« La reine Christine de Suède à l’Académie française ». Discours prononcé à l’occasion du 25e anniversaire de la fondation de l’alliance française en Suède, à Stockholm

Le 5 mai 1927

Henry BORDEAUX

La Reine Christine de Suède à l’Académie française

DISCOURS PRONONCÉ A STOCKHOLM, LE 5 MAI 1927
A L’OCCASION DU 25e ANNIVERSAIRE
DE LA FONDATION DE L’ALLIANCE FRANÇAISE EN SUÈDE

PAR

M. HENRY BORDEAUX
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

L’Académie française, en me faisant l’honneur de me désigner pour être son ambassadeur en Suède et célébrer avec vous le vingt-cinquième anniversaire de la fondation de l’Alliance française à Stockholm, ne pouvait se douter qu’elle réalisait le souhait d’un collégien. Mon désir de vous rendre visite et de connaître votre pays ne s’est pas refroidi après quarante ans.

Dans un livre où sont enclos des souvenirs d’enfance, la Maison, j’ai tenté de noter l’émoi ressenti par une imagination trop précoce à la lecture d’une phrase d’Alfred de Musset. Cette phrase, j’en entends encore la musique. Le poète mettait en scène la Rose el le Rossignol. « Je suis amoureux de la Rose, faisait-il dire au Rossignol, Sadi le Persan en a parlé ; je m’égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m’entend pas. Son calice est fermé à l’heure qu’il est, elle y berce un vieux Scarabée ; et demain malin, je regagnerai mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c’est alors qu’elle s’épanouira pour qu’une abeille lui mange le cœur. » Je ne me souciais ni du vieux Scarabée ni de Sadi le Persan : le Rossignol au cœur épuisé et cette Rose au cœur dévoré me communiquaient, par la magie des syllabes, une sorte de pressentiment lointain de la douleur amoureuse où je découvrais de vagues et ineffables mélancolies.

Or, dans ce même temps où l’on est plus sensible à la suggestion des mots qu’à leur sens véritable, mais où les impressions s’étendent indéfiniment comme ces cercles nés du jet d’une pierre à la surface de l’eau, je lisais — et librement, sans l’abri des dictionnaires, car c’était un auteur classique ou plutôt je dévorais comme un roman de chevalerie l’Histoire de Charles XII de Voltaire, et j’y puisais pour la première fois ce qu’on pourrait appeler la nostalgie géographique, cet attrait qu’exercent sur nous certains lieux de la terre évoqués par une description ou par un tableau. Voltaire ne semble guère l’homme de telles évocations. Il passe pour sec et précis, ignore le romantisme et préfère un trait d’esprit ou de mœurs à toutes les voix de la nature. Parlez-nous de Jean-Jacques Rousseau ou de Chateaubriand pour nous fournir des motifs de rêverie. Et cependant c’est bien à Voltaire que je dois cette vision anticipée de la Suède que j’ai la joie de contrôler aujourd’hui et que je me rappelle à tant de jours de distance : « L’hiver, écrit-il de votre pays, y règne neuf mois de l’année : les chaleurs de l’été succèdent tout à coup à un froid excessif, et il y gèle dès le mois d’octobre, sans aucune de ces gradations insensibles qui amènent ailleurs les saisons et en rendent le changement plus doux. La nature, en récompense, a donné à ce climat rude un ciel serein, un air pur. L’été, presque toujours échauffé par le soleil, y produit les fleurs et les fruits en peu de temps. Les longues nuits d’hiver y sont adoucies par des aurores et des crépuscules qui durent à proportion que le soleil s’éloigne moins de la Suède, et la lumière de la lune, qui n’y est obscurcie par aucun nuage, augmentée encore par le reflet de la neige qui couvre la terre, et très souvent par des feux semblables à la lumière zodiacale, fait qu’on voyage en Suède la nuit comme le jour. » Plus tard, un Chateaubriand, un Lamartine, un Pierre Loti m’ont préparé aux voyages en Orient, mais cette page de Voltaire a suffi, un soir de collège, pour transformer une noire salle d’étude en un palais blanc éclairé par la lune que reflétait la neige, et déjà teinté des lueurs de l’aurore ou du crépuscule sans qu’on pût distinguer si elles venaient des soleils disparus ou des promesses du jour. J’avais oublié dans ma lecture les longs et rudes hivers pour ne garder que la saison où les fleurs et les fruits poussent ensemble.

Il n’y avait pas dans l’Histoire de Charles XII qu’un tableau. Il y avait un homme, et quel homme ! Le plus extraordinaire des héros de roman. Voulant imiter Alexandre et César, Charles XII s’interdit leurs vices et, avant de s’élancer à la domination du monde qui devait le perdre, il se domine lui-même. Cette possession de soi et son mépris de la mort font son prestige et il peut tout demander à ses hommes qui l’on vu tout se refuser. La discipline et le commandement avaient alors donné à la Suède des troupes incomparables : on disait au camp la prière deux fois par jour, et nul soldat n’eût osé enfreindre dans la victoire même les lois de la plus stricte honnêteté. Chevaleresque dans la bonne fortune, après Narva où avec 8.000 Suédois il bat 80.000 Moscovites, il renvoie les prisonniers. Il croit à son destin, surtout depuis que, devant Thorn, allant en reconnaissance avec le général Lieven, lui, comme toujours, simplement vêtu, et le général couvert de galons, il se place devant son compagnon pour le couvrir, et c’est le général qui est tué, d’une volée de canon venant en flanc, à l’endroit même quitté par le souverain. Mais la mauvaise fortune le trouve plus résistant que le fer de son pays. Au cours de l’hiver passé dans l’Ukraine avec Mazeppa, par un froid mortel et sans vivres, son exemple seul soutient une armée épuisée. À Pultawa, vaincu et blessé, il faut qu’on l’emmène. Chez les Turcs, avec une escorte de quarante hommes de sa suite, il tient tête dans son palais à tout un corps de troupes. À Stralsund, quand une bombe tombe sur le quartier général où il dicte une lettre à son secrétaire, comme celui-ci, de saisissement, perd sa plume : Qu’y a-t-il donc ? lui demande tranquillement le roi ; pourquoi n’écrivez-vous pas — Sire, la bombe objecte le subalterne. — Eh bien ! reprend Charles, qu’a de commun la bombe avec la lettre que je vous dicte continuez... »

Tous ces traits agissaient à merveille sur une imagination adolescente. Cependant Charles XII ne me paraissait pas si éloigné. Il ressemblait à notre Roland par le courage et dans la défaite. Comme le paladin il eût refusé de sonner du cor. Et comme lui, il était environné de la poésie du malheur. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué la prédilection des enfants et du peuple pour ces héros que frappe le destin. Le courage dans le bonheur paraît trop aisé : plus tard seulement on se rend compte que les grands hommes ont parfois plus de mérite à se montrer supérieurs dans la bonne fortune que dans la mauvaise.

