Discours de réception de René Boylesve

Le 20 mars 1919

René BOYLESVE

Réception de M. René Boylesve

 

M. René BOYLESVE, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Alfred MÉZIÈRES, y est venu prendre séance le jeudi 20 mars 1919 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Sans manquer à la modestie — particulièrement convenable à cette place, — j’oserai dire que je m’étonne moins du grand honneur qui m’est fait, lorsque j’évoque le souvenir de celui qui le premier m’engagea à solliciter vos suffrages. Vos portes se sont largement ouvertes, non en vérité à mes mérites personnels, mais, par une pieuse condescendance au vœu pour ainsi dire testamentaire d’un de vos plus illustres confrères enlevé prématurément à l’art dramatique, à la lumineuse « connaissance de l’esprit humain », à cette forme supérieure de l’ironie qui s’allie si bien avec la bonté et le goût de la justice : j’ai nommé l’auteur de La Course du Flambeau. Je l’avoue, je me suis vu constamment conduit jusqu’à chacun de vos seuils par cette grande ombre ; c’est elle que accueilliez si complaisamment ; c’est elle qui vous parlait pour moi ; et quand je vous remercie, aujourd’hui, c’est tout ensemble d’avoir tant fait en ma faveur et d’avoir acquiescé encore une fois au désir d’un de ces hommes dont le caractère m’est si cher — et dont le penchant est en toute occasion, non pas d’attendre mais de prendre les devants.

Messieurs, l’étonnement, je l’éprouve, et je le provoquerai peut-être, en constatant qu’aborder le sujet de quelques réflexions sur Alfred Mézières et feuilleter la vie de ce bel honnête homme de la seconde partie du XIXe siècle, c’est toucher une matière toute proche de nous, presque brûlante.

J’ouvre au hasard un des dix-sept volumes d’Alfred Mézières et j’y lis ceci :

« M. de Werner montra tout de suite qu’il ne se laisserait pas arrêter par les règles ordinaires du droit des gens. Il mit en réquisition les habitants des environs de Strasbourg pour travailler aux ouvrages du siège... Il semble qu’on ait voulu forcer les défenseurs à capituler par les souffrances qu’on infligeait à ceux qui ne pouvaient se défendre. N’espérait-on point, par exemple, désarmer les canonniers de la place en leur montrant, sur les travaux des assaillants, quelques compatriotes que leurs projectiles risquaient d’atteindre en même temps que l’ennemi ? De tels procédés — ajoute Mézières avec une mélancolie que notre maturité trouvera peut-être ingénue — de tels procédés révoltent les nations civilisées([1]). »

Ces lignes furent écrites le 1er octobre 1870.

Dès le début de la campagne de 1870, Alfred Mézières avait, en quelques mots tout unis, dégagé, en ce qu’elle a d’essentiel, la mentalité de guerre allemande, telle qu’elle sera plus tard révélée, développée et précisée dans de copieux et savants ouvrages qui ne furent que trop peu lus parmi nous, dont la connaissance nous eût épargné, à nous et à nos alliés, bien des surprises et de stériles indignations après coup. Que n’avions-nous présentes à l’esprit, depuis quarante-sept ans, les quelques lignes, si simples, d’Alfred Mézières !

Il serait trop aisé, en parcourant cette vie laborieuse, de ne pas quitter un instant notre immense souci de ces quatre dernières années. Je vous citais une page écrite au second mois de l’année terrible. Si j’ouvre le dernier volume publié près d’un demi-siècle plus tard par l’écrivain plus qu’octogénaire, sous le titre Ultima verba, je trouve encore sa mémoire de citoyen tenace, attachée à ce siège de Strasbourg.

Il y voit, dit-il, « une série de leçons que nous ne saurions trop méditer ». Et il fait cette réflexion à la veille de 1914 ! Que de leçons il trouvera dans sa connaissance de l’Allemagne ! En voici une, entre autres : les Affinités électives ayant paru en 1809, l’année suivante, le ministre français Portalis, prenant la défense de ses administrés d’outre-Rhin, fit demander à Goethe s’il avait autorisé un libraire de Cologne à éditer son roman. Et Mézières nous fait souvenir de la réflexion que cet acte inspire à Goethe, en ses Annales : « C’est ainsi, écrit le poète, que les français avaient la plus haute idée de la propriété individuelle et de l’égalité des droits, idée à laquelle les bons Allemands ne devaient pas s’élever de sitôt([2]). » En effet Alfred Mézières a nommé la ville de Metz sa patrie.

Son grand-père maternel avait construit les fortifications de Mayence sous la surveillance directe de l’Empereur ; quatre de ses cousins se trouvaient à Leipzig.

Son père, « descendant direct d’une des plus anciennes et des plus nobles familles du Maine » avait renoncé à tous ses titres pour se contenter du nom de la terre de Mézières. Par sa mère, il appartenait à la famille irlandaise des O’Brien qui avait suivi en France la fortune des Stuarts.

Il entra à l’École Normale supérieure où il fit partie de la promotion antérieure à celle de 1848 et qui fut singulièrement agitée par la Révolution. Il s’est peint lui-même avec une écharpe tricolore et un grand sabre de cavalerie à la ceinture loin de ses cours et de ses études et transformé par le gouvernement, en « défenseur de l’ordre », puis enfin, doté régulièrement comme l’École polytechnique d’un costume militaire et même « obligé de monter à cheval ». C’est dans cet appareil qu’il contribua personnellement à sauver l’Hôtel de Ville et à le remettre intact aux mains de Lamartine, le 15 mai 1848.

