Discours sur la vertu 1979

Le 13 décembre 1979

Michel DÉON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 13 décembre 1979

DISCOURS

DE

M. MICHEL DÉON
Directeur

———

Messieurs,

J’ai cherché la « vertu » et je ne l’ai pas trouvée. Il est vrai que c’était dans le Furetière, ce dictionnaire qui valut à son auteur les foudres de notre Compagnie. Ou, plus exactement, j’ai trouvé à ce mot une dizaine de sens qui ont à faire avec la physique et fort peu avec la morale. À peine, le malicieux et irascible abbé signale-t-il que le mot vertu signifie aussi, figuremment, « dispositions de l’âme ou habitudes de faire le bien », mais cela est dit en passant, de manière forcée, comme si Antoine Furetière n’y croyait guère. Et le fait est que son siècle n’y croyait guère, ou n’osait plus y croire. Le Tartuffe de Molière, entre autres mérites, avait rendu suspectes les manifestations impudiques de la vertu comme celles non moins indécentes de la dévotion bigote. La Bruyère concédait qu’avec de la vertu on peut être carrément « insupportable » et ajoutait que « s’il est ordinaire d’être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu? ». Est-il besoin de rappeler ici les mots désabusés de la Rochefoucauld : « Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes de la médecine : la prudence les assemble, et les tempère, et elle s’en sert utilement, contre les maux de la vie. » Au xviie siècle, le ton est encore mesuré, les sarcasmes sont retenus, le bon goût règne. La grande ombre vertueuse de Mme de Maintenon veille sur les excès de langage qui trahissent des pensées excessives. Le siècle suivant se rattrapera au point que le Marquis de Sade fera même de la vertu un piment indispensable aux exercices des libertins — infortunée Justine ! — et que Mme de Staël aura ces mots méprisants : « La vertu tient un langage pour le vulgaire que les augures ne peuvent se parler sans rire. » Quel dédain de la part de cette amie des idées nouvelles ! À ses yeux, la vertu ne pouvait être que le refuge des pauvres, des déshérités, pour ne pas dire des inférieurs. Les autres, les élus — dont elle faisait partie, cela va sans le préciser — avaient droit à la liberté des mœurs. On sait qu’elle ne s’en priva pas. Le mot vertu est tellement raillé qu’on ne l’emploie que par dérision, à moins qu’on l’évite. Seuls les révolutionnaires en font un usage offensif. Robespierre, Saint-Just couperont pas mal de têtes dans le vain espoir d’instaurer une république vertueuse, pourtant, comment ne pas avouer que c’est avec le corrompu Mirabeau que nous préférerions passer une soirée s’il nous était donné de revivre 89. À la fin du xviiie siècle, la vertu n’a même plus la ressource d’être discrète comme elle doit l’être par essence. Il lui faut se cacher honteusement, et Chamfort dira : « Quand j’ai fait quelque bien et qu’on vient à le savoir, je me crois puni au lieu d’être récompensé ».

Ainsi la vertu dont les apparences sont pourtant si simples, nous paraît-elle, dès que nous dévoilons son corps ingénu, infiniment plus complexe si nous considérons l’attitude des philosophes et des moralistes à son égard, sans parler des romanciers qui, eux, n’hésitent pas à lui infliger, au nom des droits sacrés de l’imagination, les pires sévices. Cette attitude ressemble fort à un réflexe défensif et même à de la méfiance. Gobineau qui jugeait bien les Français parce qu’il avait pris ses distances avec eux, disait qu’ils ont peur d’être « attrapés ». Sous le masque de la vertu, ils flairent la peur du gendarme ou de la réprobation du voisin, tant il leur semble difficile que la vertu soit un élan du cœur ou la manifestation spontanée d’une conscience.

Nous retrouvons cette même sorte de réserve chez un penseur aussi généreux que Jean Rostand quand il écrivait : « Il faut toujours dans l’homme que la bête se satisfasse et je me méfie de ceux chez qui elle est invisible ». Convenez, Messieurs, que la vertu a besoin d’un singulier courage — ou d’une belle naïveté — pour persévérer devant tant de suspicions et de mépris, tant de dédains, d’ignorances volontaires et de railleries auxquelles nous nous flattons que l’Académie française soit restée insensible depuis que M. de Montyon lui a confié le soin de récompenser quelques-uns des cas où elle triomphe malgré ,les agressions littéraires dont elle est victime.