Et puis votre Charles XII, aux instants les plus critiques de sa vie, le sort veut qu’il rencontre des Français. À sa première bataille, au siège de Copenhague, quand il n’a que dix-huit ans et doit lutter à la fois contre le Danemark, la Pologne et la Russie naissante, l’ambassadeur de France l’accompagne. — « Monsieur l’ambassadeur, lui dit-il, au moment de quitter la frégate pour le débarquement, en latin (car il ne voulait jamais parler français), vous n’avez rien à démêler avec les Danois : vous n’irez pas plus loin, s’il vous plaît. — Sire, lui répond le comte de Guiscard, en français, le roi mon maître m’a ordonné de résider auprès de Votre Majesté ; je me flatte que vous ne me chasserez pas aujourd’hui de votre cour qui n’a jamais été si brillante. » Et ils montent dans la même chaloupe, sous le feu des canons, pour aborder ensemble au rivage sous les feux de mousqueterie. Le roi qui reçoit ce baptême demande au major général Stuart ce que signifie ce petit sifflement aux oreilles. — « C’est le bruit des balles, Sire. — Bien, dit le roi, ce sera là dorénavant ma musique. »

Et ce fut, pour employer une expression de Maurice Barrès, sa musique de perdition. Il en est de moins viriles.

À Bender, quand il est chez les Turcs, c’est encore un Français, M. de Villelongue, qui se charge au péril de sa vie de dénoncer au Sultan les avanies dont le roi est l’objet. Le plus bel hommage rendu à l’infanterie suédoise vient du maréchal de Saxe, le vainqueur de Fontenoy, qui s’y connaissait. Au siège de Stralsund, en Poméranie, un autre ambassadeur français, un Colbert, comte de Croissy, se fait un plaisir de le suivre où il plaît à Charles de l’entraîner. « Envoyer un homme à la tranchée ou en ambassade auprès de Charles XII, raconte Voltaire, c’était presque la même chose. Le roi entretenait Croissy des heures entières dans les endroits les plus exposés, pendant que le canon et les bombes tuaient du monde à côté et derrière eux, sans que le roi s’aperçût du danger, ni que l’ambassadeur voulût lui faire seulement soupçonner qu’il y avait des endroits plus convenables pour parler d’affaires... Le comte de Croissy couchait souvent auprès de lui sur le même manteau : il avait, en partageant ses dangers et ses fatigues, acquis le droit de lui parler avec liberté. Charles encourageait cette hardiesse dans ceux qu’il aimait : il disait quelquefois à son compagnon : Veni, maledicamus de rege : « Allons, disons un peu de mal de Charles XII. » Et quand le roi fut tué en Norvège, au siège de Frederickhall, il avait encore des Français auprès de lui.

Près de vingt ans de guerre et tant d’héroïsme n’ont abouti, vous le savez, dans le domaine humain, qu’à la ruine. « Sa vie, conclut Voltaire, doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de la gloire. » Gustave-Adolphe, bien plus grand que lui parce qu’il fut politique autant que guerrier, disait qu’un grand roi est un torrent qui désole les lieux par où il passe. Il traitait ainsi les conquérants et ne s’excluait pas lui-même. Mais les héros, s’ils peuvent être nuisibles de leur vivant par excès de puissance et passion de la gloire, conservent après la mort un pouvoir d’exaltation. Christine de Suède, défendant son père Gustave-Adolphe contre ceux qui lui reprochaient sa présence aux combats, écrivait : « La mode d’être héros à bon marché et à force d’être poltron n’avait pas encore commencé. À présent, on n’est plus héros qu’à proportion qu’on est grand poltron. » Homme unique plutôt que grand homme, dit encore Voltaire de Charles XII, admirable plutôt qu’à imiter. Mais ces hommes-là n’ont pas perdu avec la mort toute énergie vitale. Ils apprennent aux jeunes générations comment on dresse sa volonté comme un cheval rétif, comment on supporte les épreuves physiques et morales, comment on résiste, comment on ne désespère jamais, comment on meurt. Ils servent, hors des guerres, à former ces audacieux qui entreprennent la conquête du pôle, ou celle des airs, ou celle des mers et des terres inconnues, ou, la plus difficile, celle de soi-même en face de sa destinée.

Ainsi, Messieurs, un petit collégien français s’enivrait à quatorze ans du vin de la gloire et du malheur que lui versait, par la main de Voltaire, un héros suédois. Mais si je réalise aujourd’hui le vœu si lointain de venir au pays de Charles XII, je n’oublie pas que je suis chargé d’un autre message, pour vous plus important et plus solennel. Je vous apporte l’amitié d’une Compagnie qui demain comptera trois cents ans, l’Académie française. Elle aussi, elle acquitte une dette, car elle a reçu de la Suède toute une série de témoignages d’estime dont l’histoire est, à la fois précieuse et pittoresque à recueillir. Je les ai retrouvés dans nos registres qui, pendant la tempête de la Révolution, avaient été emportés et sauvés par l’abbé Morellet, complimenté plus tard pour ce pieux larcin ([1]).

Il nous faut remonter au milieu du dix-septième siècle, à la guerre de Trente ans qui fit l’alliance de la France et de la Suède, de Richelieu et de Gustave-Adolphe ([2]). C’est une chance et un honneur pour un peuple de pouvoir se regarder dans l’image de ce Gustave-Adolphe, le vainqueur de Tilly et de Wallenstein, et en même temps l’introducteur chez lui d’une civilisation et d’une vie intellectuelle et économique plus complètes et plus raffinées, sorte de demi-dieu du Nord, géant blond, fort et violent, mais parfois aussi généreux et doux, joyeux buveur et philosophe clairvoyant dans ses maximes, amateur de grands coups d’épée et fin politique, modéré dans sa prodigieuse fortune et qui mourut en pleine jeunesse et en pleine victoire, comme dans une apothéose. La chance est moins grande pour les descendants d’un tel génie. Villiers de l’Isle Adam écrivait que les hommes austères ne devraient pas avoir d’enfants, car ils ne savent pas leur donner ce goût de la vie sans quoi vivre est une trop lourde charge. Les grands hommes, de même, la plupart du temps, accablent leur postérité. Ils l’écrasent sous leur comparaison et ne lui transmettent que des morceaux de leurs dons éclatants, assez pour lui rendre insupportable un sort ordinaire, pas assez pour mener leur train. Tel fut le cas de la reine Christine de Suède, fille de Gustave-Adolphe. Elle fut comme ces arbres hauts et grêles que le vent déracine : ils se dressent encore vers le ciel, mais ils ne puisent plus de sève dans les profondeurs de la terre et ils ne produisent plus de fruits.