Il a noté en quelques lignes, et non sans esprit, la philosophie de la guerre civile : « Personne, dit-il, parmi ceux qui avaient été des volontaires de l’insurrection, ne voulait avoir fait partie de l’émeute ; c’était à qui nous prêterait son concours pour remettre les pavés en place. Une seule fois, une fille du peuple à laquelle nous demandions de nous aider nous répondit gaîment : « Ma foi, non, messieurs, je ne toucherai pas à cette barricade : j’ai eu trop de mal à la faire ». Singulière ironie des choses ! quelques heures auparavant, cette faubourienne aurait tranquillement assassiné nos soldats par une embrasure de barricade ou par un soupirail de cave. Nos soldats, de leur côté, l’auraient passée par les armes si elle était tombée entre leurs mains. Le vent avait tourné. »([3])

Cette participation aux événements, cette réflexion sur les deux faces de la barricade ne laissèrent pas de déposer quelque ferment dans l’esprit d’un jeune homme. Ce n’est pas impunément qu’à vingt ans on participe de si près à l’Histoire. Quarante-huit nous apparaît un peu comme un vieux semeur barbu, en redingote noire, de qui le pied est encore mal fait au contact de la terre, mais qui jette dans les sillons une sorte de grain de poésie. Le propre de la poésie est de faire sourire les gens habiles ou les fortes têtes qui, faute d’un peu de candeur, sont parfois stériles, tandis que la poésie, lorsqu’elle est bonne, est féconde. Les hommes de 48 avaient un idéal, une foi. C’est évidemment une excellente condition pour commettre, immédiatement du moins, les plus graves erreurs, carence cas le cœur est maître du cerveau. Cependant si, au contraire, le cerveau prend le dessus sans être suivi par le cœur, il ne crée jamais une véritable force. La direction des affaires humaines est-elle condamnée à osciller toujours entre les deux ternies de cette alternative ?

Nous avons pu apprécier la valeur d’un idéal dans le grand choc qui vient de bouleverser le monde. Serait-ce le grain de 48 qui aurait germé ? Ou bien assistons-nous à l’éclosion d’une plante nouvelle ? L’impossibilité de répondre à la question, en tout cas, me retient de sourire si par hasard j’aperçois quelque semeur en apparence mal adapté aux conditions actuelles de la terre. Dans le domaine des Lettres dont nous ne voulons pas nous écarter, nous reconnaissons généralement que celui qui, à l’aide de meilleurs jarrets, peut escalader les plus hautes cimes, ou celui qui jouit d’une vue plus perçante doit crier ce qu’il aperçoit à l’horizon que les autres ne voient point. Le divinateur a le devoir d’assumer le rôle ingrat et momentanément ridicule de prophète : il doit essayer de commander au jugement des foules et se garder d’attendre le résultat de suffrages qui eussent laissé dans l’ombre, chez nous du moins, pendant des siècles, un Shakespeare, et ignoré Racine et Stendhal et tous ces auteurs malheureux ou maudits du XIXe siècle qui furent notre nourriture substantielle plus sûrement que les favoris de la gloire.

Au sortir de l’École Normale, dont il fallut bien reprendre les paisibles travaux après ces brillantes échauffourées, Alfred Mézières passa deux années dans l’Enseignement secondaire.

Il nous a retracé dans un volume rempli de notes précieuses ou charmantes, intitulé Au temps passé, la vie qui était alors celle des universitaires — non fort différente, en vérité, de ce qu’elle est aujourd’hui : « Presque tous sans fortune, les membres de l’Université supportaient avec vaillance, avec philosophie, la médiocrité de leur situation. L’antiquité classique, surtout l’antiquité latine, les nourrissaient de maximes fortes. Pour ma part, ajoute-t-il, c’est à cette éducation de l’esprit par les lettres que j’attribue eu grande partie les vertus spéciales qui honoraient alors le corps universitaire : une certaine fierté, une certaine noblesse d’âme, le sentiment très vif qu’il y a de par le monde quelque chose de supérieur aux avantages matériels dont le monde raffole, le culte de l’idée pure au sein d’une société affairée et calculatrice([4]). »

Peut-être a-t-on trop longtemps pensé que le « culte de l’idée pure » suffisait à nourrir les hommes très cultivés. Nous avons une tendance, en France où le désintéressement absolu est fréquent beaucoup plus qu’on ne pense, à considérer l’ascétisme comme un état de nature.

Toujours est-il qu’une vie morale d’une telle qualité ne va pas sans communiquer à l’âme une délicatesse qui rendit Alfred Mézières, comme un grand nombre de ses confrères, extrêmement sensible au dédain de l’idéologie par quoi furent caractérisés les événements du 2 décembre. Dès lors, le jeune professeur se trouva faire partie d’un corps devenu « suspect au nouveau régime ». Il est sobre de commentaires — suivant sa discrétion habituelle — sur les mouvements intimes de son esprit : il ne fut jamais des protestataires violents, mais, par l’orientation future de ses idées politiques, il semble bien que ce soit dès ce moment-là que son opinion, sans être soustraite à la hantise de « la Légende napoléonienne » qui l’avait bercé, s’accoutuma à la tenir pour close.

