Discours de réception de Charles Maurras

Le 8 juin 1939

Charles MAURRAS

Réception de Charles Maurras

 

   M. Charles Maurras ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Henri-Robert, y est venu prendre place le 8 juin 1939 et a prononcé le discours suivant :

 

     Messieurs,

En raison même du très grand honneur que j’ai reçu de vous, permettez-moi de faire précéder mon remerciement de ce qui le motive : l’émotion du plus vif des étonnements.

Votre règlement peut défendre à un simple récipiendaire de déclarer l’admiration que lui inspirent ses collègues vivants, rien ne lui interdit d’exprimer ce qui le prend au cœur lorsque, de sa place nouvelle, devant la rangée illustre des fauteuils légendaires, il voit aussi se relever et flotter dans votre air tant de belles et chères ombres de conseillers, de maîtres, de compagnons, d’amis : Jacques Bainville, Paul Bourget, Maurice Barrès, Anatole France, Jules Lemaitre. Pour les uns, les traces de l’action vivante brûlent encore, et tous nous ont laissé leur souvenir florissant. Ils sont encore là pour nos cœurs et nos yeux. Près d’eux, il convient de le dire, je revois les deux hommes qui furent nos communs initiateurs à la vie de l’esprit : écoutés, rejetés, repris, quittés, toujours présents et discutés au fond de nous, M. Taine, M. Renan. Du moins les avions-nous entrevus dans notre jeunesse ! Au contraire, de trop grandes différences d’âge nous avaient empêchés de rejoindre trois autres bons pasteurs de notre pensée : ce vaste Sainte-Beuve, le plus pénétrant et le plus complet des esprits ; Bonald, le précurseur en tant de matières, et qui fut si mal entendu ; enfin, le plus grand de tous, le malheureux, magnifique et mélodieux Lamartine, en qui il faut bien saluer, comme le fit Mistral, une source puissante de poésie céleste. À me dire et à me redire qu’ils ont été de cette assemblée, toujours pareille et nouvelle, je sens bien qu’ils y sont encore.

Le même pieux mouvement porte plus loin, plus haut et finit par me faire revoir, parmi vous et les vôtres, le premier cortège des pères de nos lettres et de notre art, celui qui va et vient de Racine à La Fontaine ou de Corneille à Bossuet… Merveilleuse réunion de morts immortels ! Devant elle, rien ne peut plus nous séparer de nos racines et de nos raisons.

J’entends par là que, près de vous, Messieurs, doit naturellement s’effacer un certain goût de séparation, de division, de schisme, qui est le mal de notre temps. Ici, l’on ne peut plus renvoyer le Génie au désert ni lui assigner pour ennemie la Société. La preuve du contraire est trop bien établie aux lieux où se déploient les plus hautes facultés personnelles, mais où se donnent cours les plaisirs et les forces du lien social. Ainsi le veut la nature quand elle est saine : un être exceptionnel, capable de créer quelque pensée ou quelque chant, se sentira toujours pressé du désir de rencontrer des êtres de son âge et de son métier, pour leur communiquer ses projets et ses rêves, leur montrer ses premiers essais ou délibérer avec eux des règles saintes de la langue ou des honneurs de quelque beau style nouveau. Il n’y a rien de plus humain : les ermites eux-mêmes éprouvaient le désir de se visiter. Ce que tout homme a de plus secrètement « sien » doit se développer au contact délicieux d’esprits fraternels. Les poètes en sont témoins comme les philosophes et les savants. Ronsard eut sa Brigade. Le Moyen Âge avait connu de tels rassemblements, au nord et au sud de la Loire. Il en fut de même sur l’Arno, jadis, pour le « cercle de Dante » avec Brunet Latin, Cino de Pistoie, Guide Cavalcanti. De même, de nos jours, le subtil et savant Carducci travaillait en « équipe » avec sa Société des amis pédants. Telle est non la contrainte, mais la joie de l’entr’aide. Celui qui sait, trouve plaisir à enseigner ; celui qui veut savoir, à interroger. Cela est vrai du vieil Homère au jeune Moréas, d’Aristote et Platon à Descartes et aux derniers élèves de Comte.

… Mais quel tumulte de grands noms ! Ils accourent d’eux-mêmes dans l’esprit de quiconque se trouve convié par votre Compagnie : aussi ne peut-il se défendre d’une confusion accablante, et la leçon de fière humilité qui s’en dégage est aggravée encore si la pensée s’arrête à un autre caractère essentiel de l’Académie.

Car elle semble avoir été fondée surtout pour marquer le point, un point précis et éminent, auquel les meilleurs de nos politiques ont voulu que fussent placées et estimées, chez nous, les valeurs de l’esprit. Quelle estime ? Quelle place ? Vos fondateurs ont répondu que c’étaient les premières. Le Cardinal, son Roi, nos Rois ont pris les mesures utiles pour que les bons serviteurs des Lettres françaises fussent logés non loin des sommets de l’État pour y rencontrer toute la fleur de la Nation : dignités de la religion, distinctions de la naissance, grandes charges civiles, splendeurs incomparées de la victoire militaire, ce qui vient du passé, ce que la vie contemporaine unit d’intense et de brillant… On demandait un jour à l’un de vos collègues de quel droit vous portiez l’épée… « Sans doute, répondit l’historien-poète, de ce qu’un Roi de France aura voulu égaler de simples clercs aux plus grands seigneurs du royaume… » Et quand même l’histoire en rapporterait le mérite à la Restauration, au Consulat ou au Directoire, c’est toujours à une véritable Pairie que tendait, de sa nature et par son esprit, la fondation commune de ce Richelieu et de ce grand Roi que l’on serait bien sot de se figurer comme d’augustes momies emmaillotées d’une tradition.
Non, non, la vie ardente qui les anime donne une attention forte à tout ce qu’ils voient naître autour d’eux. De là leur intention de délivrer son titre de noblesse à toute pensée nouvelle : de ce cabaret de banlieue où se tient la belle école des poètes de 1660, la voilà convoquée au Louvre, dans le palais du Roi.

Je n’invente rien. Esclave de l’histoire, je dois mesurer la hauteur à laquelle accède, en un tel jour, le moindre de vos élus. Telle est la puissance de votre choix, et l’heureux bénéficiaire commence par être tenté de se sauver au fond d’une Thébaïde ou de quelque Carmel. Comme dans la tragédie, il se murmure : « Où suis-je ? » tant se mêlent en lui les surprises et les pudeurs ! Peut-être aussi que, malgré tout, il voudrait imiter cette Vergognosa de Pise qui cache ses yeux dans sa main et qui l’entr’ouvre de deux doigts pour avoir quelque chose du plaisir que tout lui défend. Mais, puisque voilà confessé ce plaisir ou plutôt cette grande joie de l’immense honneur qui m’est fait, le meilleur n’est-il pas de vous dire, en toute bonhomie, le plus simple et le plus ému des merci. S’il a tardé, je m’en excuse ; le définir serait difficile, l’expliquer serait vain.