Peu de souveraines, peu de femmes ont été plus louées ensemble et plus vilipendées. On ne peut dénombrer les panégyriques et les satires dont elle fut l’objet, Car ce serait une erreur de croire que les excès de la presse soient le résultat de sa liberté. Les libelles, autrefois, circulaient sous le manteau et, plus secrets et plus traqués, montraient plus d’esprit. Mais la méchanceté n’était pas moindre, ni l’injustice, ni ce goût de la diffamation et de la diminution qui a toujours sévi chez les envieux vis-à-vis des personnages en vue. Allez donc, à travers ce fatras contradictoire, démêler la vérité !

Christine était destinée par le sort à tromper tout le monde avant d’abandonner son peuple et son pays, car elle avait commencé en naissant. Les astrologues et les médecins — qui se ressemblaient alors — avaient annoncé un fils à Gustave-Adolphe afin de lui être agréable, et ce fut une fille qui naquit. De tels horoscopes se vérifient encore tous les jours. Le roi prit l’enfant entre ses bras et déclara avec son bon rire de géant heureux : « J’espère qu’elle vaudra un garçon ; elle sera sans doute fort habile, car elle nous a tous trompés. » Mais elle ne sera jamais qu’une moitié de garçon. Il lui manquera toujours la pudeur des femmes, ou du moins celle qu’on leur attribue. Les dieux présidèrent-ils à cette venue au monde, comme le proclame un dithyrambe que j’ai découvert dans un Recueil de pièces curieuses publié à Cologne en 1668 ([3]) ? Vénus, y est-il dit, lui façonna le corps, Minerve lui donna l’inclination pour les sciences, Mars l’humeur martiale et généreuse et Mercure lui communiqua son activité et sa légèreté. Je consens à cette assemblée de l’Olympe autour d’un berceau, mais les dieux, sans doute pressés, exagérèrent tous : Vénus, la façonnant un peu vite, lui mit une épaule de travers, Minerve confondit les sciences avec leur appétit, Mars poussa la générosité jusqu’à la dilapidation et la martialité jusqu’à la violence, et la légèreté et l’activité léguées par Mercure furent l’impossibilité de tenir en place et le vagabondage. Il faut se méfier d’un excès de bienveillance chez les dieux comme chez les hommes.

La mort de son père quand elle n’avait que six ans fut pour Christine la perte de tout équilibre. Sa mère, qui était sensible mais bornée, commença de la noyer dans les larmes, sans se rendre compte que les chagrins d’enfants ne sont pas chagrins de grandes personnes. Oxenstiern, le bras droit de Gustave-Adolphe, la lui arracha, mais pour la livrer à des professeurs qui, trouvant un petit corps résistant et une intelligence apte à tout absorber sinon à tout digérer, la gavèrent de sport et de science, sans même se rendre compte qu’une plante de plein air, poussée en serre chaude, ne produira que des fleurs bizarres avant de dépérir. À dix-huit ans, quand elle est reine, elle sait tout, elle parle toutes les langues, elle est rompue à tous les exercices physiques. Mais elle ignore les limites de la vie comme celles de son esprit. Tout de même, elle n’a guère dépassé la vingtième année quand elle prend part au traité de Westphalie qui assure la grandeur de la Suède et met fin à la guerre de Trente ans. Cette jeune amazone donne la paix à son peuple, et quelle paix victorieuse et magnifique et son peuple lui en sera si reconnaissant qu’il mettra beaucoup de patience à supporter ses extravagances avant de s’en lasser.

Extravagances toutes spirituelles pour commencer, et que je serais le dernier à blâmer, car la reine s’inspire des modes de France, fait venir le bibliophile Naudé pour sa bibliothèque, l’érudit Saumaize pour ses lectures, le philosophe Descartes pour sa raison, et pour son palais, ses jardins, ses collections l’architecte Simon de la Vallée, François Parise, le graveur de médailles, etc., etc. Il y eut alors en Suède toute une éclosion du goût français. Et puis un médecin, Français lui aussi malheureusement, un médecin pour dames, un charlatan, Bourdelot, vint tout gâter. Il persuada à la reine Christine qu’elle se portait mal parce qu’elle ne s’amusait pas assez. Cette reine de vingt- cinq ans, toute barbouillée de politique, de science et de travail, passa aussitôt d’un extrême à l’autre. À la porte les pédants, et voici les maîtres de ballet. Elle ne pouvait rien faire sans exagération. Déjà elle se coupe les cheveux et raccourcit ses jupes, tout comme si elle était une jeune fille d’aujourd’hui, et dans cet équipage elle va courir le monde. Car elle étouffe dans son palais. Son père a traversé toute l’Allemagne, mais à la tête d’une armée. Elle s’en ira toute seule. Elle abdique, elle abjure, elle veut être libre. Elle change de religion comme elle a changé de toilette, à peu près comme cette comtesse de la Suze qui, plus tard, fut son amie et qui donnait pour raison de son abjuration que, son mari étant protestant, elle ne voulait le revoir ni dans cette vie ni dans l’autre ; elle quitte le trône comme on rompt une aventure d’amour et ne cessera pas de le regretter. Plus tard, à Rome, quand elle fondera une sorte de cour d’amour avec un cercle de prélats, de moines et d’érudits et proposera à leurs réflexions des sujets dans le goût de ceux-ci : « On n’aime qu’une fois dans sa vie. — L’amour exige de l’amour. — On peut aimer sans jalousie, mais jamais sans crainte », elle oubliera de leur demander si les rois ont le droit de déposer à leur gré la couronne. Une voix plus autorisée que la mienne, celle même qui a qualité pour parler au nom de la Suède d’aujourd’hui, a blâmé devant moi cette abdication qui se confond avec le refus de son devoir, car plus le devoir est lourd, plus il oblige. Septime Sévère, mourant, comme son entourage lui réclamait un mot d’ordre testamentaire, murmura : Laboremus, travaillons ! puis, se tournant vers la muraille, il ajouta : Geterum nil expedit, et c’est pourtant inutile. Renan se plaisait à cette double réponse, mais le scepticisme et le dilettantisme sont un luxe dont un philosophe peut se parer, non pas un conducteur de peuple ni un chef de famille.