Un fait d’un ordre différent, et qui parait avoir agi d’une manière efficace sur la carrière et sur l’œuvre d’Alfred Mézières fut son admission à l’École Française d’Athènes.

Dans les lettres qu’il écrivait d’Athènes, puis de Sicile, puis d’Italie à sa famille, entre deux accès de fièvre, sur le pont des lents bateaux méditerranéens ou dans les auberges, étudiant simultanément les antiquités grecque et latine, la langue italienne pour contempler dès son berceau la littérature moderne, et l’anglaise afin d’atteindre les sommets de la poésie, il montre une grande distinction d’esprit, une érudition non affectée, un robuste bon sens, une disposition très marquée à ramener toutes choses au réel, sans les abaisser pour cela, un enjouement à fleur de peau, de bon aloi, ne dépassant pas les bornes de la plus parfaite correction, mais qui, par son extrême décence, nous trompe parfois sur la très réelle fermeté de la pensée qui fut la sienne, sans qu’il en livrât à aucun moment les aspects fiévreux.

Mézières ne parait pas avoir un genre d’ambition devenu depuis lors commun, celui de s’imposer, de se faire un nom, encore moins de s’enrichir. Ces « grandeurs de chair » étaient à peu près insoupçonnées de son milieu. Il a l’ambition de savoir davantage, de s’orner l’esprit, et il ne cesse pas de tenir au premier plan de ses préoccupations l’état moral et intellectuel de son pays qu’il tient à servir.

Il est professeur de littérature étrangère. Mais il n’est pas homme à demeurer enfermé dans son cabinet, méthodiquement garanti contre les bruits de la rue. La vie publique lui avait fait d’un peu rudes avances en venant le chercher dans sa thébaïde de l’École Normale ; il ne lui en garde point rancune, bien au contraire ; et lorsqu’il eût eu tous les droits, et, mon Dieu, peut-être quelque intérêt, à demeurer paisiblement adonné à ses chères études, il se jette dans l’opposition au gouvernement, en contribuant, dès 1864, à fonder un journal. Et ce journal était le Temps.

Il y consacra les premières économies de son jeune ménage. Et nul ne pouvait croire alors que ce pût être un placement de père de famille ! Le journal vivait au jour le jour : il suffisait d’une phrase trop vive pour mettre en danger son existence. Mézières, racontant plus tard, beaucoup plus tard, cet état périlleux de la presse, semble craindre que, sous un régime de liberté, on n’ait quelque mal à croire aux difficultés de ces débuts. Nous sommes mieux placés pour les comprendre aujourd’hui. « Ceux, dit-il, qui n’ont pas connu cette époque douloureuse peuvent se plaindre quelquefois avec raison de l’extrême liberté de la presse, mais qu’ils en croient notre expérience ! Pour l’ensemble de la nation elle-même, pour la force et pour l’honneur du pays, rien de plus dangereux que le régime du silence... Tout vaut mieux, même les excès, que l’obscurité et les ténèbres. » Et le premier article que présenta Alfred Mézières au Temps avait pour sujet la liberté de la presse en Angleterre !...

Ses souvenirs relatifs aux premières années de cette fondation du grand journal du soir semblent évoquer une époque quasi primitive, une République de Caton. La figure de Nefftzer, le fondateur, s’y détache en fier et puissant relief : un homme qui « ne se contentait pas de défendre une politique libérale », mais qui proscrivait la déclamation, les phrases, pour qui les questions de personnes étaient reléguées au second plan, la lutte limitée aux seules idées. Là parut Scherer « élevé à Genève, ancien ministre du culte protestant... quelque chose de puritain dans sa tenue sévère, dans la correction constante de son attitude » ; un critique qui, dit Mézières, « ne critiquait pas de parti pris », un critique sur le libre jugement de qui « n’influait aucune réputation, aucun titre officiel, « pas même la qualité de membre de l’Académie française » !

Ce que ces belles mœurs politiques et littéraires pouvaient avoir d’un peu « roide » comme on disait encore à cette époque, ou d’un peu âpre pour nos goûts modernes, devait être tempéré par la grâce d’esprit de l’homme inoubliable que fut alors, à la même table de rédaction, Adrien Hébrard.

Peut-être grâce à celui-ci, la cellule où s’élaborait la République parut-elle plus avenante à Alfred Mézières qui semble n’avoir conservé, de débuts si rigides, que la tenue et la loyauté. Il n’offre rien d’un rigoriste ; il est sociable, conciliant ; il y a même en lui un homme du monde. Fut-ce à sa province de Lorraine, fut-ce à l’Anjou de ses grands-pères qu’il dut d’avoir gardé toujours une aménité aussi complaisante qu’avertie, un sourire sous la gravité qui orne sa figure et nous la fait apparaître si clairement française ? Toujours est-il que c’est sous cet aspect d’homme essentiellement civil et de bonne compagnie que nous le voyons soutenir avec un attendrissement passionné ses principes de libéralisme, soit chez le duc Victor de Broglie dont il fréquente le salon, où il éprouve une si haute volupté à « examiner chaque question en elle-même, sans aucun souci de ce qu’en pensera le monde », soit près de telle grande dame de qui il dit que « le meilleur moyen de lui plaire était non pas de lui donner raison, mais d’avoir raison contre elle([5]) ». C’est exactement ce qu’il loue, ailleurs, et entre autres qualités, chez Gœthe. Et ce sont bien là les principes, précisément, d’une société très polie, si par hasard ce n’étaient pas ceux d’une grande politique.