Mais je dois aborder une autre complication inhérente à ma tâche aujourd’hui. Elle est liée à l’expression des tristes regrets de l’Éloge funèbre. Vous avez bien voulu m’appeler au siège d’un homme éminent et bon, spirituel et passionné, homme d’action, de réflexion et d’éloquence, qui, de son vivant, a joui de la plus juste, de la plus populaire et de la plus étincelante des gloires. Plaideurs, plaideuses, auditeurs, auditrices, simples badauds, même les pauvres diables qui allaient prendre un air de chaleur à la Cour d’assises, tous montraient dans le regard un certain rayon que je connais bien quand-ils disaient : Henri-Robert !

Henri-Robert, c’était le sauveur. Henri-Robert, c’était le vainqueur. C’était celui dont la volonté faite verbe créait des innocents, titrait des scélérats et, pour tous les cas difficiles, promettait le succès ou justifiait son espoir…

« Allez à lui, disait et redisait toute la sagesse courante, celle des salons et des rues, des cafés, des prétoires et des salles de rédaction… — Vous n’êtes pas raisonnable de ne pas vous adresser à Henri-Robert… »

Que de triomphes, en effet ! que de parties difficiles, même impossibles, hardiment jouées et gagnées ! J’ai la liste de ses victoires… Le malheur est qu’il ne m’est pas très commode de concevoir et d’énoncer la véritable économie de triomphes pareils. J’en ai étudié de mon mieux les traces écrites, je les ai admirées, elles sont admirables. Mais de tout cela l’on me dit : « Ce n’est rien ! »… et l’on ajoute, en variante, au mot fameux : « Il fallait l’entendre, le monstre !… » Entendre, ce n’est pas mon fort. La nature m’en avait déjà retiré le moyen bien avant mes premières années d’études à Paris. C’est pourquoi l’analyse exacte, et surtout complète, de ce pouvoir immense de la seule éloquence vraie, – celle qui est parlée, – rencontre en moi de telles difficultés ! Faudra-t-il me borner à croire ce que l’on en a dit ?

Les souvenirs visuels ne me manquent certes pas. D’innombrables visites – souvent forcées – au Palais de Justice furent matières à des réflexions profitables : presque toutes tournèrent au doute, à la question. Un homme, en robe noire et en rabat blanc, parle debout sur un parquet inférieur. Il s’adresse à des auditeurs, trois ou cinq, placés sur une sorte d’échafaud, en robe, eux aussi, mais silencieux et fermés. Si, pour une seconde, ils trahissent l’émoi de la conscience, adhésion ou contestation de l’intelligence, s’ils donnent un signe d’étonnement, mes yeux sont prompts à le saisir. Mais, d’où cela vient-il ? À propos de quoi ? Il faut que je l’ignore. De même, pour la brusque décharge du rire (car le rire brise les masques et ouvre les cœurs), je la vois aussi, sans pouvoir saisir la cause de cet éclair, ni son rapport éventuel avec les décisions que j’attends.

Ces décisions une fois conquises, à quoi sont-elles dues ? Un argument a-t-il percé ? Ou bien tel fait, mis en lumière ou dans une lumière neuve ? Question et question ! Insolubles pour moi. À plus forte raison l’étaient-elles quand l’orateur en épitoge parlait aux douze citoyens tirés au sort pour statuer d’un point majeur… Qu’est-ce qui forme en eux le mystère d’un jugement ?

Très peu philosophique serait le parti de répondre qu’il s’agit là d’une balance naturelle, le plus fort motif devant l’emporter. Qu’est-ce qui l’a rendu le plus fort ?

Il ne serait pas moins inique de tout accorder aux forces sous-jacentes du cœur ou de la chair. Non, là se fait, car là doit se faire, l’un des plus beaux mélanges ou des plus brillantes combinaisons de ce que peut la nature angélique de l’Homme quand elle est parvenue à commander à sa passion, à son mouvement, à son geste, à sa voix ; quand, surtout, cette voix de chair et d’esprit est belle, et que sa beauté est née, exactement née, pour insinuer le libre charme de sa persuasion. Tout y est rassemblé, du physique et de l’humain, du pathétique et du raisonnable, les merveilles d’un mouvement qui vient d’en haut, et le puissant effet des ressources du corps, avec ce qu’elles ont de familier ou, pourquoi pas, de trivial… Les hauts, les bas de l’éloquence sont tels. Tout y a sa place, et l’orateur romain qui en a élaboré la règle, fait leur part, variable, tant aux extrémités qu’à leur juste milieu.

Mais, tout cela n’est que vérité générale. Quelle qu’en soit la justesse, comment en faire une application à Henri-Robert avec les précisions et les distinctions qu’il y faut ?

Ou bien dois-je éluder la difficulté ? Je ne puis me résoudre à ce renoncement. Contre toute sagesse, j’essaierai de vous apporter l’image ressemblante d’un grand magicien de la barre. Un souvenir très personnel ajoute à l’obligation d’honneur qui me vient de vous. Henri-Robert m’a donné un signe d’amitié d’esprit qui ferait honte à la négligence. Le voici. Un jour entre les jours, il m’arriva d’être appelé à l’une des Chambres correctionnelles de ce Palais, que votre regretté confrère avait enchanté de sa gloire et honoré d’un bâtonnat que la guerre fit durer sept ans. L’audience devait s’ouvrir à midi ; autant dire avant l’aube pour des journalistes qui passent la nuit entière à l’imprimerie.

