sous l’influence du vaste mouvement de libération des échanges qui a marqué et marquera encore davantage le commerce mondial, singulièrement les relations commerciales entre pays inégalement développés. Sans doute est-il difficile, dans ces conditions, d’assurer une politique commerciale moderne sur le fondement des barrières douanières, mais il est, alors, urgent d’imaginer d’autres formules d’organisation, qui favorisent nos exportations et nous assurent une juste rémunération de notre travail. « Entre le fort et le faible », disait Lamennais, « c’est la liberté, au sens du laisser-faire, qui opprime ; c’est la loi qui libère », c’est-à-dire 1’aménagement des rapports individuels et collectifs.

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La détérioration des termes de l’échange est, actuellement, le lourd tribut payé, par les pays pauvres, au jeu inorganisé des forces du marché. Ce processus d’appauvrissement des plus pauvres mérite une analyse particulière, non pour la seule raison qu’il concerne, à des degrés divers, l’ensemble du Tiers-Monde, mais parce qu’il réduit l’efficacité de nos efforts et annule, pratiquement, le bénéfice des aides extérieures.

Le problème de la détérioration des termes de 1’échange révèle, à l’examen, toute la complexité. Si les conséquences du phénomène sont sensibles sur les recettes commerciales de nos pays, sur leur « pouvoir d’achat », ses causes, parce qu’elles sont multiples, et son ampleur ne se laissent pas aisément cerner. Il est probable, comme l’écrit M. Alfred Sauvy, « qu’il n’existe aucun moyen a priori de déterminer si les termes de l’échange sort justes ou non... » Force est, cependant, de constater que les prix des matières premières, qui sont l’essentiel des ventes des pays pauvres, ont tendance à se dégrader vis à vis de ceux des produits industriels exportés par les pays riches.

Autrement dit, les nations vendent de plus en plus cher, aux pays en voie de développement, les équipements qui leur sont nécessaires pour la mise en valeur de leurs économies. En sens inverse, les recettes obtenues, à l’exportation, des matières premières plafonnent, quand elles ne tendent pas à régresser. Même lorsque, dans les périodes d’incertitude monétaire, d’inflation généralisée des prix et des spéculations sur les marchés internationaux, certaines matières premières connaissent de subites flambées de leurs prix, c’est l’évidence que de telles fluctuations des recettes ne sont pas saines, car elles introduisent, dans l’exécution de nos plans, de multiples et fâcheuses distorsions. Il y a donc dégradation, dans le temps, du rapport entre les prix des productions nationales et les prix des produits importés en échange.

Ainsi, entre 1960 et 1969, la valeur des exportations mondiales de matières premières, non compris les produits pétroliers, a augmenté de 37% — et de 63% si l’on inclut le pétrole — tandis que tes prix des exportations des produits industriels augmentaient de155%. Dans une approche différente, celle du pouvoir d’achat, la détérioration des termes de l’échange signifie que la capacité d’importation des pays pauvres, à partir de leurs recettes commerciales, tend progressivement à se restreindre. Ce sont des constatations évidentes.

Il serait, au demeurant, erroné de penser que la détérioration des termes de l’échange se fasse aux dépens des seuls pays pauvres. Dans les nations industrialisées, les producteurs de certaines matières premières, et notamment les paysans, subissent les effets des évolutions divergentes de l’offre et de la demande de leurs produits, comme de la disparité des progrès technologiques, donc de productivité, entre le secteur primaire et les autres secteurs de production. Mais, ici, diverses formules de compensation ou de redistribution — organisation des marchés ou transfert de ressources — sont instituées en vue de sauvegarder, dans l’immédiat, et d’améliorer, à terme, les revenus des intéressés.

Il y a mieux. Dans le secteur de l’industrie, les produits de base non différenciés ou faiblement différenciés subissent une détérioration de prix par rapport aux produits plus élaborés, qui incluent, dans leur fabrication, plus de « savoir faire » ou résultent de la mise en œuvre de techniques plus avancées. Mais ici encore, la gamme des productions et des utilisations, comme l’organisation commerciale des firmes intéressées, annule ou, en tout cas, limite l’effet de ces désavantages.

