Inauguration du musée Pierre Loti, à Rochefort-sur-Mer

Le 8 avril 1973

Étienne GILSON

Cinquantième anniversaire de la mort de Pierre Loti

Inauguration du musée Pierre Loti à Rochefort-sur-Mer

 

 

M. le Maire,
M. le Sous-Préfet,
M. l’Amiral,
Mon Général,
Madame Loti,
Mesdames, Messieurs,

L’Académie française est heureuse de se joindre à vous pour célébrer aujourd’hui la mémoire de Pierre Loti, ce fils glorieux de votre ville et l’un des grands écrivains dont l’œuvre honore notre compagnie. Loti fut reçu sous la coupole le jeudi 7 avril 1892, c’est-à-dire il y avait hier de cela quatre-vingt-un ans, jour pour jour. Celui qui a l’honneur de parler aujourd’hui au nom de l’Académie était en 1909 un jeune professeur de philosophie au lycée de Rochefort-sur-Mer. Grand admirateur de Loti, il avait demandé et obtenu sans tarder la faveur de visiter la demeure, à la façade unie et discrète, semblable à toutes ses voisines, qu’on appelait déjà la Maison de Loti. Le visiteur avait été si enchanté de sa visite qu’il sollicita la faveur de la renouveler l’année suivante.

Loti lui répondit avec sa bonne grâce coutumière qu’il serait le bienvenu, aussi souvent qu’il aurait le désir de revenir, mais pas avant la fin de l’été ; tout étant empaqueté dans la naphtaline pendant les chaleurs, cette deuxième visite serait une déception.

Malheureusement, il ne devait pas y avoir pour moi d’année suivante à Rochefort. La gracieuse invitation ne put donc être acceptée jusqu’à votre appel inattendu à l’Académie française. Loti eût certainement préféré un marin, mais l’Académie n’a présentement ni amiral ni commandant de vaisseau d’aucun grade, bref elle s’est laissée démunir d’homme de mer. Il m’a donc semblé que je pouvais me prévaloir d’une invitation qui, vieille de plus de soixante ans, n’avait pourtant jamais été révoquée.

J’ai voulu relire le discours de réception de Pierre Loti. J’y ai d’abord appris que, selon l’Académie, Pierre-Loti s’écrit avec un trait d’union. Je ne crois pas que l’usage doive jamais se conformer à cette décision. Mais j’appris en même temps que Loti se connaissait admirablement lui-même et que, si je l’avais osé, j’aurais pu me contenter de vous relire deux ou trois pages de son discours pour le présenter aujourd’hui tel qu’il fut.

Peu d’œuvres littéraires sont aussi étroitement liées que la sienne à la vie de leur auteur. Même lorsqu’il ne dit pas « je », c’est le plus souvent de lui-même qu’il parle ; son discours de réception commence comme un de ses romans et, comme la plupart d’entre eux, il contient plusieurs passages qui relèvent directement du genre littéraire de la confession. C’est d’ailleurs sans doute ce qui établit un lien personnel entre ses lecteurs et lui. On ne doit pas s’étonner que tant d’entre eux, qui ne l’avaient jamais vu, soient devenus pour lui des amis. Chacun a droit à ses préférences dans une œuvre si diverse, où le décor même change d’un livre à l’autre. Mais tous ces décors ont en commun d’avoir été choisis par lui, d’exprimer un même goût et, finalement, de se ressembler parce qu’ils lui ressemblent. Son Égypte est une Égypte sans touristes, son Inde est, prophétiquement, une « Inde sans les Anglais ». S’il me fallait absolument ne retenir qu’une seule de ses œuvres, je choisirais Fantôme d’Orient, livre peuplé d’une foule grouillante qui crie dans toutes les langues du Levant, dans un Stamboul de rêve plus intensément réel que le vrai. Pourtant, Loti lui-même est français, Aziyadé est une petite circassienne, un « horrible vieux grec » sert à l’auteur de guide, le fidèle Samuel est un Juif, bref on serait tenté de dire que toute l’œuvre a pour lieu une Turquie sans les Turcs. Peu importe d’ailleurs puisque ce qui ramène Loti à Constantinople, après dix ans d’absence, est l’amour d’un fantôme, et c’est seulement un fantôme qu’il finira en effet par y retrouver. Aziyadé est morte : Eulû, eulû. Le petit logis d’Eyoub, où se rencontraient jadis les amants, n’existe plus ; la maison de la jeune circassienne est brûlée ; « depuis sept ans elle-même est couchée dans la terre, et tout est fauché, balayé, fini pour l’éternité ». Dans ce chef-d’œuvre haletant, et pourtant coulé d’un seul jet, tout avance irrésistiblement à la fois et d’un même mouvement. Comme la sonate funèbre de Chopin, l’œuvre finit brusquement sans conclure ; il ne reste rien.