Nous avions été exacts. À peine arrivés, nous apprîmes que nous ne pourrions être assis sur le banc d’infamie qu’après la neuvième heure. Un sommeil invincible s’empara alors de mes sens. Juste ou injuste, ce sommeil profond, venant à point, j’en goûtai le bienfait réparateur, la nuque mollement appuyée au bois d’une banquette, sans même prendre garde au défilé de nombreux délinquants tombés du panier à salade ; mais peut-être rêvais-je à eux, dans le murmure des vers de Verlaine :

Allons, frères, bons vieux voleurs…
Filous en fleurs,
Mes chers, mes bons…

quand un coup de coude me réveilla. L’audience était suspendue, un ami me disait : « Vite, voici Henri-Robert, il vient pour vous serrer la main !… » Il est difficile de dire avec quel plaisir je me frottai les yeux pour rendre au Maître bienveillant les saluts de sa courtoisie. Les plus grands criminels ne peuvent faire honte à l’avocat digne de ce nom ; cependant, ce jour-là, la démarche du bâtonnier montrait une indépendance d’esprit dont le souvenir ne m’a pas quitté.
Encore une fois, ce souvenir m’oblige. En remontant aux sources, en consultant les compétences, en faisant les efforts d’imaginations nécessaires, j’irai d’analogies en approximations pour que la peinture ne soit pas trop incomplète. Et, pour tous ceux des traits qui ne peuvent que m’échapper, je les dessinerai indirectement. Tel l’aveugle classique interrogé sur l’idée qu’il pouvait se faire des rayons du soleil ou de la couleur de la pourpre : « Cela doit ressembler au bruit des cymbales », répondait-il.

De longtemps, je m’étais intéressé, dans Henri-Robert, à l’historien, à l’écrivain, à l’homme. Certains intermédiaires y avaient contribué, je dois le noter. Mais ses livres avaient stimulé ma curiosité. Car ils attestaient une culture, un goût et un choix des idées qui ne pouvaient qu’accentuer ma grande question préalable : — Comment l’être doué d’un tel pouvoir sur les têtes et les cœurs de ses concitoyens, n’a-t-il pas étendu ses conquêtes au delà de la barre et du livre ? Tous les champs de la politique s’ouvraient à lui. Comment n’y est-il pas entré ?…

Maître du prétoire, il n’aurait eu qu’à marcher sur des traces brillantes, qui étaient toutes fraîches, il y aurait couru, emporté par le vent, par je feu de sa parole ! Et que n’eût-il été, une fois entré au forum ? Ministre ? Président du Conseil ? Pourquoi pas le chef de l’État ? Mais dans le cursus honorum du régime, il n’a jamais rien ajouté au modeste chevron de délégué sénatorial du département de la Seine, mandat qu’il n’avait pas brigué. Même, nous le verrons, le grand amour de son art et de son métier le rendait singulièrement rebelle à tout échange de service entre le judiciaire et le politique. De l’Île de la Cité au Palais-Bourbon, au Luxembourg, surtout à la place Vendôme, les communications trop personnelles lui déplaisaient.

Et voilà donc une merveille ! l’avocat qui n’est qu’avocat ! l’avocat qui ne fait pas de politique ! On l’a bien remarqué ici : quand, le 12 juin 1924, Henri-Robert vint prendre séance et remplacer un personnage aussi considérable que M. Alexandre Ribot, son premier mot fut pour sa « robe d’avocat », le second pour son illustre et lointain confrère de 1640, Olivier Patru, presque aussi éloigné que lui de tout Sénat, de toute Chambre.

Olivier Patru ! Henri-Robert ! Les ressemblances manquent-elles ? Sans vain archaïsme, on peut relever plus que des sympathies dans la manière dont l’un et l’autre conçurent le service supérieur que l’avocat rend à la société, à l’État.

Ce que l’un des livres d’Henri-Robert nous montrerait au naturel, « le Palais », leur Palais, dans ses affinités et ses contrastes avec « la Ville », forme un des cinq ou six piliers que l’architecte de la patrie française éleva autour du Trône fondateur et conservateur : la Cour, la Ville, l’Université, le Théâtre, le Palais sont des institutions qui étonnent pour ce que chacune d’elles montre de force, de liberté, presque d’indépendance, bien que le chef-d’œuvre commun ait été de savoir dépendre et ainsi concorder ! Le Palais, surtout, avec son Parlement, avait les traditions d’une grande puissance républicaine, qui vivait et se mouvait sous le Roi – sub rege, respublica – patriciat plus attentif à se maintenir qu’à subir les nouveautés trop vigoureuses, qu’elles vinssent du Roi ou quelles fussent même élevées de son propre sein. Une dure lenteur à consentir les changements est ce qui a permis de soutenir également une mue graduée ou de brusques métamorphoses.

Henri-Robert ! Olivier Patru ! Amusons-nous à confondre les temps. Il serait presque gai de nous demander quelles émotions, quels mouvements divers, quelles indignations, peut-être, auraient suscités au Palais de 1640 les diableries nouvelles apportées par un Henri-Robert aux contemporains de la Fronde. Le nôtre aura déterminé une telle révolution dans le Palais de la fin du XIXe siècle, qu’on lui voit faire son entrée dans les prétoires avec les bottes et le fouet du révolutionnaire royal. Que ne l’ai-je un peu fréquenté ! Il eût été bien agréable de lui demander s’il pensait, comme la vieille Rome, que les armes dussent céder à la toge ? Peu d’hommes de parole ont mieux correspondu au type des grands combattants. Oui, il eut du guerrier. La cause à soutenir était imaginée comme une campagne, le plaidoyer comme une charge rapide, d’ailleurs mesurée et savante. Pourtant les choses les plus fortes restaient dites sur un ton simple, uni et naturel, pur des conventions, libre des adjectifs qualificatifs. Dans l’art de l’action, l’art classique. Il abondait en surprises et en stratagèmes ; mais l’essentiel était donné à la verve de la bataille. La bataille ! Et quelle bataille ! De quelle véhémence ! pour ne pas prononcer le nom flétri de la violence ! Que voulez-vous ? La guerre n’est pas une messe ! Ceux qui la regardent de loin ont le droit de se récrier sur quelque coup trop vif. Mettez-vous à la place de ceux qui la font. C’est la réponse qu’il faut faire à certains censeurs doublés de mauvais plaisants, quand ils veulent bien observer qu’il ne faisait pas bon d’avoir été assassiné par quelque client de Me Henri-Robert, car la mémoire de la victime y passait tout entière, elle payait au double, au triple, la grande peine que l’on s’était donnée pour la supprimer. Sans doute y a-t-il là du vrai et du moins vrai. Ce que la critique a d’excessif, ce qu’elle garde de juste, mais surtout ce qui la dépasse de beaucoup sera mieux vu, je crois, s’il m’est possible de mettre sous vos yeux quelques-unes des grandes causes où Henri-Robert s’est particulièrement ressemblé à lui-même. Il en est de très pittoresques, et qui seraient presque comiques, si le sens social n’en était, vraiment, trop amer.