Conception libérale du monde !... Rêve d’âmes exquises ! Carte du Tendre étalée sur le tapis vert des Congrès ! Poésie des Affaires Étrangères ! Tentative d’une élite d’hommes qui ont plus fréquenté les élites que les hommes ! Illusion ? C’est possible. Mais, tout de même, honneur de l’Humanité, tant il est vrai qu’en définitive et en dépit des apparences proches, l’élément moral domine les accommodements les plus machiavéliques et qu’une seule puissance défie aujourd’hui toute violation, et c’est la conscience humaine. Sa généralisation — on ne saurait dire son avènement — est peut-être le plus grand fait des temps modernes.

Dans un article sur La Fayette, Alfred Mézières évoquant le retour du héros de la campagne de Virginie, écrit : « Ce n’était pas seulement le vainqueur qu’on acclamait. La France du XVIIIe siècle saluait en lui le défenseur d’une cause, le soldat de la liberté. Ce représentant de la plus vieille aristocratie du monde avait pris parti pour les idées d’émancipation et de justice qui hantaient les esprits à la veille de la Révolution. » « Singulier temps, ajoute-t-il, que celui où les maréchaux de France, réunis chez le vieux maréchal de Richelieu, le survivant de tout un monde disparu, portaient la santé de Washington en priant La Fayette de lui présenter leurs hommages ([6]) ! »

Ce temps qui semblait « singulier » à l’heure où écrivait Mézières, est plus proche de nous qu’il ne l’était de lui.

Appuyé sur un amour profond et éclairé de son propre pays, Alfred Mézières avait l’âme sincèrement généreuse, ce qui n’exclut ni le sang-froid dans l’appréciation des hommes, ni la clairvoyance politique, ni l’absence de naïveté dans la conduite de la vie ; mais ce qui communique toujours à une œuvre écrite comme au souvenir même d’un homme, la rare vertu de la sympathie.

Art curieux que celui d’Alfred Mézières : la chronique, libre, sur l’histoire ou la littérature ! Reste de notre vieil art du moraliste, héritage de Montaigne, qui s’accroit de l’art de l’historien et ne saurait être vicié que par les exigences de la presse moderne, laquelle condamne son rédacteur à être moraliste et historien comme le timbre d’une pendule est sonore : à intervalles égaux, et sans répit, jusqu’à ce que le ressort soit détendu. Art qui, chez nous, sera toujours tributaire d’un maître qu’on n’a point égalé, de qui les lumières ont plus ou moins inspiré presque tout ce qui s’est écrit d’excellent sur la littérature, en France, depuis cinquante ans : le grand Sainte-Beuve. En cet art Mézières excella. Quelles pages n’eût-il pas ajoutées à ces recueils de chroniques intitulés Silhouettes de soldats ! Chacun en devine les titres et en entend l’accent.

Mais, dans le même temps, il professe la littérature étrangère, et il écrit ses trois ou quatre grands ouvrages. Il a été un de ces Français, dit-il, avec une modestie élégante, qui ont reconnu « qu’il ne nous est pas inutile de vivre de temps en temps par la pensée au milieu des étrangers ([7]) ». Attention filiale envers son pays : point de départ de ces remarquables études sur Shakespeare, sur Goethe, sur Pétrarque, c’est-à-dire : sur le poète au génie le plus libre, sur l’homme de raison s’il en fut, — qu’un poète a appelé le moins Allemand des Allemands, — et sur le plus universel humaniste.

Il n’est pas en mon pouvoir de déterminer le motif qui décida de ce choix : mais lisant chacun des ouvrages que ce choix a suscités, je suis bien obligé de reconnaître la très particulière qualité que Mézières s’appliquera sans cesse à mettre en valeur chez ses auteurs de prédilection : l’indépendance de la pensée et de l’art, l’isolement des âmes supérieures, au milieu de la foule, non pour la dédaigner, certes, mais pour la servir mieux, enfin un religieux respect envers cette entité mystérieuse que les hommes de son temps divinisaient sous le nom de Liberté.

Je suis moi-même tout juste d’âge à avoir encore reçu l’enseignement d’honnêtes gens qui professaient ce culte du libéralisme aujourd’hui un peu passé de mode. Vous permettrez sans doute à un simple écrivain d’imagination, de qui l’on ne saurait attendre que contes ou rêveries, d’introduire ici une sorte d’apologue dont le sens établira avec netteté mes points de contact avec mon illustre prédécesseur.

Il s’agit d’un songe que je fis vers ma vingtième année. J’abordais dans un pays ignoré de moi, où mon attention était attirée par une inscription en trois termes, identiquement répétée au fronton des palais, gravée sur les monnaies, imprimée sur les affiches officielles. En ma naïveté, je conclus que le pays était gouverné par trois princesses. Précisément, sortaient d’un édifice fastueux trois jeunes filles, merveilleusement ornées, le front ceint du diadème ; la première, surtout, était suivie d’une cour nombreuse et enthousiaste.

