Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Jean-Loup Dabadie

Le 17 septembre 2020

Jean-Luc MARION

HOMMAGE

À

M. Jean-Loup DABADIE[1]

PRONONCÉ PAR

M. Jean-Luc MARION
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 17 septembre 2020

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Mesdames, Messieurs,

Le 24 mai dernier, notre confrère, notre ami, Jean-Loup Dabadie, s’est déconfiné de notre monde, quelques mois après que nous avons perdu Michel Serres et Yves Pouliquen. Nous voici désolés et isolés.

Jean-Loup Dabadie rapporte, dans l’éloge qu’il fit de Pierre Moinot, son prédécesseur au 28e fauteuil, que celui-ci espérait qu’il soit fait « par un homme amical ». Je serai en votre nom cet homme amical, pour rendre hommage à un homme qui fut, pour nous tous, amical par excellence. Car il le fut en effet : toujours affable, souriant mais, si je puis dire, sérieusement, avenant et pourtant discret, s’adressant à chacun comme si c’était la plus grande joie de sa journée, d’une bienveillance sans arrière-pensée, toujours retenue et dont on ne doutait pas qu’elle fût sincère. On avait l’impression presque d’un enfant, encore surpris que les mandarins de la Rive gauche aient si bien intégré parmi eux un personnage de la scène de la Rive droite. Il montrait, dans ce visage ouvert, une sérénité qu’on devinait conquise sur des épreuves, une sérénité au second degré, qui connaissait les choses de la vie. Des journalistes, tribu répétitive et conventionnelle, ayant constaté le spectacle de tous ses talents, crurent pouvoir le nommer un saltimbanque sous la Coupole. Mieux inspiré, un de ses proches l’a qualifié de mélancomique : un comique, mais sans illusion, un comédien qui savait surnager à la tragédie. Cet écrivain de spectacle, comme on l’a aussi défini, voyait le monde comme un profond spectacle, mais qu’il faut deviner à distance, et dont on ne peut bien parler qu’en surface. L’humour est une sagesse de gens sérieux.

Sérieux, Jean-Loup Dabadie l’était vraiment, j’en suis convaincu. Avant de faire parler et chanter les autres, il avait étudié, très sérieusement, les mots et les lettres. Né à Paris en 1938, enfant à Grenoble chez ses grands-parents, puis revenu à Paris, il étudia à Janson-de-Sailly puis au bagne, disait-il, de la khâgne de Henri-IV, où il fit de très sérieuses humanités. Il savait son latin et son grec, il suivit en Sorbonne des cours de Jacqueline de Romilly sur Thucydide, il embarqua dans la littérature comme on entre en religion. Ce qui ne l’empêcha pas, au contraire, de fréquenter L’Équipe et Midi Olympique. Cela me permit, soit dit en incise, quand j’entrai dans votre compagnie, mon heureuse surprise de constater qu’avec Jean-Loup Dabadie, Michel Serres et Frédéric Vitoux, supporters convaincus respectivement du FC Grenoble, de la SU Agen et du PUC, de célébrer les exploits du XV de France et de discuter les errances de ses entraîneurs. Cette confrérie secrète au sein de la Compagnie vient de se fragiliser. Joueur de rugby et de tennis autant que pratiquant des lettres, ce surdoué ne pouvait pas ne pas s’inventer une voie bien à lui. Il n’avait pas vingt ans quand il commença à collaborer avec Vilar au festival d’Avignon, et quand il publia son premier roman, Les Yeux secs. D’emblée, la fermeté et le nerveux du style veulent y mettre à distance les horreurs de l’amour, pour reprendre la formule de Jean Dutourd. Un an plus tard à peine, un second, Les Dieux du foyer, affronte le divorce de ses parents, le malheur de la vie. À eux deux, ces livres dressent le théâtre de tout ce qu’il écrira par la suite, dans tous les genres : la vie est trop dure pour qu’on n’en souffre pas, trop belle pour qu’on ne l’aime pas, trop fragile pour qu’on ne la respecte pas.