Il était une fois une bande ou une tribu d’escrocs, mais d’escrocs magnifiques, et que l’on peut louer en accordant qu’ils avaient eu « l’intention des grandes choses qu’ils ont faites ». Puissants de la vie et du monde, même puissants de l’État, c’étaient, en outre, des escrocs savants, dont les escroqueries comportaient la possession de rares diplômes et impliquaient une science du Droit, un art de la procédure qui ne peuvent courir les rues. Le succès de cette aventure fut rapide, elle tourna en véritable fascination.

Le coffre-fort de ces escrocs est passé en proverbe pour avoir justifié le vers romantique :

Plus vide, plus profond que vous-mêmes, ô cieux !

Ce coffre était réputé contenir cent millions de francs, oraux et verbaux : mais, pendant vingt années entières, autour de ce contenu de féerie, il fut versé un nombre merveilleux de millions réels. On les prêtait sur la centaine imaginaire. La descente de police tarda un peu. Seule, elle devait rompre une longue attraction que l’idéal trompeur exerçait sur de très palpables réalités.

Or, comme approchait l’heure où le charme d’une telle poésie prenait fin, il arriva que ces escrocs volumineux furent, à leur tour, escroqués. Oh ! par un tout petit bout d’escroc et dont le personnage serait sans intérêt aucun, s’il n’eût présenté une particularité curieuse : tout autant que ses illustres victimes il n’avait pas cessé de trouver ou il le fallait, dans l’État, au Palais, dans le Monde, le patronage clandestin de tous les protecteurs capables de faire réussir sa petite opération, elle aussi ! – Et cet escroc numéro 2 n’était même pas notre concitoyen : simple habitant, hôte passager de notre pays ! Des personnages consulaires avaient permis à son usure de bénéficier d’ordonnances, dites de justice, sans grand rapport avec le bon droit.

Je viens de vivre de longs jours en tête à tête avec la pensée d’Henri-Robert, je comprends sans difficulté par quelle rageuse allégresse ce maître du Palais courut à la défense des premiers escrocs : les indigènes, – contre le second : l’allogène, l’intrus. Ce que fut sa plaidoirie, maître Chenu, qui parlait après lui, la qualifia de « vertigineuse » : elle donne bien le vertige, par ses prouesses d’audacieux équilibre, nonchalamment promenées sur la corde raide, tout comme s’il se fût agi du plus simple et du plus banal des procès.

Le récit des faits y était beau comme une fable. Henri-Robert donnait à admirer un juge d’instruction excellent mais né Français, sans grande ouverture sur la vie internationale. À cet homme raisonnable et droit, un banquier d’origine assez nébuleuse fait aisément admettre que toute perquisition à sa banque pourra gêner ses affaires. La thèse est défendable, elle est logique, le bon juge se borne à répondre : « J’ai besoin de votre comptabilité, apportez-moi vos livres, de bonne volonté. — Ma parole, dit l’autre, ma parole d’honneur et la plus solennelle ! tous mes livres seront remis à l’expert désigné tel jour, telle heure, quatre heures et demie du soir. »

Après tout, ce juge, et cette parole, et cet honneur, sont des idées, des choses, des gens de chez nous. Elles comptaient infiniment moins pour notre escroc numéro 2 ! À peine rentré chez lui, il se met en devoir de tromper le bon juge.

Heureusement les escrocs numéro 1 sont vigilants ! L’un deux pense que, malgré tous les sacrements, l’allogène a quelque intérêt à faire disparaître des livres accusateurs. Il va se promener rue Lafayette devant le domicile de l’escroc numéro 2, près d’un magasin de charcuterie où il fait un achat de queues de cochon fourrées, dit l’Histoire… Là, que voit-il ? Devant la banque, six grandes caisses en chargement. Le voiturier interrogé répond qu’elles contiennent des livres de comptabilité qui partent pour l’Égypte. Cette fuite en Égypte, comme dit Henri-Robert, est empêchée. Le juge hypersensible à l’honneur levantin a fait le nécessaire, il l’a fait un peu tard : Henri-Robert lui reproche de n’avoir pas pris garde à certain accent… égyptien.

Ce reproche est aussi de notre pays ! Curieux des hôtes voyageurs, le Gaulois antique l’était autant que nos Français. Mais, comme lui, nous perdons toute patience devant l’abus. On enrage d’apercevoir que l’Étranger obtienne la faveur des pouvoirs nationaux.

Or, que découvre Henri-Robert dans l’entourage immédiat de l’usurier d’Égypte ? D’abord un Bavarois. Était-ce là sa place ? Puis des Français fort bien casés, entre lesquels un sénateur, et même mieux que çà ! comme dit le prince de Ligne…

Mieux que ça ! Nous voici contraints de nous rappeler que, à l’arrière-plan de l’escroquerie numéro 1, chez la propriétaire du fameux coffre-fort, un portrait de famille évoquait des fonctions augustes : celles d’un politique important qui avait tenu une très haute place dans la judicature. Cette charge, ce nom avaient beaucoup contribué à accréditer la fable des millions. On disait : « Pensez ! la belle-fille d’un Garde des Sceaux, d’un ancien grand juge de France ! » Avec le temps, ce prestige s’est affaibli. Le doute était venu. La situation se retournait peu à peu. Cela va-t-il gêner Henri-Robert le moins du monde ? Sans perdre son temps à blanchir un ministre de la Justice défunt, il en attrape un de vivant. Le malheureux se trouvait avoir été « l’ami personnel » de l’escroc numéro 2 et, naturellement, l’avait un peu servi. Plus vite qu’on ne peut le dire, il est mis dans ce que notre argot de journalistes appelle : le bain. Disons : dans le barathre. Un barathre ex aequo ! Dure exécution. Mais qu’y redire ? C’était vrai.

Et d’une vérité qui touchait à l’universel.

D’un bond, Henri-Robert quitte son affaire, escroc d’Égypte, escrocs français, et ce sont les nécessités de l’hygiène sociale qui lui dictent sa plainte, une plainte si noble qu’Olivier Patru l’eût contresignée : « Je considère, s’écrie-t-il, qu’à l’heure actuelle, la politique est une des plaies du monde judiciaire…

Pourquoi tel plaideur riche – je suis bien désintéressé pour en parler – dans les grandes affaires financières va-t-il chercher un ancien ministre, voire même un ancien président du Conseil pour soutenir ses intérêts ? Parce qu’il fait ce calcul abominable que ce n’est pas le talent de l’avocat, mais l’influence de l’homme politique qui lui fera gagner son procès.

Nous avons vu des hommes qui ont été la gloire de notre ordre, des anciens bâtonniers, vieillards chargés d’ans et d’honneurs, abandonnés par leurs clients terrifiés de voir se dresser contre eux un ancien ministre et choisissant pour les défendre un autre homme politique en vue. »

En effet, l’avocat de l’Égyptien était sur le point d’arriver à la place Vendôme, et il y arrivait en fait.