Ce ne pouvaient être que trois princesses issues d’une page des Mille et une nuits. Bien que toutes les trois eussent leur beauté, la première, en son port plein d’allégresse, en ses gestes heureux et en je ne sais quelle triomphale fierté, légitimait dès l’abord son succès et le nom que je devinais qu’elle portait. Une espèce de nain grotesque, un fou, ce fou en qui tous les auteurs, par un singulier accord, se sont concertés pour incarner la sagesse, me heurta en ricanant. Je lui adressai la parole : « Je te reconnais, toi, car j’ai lu des livres : tu appartiens, n’est-il pas vrai ? aux souveraines d’un peuple heureux ?... » Il me dit : « Je suis, comme de juste, à la plus belle ! Incline-toi, inconnu. Sache que des milliers d’hommes l’encensent, la chantent, se privent de tout en son honneur et se font, à l’occasion, héroïquement massacrer pour elle. — N’est-ce pas la Liberté ? lui dis-je. — C’est elle. — Ah ! » fis-je, en saluant la première des trois princesses, car je me sentais un irrésistible attrait pour cette femme admirable. — N’oublie pas les deux autres ! me souffla le nain : la cadette est déjà irritée parce que ta taille n’est pas celle du commun. — La plus jeune, hasardai-je, me parait divine !... — Peuh ! fit le monstre en tournant sur un talon, celle-là n’est pas dangereuse : elle vit dans les nuages. Si jamais son règne arrive, nous serons au Paradis terrestre... C’est la Fraternité... Et, m’entraînant par le bas de ma veste, il me glapit d’en bas : « Ne va pas te monter la tête et raconter chez toi que tu sors du pays des merveilles : ma maîtresse comme ses sœurs ne sont ici qu’en manière de parade, en effet leur figure est plaisante, et les hommes, tu le sais, ont besoin d’être charmés ; mais, entre nous, les trois belles ont peu de part aux affaires... — Eh ! quoi ! ne sont-elles pas les reines ? Qui donc gouverne chez vous où tout semble aller assez bien ?... » Le fou hésita un instant puis me confia : « C’est quelqu’un sans esprit ni tournure et qui ne se montre guère, car il ne s’entend pas à l’art de la flatterie ; et cependant sans lui ses Filles idolâtrées ne seraient que de très vains fantômes... — Enfin, me diras-tu qui règne ici ? » Le bouffon me dit : « C’est l’Autorité. »

Si j’ai laissé glisser entre vos mains la clef de ce songe, j’ai confessé à tous mon goût pour la fille des dieux que servit Mézières et indiqué exactement l’instant où je suis tout à Elle. C’est celui où l’on pénètre dans le domaine littéraire. Il ne s’agit plus ici, de demander, au nom des principes libéraux, la naturelle expansion de la Prusse, comme le firent nos âmes — vraiment exquises — au milieu du XIXe siècle ! Il ne s’agit pas, bien entendu, de soutenir le droit de divagation chez le premier venu. Il s’agit d’applaudir le génie manifeste d’avoir usé de tous ses feux et, quitte à avoir répandu çà et là quelque odeur de fagot, d’avoir produit une intensité de flamme que, sans lui et sa liberté totale, le monde n’eût point vue. Il s’agit de littérature.

Messieurs, la modération d’Alfred Mézières n’empêche que nous trouvons çà et là, chez lui, dépourvues de tout bruit annonciateur et de toute rhétorique amplificatrice, des opinions audacieuses, non résultats d’un caprice, mais fermement assises et périodiquement renouvelées, qui, accompagnées du moindre son de trompette, n’eussent pas valu à leur auteur la renommée d’un homme de tout repos.

Lorsque Goethe, parlant avec la chaleureuse et si souvent féconde ivresse d’un écrivain de « jeune revue », dit qu’« une œuvre d’art ne doit s’adresser qu’au sentiment esthétique et ne peut être jugée que par les facultés auxquelles elle s’adresse », Alfred Mézières, son commentateur, ajoute : « Il y a bien du vrai dans cette théorie. Si l’on veut prêcher la morale au théâtre, on s’expose à composer, comme Diderot, des pièces ennuyeuses et larmoyantes. Ne vaut-il pas mieux entretenir au fond de soi-même un sentiment énergique de la moralité et le porter ensuite sur la scène sans dessein préconçu, par la force de l’habitude et de l’élévation naturelle de la pensée ? » Une telle réflexion n’a presque l’air de rien, mais elle contient une des théories littéraires les plus fertiles, une théorie essentielle, et d’où peut dépendre le sort d’une littérature. Et Mézières prend parti, un parti conforme à sa constante attitude intellectuelle, et conforme à son discernement de grand lettré.

Ami véritable des arts et même audacieux ami, ne prouve-t-il pas encore qu’il l’est lorsque, méditant sur l’ensemble de l’œuvre et de la vie de Gœthe, il écrit de ce poète, que : « l’amour du beau a été la plus grande passion de sa vie et qu’il a beaucoup plus songé à être un grand artiste qu’un bienfaiteur de l’humanité », « ces deux rôles, ajoute-t-il aussitôt, se confondant dans son esprit ». « Faire de grandes œuvres, c’était, suivant Goethe, — et il ne se trompait point— (c’est Mézières qui parle) c’était travailler au progrès social, payer à la patrie, à l’humanité, la dette du citoyen et de l’homme utile. »

Il n’est pas si commun de mettre en évidence des opinions de cette nature. C’est qu’elles courent le risque de heurter le sentiment général qui est, encore de nos jours, mal préparé à comprendre l’identité de l’œuvre d’art et de l’œuvre d’utilité nationale.