Peut-être est-il prudent de ne pas trop s’interroger, de ne pas trop consulter les philosophes, les moralistes et les romanciers qui résistent mal à la tentation d’un bon mot, d’un brillant paradoxe. Les idées reçues ont aussi leur part de vérité. Au chapitre de la vertu, il est préférable de s’en tenir à une idée reçue même si elle est terne, non sans toutefois s’inquiéter d’un mot qui n’a pas les mêmes exigences quand il s’adresse aux hommes et quand il s’adresse aux femmes. Oui, Messieurs, il semble que par une discrimination dont je me garderai de dire qu’elle est justifiée ou injustifiée, ce qui nous entraînerait dans un débat hors de propos, il y ait une vertu au masculin et une vertu au féminin. Seuls les enfants ont droit à une vertu du genre neutre qui ne tient pas compte des sexes.

Certes, il v a des interférences et, au cours des siècles, l’histoire a retenu des noms de femmes qui montrèrent des vertus spécifiquement mâles. Ne citons parmi les Françaises et pour rester dans un contexte historique incontestable, que Jeanne d’Arc et Jeanne Hachette. Il est possible d’ailleurs que Jeanne d’Arc ait cumulé les deux genres de vertu si l’on en croit son surnom de Pucelle. Du côté des hommes, l’exercice de la vertu au double sens du mot conduit à ces figures admirables que sont Saint-Louis ou saint Vincent de Paul.

Il n’y a donc pas de cloisonnement absolu dans la réalité, mais dans l’idée que nous nous faisons de la vertu entre pas mal du complexe de supériorité des hommes dont les vertus les plus prisées sont, je ne vous l’apprendrai pas, éminemment protectrices, guerrières ou politiques. À l’ombre de ces vertus mâles, les femmes sont conviées à` soigner les malades, à élever leurs frères et sœurs, à réconforter les pauvres, à sacrifier leur vie sentimentale et physique à de vieux parents qui ont gâché leur jeunesse et, occasionnellement, à ne pas tromper leurs maris, fussent-ils des bêtes et des égoïstes qui le mériteraient cent fois. Quelle mine de sujets émouvants pour le roman populaire, que ces jeunes filles et ces jeunes femmes frappées par l’adversité, et luttant contre l’infortune et les grossiers appétits des hommes, avec un courage discret mais inflexible. La porteuse de pain, Les deux orphelines et dans un genre tout aussi mélo, Les Misérables, ne figurent peut-être pas parmi les chefs-d’œuvre de la littérature française, mais enfin ces romans ont fait pleurer des générations de Margots, et il est probable qu’ils en feront pleurer d’autres encore. Ce ne sont pas ces vertus-là qu’on demande aux hommes. Quand le capitaine de Fontenne, après un long débat intérieur, confesse à son espiègle épouse, qu’entraîné par ses camarades de régiment, il a trop bu et l’a trompée avec une théâtreuse, Maupassant ne trouve pas d’autre réaction à Laurine de Fontenne qu’un inextinguible fou rire. Le vertueux capitaine est un grotesque qui apprend que la sobriété et la fidélité ne sont pas les qualités que l’on exige de lui, que peut-être sa femme l’aurait enfin aimé s’il avait affirmé gaillardement ses droits à l’infidélité. Ce n’est pas sa faute qui nous empêcherait de lui décerner un prix de vertu, c’est sa bêtise.

N’hésitons pas : la vertu, au sens étroit du mot — dévouement, oubli de soi, esprit de sacrifice — est plus souvent au féminin qu’au masculin, et le poids de la réprobation est plus lourd pour la femme qui y manque que pour l’homme. Comment ne pas concéder que la vertu est plus naturelle aux femmes qu’aux hommes, et qu’on s’en étonne moins quand on la rencontre chez celles-là qu’on ne s’en étonne quand elle est le fait de ceux-ci.