Alors, Henri-Robert jette ce cri plein de défi : « Quand on est Garde des Sceaux de France, il ne faut pas rester le gardien de tels intérêts. »

On voudrait donner une idée de la portée de ces paroles et de leur retentissement. Ceux qui les entendirent en ont été émus pour longtemps. La leçon fut telle que beaucoup en rêvent encore de dresser des cloisons entre la Barre et la Politique, d’interdire le prétoire aux anciens ministres ou, inversement, tout accès du Barreau à la Politique !

Ici, pourtant, l’esprit non prévenu doit réfléchir que le Barreau constitue une préparation sérieuse aux assemblées, aux administrations, au gouvernement. Laissons ce qui est de parole pure. Par l’étude rapide et approfondie des dossiers les plus variés, l’avocat se familiarise avec tous les aspects de la vie civile, avec tous ses ressorts publics ou secrets. Rien ne peut mieux initier au métier de législateur. Le souple réalisme des rois de France employa de bonne heure ces chevaliers ès lois parce qu’ils étaient naturellement attentifs à saisir les points d’incidence de la règle et de la vie. Henri-Robert ne dénonçait que l’abus d’un bon usage. Il devait en voir le rapport avec un ensemble d’institutions malheureuses.

Mais j’ai perdu le droit de vous parler de lui comme d’un simple combattant. Et c’est le moment d’ajouter que, rompu aux plus savants paradoxes de la défense, sans excepter les plus hardis, cet avocat-né était aussi doué d’un autre sens, supérieur.

Ceux qui l’ont vu dans le Conseil de l’Ordre s’accordent à dire : — C’était un autre Henri-Robert.

Car, là, personne ne parlait plus sereinement. Ce faiseur de révolutions, qui venait en bécane au Palais, se distinguait par la notion aiguë des usages et des traditions de l’Ordre. La douceur qui était dans son caractère accusait aussi le désir de tempérer ce que la lettre ou l’esprit des règles peut avoir de trop dur. Le cœur y trouvait donc une place, et choisie… Voyez ce qu’en a dit quelqu’un qui me paraît l’avoir fort bien connu.

On nous fait assister au retour des victorieux de la Grande Guerre :

« L’un de ces poilus redevenus avocats m’a raconté un jour son histoire. Grièvement blessé sous Verdun, encore mal guéri, il revient. Son cabinet est désert : on peut vivre encore aujourd’hui. Comment fera-t-on vivre demain la mère et les enfants ? Le Bâtonnier est la : on lui confie son angoisse. Une demi-heure après, le plus ancien, le très fidèle collaborateur d’Henri-Robert – j’ai nommé Achille Raux – accourt auprès du confrère malheureux : « Venez, un client vous attend chez le Bâtonnier… » Le client est là, en effet. Le Bâtonnier tient à la main un dossier et une enveloppe : « Tenez, voici ce que cet homme m’a remis pour vous. Sa cause sera appelée demain. Je lui ai dit que je connais votre dévouement et votre talent : défendez-le, sauvez-le ! » De quel cœur cette défense fut présentée, je n’ai pas besoin de le dire. L’enveloppe était bien garnie ; le spectre de la misère s’évanouit pour un mois ou deux. Mais ce n’est que bien plus tard que notre confrère apprit, tout à fait par hasard, que c’était la main même du Bâtonnier qui avait rendu l’enveloppe si lourde et le don si généreux. »

Le guerrier naturel, loin d’être implacable, apparaît bien souvent le plus généreux des hommes. Henri-Robert vérifiait cette belle loi. Mais la bienveillance envers les êtres exclut-elle, comme on l’a dit, le dévouement aux réalités qui dépassent l’individu ?

Le témoin que je viens de citer mérite d’être suivi dans une déposition nouvelle. Il n’a aucune de nos idées, raison de plus de l’écouter :

« Un jour, a-t-il écrit, Henri-Robert connut jusqu’au vertige et jusqu’aux larmes ces triomphes de la barre, c’est celui où, à la Cour d’assises de Colmar, il fit autour de lui l’union politique de tous les Français. »

Il la fit sans plaider. Il gagna ce prix magnifique par le seul pouvoir de l’action.

L’un de nos plus grands journalistes, Édouard Helsey, « avait mené une vive campagne contre certain parti alsacien », le parti de l’abbé Haegy, dont il « avait frappé de soupçon l’attachement à la Patrie ». « Le prêtre s’était jugé diffamé et avait attaqué en justice le journaliste. Les passions se heurtaient dans le prétoire. »

Henri-Robert avait su tirer un tel parti des incidents d’audience qu’il amena l’abbé Haegy à retirer sa plainte.

Je dois citer encore :
« Mais, ce n’était pas assez. Le défenseur de la partie civile s’écria au nom de son client : — La France peut douter de tout : elle ne peut douter de notre cœur. »
« Henri-Robert prend alors la parole : — Une dernière fois, monsieur l’abbé Haegy, voulez-vous vous lever avec moi ? » L’abbé se lève. Henri-Robert reprend : « Maintenant, Monsieur l’abbé Haegy, regardez-moi bien dans les yeux, Voulez-vous crier avec moi : Vive la France ! » D’une voix forte, avec un tremblement d’émotion, l’abbé Haegy répète le cri.

« Henri-Robert exalte en trois phrases magnifiques « l’Union nationale retrouvée ».

À ce moment éclate l’immense clameur : « Vive la France ! » « Indicibles minutes ! »

« Un bouquet de fleurs aux couleurs françaises est tendu à l’abbé Haegy ; il le prend et, avec un sourire, l’offre à Édouard Helsey.

Comme dit l’auteur de cette belle page, l’instant prodigieux qui fut une heure de grande politique alsacienne, nous le devons à Henri-Robert. Admirons-en le bienfait qui vient d’un grand cœur. Sachons y retenir aussi le coup d’œil du victorieux, l’art de la victoire. Un mot courant, trop peu compris, désigne cette faculté de la décision lucide : c’est le jugement, et, peut-être, de tous les dons, c’est celui qui importe le plus à l’avocat. Le véritable grand avocat est à peu près nécessairement un grand juge.