Dans l’ordre international, il n’existe évidemment aucune pression suffisante — sauf pour les matières premières dites stratégiques, comme le pétrole — ni d’institution traitant, au plan mondial, des problèmes du commerce extérieur. D’autant que la C.N.U.C.E.D. n’a, jusqu’ici, montré que l’affrontement des égoïsmes nationaux. En l’absence de toute régulation des marchés et de toute action sur les causes du phénomène, nous en subissons pleinement les effets.

Les causes de la détérioration des termes de l’échange tiennent, d’abord, à la nature des produits commercialisés par les pays pauvres. Ceux-ci sont des produits agricoles primaires, des matières premières non transformées ou faiblement transformées, des produits semi-finis ou peu différenciés, qui représentent, suivant les pays, un pourcentage de 70 à 80% des exportations. Aux aléas que voilà, auxquels il faut joindre ceux d’ordre climatique, s’ajoute, en ce qui concerne la demande de certains de nos produits, la concurrence des produits dits « homologues », comme le soja et le colza, qui bénéficient, vis-à-vis de l’arachide africaine, de divers systèmes nationaux de garanties et de soutien des prix. Un autre facteur, lié aux progrès techniques, vient également restreindre le débouché de nos productions. C’est la place accrue de nombreux produits de synthèse, qui, dans les domaines divers de la construction, de l’habillement, mais aussi de l’alimentation humaine, se substituent aux produits naturels. Ce sont, enfin les différences dans les niveaux des salaires, et par conséquent dans les niveaux des prix des produits échangés, qui contribuent largement à la détérioration des termes de l’échange. L’Europe profite des bas salaires et des bas prix africains et elle nous vend ses produits selon un système de prix qui inclut un rythme d’inflation de 6 à 8% par an, quand, par exemple, au Sénégal, qui est l’un des pays d’Afrique noire les plus industrialisés, ce rythme n’est que de 2%.

Il se produit, ainsi, un véritable transfert de ressources au profit du consommateur et du producteur européens, mais aussi de l’État européen, qui perçoit, à l’entrée de nos produits des droits de douane et des impôts sur leur consommation qui peuvent représenter jusqu’à 250% de leur prix au producteur.

Mais l’inégalité des forces en présence apparaît surtout dans l’action que les groupes industriels des pays avancés exercent dans la fixation des prix internationaux et dont Galbraith, dans Le nouvel État industriel, a bien montré le rôle. Il n’est pas douteux, en effet, que ces groupes industriels comptent, essentiellement sur la baisse des prix des matières premières et des produits de base pour compenser les effets des hausses de salaires qu’ils sont contraints d’accorder. Sans doute, une telle situation est-elle liée à une organisation et à une coopération encore bien insuffisantes des pays producteurs, mais elle est liée, dans les nations industrielles, à certains changements caractéristiques de comportement. Le nationalisme, qui était, traditionnellement, une réaction sentimentale, se donne, de plus en plus, une base matérielle, liée à la hausse du niveau de vie. Une telle évolution est notable, même au sein de la classe ouvrière, dont le niveau de vie s’améliore, en partie, au détriment du Tiers-Monde. Dans cette optique, il est clair, comme le démontre le professeur Emmanuel Arghiri, dans son analyse pertinente de L’Échange inégal, que l’organisation de nos marchés d’exportation constitue bien davantage une compensation nécessaire de l’enrichissement indu des pays industrialisés à nos dépens qu’un aide bénévole.

 

Mais il est d’autres conséquences plus visibles, en tout cas mieux connues, et que, pour cette raison, je me contenterai d’évoquer.

Tout a été dit, en effet, sur les profondes fluctuations des recettes d’exportation des pays pauvres et sur les difficultés qui en résultent pour le financement de nos plans de développement. Une estimation a été tentée, voici quelques années, au Sénégal, sur les effets de la détérioration des termes de l’échange. Il est apparu qu’en 1968, l’économie sénégalaise avait perdu, par rapport à 1967, 6 milliards 517 millions de francs C.F.A. du fait de l’effondrement des cours de l’arachide, qui représente 78% de nos exportations. Les hausses des produits importés ont représenté, au cours de la même année, 1 milliard 803 millions de francs C.F.A. La perte globale, résultant de ces deux éléments, a donc dépassé 8 milliards 300 millions de francs.