Pourtant que de renoncements implique la vertu pour les femmes ! Stendhal parlait même de malheur : « Un malheur des femmes, c’est que leur courage soit toujours employé contre leur bonheur. » Stendhal aurait aimé que la Princesse de Clèves ne dise rien à son mari et se donne à M. de Nemours. Mais alors ? Eh bien, la face du roman français, dans ce qu’il a de plus traditionnel, en eut été changée, conséquence incalculable pour notre littérature et pour une autre idée reçue, celle que seules les amours contrariées ont droit à l’immortalité et au sublime. Notons en passant que Stendhal qui aurait volontiers mis la Princesse de Clèves dans le lit de son amant de cœur, adopta une savante demi-mesure dans La Chartreuse de Parme : Clelia Conti ne reçoit Fabrice del Dongo que la nuit quand elle est assurée, pour respecter son vœu, de ne pas voir son visage, mais Stendhal est si impressionné par la tradition qu’il punit de mort les deux amants et le fruit de leurs amours, hécatombe qui vient à point clore un roman où toutes les difficultés ont été vaincues les unes après les autres. Le jour où il n’y en a plus, le romancier est autorisé à jouer le rôle de justicier immanent. Alors il châtie ses deux héros qui n’ont pas joué le jeu. Mais que justice soit rendue à Clelia Conti. Elle a inventé la vertu avec restriction mentale.

Enfin, soyons francs : de qui le lecteur de La Chartreuse de Parme tombe-t-il amoureux ? Je crains que ce soit non de Clelia Conti malgré la passion qu’elle affiche pour les oiseaux de sa volière, mais de la capiteuse Sanseverina qui distribue ses faveurs assez facilement. La Duchesse ne montre-t-elle pas aussi une vertu à sa manière en sacrifiant, sans plaisir, son corps aux ambitions qu’elle a pour son neveu ?

Le xixe français n’était pas vertueux mais prude. Stendhal en donne un bon exemple quand il cite Mme de Montcertin qui « grande et bien faite, fort timide, tout à fait dominée par l’habitude, avait deux amants : l’un pour la ville, l’autre pour la campagne, tout aussi disgracieux l’un que l’autre. Un jour, les huit ou dix nièces de Mme de Montcertin lui demandèrent ce que c’était que l’amour. Elle répondit :

— C’est une chose sale dont on accuse quelquefois les femmes de chambre, et quand elles en sont convaincues, on les chasse. »

Voilà, n’est-ce pas, qui introduit une autre notion dans l’idée de vertu. Il y a vertu et vertu selon la naissance ou la fortune. Vertus aristocratiques qui choisissent de s’étaler plutôt dans les grandes actions qu’un large public peut apprécier que dans les petites de la vie intime, invisibles au commun des mortels. Mérimée en a fait un portrait mémorable dans Arsène Guillot, où la belle Mme de Piennes d’une main ferme conduit vers le salut la pauvre Arsène. Ce n’est que pour lui chiper son amant. Les amours d’Arsène et de Max sont condamnables aux yeux du beau monde, tandis que ceux de Mme de Piennes et de Max jouiront de la considération publique. Nul doute que Mme de Piennes se considère comme une vertueuse personne. Elle mépriserait les vertus bourgeoises plus terre à terre et quotidiennes, mais marquées toutes par une idée de durée, un instinct de conservation, le souci de transmettre le bien acquis et la position assurée par le travail et le respect des conventions. Nous émeuvent plus, évidemment, les vertus populaires avec leurs élans du cœur, leur absence de calcul. M. de Montyon ne voulut-il pas que les douze mille livres qu’il chargea l’Académie de distribuer en 1780, allassent « aux gens du commun ». C’est de la part de cet habile et âpre financier à la baronnie contestée, une malicieuse discrimination et un hommage rendu aux vertus plus spontanées qu’apprises.

On eut étonné la Madame de Montcertin si drôlement épinglée par Stendhal, en lui révélant qu’elle n’était pas vertueuse ni même charitable. Elle le croyait cependant en toute innocence. Une certaine éducation l’absolvait des menues offenses à la vertu et sans doute même se croyait-elle bon cœur quand, au village, elle dotait la rosière et lui donnait pour mari son jardinier afin d’être sûre de les garder tous deux à son service et d’être respectée par leurs éventuels enfants.