Ce don souverain a été admiré dans une autre occasion délicate et presque tragique : le procès des officiers généraux et supérieurs qui, en 1914, avaient dû renoncer à défendre Maubeuge. Henri-Robert avait affaire à la justice militaire, justice armée, casquée, et qui passe pour être dure. Je la crois, au contraire, la plus humaine, la plus paternelle de toutes. Des vrais soldats que j’ai fréquentés, beaucoup m’ont émerveillé et charmé par une si exacte connaissance de la loi qu’ils en remontraient aux maîtres du genre ; mais l’étude des textes n’avait pas émoussé en eux les plus fines antennes de l’intelligence et de la bonté.

C’est que, chez l’homme de guerre, qui vit dans le réel, le légitime prend le pas sur le légal.

Un exemple en est historique. Des officiers irréprochables avaient été frappés d’une accusation infamante, mais, s’ils pouvaient être accusés, on ne pouvait plus les juger : une amnistie s’y opposait. Que fit le Chef de la justice militaire du ressort de Paris ? Comme si la loi d’amnistie n’eût pas existé, il ordonna poursuite, mise en jugements et débats, de sorte que les innocents se justifièrent, et que les accusateurs abandonnèrent publiquement leur triste partie… Sur le cas de Maubeuge, Henri-Robert se trouvait aux prises avec des spécialistes pleins d’autorité. Mais il fit prévaloir la vérité la plus générale : peu de temps avant la guerre, les crédits destinés aux fortifications de Maubeuge avaient été détournés de leur usage national pour les utilités du culte des factions ; ces crédits avaient fait les frais du transfert au Panthéon d’on ne sait plus quel coryphée de nos luttes intérieures. De braves combattants étaient ainsi frustrés des armes défensives et offensives qu’aurait employées leur vaillance… Certes, à la guerre le succès dépend d’autre chose que de l’acier, des pierres, du ciment et, comme l’a proclamé un maître : au matériel perfectionné, il faut un moral renforcé . Ici, le matériel était tellement éloigné de la perfection que toute responsabilité morale s’en trouvait affaiblie. Avec Henri-Robert, une voix pathétique, une critique impitoyable, une logique sans défaut, emportèrent au galop cette position disputée.

En avançant ainsi dans la connaissance d’Henri-Robert, il faut avouer que j’en ai subi le grand charme. De ce charme très vif, il s’est formé, de lui à moi, une amitié d’esprit qui peut me rendre partial. Je n’imaginais pas qu’il eût opté pour une hostilité aussi résolue aux fantômes d’idées qui avaient troublé sa jeunesse et la nôtre, et que notre génération a rejetés dès l’âge mûr. Les plaidoiries que j’ai résumées parlent haut. Mais les livres ! Leur témoignage est encore plus net. Voyez ce Louis XVI, un peu sévère pour Louis XV, mais clairvoyant, pathétique et d’une admiration dénuée de réticence pour le martyr. Ouvrez ce Malesherbes, empreint du même respect pour les mêmes vertus, et peut-être d’une indulgence excessive pour certaines aberrations de l’intelligence. D’ailleurs, le choix de ces héros en dit plus long que leur louange. Ce qui en dit encore beaucoup plus long, c’est le goût du passé qui mena Henri-Robert chez les Ombres. Les vivants énergiques ressemblent aux héros qui aimaient à descendre aux Enfers : l’étude d’Henri-Robert sur Les Grands Procès de l’histoire nous montre ce plaideur insatiable, tout appliqué à ranimer les cendres des causes éteintes par le rayon que sa mémoire et son expérience y faisaient abonder de vibrante lumière.

De tant de plaidoyers rétrospectifs, le joyau est, sans comparaison, la page extrêmement neuve qu’il y a consacrée à Voltaire, défenseur de Calas. La réhabilitation de Calas fut la grande Affaire du XVIIIe siècle. Henri-Robert nous la révise, mais contre les révisionnistes du temps, contre les Philosophes, contre leur chef. — Calas était-il innocent ? Calas n’avait-il pas tué son enfant ? Y avait-il eu, vraiment, une « horrible erreur judiciaire » ? Henri-Robert estime que cette innocence était inventée. Il nous fait assister au travail des écrivains qui la fabriquèrent, avec des subsides où l’étranger eut bonne part : Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie. L’opinion fut empoisonnée. Il se créa un dogme. Un dogme fabuleux, qui devint sanguinaire : plus de trente ans après le supplice de ce faux innocent, le petit-fils de l’un de ses juges devait monter sur l’échafaud révolutionnaire pour l’unique motif de son péché originel. L’analyse d’Henri-Robert était forte. Savez-vous tout ce qu’a pu y répliquer un répondant autorisé du dogme officiel ? Ces mots, inscrits avec la plume, sur le papier : Calas, virgule, innocent, virgule. Et voilà. Cela règle tout.

Cette condamnation posthume de Calas a fait dire qu’Henri-Robert se transformait, qu’il devenait, de défenseur, accusateur. Nullement : il était resté fidèle à sa profession, car ici, l’accusé n’était plus Calas, mais l’appareil judiciaire, tout ce que les Philosophes y dénigraient et y discréditaient, la Société elle-même… Le parlement de Toulouse, avant de condamner Calas, l’avait vu, interrogé, entendu ; faillibles comme tous les hommes, ces premiers juges gardaient une supériorité de position, position d’intelligence et de conscience, sur l’imagination de folliculaires injurieux. Pour condamner l’Arrêt et ses auteurs, il aurait fallu des raisons. Ces raisons n’existant ou ne valant pas, quelque chose s’imposait : le respect de la stabilité indispensable aux actes de la Justice. Sans quoi, on l’exposait aux révisions sans fins que Joseph de Maistre nommait plus injustes que l’injustice. En prenant la défense de la justice, Henri-Robert défendait l’intérêt universel, il plaidait pour la France et pour le genre humain. S’il est bon de parler pour l’Un, il est meilleur encore de parler pour Tous, alors que ce Tous comprenait, avec les Français qui vivaient, ce flot des Français à naître qui ne naîtrait jamais si les garanties sociales étaient trop affaiblies.

Cette tête brillante était donc tout à fait solide. Cependant, et voici qui est grave, elle vous apparaît de plus en plus réactionnaire. Mettons qu’il y ait de ma faute ! Ce mot de réaction eût-il fait peur à Henri-Robert ? Il n’ignorait pas qu’un malade se condamne à mourir, s’il ne réagit point jusqu’à la santé ? Rien, je crois, dans les origines, ni dans l’éducation, ne prédisposait votre confrère à ce que les partis entendent par la « Réaction ». Semblable à beaucoup de réactionnaires nouveaux, peut-être comptait-il, à nombre égal, dans sa famille, des légitimistes, des orléanistes, des impérialistes, des libéraux, des radicaux, des communards, comme c’est un peu mon cas. Au terme de nos divisions séculaires, un tel cas vient ouvrir une ample liberté aux choix de l’esprit. Ce Parisien, né en 1863, s’était nourri, comme il convient, des grands livres de la seconde moitié du XIXe siècle ; il avait pris sa forte part à ce printemps sacré des idées nouvelles qui, alors, conduisaient à deux réactions importantes.