Voici donc cette reine errante, la première de la dynastie des Rois en exil, sur les grands chemins. Tous les chemins, dit-on, conduisent à Rome. Mais il y a une bifurcation sur Paris. Christine se fixera à Rome, mais deux années de suite séjournera à Paris. C’est le Paris intellectuel qui l’attire. Déjà en 1652, avant son abdication, elle avait dépêché à l’Académie française le baron de Spaare pour l’assurer de l’estime qu’elle faisait de la Compagnie. Celle-ci répondit avec empressement à ces avances, et sur cet échange de politesses, la reine avait envoyé son portrait avec une belle lettre datée d’Upsal le 20 juin 1654, que Frédéric Masson, notre précédent secrétaire perpétuel, eut la bonne fortune de retrouver dans un lot de vieux papiers et dont il fit don à nos archives, « J’ay toujours eu pour vous, écrit-elle aux Académiciens, une estime particulière, parce que j’en ay toujours eu pour la Vertu, et je ne doute point que vous ne m’aymiez dans la solitude comme vous m’avez aimée sur le throsne. Les belles lettres, que je prétends y cultiver en repos, et avec le loisir que je me réserve, m’obligent mesme de croire que vous m’y ferez part quelquefois de vos ouvrages, puisqu’ils sont dignes de la réputation où vous estes, et qu’ils sont presque tous escrits dans votre langue qui sera la principalle de mon dezert... ([4]). »

C’est en 1656 qu’elle fit son premier voyage en France. Le duc de Guise, envoyé à sa rencontre jusqu’à Lyon, en trace un portrait mi-plaisant, mi-admiratif. Le visage est agréable, malgré l’étrange perruque d’homme. La taille n’est pas très grande, mais bien fournie, le bras beau, la main bien faite et blanche quand elle est propre, le défaut de l’épaule trop haute n’apparaît guère. « Elle est toujours fort poudrée, avec force pommade, et ne met quasi jamais de gants. Elle est chaussée comme un homme, dont elle a la voix et quasi toutes les actions. Elle affecte fort de faire l’amazone. Elle a pour le moins autant de gloire et de fierté qu’en pouvait avoir le grand Gustave son père. Elle est fort civile et fort caressante, parle huit langues, et principalement la française, comme si elle était née à Paris. Elle sait plus que toute notre Académie jointe à la Sorbonne... Enfin c’est une personne tout à fait extraordinaire... Elle porte quelquefois une épée avec un collet de buffle. »

Paris et la Cour la trouvent pareillement singulière et séduisante. « La reine de Suède, écrit une dame, m’a paru un fort joli garçon ([5]). » Un autre spectateur la dépeint chevauchant à merveille, tantôt habillée en homme et tantôt en femme, quand ce n’est pas un mélange : « Elle portait un collet d’homme avec un mouchoir noué au col à la soldate, avec un ruban noir ; ayant des manchettes d’homme et des souliers d’homme, avec une petite cotte qui ne lui venait que jusque à moitié de la jambe ; pour son train elle n’a que des hommes pour la servir et pas une femme. Si bien que celuy qui lui donne la chemise est un jeune valet de chambre bien fait... Pour ce qui est de son entretien, il est tout à fait charmant, plein de pointes et de rencontres : mais ce qui gâte tout, c’est qu’elle jure à faire hérisser les cheveux... ([6]) » Enfin on remarque ses cheveux courts et l’on colporte qu’elle excitait ainsi le coiffeur hésitant : « Coupe, coupe, Jean : veux-tu que j’aye regret à mes cheveux après avoir quitté un royaume »

La voici à la Cour, à Fontainebleau où, étonnée du cérémonial, elle demande pourquoi les dames montrent tant d’empressement à la baiser : — « Est-ce, dit-elle, parce que je ressemble à un homme ([7]) » Mme de Motteville donne l’impression générale qui est de sympathie après la surprise : « Après l’avoir regardée avec cette application que la curiosité inspire en de telles occasions, note-t-elle, je commençai à m’accoutumer à son habit, à sa coiffure et à son visage... Enfin, je m’aperçus avec étonnement qu’elle me plaisait, et d’un instant à un autre je me trouvai entièrement changée pour elle. Elle me parut plus grande qu’on nous l’avait dit, et moins bossue ; mais ses mains, qui avaient été louées comme belles... étaient si crasseuses, qu’il était impossible d’y apercevoir quelque beauté. » C’est là un témoignage frappant, ajoute le plus pittoresque de ses biographes, Mme Arvède Barine, de l’ascendant de cette fantasque créature ([8]). Cet ascendant s’exerce jusque sur le jeune roi, Louis XIV, d’autant plus que la reine l’engage à épouser la petite Mancini, puisque cela lui plaît. Elle n’a aucun souci de la raison d’État. Plus tard, elle en montrera davantage lorsque, de Rome et bien qu’elle professât le catholicisme, elle blâmera Louis XIV de la révocation de l’édit de Nantes dans une lettre qui fut publiée par Beyle.

La France lui paraît un séjour si agréable qu’elle y revient l’année suivante (1657). Mais à Fontainebleau où elle est logée, elle se débarrasse, non sans cruauté, dans la galerie des Cerfs, de Monaldeschi, son écuyer qui, avant de la desservir, avait peut-être poussé trop loin l’art de lui plaire. Il n’y a guère que d’Alembert pour excuser la liberté de ses mœurs ou plutôt pour ne pas croire à tous les mauvais bruits mis en circulation. Mais nous savons que d’Alembert, amoureux platonique de Mlle de Lespinasse, fut bien surpris, après la mort de celle-ci, d’apprendre la passion de feu qui l’avait dévorée pour M. de Guibert et dont il ne s’était jamais douté. Les philosophes ont des grâces spéciales ou des ingénuités désarmantes.

L’Académie, comme tous les corps de l’État, avait, lors du premier séjour, présenté ses compliments à Christine de Suède par l’organe de l’avocat Patru. Patru, qui avait la parole fleurie, avait terminé sa harangue en s’affligeant de perdre, peut-être pour jamais, l’adorable présence de la Reine, après avoir goûté la félicité de la contempler : « Cependant, Madame, se reprit-il, votre tableau nous consolera, si rien peut nous consoler dans notre infortune, Votre image, en votre absence, sera le plus cher objet de nos yeux, nous lui rendrons nos hommages, nos respects, nous lui ferons nos sacrifices. » Et la reine partie, ajoute l’historien de cette scène, Frédéric Masson, on mit son portrait au grenier ([9]).