Si l’on rapporte ce chiffre à celui des aides reçues en 1968 —soit 10 milliards 300 millions, en dons, prêts et dépenses d’assistance technique — l’on en arrive à la conclusion que le bénéfice de l’aide a été quasiment nul pour le Sénégal. Chacun sait, en effet, qu’une fraction importante des dépenses d’assistance technique demeure dans le pays donateur et que, d’autre part, les transferts de revenus, de dividendes et d’intérêts comportent de lourdes charges sur notre balance des paiements. Ainsi, se vérifie concrètement la formule de Josué de Castro, suivant laquelle « l’aide ne fait souvent que boucher un trou, que l’on creuse en même temps ».

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La dénonciation des incohérences que voilà n’est pas nouvelle. Mais le temps est venu, sans aucun doute, pour le monde industrialisé, singulièrement pour l’Europe des Neuf, de s’engager plus résolument dans la voie d’une réduction des inégalités entre pays riches et pays pauvres. Les circonstances nous paraissent favorables à cet effort d’imagination.

L’Afrique, en effet, poursuit son grand dessein d’organisation interne en dépit de toutes les entraves de notre géographie et des drames de notre histoire. Le 1er janvier 1974, le traité de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest entrera en application. Il s’agit d’une initiative réaliste d’intégration régionale en vue de développer, dans un marché élargi, les industries de nos pays, de moderniser nos os agricultures et d’assurer, entre nos économies, les complémentarités indispensables. C’est également la promesse d’une politique commune, notamment dans le domaine du commerce extérieur. D’autres regroupements régionaux sont également en voie de réalisation, qui sont autant d’étapes de la longue marche de notre continent vers l’indépendance économique et, de manière plus immédiate, vers la conjugaison de nos initiatives afin de négocier et d’agir en commun et non pas en ordre dispersé.

Si, d’autre part, j’ai toujours souhaité l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun, c’est, bien sûr, parce que la présence britannique serait un encouragement et un facteur d’équilibre dans la construction communautaire. Mais j’ai souhaité, plus encore l’association des États anglophones d’Afrique noire à cette Communauté, car celle-ci devait favoriser l’intégration économique sur notre continent. Mais le succès de tels efforts demeure largement tributaire du réaménagement concerté de nos relations avec le monde industrialisé, et précisément dans le cadre de l’Eurafrique. C’est pourquoi les propositions formulées, dans ce domaine, par la Commission des Communautés européennes sont, à nos yeux, un premier pas, prometteur, dans la bonne direction.

L’objectif essentiel de ce qu’on a appelé « le plan Deniau » est d’assurer aux États associés une meilleure stabilité de leurs recettes provenant de l’exportation de certains produits de base. Il est, ainsi, proposé la conclusion d’accords régionaux par produits, qui viseront à garantir aux pays bénéficiaires le transfert, sous forme de crédit remboursable, d’un minimum de ressources financières en cas de chute des cours, mais aussi lorsque l’offre du produit se trouve anormalement réduite. À ce schéma général, des dispositions plus favorables pourront s’ajouter en faveur des pays associés les moins favorisés. Une telle orientation de la Commission — et nous souhaitons qu’elle soit, sur ce point, suivie par les gouvernements des Neuf signifie que les conséquences ont été tirées de l’impossibilité de réaliser des accords mondiaux pour une gamme significative de produits de base. L’expérience en a été, depuis longtemps, des plus décevantes et les difficultés de fonctionnement des quelques accords en vigueur démontrent bien que les divers intérêts en cause ne peuvent trouver leur compte dans un cadre trop large. L’esprit de réalisme a donc prévalu, qui entend prouver le mouvement en marchant. Les autres nations industrielles — notamment les États-Unis — pourront, ainsi, s’inspirer du plan Deniau vis-à-vis des pays peu développés avec lesquels ils sont principalement en rapport.