D’un côté s’exprimait et se développait l’impatience que donnait à des têtes bien faites la croyance au progrès fatal du genre humain, qui avait déjà déterminé plus d’un fâcheux retard dans notre esprit public. De nos jours encore, alors que le monde entier retrouve, étudie et restaure ces institutions corporatives qui firent la force de notre peuple, il reste difficile d’en parler, chez nous, à ce que l’on appelle « peuple » dans ses comices, sans être soupçonné de vouloir arrêter le soleil, comme Josué, ou même rebrousser le char d’Apollon ! Ce qui est d’hier, pense-t-on, ne peut plus reparaître aujourd’hui, ni demain ! Il doit y avoir mieux. Toujours mieux ! Et forcément de mieux en mieux ! Pourquoi ? Comment ? L’assertion étant gratuite, peut être niée gratuitement, mais elle eut vite la vertu de retourner contre elle tout ce qui voulait penser librement.

Seconde réaction, plus grave… Les biographes d’Henri-Robert disent que, tout jeune homme, s’étant rendu à Notre-Dame, il avait écouté avec émotion le Père Monsabré, et le prestige de la chaire avait failli l’incliner à la vie religieuse. Un si noble appel des hauteurs demande à être interprété. Non seulement il ne faut pas le rappeler d’un certain ton cavalier, mais il est permis d’en déduire qu’Henri-Robert s’était référé aux principes d’un mouvement qui venait de loin et de haut, — à ce qui commandait tout le reste.

Dès la fin du premier Empire, l’esprit européen avait commencé une crise. Après un doute séculaire, on s’était mis à douter du doute lui-même. Des comparaisons s’étaient imposées. La critique de Pascal apparaissait plus forte que les reconstructions pascaliennes : la critique de Kant apparaissait plus forte que les reconstructions kantiennes. L’échafaudage neuf comportait autant et plus d’objections, de difficultés que l’ancien ; il en suscitait même de toutes nouvelles… Nos farouches démolisseurs ne voulaient point les voir. On comprenait bien leurs indulgences paternelles : naturelles, injustifiées ! Malgré eux, l’on se demandait si la raison, chose humaine, et bien imparfaite, mais, telle qu’on la voit exercée dans Aristote ou dans saint Thomas, ne soutient pas beaucoup mieux la Divinité, l’Âme, sa liberté, ses points de rencontre avec l’Univers, que les plus ingénieuses combinaisons du Fidéisme ou du Moralisme… Ces constructions sur pilotis, ces cabanes lacustres valaient-elles nos Palais du commencement ? Question, sans doute ! Simple question ! Seulement, lorsqu’il arrive que de telles questions soient posées par la Philosophie, l’Histoire, qui se décide rarement la première, se hâte de la suivre. Et alors, elle court ! Et cette grande maîtresse d’expérience entraîne à sa suite la Politique, qu’elle illumine et qu’elle excelle à retourner merveilleusement. La Politique française fut retournée quant à ses idées directrices. Si l’on me demandait où marquer le point décisif de cette Contre-Révolution des esprits, j’ai le droit de le saluer dans les paroles suivantes qui furent articulées sous cette coupole, le 21 février 1889, à propos de la célébration du centenaire de 1789 :

« Si, dans dix ou vingt ans, la France est toujours à l’état de crise, anéantie à l’extérieur, livrée à l’intérieur aux menaces des sectes et aux entreprises de la basse popularité, oh ! alors, il faudra dire que notre entraînement d’artistes nous a fait commettre une faute politique, que ces audacieux novateurs, pour lesquels nous avons des faiblesses, eurent absolument tort. La Révolution, dans ce cas, serait vaincue pour plus d’un siècle. En guerre, un capitaine toujours battu ne saurait être un grand capitaine : en politique, un principe qui, dans l’espace de cent ans, épuise une nation, ne saurait être le véritable. »

Ainsi parlait M. Renan. Et, le principe qu’il condamnait déjà étant aujourd’hui vaincu dans le monde entier, de telles paroles doivent être pieusement recueillies pour attester et pour certifier que l’École française a marché la première dans la voie de cette Critique supérieure.

Henri-Robert était-il ici, ce jour-là, sous cette coupole, parmi les auditeurs de Renan ? Il ne pouvait pas ne pas y être, du moins de cœur ou d’esprit, et nous y étions tous, auditeurs ou lecteurs, ravis d’un beau carnage, enfin fait des grands carnassiers, enchantés d’une belle destruction des grands destructeurs.

De même, Henri-Robert assista comme nous à cette redécouverte du Moyen Âge, qui avait commencé au XVIIIe siècle, mais que le XIXe poursuivait, à une cadence accélérée par la curiosité ardente des poètes et des chartistes, des artistes et des savants. Comme nous, il voyait nos bons travailleurs médiévistes, parfois un peu trop disposés à sacrifier le XVIe siècle ou le XVIIe  à leur cher, et beau, et doux XVIIIe, mais finissant par rencontrer d’autres bons travailleurs, d’une piété égale à la leur, qui réhabilitant Louis XIV ou François Ier, substituaient comme eux, aux ténèbres de convention une égale et pure lumière.

Avant nous, comme nous, Henri-Robert avait donc senti sourdre et renaître en lui les nouvelles raisons d’être fier de la France. Il eût ri des fausses aurores qui ne voulaient nous accorder qu’un cent cinquantenaire de vie nationale ! C’est, au bas mot, plus de mille ans. Et l’on peut les doubler ! Il faudra les tripler, au fur et à mesure que sortiront des profondeurs de nos archives ou des entrailles de notre sol les indices ou les preuves de la part immense que prirent nos pères à l’ordre et au progrès humains.

Henri-Robert connaissait donc le « nouvel état d’esprit » analysé dès 1904 par Jules Lemaître. Mais sa méditation sur la dignité de la France eut l’occasion d’être accentuée et approfondie par la dure épreuve qui fut infligée à ses derniers jours. Il perdait lentement la vue, sans perdre le courage de soutenir aucun des poids de sa fonction. Soucieux des devoirs de la vie, voulant les remplir jusqu’au bout, il se faisait lire les dossiers, puis, aidé par une mémoire incomparable, parlait, plaidait, sans une note, l’œil clos, le verbe lumineux. Devant les récents malheurs nationaux, cette clarté d’esprit ne pouvait que le ramener, par les mélancolies du souvenir heureux, à ce « vive la France ! » qu’il avait si brillamment inspiré au prêtre alsacien.