Nous traversons une période trop extraordinaire pour que l’œuvre d’art puisse souffrir le parallèle avec les actes du politique ou du guerrier. Mais faisons un effort pour nous transporter aux époques moins critiques. Un moraliste, observateur pénétrant ou spirituel, qui fait, par exemple, une bonne comédie, pour n’avoir qu’une part, peut-être relativement éloignée, à l’action auguste, y contribue cependant, car non seulement il enrichit le patrimoine esthétique qui est l’ornement de la nation, mais il est, à l’étranger où il pénètre, une sorte d’ambassadeur perpétuel, — et favori — un ministre, souvent sans insignes et sans titres, mais dont la voix dépasse l’enceinte des palais et le monde des salons diplomatiques et va toucher au loin, au plus profond, les foules, l’opinion publique, — le souverain nouveau — par le moyen le plus persuasif qui soit : le plaisir. Il y redit, de génération en génération, quelque chose du génie de sa propre race, et en livre la formule aux méditations des âmes innombrables qu’il a charmées. C’est La Bruyère qui a parlé — peut-être le premier — du « désir d’être utile à sa patrie par ses écrits ([8]) ». Et qu’était-ce que les écrits de La Bruyère, sinon le type le plus pur et le plus condensé de ce que devaient être plus tard tous nos « ouvrages de mœurs » c’est-à-dire nos comédies et nos romans satiriques ? Ce n’est pas seulement par nos habiles plénipotentiaires, ce n’est pas seulement par nos voyageurs dévoués que nous sommes connus et estimés hors de nos frontières, mais c’est aussi par le théâtre qui secoue les foules et c’est aussi par le livre qui s’installe et demeure dans les maisons en ami, en prétexte à causerie, en excitateur de songeries sans fin. Ne comptons pas pour la propagande uniquement sur les paroles doctes et savantes. Il y a toujours du conte de Fées dans les affaires du monde les plus sérieuses... Comptons un peu sur la baguette magique... L’écrivain, c’est l’Enchanteur. Il porte sous son aisselle la Boîte de Pandore, mais il a toujours l’air d’en faire sortir les robes de Peau d’Ane. Il change la couleur du ciel. S’il dit qu’il fait beau temps quand il pleut, il se fait croire. Il fait luire des trésors aux yeux des déshérités du monde. Il donne des heures d’amour aux malheureux qui pleurent d’être seuls. « La principale règle est de plaire », ont dit formellement presque tous nos grands classiques du XVIIe siècle, qui avaient pleine conscience de la puissance morale de leur rôle. Ne marchandons pas notre crédit aux écrivains, c’est-à-dire à ces êtres étranges doués de l’exceptionnel pouvoir d’émettre sur toute la surface du globe les rayons émanés du foyer national. Leur chant est comparable à la musique populaire que l’on ne saurait ni susciter ni contraindre, qui éclate, divague ou se tait selon l’état du pouls de la collectivité, qui suit merveilleusement les états de santé de la masse et qui est douée d’une séduction qui emporte tout.

Mais on donne des instructions aux ambassadeurs ! on leur apprend un langage où chaque phrase est précédée de : « casse-cou ! ». Et aux écrivains qui se chargent eux-mêmes d’exporter nos mœurs, nos idées, nos figures ?

Hélas ! la littérature, comme la langue, est la meilleure et la pire des choses ; et elle doit rester ceci et cela, sous la menace de n’être plus rien. J’entends et je soutiens que nous avons besoin de notre franc-parler. Il convient d’admettre que le franc-parler peut être différent selon l’état général des esprits, qui se retourne comme un troupeau selon que le chien passe à droite ou à gauche. Il y a chances que d’ici à longtemps nous restions comme des fidèles à la sortie d’un trop émouvant sacrifice et, peut-être pour la première fois, des peuples victorieux seront obligés à moins s’enivrer du triomphe qu’à méditer sur la gravité de leurs devoirs nouveaux. La Gloire ne se coiffe plus de panache, mais du beau voile qui fait son visage sérieux, son regard profond. Elle a grandi ; avec le monde entier elle atteint l’âge de la maturité.

La vérité est qu’il faut beaucoup de finesse pour pénétrer toute œuvre marquée de caractère national. Que nos ouvrages d’imagination exigent donc de finesse, entre tous les autres, de la part des étrangers !...

S’il est arrivé à certains de nos écrivains, de donner de nous une image défavorable, ils portaient cependant avec eux une particularité très typique de notre caractère ; ils ont enseigné partout que nous n’aimons point nous peindre avec exactitude. Songeons que c’est aussi la marque des artistes de préférer leur interprétation au modèle. Nous autres, nous transposons : nous aimons à présenter de nous une image conventionnelle que les seuls initiés sauront mettre au point. Il y a de la jeunesse, peut-être même de l’enfantillage en ces jeux d’atelier : nous nous costumons volontiers en matamores ; nous aimons à déconcerter. Disons aussi qu’une de nos élégances est de taire avec soin et de nier au besoin, sinon de bafouer, nos plus incontestables qualités. Il entre bien quelque pudeur dans notre prétendue immoralité.

Libre, inconsidérée, jeune éternellement, — enfin, telle qu’elle est — notre littérature vaut probablement mieux qu’étouffée ou servile. Nos écrivains ne sauraient rien produire de vivant et de viable que par la grâce de leur franche spontanéité.