Le fait est que le portrait ne se trouvait pas, le 11 mars 1658, dans la salle où l’Académie reçut la Reine de Suède. Mais l’Académie, c’est son excuse, n’était pas encore dans ses meubles. Elle errait de ci de là, tantôt chez Conrart, tantôt chez Desmarets, ou chez Boisrobert à l’hôtel Melusine, rue des Bons-Enfants. Richelieu lui avait cherché un logement commode dans le Marché aux chevaux, proche la porte Saint-Honoré. Le chancelier Séguier l’abrita dans son hôtel ([10]). C’est là qu’elle accueillit l’illustre visiteuse. Celle-ci vint inopinément. Elle n’avertit que du matin, et l’on dut courir tout Paris à la recherche des Quarante afin de les prévenir ([11]). Les plus illustres ne purent être découverts, ni Corneille, ni Racan, ni Chapelain, ni Conrart. L’Académie, privée de ces quelques noms, et surtout du premier, n’était pas très reluisante à cette date. Ou bien faut-il croire que la gloire est courte, et qu’il est plus facile, comme le disait un jour Maurice Barrès à la Chambre des députés, d’être immortel de son vivant qu’après sa mort ? Elle ne se composait guère que de conseillers d’État, de maîtres des requêtes, de surintendants des finances, d’évêques et d’abbés comme ce Godeau, évêque de Vence, « dont nous avons, dit gentiment d’Alembert, tant de vers et si peu de poésies », sans compter le directeur, Cureau de la Chambre, qui était le médecin ordinaire du roi, tous excellents lettrés, bibliophiles et rimeurs, auxquels se juxtaposaient tant bien que mal quelques hommes de lettres assez honteux de leur métier, car Pierre Corneille s’intitulait avocat général à la Table de marbre de Normandie, et Scudéry, gouverneur de Notre-Dame de la Garde à Marseille.

Christine de Suède connaissait quelques-uns de ces messieurs. Elle avait été en relations épistolaires avec Mgr Godeau, et aussi avec Scudéry à qui elle avait réclamé la dédicace du poème d’Alaric en y joignant un présent considérable, mais à la condition qu’il effacerait de ce poème (où je ne sais comment ce hors d’œuvre se trouvait) l’éloge de l’ambassadeur de La Gardie qui avait encouru sa disgrâce. Scudéri avait répondu qu’il ne détruirait jamais l’autel où il avait sacrifié. « Une réponse si noble, commente d’Alembert, fait regretter que le poème d’Alaric n’ait pas été meilleur. »

Dès qu’on fut averti de son arrivée, le chancelier Séguier, suivi de la Compagnie, l’alla recevoir au carrosse et la conduisit dans la plus belle pièce de son hôtel, avec la suite composée de Mme de Brégis, d’un capitaine des gardes et de Bourdelot, le fameux médecin Bourdelot qui, dans le palais de Stockholm, avait précipité les maîtres à danser sur les professeurs de sciences et de politique. La Reine s’approcha du feu, et sa première question fut pour demander pourquoi M. Ménage n’était pas là. Question assez vexante pour l’Académie, car Ménage n’en faisait point partie. Informée, elle demanda pourquoi il n’en était pas. Boisrobert lui répondit qu’il méritait fort d’en être, mais qu’il s’en était rendu indigne. Christine de Suède avait du goût pour Ménage, et Mme de Sévigné y fait allusion plusieurs fois dans ses lettres. La reine avait distingué Mme de Sévigné elle-même pour la lumière de son esprit et les charmes de sa personne ([12]).

Après la question Ménage, la reine souleva une question d’étiquette. Il faut croire que, même si l’on quitte le trône, on aime à en garder le protocole. Les Académiciens resteraient-ils devant elle assis ou debout ? Grave débat et qui aurait pu mal tourner, car M. de Priézac et l’avocat Patru, prêts à la Fronde, se dirent tout bas que si l’on devait demeurer debout ils sortiraient, ce qui, en raison du nombre des assistants, n’eût pas manqué de causer du scandale. Mais tout s’arrangea pour le mieux. « M. le Chancelier, raconte Patru dans sa lettre à d’Ablancourt sur la visite de la Reine à l’Académie, appela M. de la Mesnardière qui, sur cette proposition, dit que du temps de Ronsard il se tint une assemblée de gens de lettres et de beaux-esprits de ce temps-là, à Saint-Victor où Charles IX alla plusieurs fois, et que tout le monde était assis devant le roi ([13]). » Mais une reine en exil volontaire est plus portée sur l’étiquette qu’un roi en fonction.

L’incident s’était passé à mi-voix. Christine, brusquement à son habitude, alla s’asseoir dans son fauteuil. La Compagnie en fit autant autour d’elle et la séance commença. On se releva cependant, sauf la Reine et le Chancelier, pour écouter le compliment du directeur qui était M. de la Chambre, médecin de Louis XIV. « Il parla si bas, raconte Patru, que personne ne l’entendit sauf la Reine et le Chancelier. » Sur quoi l’on se rassit. L’infatigable directeur proposa alors à la Reine de lui lire un passage de son Traité de la douleur, ce qu’elle accepta. Sur la fin du premier chapitre, il s’arrêta, de peur de l’ennuyer. « Point du tout, dit-elle poliment, car je m’imagine que le reste ressemble à ce que vous venez de lire... ([14]) » Mais la Compagnie n’insista pas. Chacun désirait de jouer son air. L’historien Mézeray, qui tenait l’office de secrétaire perpétuel en place de Conrart absent, proposa d’entendre quelques vers de l’abbé Cottin. C’était une traduction d’un fragment de Lucrèce où le poète latin invective contre la Providence, mais l’abbé y avait cousu une réponse de sa façon où il soutenait la Providence mal en point. Sur quoi l’abbé Tallemant, frère de l’auteur des Historiettes, sans en être prié ni ordonné, lut deux sonnets qui, dit Patru, « ne valent pas grand’chose, mais qui passèrent pour bons ». Puis ce fut le tour de Boisrobert avec ses madrigaux pour Madame d’Olone que la Reine apprécia. On tourmenta alors Pellisson qui ne demandait pas mieux, mais qui aurait souhaité que son morceau fût lu par Boisrobert, excellent lecteur. Boisrobert s’excusa à l’oreille de Patru : « Je le voudrais bien, dit-il, mais je ne puis lire qu’avec des lunettes, et cela serait ridicule. » Les lunettes, depuis ce temps, ont reçu de l’avancement. Elles se portent sur les nez les plus illustres et ne déparent aucune assemblée, surtout leurs diminutifs, le lorgnon et le monocle. Pellisson préféra sa propre voix au silence, et il lut une traduction en vers enflammés d’une odelette de Catulle à Lesbie.