D’autres recommandations de la Commission vont également dans le sens d’un approfondissement de l’Association eurafricaine. Elles concernent la prise en considération des intérêts des pays africains dans l’élaboration de la politique agricole commune, la suppression des impôts de consommation, qui limitent les ventes de nos produits, sur le marché communautaire, la protection des appellations d’origine des produits alimentaires. Ces diverses mesures sont bonnes, qui sont destinées à assurer l’expansion organisée de notre commerce, de même que l’idée de favoriser la conclusion systématique d’accords d’approvisionnements à long terme entre l’Europe et l’Afrique. La sécurité dans l’écoulement de nos productions et les gains ainsi réalisés pour notre équipement répondraient au souci de la Communauté d’assurer, autant que possible, ses approvisionnements.

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Mais il faut voir plus loin. Je veux dire que la politique de l’échange, que nous attendons de l’Europe, a besoin de grandes orientations.

Le système de stabilisation des recettes d’exportation nous met à l’abri des fluctuations des cours et des récoltes, comme il nous garantit contre le recul de notre pouvoir d’achat — et c’est un progrès appréciable mais il ne prévoit ni l’élévation, ni l’amélioration de nos ressources.

Par ailleurs, il faut admettre que l’organisation concertée des échanges rencontrera, tôt ou tard, ses limites, compte tenu des structures actuelles du commerce international et des conditions mêmes de certaines productions des pays pauvres. Pour les marchés de matières premières, qui connaissent un équilibre relatif de l’offre et de la demande, il est certain, en effet, que les contrats d’approvisionnement, à long terme, en supprimant les fluctuations trop profondes des cours, seront bénéfiques aux vendeurs. Mais d’autres produits exportés par les pays pauvres ont un marché caractérisé par un déséquilibre, en quelque sorte structurel, entre l’offre et une demande décroissante, à cause notamment de la concurrence de produits synthétiques de substitution.

Quel que soit, dans ces conditions, l’intérêt des formules mises en œuvre, l’organisation de tels marchés doit être considérée comme une étape nécessaire, mais provisoire, c’est-à-dire destinée à préparer de nouvelles orientations de nos productions elles-mêmes. En d’autres termes, les ressources additionnelles qui résultent, pour les États associés, de ce « commerce aidé » doivent favoriser, à terme, une répartition différente de nos facteurs de production, une plus efficace division du travail.

Cette nécessité d’un nouvel examen et d’un réaménagement progressif de la structure de nos échanges est affirmée en ces termes par M. François Perroux : « Il est exact que l’avenir appartient au commerce aidé plus qu’à l’aide perpétuée ; il ne l’est pas moins que l’heureux succès du commerce aidé n’est pas concevable, à long aller, sans une industrialisation favorisée à l’échelle plurinationale. » Telle devrait être, l’orientation majeure de la politique eurafricaine de l’échange pour les années à venir. Il ne s’agit pas, ici, de céder au mythe de l’industrialisation « à tout prix », en négligeant des équilibres qui sont fondamentaux, non seulement dans nos économies encore largement tributaires des activités agricoles, mais aussi dans certains modes de penser et d’agir qui sont l’expression authentique de notre patrimoine socio-culturel et, pour tout dire, de la Négritude. Au Sénégal, par exemple, l’industrie n’est pas une supériorité de notre plan, mais bien l’éducation et la formation, d’une part, l’agriculture et l’élevage, d’autre part.

L’an dernier, à Dakar, lors d’un colloque organisé, en liaison avec le Centre européen pour le développement industriel de l’outre-Mer, sur les « Perspectives de l’industrialisation en Afrique », je déclarais à nos hôtes « qu’il convenait de favoriser l’émigration des usines, vers la main-d’œuvre disponible dans nos pays, plutôt que celle des hommes vers l’industrie européenne ». Ce qui éviterait, au demeurant, ces explosions de racisme qui sont parmi les phénomènes les plus négatifs, voire les plus régressifs, des temps modernes. En réalité, l’on assiste, depuis quelques années, à une certaine redistribution des tâches industrielles, justifiée par les différences dans les coûts de production. Mais ces transferts d’activités sont encore mal connus, pour la bonne raison que les industriels intéressés, qui sont souvent parmi les plus dynamiques, ne tiennent guère à en parler, au nom du fameux « secret des affaires ». Je crois qu’une telle évolution doit être encouragée, développée, dans le cadre de l’Association eurafricaine par la multiplication des formules de sous-traitance et la recherche de nouvelles implantations industrielles en Afrique. C’est, pour nous, le plus sûr moyen de pallier les effets de la détérioration des termes de l’échange et de réaliser, par l’expansion commerciale entre les Etats africains, comme avec l’Europe, notre croissance économique dans l’équilibre.