Cette vie, il la découvrit aussi, grâce à la rencontre de Pierre Lazareff et l’entrée dans le journalisme, à Candide, au Journal du Dimanche, à Elle, dont il retint le meilleur : apprendre le monde tel qu’il semble être, sans idéologie, avec cet équilibre entre sympathie et distance qui seul le rend supportable, souvent drôle, en vérité tragique et parfois aimable. Il poussa même jusqu’à collaborer au premier Tel Quel, entre Sollers et Jean-Edern Hallier, ce qui dit sa liberté de pensée. Très vite, il fréquente la télévision. Mais rien ne marque autant cette ouverture confiante au possible, que l’épisode fameux et peut-être fondateur où, dans la chambrée de son service militaire, il écrivit ses deux premiers sketchs et les envoya à un acteur encore inconnu, qui devint son ami (et qui vient de mourir à quelques jours près), Guy Bedos. Les étranges lucarnes de l’époque apprirent à la France que monsieur Ramirez est un bon manager, puisqu’il prend bien soin de la femme de son boxeur ; et que Paulette, puisqu’elle n’aime pas les fleurs, c’est une raison suffisante de lui en offrir à son anniversaire ; et tout le monde aima qu’on les lui offrît avec les mots de Dabadie. C’est ainsi que Dabadie devint Dabadie, celui qui avait les mots pour dire ce que les autres n’auraient pu dire sans lui, pour dire ce que tout le monde aurait dû voir, mais ne voyait pas, faute de savoir dessiner un personnage, fixer un caractère et lui mettre des mots dans la bouche.

Dès lors, tout le monde sollicita le montreur d’hommes, le diseur d’histoires, le caricaturiste d’âmes. On peut à peine dénombrer la cohorte des chanteurs dont il nourrit les mélodies (Reggiani et Montand, Barbara et Gréco, Enrico Macias et Sylvie Vartan, Bruel, Polnareff et Sardou, même le dernier Gabin), la pléiade des metteurs en scène dont il traça les scenarii et écrivit les dialogues (de Truffaut à Sautet, de Pinoteau à Yves Robert). Les acteurs exceptionnels qu’il servit (Piccoli, Romy Schneider, Montand et Sami Frey ; Ventura, Reggiani et Brasseur, etc.) ont témoigné rétrospectivement de son talent unique : selon eux tous, il savait ne pas écrire pour lui, mais pour eux. Il leur donnait des mots et des pensées faits à leur intention, sur mesure, en prêt-à-parler. Il leur dressait les personnages à la bonne taille (comme le faisait aussi Audiard, au contraire exact sans doute de Bresson, qui étire les acteurs aux cotes du rôle de lui seul connues). Et ensuite les laissait se débrouiller avec leur logique, se perdre ou se sauver avec leur personnage. C’est pourquoi le spectateur avait l’impression que Vincent, François, Paul et les autres, c’était ni l’acteur, ni le metteur en scène, ni même le dialoguiste, mais lui-même. Chacun retrouvait des choses de sa vie à lui.

Jean-Loup Dabadie avait compris que le théâtre, le cinéma et la chanson, bref que la fiction n’atteint une certaine vérité qu’en mettant sur scène et sur pied des emplois, des paradigmes de figures humaines autonomes et donc réelles. Et surtout, ces emplois, une fois vus et décrits, il avait le talent au sens strict de les remplir, de les remplir des mots qui leur convenaient à eux, donc pas de ces mots d’auteur, qui ne conviennent pas aux emplois, mais à lui, l’auteur qui s’en sert sans les servir. Même s’il s’étonnait de ce don qu’il reconnaissait à Depardieu – « On disait que de sa bouche sortaient des paroles d’ange » –, c’était pourtant, le plus souvent, lui, l’ange parolier, qui soufflait à l’oreille des acteurs leurs propres mots et leur insufflait ainsi leur véritable vie. C’est pourquoi il fut un auteur absolument classique : notre confrère Frédéric Vitoux eut raison, en recevant Jean-Loup Dabadie sous la Coupole, de l’inscrire dans la lignée de La Bruyère. C’est pour cela que nous avons tous en mémoire des lignes de lui et des scènes qu’il a écrites – il nous a montré notre époque, en faisant parler nos semblables comme ils parlaient, en les faisant vivre comme ils vivaient. Et nous nous y sommes reconnus.

Mais, pour atteindre un tel résultat, il faut un talent et une vertu. Un talent : savoir, d’un trait sûr, suivre un caractère parfois jusqu’à l’absurde, pour révéler en lui un type d’humanité. Et une vertu : savoir s’effacer soi-même pour laisser ces autres soi-même apparaître comme tels. Notre confrère et ami avait ce talent et cette vertu. Nous ne l’oublierons pas, il les aura toujours.

 

[1] Décédé le 24 mai 2020 à Paris.