Les poètes s’en étaient donné à cœur joie. Mais les prosateurs se vengèrent. Ils proposèrent de passer à l’examen du Dictionnaire qui était, et qui est encore, l’exercice ordinaire de la Compagnie, et la reine agréa la proposition. On en était au mot Jeu. Nous en sommes aujourd’hui à mimosa : nous n’avons guère avancé, mais il y a eu plusieurs éditions. À propos de jeu, on cita des façons proverbiales où le mot revenait, et par exemple Jeux de princes qui ne plaisent qu’à ceux qui les font. La reine se mit à rire. Le mot était déjà au net. « Il eût été mieux, écrit Patru, de lire un mot à éplucher et choisir quelque beau mot, parce que nous eussions tous parlé... » Mot charmant d’avocat navré de n’avoir pu prendre la parole en si belle occasion, lui qui, l’année précédente, avait complimenté Christine de Suède au nom de la Compagnie. Et sur les jeux de princes, quelquefois dangereux, la Reine fit une révérence à l’Académie et se retira.

Peu après cette visite, elle retourna à Rome. Mazarin souhaitait son départ. Elle commençait à s’apercevoir, selon le mot d’un historien, qu’une reine sans États est une divinité sans temple, dont le culte est promptement abandonné. Cependant elle ne cessa pas de tourner les yeux vers la France, et généralement d’une manière peu agréable à Louis XIV, car elle prit parti pour Molinos dans la querelle du quiétisme et contre la révocation de l’Édit de Nantes. Quand mourut le prince de Condé, elle écrivit à Mme de Scudéri une lettre magnifique, ayant toujours eu le goût le plus vif pour ce héros. Trois hommes, assure d’Alembert, lui plurent au-dessus de tous les autres : Condé pour son courage, le cardinal de Retz pour son esprit, et le cardinal Azzolini pour ses manières caressantes. Mais d’Alembert ne célèbre que les amitiés spirituelles : la reine avait traversé d’autres orages. Dans cette lettre sur la mort du prince de Condé, elle paraît envisager sa propre fin avec stoïcisme : « La mort, dit-elle, qui s’approche et ne manque jamais à son moment, ne m’inquiète pas, je l’attends sans la désirer ni la craindre. » Mais elle fit des préparatifs pour la recevoir et s’assura, pour dernière toilette, un bel habit de brocart et un bel enterrement. Ainsi disparut de la scène du monde la fille de Gustave-Adolphe, chez qui le génie du père s’était changé en déséquilibre et humeur fantasque. Elle est la preuve que la plus belle intelligence ne suffit à gouverner ni un peuple, ni même une vie s’il ne s’y joint la subordination à une loi supérieure. Mais il lui restera toujours la gloire d’avoir provoqué et signé le traité de Westphalie, d’avoir aimé les lettres, les arts et les sciences, et d’avoir répandu cet amour.

Cependant l’Académie française, enfin logée au Louvre, chez elle, avait accroché en bonne place le portrait de Christine de Suède avec ceux du roi Louis XIV, du cardinal de Richelieu et du chancelier Séguier. Non sans malice, elle fit admirer l’image de la Reine au czar Pierre le Grand, quand celui-ci, à son tour, voulut assister à une séance, le 19 juin 1717. Pierre le Grand venait de triompher de Charles XII et on le menait devant l’effigie d’une souveraine dont la nation avait toujours été son ennemie, et on lui rappelait avec force détails la visite inoubliable de cette souveraine. Il est vrai qu’on ajoutait poliment qu’on ne conserverait pas moins précieusement la mémoire de la sienne ([15]).

Un demi-siècle plus tard, l’Académie prenait connaissance d’une lettre de la czarine Catherine de Russie communiquée par d’Alembert et jugeait à propos de la faire transcrire dans ses registres comme honorable à l’un de ses membres et aux lettres. Catherine y donne un bon coup de patte à Christine, car elle-même n’était pas femme à abdiquer. Elle écrasait plutôt le trône où elle s’était assise. D’Alembert avait refusé l’offre qu’elle lui faisait avec magnifique traitement et honneurs de se transplanter en Russie pour contribuer à l’éducation de son fils : « Philosophe comme vous êtes, lui écrivait-elle, je comprends qu’il ne vous coûte rien de mépriser ce qu’on appelle grandeurs et honneurs dans ce monde, à vos veux tout cela est peu de chose et aisément je me range à votre avis ; à envisager les choses sur ce pied je regarderais comme très petite la conduite de la reine Christine qu’on a tant louée et souvent blâmée à plus juste titre, mais être née ou appelée pour contribuer au bonheur et même à l’instruction d’un peuple entier et y renoncer, me semble, c’est refuser de faire le bien que vous avez à cœur... » D’Alembert, plus tard, devait se souvenir de ce jugement et le faire sien dans une circonstance solennelle, en présence d’un autre souverain de Suède.

Car l’Académie française a été honorée, et même deux fois, de la visite du roi de Suède Gustave III. Je ne puis passer sous silence l’amitié de Gustave III pour la France. Il avait reçu une éducation toute française. Il devait signer, à la veille de la Révolution, un traité d’alliance avec Louis XVI, comme Gustave-Adolphe en avait signé un avec Richelieu. Sous son règne, mieux encore que sous le règne de la capricieuse Christine, les lettres, les arts et les sciences devaient prospérer. Et s’il fonda l’Académie de Stockholm, peut-être sa réception par notre Compagnie n’y fut-elle pas étrangère.

Cette réception fut beaucoup plus réussie que celle de la reine Christine. L’Académie, avec le temps, avait appris à dresser un programme qui eût soin d’écarter le dictionnaire dont les jeux sont rarement jeux princes et n’amusent guère que les académiciens. Elle fit appel à ses membres les plus brillants, un d’Alembert, un Marmontel. Le Roi vint au Louvre, accompagné de son frère, S. R. Frédéric-Adolphe. Reçu à la descente du carrosse par le Directeur qui était alors un certain M. de Chateaubrun dont la trace est à peu près perdue, et par tonte la Compagnie, il fut conduit dans la salle des séances où le Directeur lui présenta un à un ses confrères. Puis il s’assit dans le fauteuil directorial, son frère auprès de lui, et le Directeur à côté. Les quarante n’étaient que dix-neuf. M. de Chateaubrun ne devait pas être fort éloquent : il céda en effet son tour de parole au Chancelier, l’abbé de Radonvilliers, qui harangua Sa Majesté. Mais la pièce de résistance, c’était un dialogue où d’Alembert faisait rencontrer et converser aux Champs-Elysées — non point les nôtres, mais ceux où séjournent les âmes des morts qui durant leur vie furent vertueux — la reine Christine et Descartes ([16]).