Pourquoi donc Loti écrivait-il ? Ce n’était pas afin de composer des guides de voyage à l’usage des voyageurs pressés. On lui a reproché une vue superficielle, au point d’être fausse, des pays dont il parlait, alors qu’il en écartait au contraire les apparences, souvent d’origine récente, qui cachent leur vrai visage et les défigurent. Sa vue personnelle d’un peuple et d’un pays, avec ce qu’il y inclut et en exclut, résulte d’un choix, elle est déjà à elle seule une œuvre d’art. Dédaigneux de tout reportage, Loti veut nous faire voir la réalité profonde, et belle, de ce qu’il décrit, parce qu’il veut nous faire partager la pitié que lui inspirent ces « reflets sur la sombre route ». Le précieux papier à lettres dont il usait portait en exergue, dans le coin du haut à gauche, ces simples mots : « Mon mal j’enchante. » Il enchantait son mal en le chantant.

Tel est le secret de cet art, si intensément personnel, et dont je ne doute pourtant pas qu’il ait l’avenir pour lui. Ceux qui ont lu l’œuvre de Loti dans tout l’éclat de sa jeune gloire, savent bien qu’il fut en son temps un écrivain populaire ; je me souviens encore avec quelle impatience, jeune étudiant, j’attendais la suite des Désenchantées qui paraissaient alors en feuilletons dans la Revue des Deux Mondes. Lors qu’il mourut, en 1923, la France lui fit des funérailles nationales, comme elle en a fait depuis à Paul Valéry et à François Mauriac. Il appartenait de droit à leur glorieuse compagnie. Ceux qui entreprendront de consacrer à son œuvre les études approfondies qu’elle mérite n’auront d’ailleurs pas de meilleur guide que lui-même, car il s’est beaucoup observé, jugé et expliqué. Il s’est même critiqué sans indulgence, conscient qu’il était de ses premières gaucheries, mais aussi des progrès qu’il n’avait cessé de faire dans l’art d’écrire. Peut-être devrais-je dire dans son art d’écrire. Car il savait ce qu’il voulait : trouver des mots simples, directs, concrets pour inclure dans la description physique des objets et des êtres celle des émotions et sentiments qu’ils nous inspirent. Avec quel talent il y réussit ! « Oh ! comment dire le charme de ce lieu qui s’appelle la Corne d’Or ?... Comment le dire même par à peu près. Il est fait de mes joies inquiètes et de mes angoisses, mêlées à de l’ombre d’Islam, il n’existe sans doute que pour moi seul. » C’est ici, à Rochefort, dans la maison désormais préservée par vos soins, que Loti a noué tant de subtils échanges entre la réalité et lui-même, trouvant pour les décrire et les peindre les pastels les plus fins. L’Académie vous remercie d’avoir sauvé de la dispersion et de l’oubli ce que lui-même a un jour nommé : « Ce que j’ai de plus cher et de plus respecté. »

Je voudrais à présent tenter de dissiper un préjugé aujourd’hui répandu, et que je trouve fort bien défini dans le plus populaire de nos dictionnaires : « Loti Pierre... romancier impressionniste attiré par les paysages et les civilisations exotiques. »

Impressionniste ? soit, mais c’est un mot bien dangereux, comme on le sait par l’exemple de la peinture, car l’art ne consiste pas à éprouver des impressions, mais à les rendre, ce qui suppose qu’après les avoir subies, on les analyse et on les juge. Quant à la notion d’exotisme, il existe certainement un sens où le mot convient à l’art de Loti, mais ce n’est qu’un aspect superficiel de l’œuvre et il serait plus malaisé à définir qu’on ne croit. Loti avait assurément le goût du décor ; il ne pouvait voir un mur sans avoir envie de le garnir. Dès son premier roman, Aziyadé, provisoirement logé au fond d’un navire anglais, le Prince of Wales, dans un réduit blindé confinant à la soute aux poudres, il ne peut résister au désir de « meubler d’une manière originale ce caveau où ne pénétrait pas la lumière du soleil ». Ce qu’il y a de curieux, c’est que dans ce navire mouillé en Orient, il s’entoure d’un décor oriental qui annonce déjà celui de la future Maison de Loti : « sur les murailles de fer, une épaisse soie rouge à fleurs bizarres, des faïences, des vieilleries redorées, des armes brillant sur un fond sombre ». C’est donc l’exotisme de quelqu’un qui a besoin d’un décor oriental, même en Orient. En revanche, ce qu’on nomme son exotisme n’exige pas l’Orient pour se satisfaire. Le décor de Pêcheur d’Islande n’a rien d’oriental, ni celui de Ramuntcho, mais ce sont là les lieux de vies particulières, différentes de la nôtre et où nous ne pénétrons avec l’écrivain qu’au prix d’un dépaysement qui, par-delà le mode de vie, aille jusqu’à l’être.