Ce goût de la liberté et cette croyance en l’excellence du développement de la personnalité humaine, que nous retrouvons chez Alfred Mézières à toute époque de sa vie, c’est en particulier dans son ouvrage capital que nous le sentons s’exalter, c’est dans sa très belle trilogie sur les Prédécesseurs, les Contemporains, les Successeurs de Shakespeare, sur Shakespeare lui-même.

Remarquons tout de suite que ce qu’une pareille tendance pourrait présenter d’inquiétant est endigué chez lui et retenu, comme tous ses transports, par la connaissance et l’amour éclairé de la tradition nationale : aussi, est-ce en Angleterre qu’il se juge, si l’on peut dire, le plus libre d’être libre, parce que là, jamais, la sagesse accumulée par l’expérience séculaire n’a été négligée par les tendances les plus indépendantes.

L’Angleterre, comme le reste du monde, se laisse imprégner par la Renaissance, mais elle en subit l’éclat sans se détacher de ses propres origines ; elle modifie les vieux moules de ses Mystères, mais elle a bien soin de conserver ce qui faisait chez elle l’infaillible attrait : l’esprit des vieilles légendes nationales, cet indéfinissable humour « qui n’est guère autre chose qu’une manière plaisante et imprévue de présenter des idées sérieuses ([9]). »

Ce qui fait le caractère incomparable de l’histoire d’Angleterre, et ce qui provoque l’admiration d’Alfred Mézières, c’est « ce double courant de gravité et de verve comique qui se continue sous les œuvres les plus populaires. Un seul événement, dit-il, la victoire des Puritains... l’interrompt pendant quelques années. De 1640 à 1660, il est défendu de rire dans toute l’étendue du territoire anglais ([10]) ».

C’est parce qu’un homme comme Mézières ne saurait être suspecté d’avoir insuffisamment aimé notre magnifique littérature du XVIIe siècle, disciplinée et aristocratique, qu’il est intéressant de le voir ne pas retenir son adhésion raisonnée et enthousiaste à l’« art libre et varié » de ces auteurs britanniques qui « entendaient ne se soumettre à aucune règle qui pût enchaîner leur imagination ([11]) ». « À leurs yeux, dit-il, la fantaisie était souveraine comme elle l’avait été antérieurement dans toutes les œuvres de l’art » ; « ils échappaient à l’Art poétique d’Horace » comme ils brisaient les moules des Comédies de Plaute et de Térence ; et ils étaient servis dans leur liberté par la Reine qui n’imposa jamais son opinion... ([12]).

Messieurs, l’homme dont nous venons d’évoquer très insuffisamment le caractère, toujours attaché à la sagesse, à l’impartialité comme à la liberté, mais gardant intangible et sacrée l’idée de patrie, ne demeura, durant sa vie longue, étranger à rien qui fût grand, et ajouta au besoin l’acte aux paroles. Au milieu des manifestations de sa très vive activité, il se ménagea le temps nécessaire au rôle de citoyen. Professeur, journaliste, écrivain, il se présenta devant les électeurs pour servir à la Haute Assemblée son pays de frontière, son pays meurtri. Il fut sénateur. Il ne montra, au Sénat, d’autre ambition que celle d’employer au bien de tous ses connaissances particulières. Il fut Président de l’Association des Journalistes républicains, et j’ai recueilli maints témoignages attendris ou reconnaissants de son assiduité et de son concours aussi complaisant qu’efficace. Il s’était de tous temps occupé des choses militaires et y avait acquis une rare compétence. Il fit partie de la Commission de l’Armée. Il est tel de vous, Messieurs, qui n’ignore pas avec quelle énergie il s’éleva en faveur de la loi de trois ans. Mieux que personne il connaissait l’Allemagne ; moins que personne, il se faisait illusion sur les sacrifices immesurables qui, dans un bref délai, devraient être exigés de nous. Il était parmi nous, mais son âme ne se lassa jamais de monter le guet, là-bas, dans son tout petit pays, le plus voisin possible de la frontière maudite et de Metz dont il gardait, parmi ses souvenirs d’enfance, le son très aimé des cloches.

Quarante-quatre ans, la moitié de sa vie, ce son des cloches messines bourdonna à ses oreilles en lui rappelant le Drame par excellence, le Drame d’autant plus terrible qu’il n’était qu’interrompu, et que toutes les paroles qui pouvaient être échangées durant le long entr’acte, n’étaient que chuchotements étouffés par le grand bruit d’airain venu de Lorraine. Il l’entendait ; il ne cessa pas, pendant près d’un demi-siècle, de parler du Drame interrompu ; et, plus d’une fois, halluciné, croyant que le Drame reprenait, il dut dire à ses amis, dans les couloirs : « On rentre... »

On est rentré. Un peu trop tard pour lui.

Permettez-moi, Messieurs, d’évoquer les quelques heures tragiques où un féroce Destin se complut à lui  disputer et finalement à lui refuser la Terre promise.