 

Si les facteurs favorables à cette indispensable rénovation de nos rapports ne manquent point, il serait vain de nier les obstacles, encore nombreux mais surmontables, qui s’y opposent, tout en constituant le formidable enjeu de l’Eurafrique et, bien davantage, de l’équilibre mondial.

Les facteurs favorables existent en effet. Ils sont, tout d’abord, dans la dimension et les perspectives d’extension des marchés africains. Si l’Afrique a besoin d’industries, l’industrie européenne a besoin de nouveaux débouchés. D’autre part, les consommations en combustibles et minerais du monde moderne et la prise de conscience croissante des limitations des ressources mondiales font ressortir le potentiel économique de l’Afrique, dont la mise en valeur et, parfois même, la prospection sont encore bien modestes. Les pays industrialisés découvrent, en même temps, les multiples dangers d’une excessive concentration des activités industrielles et, partant, les avantages d’une meilleure répartition de ces activités.

Ces complémentarités, ces intérêts réciproques, sont évidents mais ils ne s’exprimeront pas en dehors d’une politique nettement exprimée : sans un changement des rapports de force, et d’inégalité, qui sont encore le dramatique fondement des relations internationales. Disons-le tout net, de telles modifications impliquent, de la part des nations industrialisées, des sacrifices.

Ce serait, en effet, une dangereuse méprise que d’ignorer la nécessité où se trouve, aujourd’hui, la Communauté européenne, comme les autres pays développés, d’accepter une modification progressive et concertée de ses propres structures économiques, dans un sens favorable à ces transferts d’activités pour lesquelles nous sommes mieux « placés », ou lorsque ces activités demeurent, pour un grand nombre de pays, les seules voies possibles du développement. Mais il serait aussi dangereux d’imaginer de tels changements — car notre époque, tout à la fois, appelle et redoute le changement — sans une prise en charge de leurs effets, amortis sur une longue période.

C’est donc un programme général de transformation des structures, réalisé à long terme et assorti de compensations financières, qui constitue l’organisation majeure et sans doute décisive d’une stratégie du développement, dont l’Europe peut et doit prendre l’initiative. Les autres chapitres de cette nouvelle politique de l’échange s’en déduisent naturellement, car ils ont pour trait commun une exigence de cohérence dans les politiques suivies à l’égard des pays en voie de développement. N’est-il pas contradictoire, ainsi que le soulignait récemment M. McNamara, que les pays industrialisés, dans le même temps qu’ils encouragent les investissements dans nos pays, maintiennent des protections plus rigoureuses envers les pays pauvres qu’envers les pays riches ? Ainsi les droits de douane des États-Unis, du Royaume Uni et du Marché commun sont en moyenne de 12, 14 et 9% à l’égard des pays pauvres et de 7%, 9% et 7% vis-à-vis des pays industrialisés.

Pour en revenir à l’Eurafrique, tout concourt donc à démontrer l’intérêt d’une « politique commune », élaborée par la Commission des Communautés européennes, approuvée par les gouvernements des Neuf et qui intégrerait les divers éléments ainsi rappelés :

— orientation, à long terme, vers de nouveaux partages d’activités ;

— aide technique et financière pour favoriser l’industrialisation des États associés, c’est-à-dire effort accru en faveur des équipements de base, mais aussi des techniques appropriées de financement et de gestion, ainsi qu’une plus réelle participation de nos nationaux aux investissements nouveaux ;

— enfin, une attitude plus ouverte, plus dynamique, dans le domaine commercial, qui encouragerait l’accès de nos produits sur les marchés communautaires, car l’exportation vers les pays riches est, pour nous, la véritable clé de la croissance.