Dans les pâles jardins des âmes, la reine Christine fait bon accueil au philosophe qu’elle appela jadis à Stockholm pour achever de former sa raison, ce qui ne lui avait guère réussi, car personne ne fut plus déraisonnable. Mais Descartes est grincheux. Il boude et tient des propos amers. La reine, cependant, lui apporte une bonne nouvelle. Il a bien souci des nouvelles qui de son vivant déjà ne l’intéressaient pas : « C’était pourtant une grande époque, celle de la fameuse guerre de Trente ans et des célèbres négociations qui l’ont suivie ; on faisait alors les plus grandes et les plus belles actions ; on s’égorgeait et on se trompait d’un bout de l’Europe à l’autre ; c’était, à ce qu’on dit, le temps des grands princes, des grands généraux et des grands ministres ; je ne prenais part ni à leurs illustres massacres ni à leurs augustes secrets, et je méditais paisiblement dans ma solitude. — Vous n’en faisiez pas mieux, lui répond Christine ; un sage comme vous aurait pu être beaucoup plus utile au monde. Au lieu d’être enfermé dans votre poêle au fond de la Nord-Hollande, occupé de géométrie, de physique et quelquefois, soit dit entre nous, d’une métaphysique assez creuse, vous auriez bien mieux fait d’aller dans les armées et dans les cours, et d’y persuader aux hommes d’y vivre en paix. » Sur quoi Descartes s’indigne : « J’y aurais été vraiment bien reçu ! persuader aux hommes de ne pas s’égorger, surtout quand ils ne savent pas pourquoi ils s’égorgent ? quand on est réduit à prouver des choses si claires, c’est perdre sa peine que de l’entreprendre. Je me souviens de ce qui arriva pendant la guerre de Vespasien et de Vitellius, à un certain philosophe dont parle Tacite : il s’avança entre les deux armées qui étaient en présence et voulut, par une belle déclamation contre la guerre, leur persuader de mettre bas les armes et de s’en aller chacune de leur côté. Le philosophe fut bafoué et roué de coups, et on se battit mieux que jamais. »

D’Alembert, en bon confrère, ne manque pas de traiter d’assez haut la philosophie de Descartes qui prétendit rebâtir le monde sur la raison. Il le montre encore niant tout progrès et d’un noir pessimisme : « Il est inconcevable, lui fait-il déclarer, avec quelle lenteur les nations en corps cheminent vers le bien et le vrai. Jetez les yeux sur l’histoire du monde, depuis la destruction de l’Empire romain jusqu’à la renaissance des lettres en Europe ; vous serez effrayés du degré d’abrutissement où le genre humain a langui pendant douze siècles. Christine tente de lui restituer une meilleure humeur en lui annonçant que le temps de sa défaveur est passé et qu’il est sur la terre l’objet de la plus grande admiration. « On m’a tourmenté pendant que je pouvais y être sensible, réplique Descartes, on me rend des honneurs quand ils ne peuvent plus me toucher : la persécution a été pour ma personne, et les hommages sont pour mes mânes. Il faut avouer que tout cela est arrangé le mieux du monde pour ma plus grande satisfaction. » Et il rappelle le sort des hommes de génie : on élève des statues à Corneille, à Racine, à Molière, mais le premier est mort pauvre, le second dans la disgrâce, et le troisième sans sépulture. Plus tard, Béranger en composera une chanson :

On les calomnie, on les tue,
Sauf, après un lent examen,
À leur dresser une statue
Pour la gloire du genre humain.

« On pourrait, ce me semble, admet Christine, représenter l’Envie égorgeant d’une main un Génie vivant, et de l’autre offrant de l’encens à un Génie qui n’est plus. » Ce qui ferait un beau tableau allégorique à la Lebrun. Ainsi Descartes mort, s’il n’a pas encore en France son monument, aura-t-il son mausolée à Stockholm où il mourut. Il le devra à l’initiative de ce Gustave III qui rend visite à l’Académie et pour qui d’Alembert a écrit son Dialogue des morts afin de se procurer des allusions heureuses. Voilà de quoi amadouer le philosophe, et c’était la bonne nouvelle que la reine Christine lui ménageait. Mais Descartes ne se rend pas si vite. Cette réparation est bien tardive. La reine elle-même aurait dû s’occuper de sa cendre. « J’étais mort dans votre palais, lui reproche-t-il, d’une fluxion de poitrine que j’avais gagnée à me lever pendant trois mois, en hiver, à cinq heures du matin, pour aller vous donner des leçons. On dit que vous me regrettâtes quelques jours ; que vous parlâtes même de faire construire un tombeau magnifique ; mais que bientôt vous n’y pensâtes plus. La plupart des princes sont comme les enfants : ils caressent vivement et oublient vite. »

Christine s’excuse sur son abdication qui ne lui a pas d’acquitter sa dette. Mais pourquoi abdiquer ? Et d’Alembert se souvenant de la lettre que lui adressait Catherine de Russie, met dans la bouche de Descartes un plaidoyer contre l’abdication : « Il me semble que vous auriez beaucoup mieux fait de rester sur le trône de Suède, d’y travailler au bonheur de vos peuples, d’y protéger les Sciences et la philosophie, que d’aller traîner une vie inutile au milieu de ces Italiens qui vous traitaient assez mal. Avouez que l’envie de paraître singulière, et pour dire un peu de vanité, vous a portée à cette abdication : vous auriez pensé autrement, si vous eussiez été plus pénétrée du sentiment et de l’amour de la véritable gloire, qui est si différent de la vanité. »

La Reine invoque plutôt l’ennui du trône que la vanité : « Heureusement, ajoute-t-elle, ce trône va être occupé par un prince qui réparera tous mes torts, qui sentira comme moi le poids de la couronne, mais qui saura la porter. » Et c’est encore une allusion aimable à l’hôte illustre de l’Académie. Le dialogue se termine par un éloge des lettres. Les princes qui ont aimé les lettres ont toujours été parmi les meilleurs et les plus sages, car elles éclairent et modèrent l’esprit. — « Croyez-vous, objecte Christine, qu’il en soit des sujets comme des souverains, que les nations aient toujours besoin d’être instruites, et qu’il ne soit pas utile de tenir le peuple dans l’ignorance, et même de le tromper quelquefois ? » À quoi Descartes répond, et c’est la dernière réplique : « C’est une grande question et qui demanderait une discussion aussi longue qu’inutile pour nous ; car qu’importe-t-il aux morts de savoir s’il est bon de tromper les vivants ? Pour moi je ne sais s’il peut y avoir des erreurs utiles ; mais, s’il y en avait, je crois qu’elles tiendraient la place de vérités plus utiles encore. Il est vrai cependant que, pour combattre utilement et sûrement l’erreur et l’ignorance, il faut rarement les heurter de front. Un philosophe, apparemment mécontent de ses contemporains, disait l’autre jour ici : que s’il revenait sur la terre, et qu’il eût la main pleine de vérités, il ne l’ouvrirait pas pour les en laisser sortir. « Mon confrère, lui dis-je, vous avez tort et raison : il ne faut ni tenir la main fermée, ni l’ouvrir tout à la fois ; il faut ouvrir les doigts l’un après l’autre : la vérité s’en échappe peu à peu sans faire courir aucun risque à ceux qui la tiennent et qui la laissent échapper. » Car, si la vérité est une, chacun l’accueille différemment, ainsi que nous en avertit un nouvel auteur dramatique venu d’Italie, Pirandello, et comme le soleil elle ne peut toujours se regarder en face.