Le son de ses cloches était-il devenu trop obsédant ? Le 17 juillet 1914, au lieu d’aller faire une cure habituelle, il décida de se rendre directement à son village de Rehon, près de Longwy. Il était déjà très souffrant. Les bruits de guerre viennent l’y troubler au bout d’une semaine, et au bout de deux semaines la guerre. Les Allemands sont entrés dans les villages environnants, ils emplissent les bois et prennent possession des hauteurs. Mézières voit autour de lui fuir des malheureux épouvantés. Rehon est déjà presque séparé de la France ; la poste ne fonctionne qu’à de rares intervalles : le 12 août, y parvient le dernier courrier. On y suit par un journal belge que l’on se passe de l’un à l’autre avec difficulté les péripéties de la résistance de Liège. Plus besoin de journaux pour connaître l’histoire du siège de Longwy et de la bataille du 22 août : on y est. Alfred Mézières secourt les blessés au Dispensaire situé dans sa propriété. Il vit, lui et les gens de sa maison, dans les sous-sols. Le 24, une foule d’habitants de Longwy-bas et des environs arrivent à Rehon : il en héberge autant qu’il peut ; il a chez lui la Maternité de Longwy, de pauvres jeunes accouchées avec leurs petits, nés sous les obus. La façade de la maison est éraflée par les balles, la toiture entr’ouverte ; dans le jardin, de grands arbres sont décapités. Longwy tombe le 26. Dès lors commencent les exécutions sommaires sur le moindre soupçon de favoriser la fuite des soldats français, sur la trouvaille d’un fusil, d’un ceinturon abandonné.

Le dernier témoin de la vie de Mézières me dit : « Il aimait la campagne, les bois, où il allait s’asseoir, un livre à la main, car il n’était jamais inoccupé. » Voici quelles furent ses occupations, ses promenades, en son dernier automne ; elles consistèrent à recueillir dans son parc des fusils, des ceinturons, des képis français et à les faire enfouir dans les fourrés, afin de ne pas exposer sa maisonnée, devenue un précieux refuge.

Autour de lui on arrête ses amis comme otages. Il est menacé, quoique très âgé, infirme et malade, de partager leur sort. Les trains qu’il voit sont bondés de soldats allemands qui ont pavoisé leurs wagons avec des branches et hurlent : « Nach Paris ! » C’est la fameuse « guerre fraîche et joyeuse » qui passe sous les yeux du vieux patriote français. Le mois de septembre s’écoule tout entier — le mois de septembre 1914 !... — sans qu’aucune nouvelle lui parvienne ; il est entouré d’Allemands, qui maintenant occupent sa maison ; il n’entend parler que de la défaite complète de son pays ; il ignore totalement la Victoire de la Marne ! Et cependant il conserve un espoir, qui ne l’a jamais abandonné.

Un jour, les gendarmes se présentent. On vient perquisitionner. C’est le signe : il va être arrêté ou tout au moins vont l’être les personnes dévouées de qui un vieillard ne saurait se passer. En effet, on lui arrache ce soutien suprême, l’espace de quelques heures : le temps de donner au malheureux l’angoisse mortelle. On ne l’arrête pas, on n’arrête personne. On lui donne même le motif de la perquisition ; le voici : un grand journal parisien avait publié cette courte note : « M. Mézières est dans sa maison de famille, à Rehon. Il attend avec confiance sa prochaine délivrance. » C’est là-dessus qu’on a procédé à la cruelle formalité qui l’ébranla.

Messieurs, le seul bon moment qu’il eut avant sa fin lui est venu de vous. Il a appris que l’Académie l’avait réélu conservateur du Musée Condé et que ses confrères espéraient le revoir bientôt réuni à eux, à l’Institut. Dès lors, il ne rêve plus que de revenir ici.

Ses amis multiplient les démarches pour obtenir qu’il puisse quitter Rehon : il a quatre-vingt-huit ans, il est malade, il désire embrasser ses enfants. À la Kommandantur de Longwy, le colonel répond : « Il veut partir ? il est malade ? Eh ! bien, il partira comme les autres, sur la paille... » Les mois passent ; depuis plus d’une année le vieillard est environné par l’ennemi ; il endure des souffrances mortelles : il ne se plaint pas : il espère toujours.

Le 3 octobre 1915, un officier d’ordonnance du commandant de la place de Longwy vient annoncer que M. le Sénateur est autorisé à rentrer en France, échangé contre un consul. À ce moment, dans la chambre au-dessus, entre les bras d’un garde-malade, M. Mézières était mourant. On lui épargna même la vue de l’officier ; cet uniforme lui faisait mal. Il s’éteignit le 10 octobre.

À son enterrement furent autorisés à assister ses amis retenus comme otages, et chacun d’eux était escorté d’un soldat allemand.

Nous pouvons imaginer ce cortège, simple, disparate et touchant, qui s’avance dans la campagne française souillée et ravagée... Ces champs, ces bois, où jadis il aimait s’asseoir, un livre à la main...

Le sort a, lui aussi, ses cruautés… Que le cœur de ce vieillard eût palpité trois années de plus et un mois, jour pour jour, peut-être alors succombait-il, — mais de joie…

 

[1] Récits de l’invasion, p. 56.

[2] Gœthe, II, p. 115.

[3] Au temps passé, p. 90.

[4] Au temps passé, P. 90.

[5] De tout un peu, P. 73.

[6] Morts et vivants, p. 150.

[7] En France. Avant-propos.

[8] La Bruyère. Préface au Discours prononcé dans l’Académie française.

[9] Prédécesseurs, P. 12.

[10] Prédécesseurs, p. 13.

[11] Prédécesseurs, ibid., p. 17.

[12] Prédécesseurs, ibid, p. 22.