Discours de réception du baron de Montesquieu

Le 24 janvier 1728

Charles de SECONDAT, baron de MONTESQUIEU

M. le président Montesquieu, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Sacy, y est venu prendre séance le samedi 24 janvier 1728, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

En m’accordant la place de M. de Sacy, vous avez moins appris au public ce que je suis, que ce que je dois être.

Vous n’avez pas voulu me comparer à lui, mais me le donner pour modèle.

Fait pour la société, il y étoit aimable, il y étoit utile, il mettoit la douceur dans les manières, et la sévérité dans les mœurs.

Il joignoit à un beau génie une ame plus belle encore ; les qualités de l’esprit n’étoient chez lui que dans le second ordre, elles ornoient le mérite, mais ne le faisoient pas.

Il écrivoit pour instruire, et en instruisant il se faisoit toujours aimer ; tout respire dans ses ouvrages la candeur et la probité ; le bon naturel s’y fait sentir, le grand homme ne s’y montre jamais qu’avec l’honnête homme.

Il suivoit la vertu par un penchant naturel, et il s’y attachoît encore par ses réflexions. Il jugeoit qu’ayant écrit sur la morale, il devoit être plus difficile qu’un autre sur ses devoirs ; qu’il n’y avoit point pour lui de dispenses, puisqu’il avoit donné des règles ; qu’il seroit ridicule qu’il n’eût pas la force de faire des choses dont il avoit cru tous les hommes capables, qu’il abandonnât ses propres maximes, et que dans chaque action il eût en même temps à rougir de ce qu’il auroit fait et de ce qu’il auroit dit.

Avec quelle noblesse n’exerçoit-il pas sa profession ? Tous ceux qui avoient besoin de lui, devenaient ses amis ; il ne trouvoit presque pour récompense à la fin de chaque jour que quelques bonnes actions de plus ; toujours moins riche, et toujours plus désintéressé, il n’a presque laissé à ses enfans que l’honneur d’avoir eu un si illustre père.

Vous aimez, Messieurs, les hommes vertueux ; vous ne faites grace au plus beau génie d’aucune qualité du cœur, et vous regardez les talens sans la vertu comme des présens funestes, uniquement propres à donner de la force, ou un plus grand jour à nos vices.

Et par là vous êtes bien dignes de ces grands protecteurs qui vous ont confié le soin de leur gloire, qui ont voulu aller à la postérité, mais qui ont voulu y aller avec vous.

Bien des orateurs et des poètes les ont célébrés, mais il n’y a que vous qui ayez été établis pour leur rendre, pour ainsi dire, un culte réglé.

Plein de zèle et d’admiration pour ces grands hommes, vous les rappelez sans cesse à notre mémoire ; effet surprenant de l’art ! Vos chants sont continuels, et ils nous paraissent toujours nouveaux.

Vous nous étonnez toujours quand vous célébrez ce grand ministre qui tira du chaos les règles de la monarchie, qui apprit à la France le secret de ses forces, à l’Espagne celui de sa foiblesse, ôta à l’Allemagne ses chaînes, lui en donna de nouvelles, brisa tout-à-tour toutes les puissances, et destina, pour ainsi dire, Louis-le-Grand, aux grandes choses qu’il fit depuis.

Vous ne nous ressemblez jamais dans les éloges que vous faites de ce chancelier, qui n’abusa de la confiance des Rois, ni de l’obéissance des Peuples, et qui, dans l’exercice de la magistrature, fut sans passion comme les lois, qui absolvent et qui punissent sans aimer ni haïr.

Mais on aime sur-tout à vous voir travailler à l’envi au portrait de Louis-le-Grand ; ce portrait, toujours commencé et jamais fini, tous les jours plus avancé, et tous les jours plus difficile.

Nous concevons à peine le règne merveilleux que vous chantez ; quand vous nous faites voir les sciences par-tout encouragées, les arts protégés, les belles-lettres cultivées, nous croyons vous entendre parler d’un règne paisible et tranquille ; quand vous chantez les guerres et les victoires, il semble que vous nous racontiez l’histoire de quelque peuple sorti du nord, pour changer la face de la terre ; ici nous voyons le Roi, là les héros ; c’est ainsi qu’un fleuve majestueux va se changer en un torrent, qui renverse tout ce qui s’oppose à son passage ; c’est ainsi que le ciel paroît au laboureur pur et serein, tandis que dans la contrée voisine il se couvre de feux, d’éclairs et de tonnerres.

Vous m’avez, Messieurs, associé à vos travaux, vous m’avez élevé jusqu’à vous, et je vous rends grace de ce qu’il m’est permis de vous connoître mieux, et de vous admirer de plus près.

Je vous rends graces de ce que vous m’avez donné un droit particulier d’écrire la vie et les actions de notre jeune monarque ; puisse-t-il aimer à entendre les éloges que l’on donne aux Princes pacifiques ; que le pouvoir immense que Dieu a mis entre ses mains soit le gage du bonheur de tous ; que toute la terre repose sur son trône ; qu’il soit le Roi d’une nation et le protecteur de toutes les autres ; que tous les peuples l’aiment, que ses sujets l’adorent, et qu’il n’y ait pas un seul homme dans l’univers qui s’afflige de son bonheur et craigne ses prospérités ; périssent enfin ces jalousies fatales qui rendent les hommes ennemis des hommes ; que le sang humain, ce sang qui souille toujours la terre, soit épargné, et que pour parvenir à ce grand projet, ce ministre nécessaire au monde, ce ministre, tel que le peuple françois auroit pu le demander au Ciel, ne cesse de donner ces conseils qui vont au cœur du Prince, toujours prêt à faire le bien qu’on lui propose, ou à réparer le mal qu’il n’a point fait, et que le temps a produit.

Louis nous a fait voir que comme les peuples sont soumis aux lois, les Princes le sont à leur parole sacrée ; que les grands Rois qui ne sauroient être liés par une autre puissance, le sont invinciblement par les chaînes qu’ils se sont faites, comme le Dieu qu’ils représentent, qui est toujours indépendant et toujours fidèle dans ses promesses.

Que de vertus nous présage une fois si religieusement gardée ! Ce sera le destin de la France, qu’après avoir été agitée sous les Valois, affermie sous Henri, agrandie sous son successeur, victorieuse ou indomptable sous Louis-le-Grand, elle sera entièrement heureuse sous le règne de celui qui ne sera point forcé à vaincre, et qui mettra toute sa gloire à gouverner.