Encore une tradition qui se perd — bien tristement — car les rosières avaient la vertu peut-être provisoire — du moins le leur souhaitons-nous — mais sage et gaie, et leur couronnement était une fête comme il est dommage de n’en plus donner. Remarquez en passant qu’il s’est toujours agi de jeunes filles, et qu’on n’a pas trace de la célébration d’un « rosier » triomphant par sa pureté des multiples embûches que la vie tend à un adolescent. Qui de nous ne s’est pas enchanté de la jolie ode de Raoul Ponchon à une rosière d’autant plus méritante qu’elle était de Montmartre ?

 

C’est un devoir bien doux pour moi, Mademoiselle,

D’affirmer devant tous que vous êtes... bien telle

Que l’on vous annonça ; que vous l’avez encor

... Votre fleur d’innocence aux étamines d’or,

Et je suis fier de ce qu’une fête éphémère

Pour cette circonstance unique m’ait fait maire

... Maintenant que l’on sait sur quel bon capital

Mademoiselle, vous vous tenez à cheval.

 

Vous conviendrez, Messieurs, qu’il serait délicat de tenir pareil discours à un jeune homme qui a gardé ses illusions. Mais ne pleurons pas inutilement un passé enfui et les mœurs d’hier dont nous aurions tort de croire qu’elles ne reviendront pas. Notre fin de siècle a rayé du programme des réjouissances l’élection des rosières, qui n’étaient déjà pas si nombreuses à Montmartre, et la vertu a trouvé d’autres occasions de se manifester, des occasions plus secrètes qui prêtent moins le flanc aux esprits portés à la plaisanterie. Considérons seulement que la vertu reste hypersensible aux adjectifs au point même de perdre son sens propre lorsqu’elle n’est pas précédée de l’épithète convenable. La vertu est grande ou elle n’est pas. C’est dire qu’elle ne souffre pas de médiocrité. Il ne vient à personne l’idée de louer la moyenne vertu de quelqu’un, ce serait injurieux ou plein de sous-entendus. On verrait bien plus la faille par laquelle passent les contraires de la vertu, que ce qu’il en reste de véritable derrière quelques faiblesses. Ne parlons pas non plus des petites vertus. Elles évoquent certaines dames et nous savons que c’est une périphrase sarcastique pour désigner les enseignantes de l’amour qui ose dire son prix.

Avec quelle précaution, devons-nous manier les adjectifs pour reconnaître la vertu dans sa nudité candide et son naturel et comme il nous faut aussi apprendre à adapter nos critères aux temps que nous vivons : ce qui était vrai hier ne l’est peut-être plus aujourd’hui et la vertu risque d’être, comme la trahison, une question de date. Au-delà de l’évolution des mœurs, du laxisme d’une époque ou des rigueurs puritaines de l’époque qui la suit, au-delà de l’indifférence, de l’égoïsme auquel la lutte impitoyable pour la vie, semble condamner l’individu, la vertu continue de fleurir grâce à d’autres êtres et sous d’autres formes.

Plus discrète certes, répugnant à l’ostentation, émouvante dans sa solitude et sa dignité qui cache souvent tant de détresses, dédaignée par la publicité qui se délecte dans le sordide, la vertu traverse les tempêtes qui agitent les mœurs et nous ne pouvons nous empêcher de lui reconnaître une sorte d’immatérialité, un parfum étrange qui nous réconforte et nous rappelle que l’homme n’est rien s’il n’a pas la conscience aiguë, lancinante, de sa solidarité avec ses frères et sœurs, si l’amour du prochain n’est pas la clé qui lui rend tolérable un siècle furieux et incohérent où la tentation la plus séduisante est toujours offerte par le mal triomphant du bien. Que pour une fois, pour quelques fois, la sincérité l’emporte sur l’hypocrisie, l’altruisme sur l’égoïsme et nous reprenons espoir que dans un futur encore incertain mais tant espéré, nous attend un monde plus fraternel, plus généreux que celui où les hasards de notre naissance nous ont jetés, pour ne pas dire abandonnés.