Le dialogue de d’Alembert fit courir dans la docte assemblée un frisson de plaisir, et le roi de Suède en fut ravi. La séance s’était passée sous le portrait de la reine Christine qui semblait y prendre part. Cependant, cette grave lecture fut suivie d’une comédie en deux actes et en vers, L’ami de la maison, de M. de Marmontel. Puis le duc de Nivernais lut quelques fables. On ne leva la séance qu’après avoir remis un jeton de présence en or à Sa Majesté suédoise « qui voulut bien l’accepter comme une marque de confraternité littéraire ». Son frère et les seigneurs de sa suite reçurent des jetons en argent comme les académiciens.

Gustave III revint à l’Académie le 15 juin 1781, mais à titre privé, et sous le nom de comte de Haga, pour assister à la réception du marquis de Montesquiou à qui M. Suard répondit. Le récipiendaire et le directeur firent tous deux son éloge dans leurs discours, et pour donner plus de corps à la séance, La Harpe lut le second chant de son poème sur les femmes, et le duc de Nivernais fut prié de dire, une fois de plus, quelques-unes de ses fables à qui sa voix habile faisait le meilleur sort.

Le portrait de la reine Christine, si gracieusement offert à l’Académie, fut perdu sous la Révolution avec toute la collection, qui en comptait une soixantaine. En revanche, l’Observatoire de Stockholm fit don à l’Institut, il y a quelques années, d’une excellente copie, due au pinceau de Jean Haagen, du portrait de Descartes de Beck qu’il possède et qui fut exécuté à la fin de la vie du philosophe. Ce tableau qui est l’ornement de notre bibliothèque nous rappelle qu’aux temps les plus brillants de l’alliance franco-suédoise au XVIIe siècle, une reine de la plus rare intelligence, voulant connaître et posséder la vérité, fit venir le philosophe qui l’approchait alors le plus près. L’Académie française, en me déléguant à Stockholm, a acquitté une dette à la mémoire de la reine Christine et du roi Gustave III, ses hôtes illustres d’un ou de plusieurs jours. Que leur mémoire, fidèlement évoquée, nous aide à consolider des liens d’amitié intellectuelle entre nos deux pays : c’est le vœu de la Compagnie à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir et c’est le vœu du petit collégien qui lisait l’Histoire de Charles XII et, le livre fermé, rêvait encore de la Suède...

 

 

[1] Les Registres de l’Académie française, publiés par les soins de l’Académie. Paris, Didot, 1895-1906, 4 vol. in-8.

[2] Histoire générale, de Lavisse et Rambaud (Colin, édit.), t. VI.

[3] Recueil de quelques pièces curieuses servant à l’éclaircissement de l’Histoire dc la vie de la reine Christine, ensemble plusieurs voyages qu’elle a faits ; à Cologne, chez Pierre du Marteau, 1668.

[4] Archives de l’Académie française.

[5] Nouvelle Biographie Générale sous la direction du docteur Hoefer (Firmin-Didot, édit., 1856).

[6] Recueil de quelques pièces curieuses...

[7] Œuvres complètes de d’Alembert, Paris, Belin, 1821, t. II. (3) Christine de Suède, par Arvède Burine (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1888).

[8] Christine de Suède, par Arvède Barine (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1888).

[9] L’Académie française (1629-1793), par Frédéric Masson. Paris, Ollendorff.

[10] L’hôtel Séguier prit vers 1660 le nom d’Hôtel des Fermes qu’il conserva longtemps après la Révolution : « Aujourd’hui, dit en 1854 Paulin Paris, dans une note de son édition de Tallemant des Réaux, il n’y a même plus rien de l’hôtel des Fermes. » Cet  emplacement de l’Hôtel Séguier est représenté par la Cour des Fermes, entre le n°22 de la rue du Bouloi et le n°15 de la rue du Louvre. Cette cour des Fermes abrita successivement des détenus pendant la Révolution, puis les Messageries Laffite et Caillard, puis la Salle de spectacles d’Olivier, puis le théâtre Comte, puis l’imprimerie Paul Dupont et les Petites Affiches (v. Rochegude : Promenades dans Paris, Ier arrondissement).

[11] Voici, à titre de curiosité, la composition de l’Académie à cette date (1658) : H. Salomon, d’Ablancourt, Jacques Esprit, La Mothe Levayer, de Priézac, Patru, Bazin de Bezons, Du Ryer, Pierre Corneille, Ballestins, de la Mesnardière, Mézeray, Tallemant, Scudéry, Jean Baudouin, de l’Estoile, de Serizay, Guez de Balzac, Laugier de Porchères, Germain Habert, Abel Servien, Guillaume Colletet, Gérard de Saint-Amand, Pierre de Boissat, Boisrobert, Guillaume de Bautru, Louis Giry, Jean Ogier de Gombauld, Jean Silhon, Martin Cureau de la Chambre, Marquis de Racan, du Chastelet, Antoine Godeau, évêque de Vence, Amable de Bourzeys, de Gomberville, Chapelain. Conrart, Jean Desmarets, Hubert de Montmor.

[12] Lettre de Madame de Sévigné (édit. des Grands Écrivains de ta France). Hachette, édit., t. I et VIII.

[13] Lettre de Patru à d’Ablancourt.

[14] Ibidem.

[15] Registres de l’Académie française qui mentionnent aussi, à la date du 3 décembre 1768, une visite du roi de Danemark : « M. le directeur, y est-il dit, fit remarquer à Sa Majesté les portraits des plus célèbres académiciens. Il l’arrêta ensuite devant le portrait de la reine Christine, à côté duquel était une place vide. Alors, M. le directeur dit au roi que l’Académie serait extrêmement honorée si S. M. voulait bien remplir cette place de son portrait... »

[16] Œuvres de d’Alembert, Paris, Belin, 1822, t. IV.