 

Pour revenir aux investissements, les investissements privés étrangers nous sont et nous seront longtemps nécessaires, mais il demeure qu’il n’y a pas de véritable industrialisation lorsque celle-ci est entièrement assurée par des capitaux étrangers.

Il est vrai que la réorganisation des échanges commerciaux suppose de profondes réformes du système monétaire international. Le système existant, ou ce qu’il en reste, contribue également à l’appauvrissement des plus démunis. N’ayant aucune part aux décisions prises dans ce domaine, les pays pauvres sont, en effet, les premières victimes des fluctuations de parités, qui affectent leurs réserves de changes, constituées essentiellement de devises. À cet égard, nous considérons comme un signe encourageant la représentation du Tiers-Monde, pour la première fois, aux négociations engagées à Nairobi, pour l’édification d’un ordre monétaire plus stable. Une telle concertation est plus que jamais nécessaire, difficile sans doute en raison de la concurrence des intérêts, mais néanmoins favorisée par l’extraordinaire capacité d’innovation technique de l’époque contemporaine.

Pour la première fois dans l’histoire, l’homme a la possibilité de définir une politique globale du développement, et je tiens pour très significatif que l’inventeur de la prospective — science volontariste de l’avenir soit un métis franco-sénégalais, Gaston Berger, né à Saint-Louis du Sénégal, à la fin du siècle dernier.

Mais faut-il encore vouloir ! ...

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Nous demandons beaucoup à l’Europe, mais l’enjeu nous paraît justifier notre demande. Plaidant la cause du continent le plus pauvre, le plus déchiré par l’Histoire, le plus humilié, nous avons conscience de porter témoignage pour la majeure partie de l’Humanité.

Je sais bien que, par l’un de ces abus de langage, dont notre temps est coutumier, l’on appelle « utopie » tout appel qui implique changement dans certaines habitudes de penser et d’agir. Pour moi, l’utopie consiste à imaginer, à l’abri des alibis les plus malthusiens, que les îlots des prospérités se maintiendront — au prix de quels gaspillages ! — dans un univers livré au désespoir des deux tiers des hommes, et qui pensent. Qui ne voit les redoutables conséquences de ces disparités croissantes, de plus en plus scandaleuses ?

C’est un problème de nature essentiellement politique, qui est ainsi posé et de deux manières :

1° l’aide économique et l’assistance technique sont des rapports de type particulier, qui ne peuvent être correctement compris qu’en les situant dans l’ensemble des relations internationales, c’est-à-dire dans un monde largement fondé sur des économies dominantes ; l’on ne peut donc parler de coopération sans remettre en cause, pour les contrôler, les formes, les forces présentes du commerce mondial ;

2° en face des nouvelles hégémonies, l’ensemble eurafricain est, pour l’Europe elle-même, un facteur d’équilibre, en même temps qu’un témoignage exemplaire d’une solidarité issue de l’histoire et dictée par des intérêts communs. Toute orientation « mondialiste » de la politique européenne comportera, pour nombre de pays africains, un verdict de sous-développement permanent, parce qu’ils sont les plus déshérités.

 

Il est temps de conclure. Pourquoi le cacher ? Nous sommes convaincus que, pour répondre à ces problèmes ardus, à ces défis, l’Europe est encore capable, fidèle à ses traditions d’humanisme, d’une mobilisation des forces morales et spirituelles, en faveur des exigences de paix et de justice dans le monde. Il est significatif que, devant l’explosion de racisme, qui a pris son départ, en août 1973, à Marseille, toute la presse française, de la gauche à la droite, ait réagi d’une façon presque unanime pour, avec le Gouvernement, condamner, sans appel, l’ignorance et le mépris, la peur et la haine. Et l’on sait que dans ce domaine de la morale humaine, la France fut toujours exemplaire.

M. Michel Jobert déclarait récemment : « Nous croyons que la paix passe par l’échange... ». Nous en sommes également conscients, comme de la vocation européenne à favoriser et approfondir l’échange. Puissiez-vous avoir, vis-à-vis du Tiers-Monde, et d’abord de l’Afrique, « la politique de votre pensée » !...

 

Léopold Sédar SENGHOR,
Associé étranger de l’Académie.