Marin, Loti n’aurait pas voulu être autre chose, mais il était habité par une intense curiosité d’autrui. Détestant la civilisation moderne et ses platitudes, Loti est sensible à la particularité de tout être, de tout ce qui se développe selon la loi de sa propre nature. Pour décrire cet état d’esprit, on ne peut faire mieux qu’emprunter sa plume, par exemple l’une des premières pages de. Ramuntcho, ce héros rustique qui lui ressemble comme un frère. Car s’il a souvent changé de décor, Loti n’est jamais vraiment sorti de soi.

Ramuntcho est un autre Loti possible dont le Loti réel se demande vaguement pourquoi il ne l’a pas été ? Voici Ramuntcho qui s’arrête pour regarder passer au-dessous de lui un bouvier conduisant une paire de bœufs. Le bouvier disparaît, on ne le reverra plus, mais puisque Loti est un Ramuntcho possible, cette disparition l’étreint d’une mélancolie subite. Ramuntcho en reste tout rêveur, et sa rêverie est exactement ce qu’elle serait s’il eût été Loti :

D’avoir vu (ce bouvier chantant) ainsi disparaître... la compréhension lui était venue, plus exacte, de ces humbles existences de paysan attachées à la terre et au champ natal, de ces vies humaines aussi dépourvues de joies que celles des bêtes de labour, mais avec des déclins plus prolongés et plus lamentables. Et, en même temps, dans son esprit avait passé l’intuitive inquiétude des ailleurs, des milles choses autres que l’on peut voir ou faire en ce monde et dont on peut jouir : un chaos de demi-pensées troublantes, de ressouvenirs ataviques et de fantômes venait furtivement de s’indiquer au tréfonds de son âme d’enfant sauvage.

Cette nostalgie des ailleurs et des autres, ce mal de ne pouvoir être que soi-même n’est le mal de Ramuntcho que parce qu’il est d’abord celui de Loti. C’est sans doute celui dont il se plaint et qu’il enchante en le chantant. Tous ces êtres dont il parle, et qu’il tire de soi, il les est. Comme lui-même l’a dit dans son discours de remerciement à l’Académie : « Il y a toujours beaucoup trop de moi-même dans mes livres. » Pour ma part, je retrancherais le mot trop, car je pense au contraire que ce que Loti a mis de lui-même dans ses livres est ce qu’ils ont de meilleur.

De tous ces êtres qu’il tire de soi et nourrit de sa propre substance, Loti sait trop bien qu’aucun ne saurait échapper au destin qui le condamne, comme lui-même, à finir par cesser d’être. Ici encore son remerciement à l’Académie dit brièvement tout ce qu’il faut. Le soir même où il avait appris en rade d’Alger la nouvelle de son élection, songeant à son prédécesseur Octave Feuillet, Loti pensait à la mort, non seulement à celle de Feuillet, niais à la sienne ; disons, à la leur, à la nôtre : « Il me semblait qu’en prenant sa place, je le plongeais plus avant dans la grande nuit où nous allons tous. » Toute l’œuvre de Loti pourrait porter le titre de l’un de ses livres : le Livre de la Pitié et de la Mort.

De là l’universelle pitié que la destinée de tous les êtres, et même de toutes choses, lui inspire : peine des hommes, surtout des simples et des humbles, souffrance muette des animaux et jusqu’au dépérissement progressif des pierres. Loti ne se contente pas de haïr la mort, il se bat contre elle.

Je m’arrête ici, craignant de m’engager dans une dimension de son œuvre qui dépasse la portée de l’éloge simplement littéraire. On parle beaucoup aujourd’hui de protection de la nature et de sauvegarde des œuvres d’art, pareillement menacées par l’argent. Je pensais sans cesse à la Mort de Phylae pendant les séances où l’UNESCO formait des projets pratiques pour le sauvetage de ce temple et de plusieurs autres. Le pire ennemi de la nature, c’est l’homme. Je ne voudrais pas conclure mon hommage à Loti sans rappeler son rôle de précurseur dans un combat dont il n’est pas certain que l’homme le gagnera contre lui-même, mais dans lequel ce grand écrivain aura fait figure de chef.