Oui, vive la France ! Oui, que la France vive ! Mais, c’est un optatif.

Vivra-t-elle ? Il le faut. Cela dépend de qui ? De nous.

Alors se pose la question : — Avons-nous été assez fiers de la France ? Devant les renouveaux enflammés des nations voisines, n’avons-nous pas trop facilement accepté certains propos de dédaigneuse calomnie que l’on semait sur nous ?

Notre prétendu manque de vigueur ? Ou de profondeur ? Notre légèreté ? Notre inconstance ? Ceux qui ont vu le paysan de France tenir quatre ans dans la tranchée, et avec lui, toutes nos classes de bourgeois, d’intellectuels et d’aristocrates bien confondues, n’en sortir avec lui que pour la victoire ou la mort, tous ceux qui se rappellent notre épopée d’hier, sont édifiés là dessus. Mais d’autres traits sont méconnus. Cette terre paysanne remuée et creusée contre l’envahisseur, est-ce que, pour une grande part, ce n’était pas le même paysan soldat qui l’avait façonnée, engraissée – et construite, c’est bien le mot ? Ces jardins, ces vergers, ces vignobles, ces champs de blé et de pâture sont nés, pour l’essentiel, du grand labeur des hommes, conduit de pères en fils, qui y incorporaient, avec leurs sueurs, le capital issu d’une épargne héroïque. Et cette belle terre, indéfiniment cultivée et humanisée, ne se limite même plus à l’ancien pré carré d’Europe. Des essaims de Français sont partis d’âge en âge pour se remettre à défricher, irriguer, féconder d’autres terres sur le modèle de la leur. C’est le chef-d’œuvre de l’empire colonial et, en particulier, de cette Afrique où les deux maréchaux Bugeaud et Lyautey établirent nos colons et nos marchands après nos soldats.

L’Homme français s’unit si aisément à la mère-nature que rien ne lui fait peur, sable, forêts, glaciers. Nos Canadiens l’ont bien montré, car, non contents de pulluler dans leurs foyers fidèles, ils se vignobles, ces champs de blé et de pâture sont nés, pour l’essentiel, du grand labeur des hommes, conduit de pères en fils, qui y incorporaient avec leurs sueurs le capital issu d’une épargne héroïque. Et cette belle terre, indéfiniment cultivée et humanisée, ne se limite même plus à l’ancien pré carré d’Europe. Des essaims de Français sont partis d’âge en âge pour se remettre à défricher, irriguer, féconder d’autres terres sur le modèle de la leur. C’est le chef-d’œuvre de l’empire colonial et, en particulier de cette Afrique où les deux maréchaux Bugeaud et Lyautey établirent nos colons et nos marchands après nos soldats.

L’Homme français s’unit si aisément à la mère-nature que rien ne lui fait peur, sable, forêts, glaciers. Nos Canadiens l’ont bien montré, car, non contents de pulluler dans leurs foyers fidèles, ils se sont répandus sur la Nouvelle-Angleterre. Leurs frères d’Acadie, longtemps exilés, rentraient à peine dans leurs premières maisons : on les vit se remettre à peupler de lointaines campagnes aux bouches du Mississippi, comme pour rallumer une flamme du sang français qui passait pour languir et décroître à la Nouvelle-Orléans. De longues fondations prospères, ainsi faites de main d’ouvrier, expriment clairement une race inventive et persévérante, et le creux des beaux songes ne lui a jamais fait négliger les lois du réel.

Restent la promptitude de son esprit, la liberté ou la politesse du goût, l’élégance du mouvement : faut-il les lui compter pour des fautes ? Ou cela exclut-il méthode et réflexion ? Il existe, dit-on, des espèces animales qui mettent leur armature et leur ossature au dehors. Il en est d’autres qui les tiennent cachées sous le brillant de l’épiderme : celles-ci n’en possèdent pas moins un squelette solide, une musculature bien innervée. Il en doit être ainsi des diverses races humaines ; le Français n’étale point ses dons d’application et de diligence : est-ce qu’il en est dépourvu ? Nullement ; il remise cette carapace à l’intérieur.

Ouvrons le livre que l’on tient pour notre Bible populaire, ce recueil des Fables, qui a tant contribué à la diffusion de notre langue classique au milieu des dialectes provinciaux : parce que les communes vertus des provinces les plus distantes s’y sont rencontrées, reconnues, saluées ; parce que tel conte provençal et telle fable champenoise sont comme frère et sœur. Livre simple, fort, un peu dur, et toujours référé aux lumières de la raison. Pendant la guerre, nos amis regrettés Capus et Bainville tiraient des Fables un véritable code de politique et de diplomatie. Le Fabuliste est le plus réaliste des hommes, il montre même un sens de l’utile qui fait trembler.

Eh bien ! chez le même homme, la poésie de la sagesse et de la raison se trouve accompagnée du don puissant de l’émotion, de la tendresse, et même du goût de la plainte. On a parlé, et bien parlé des armes de Racine : celles de La Fontaine les égalent bien ! Du roc dur et du gras humus de ses apologues jaillissent des sources de sensibilité que le Bonhomme Système peut contester, mais qui s’imposent aux regards francs comme aux yeux frais. Le cas de ce poète est celui de son peuple. La volonté de construire et de durer n’a jamais soustrait le Français au feu des passions, même corrosives. Pendant qu’il faisait les Croisades, fondait ses empires, royaumes, seigneuries, que chantaient ses poètes ? Sans doute sa guerre et sa foi. Mais de toute part fusait aussi le lyrisme des plaisirs et des peines d’amour ! Surtout des peines ! Au point que nos troubadours disaient de leurs émules trouvères : La cansoun de Paris, la plus grand pietà dou mounde, « la chanson de Paris, la plus pathétique du monde » : racinienne, déjà !

Un caractère si marqué a fait faire à la France un très beau compliment. On l’a dite la Nation-Femme. Mieux vaudrait l’appeler le peuple androgyne. C’est l’Androgyne de Platon. Même les profondeurs de sa conscience religieuse tiennent également de l’Homme et de la Femme, comme son esprit et son cœur. Voyez d’abord, voyez surtout la place faite aux pures saintetés du génie féminin ! On dit que nos premiers Gaulois élevaient l’autel de leurs vœux à l’espérance de la Vierge qui devait enfanter. Du fond de l’Orient, nos Grecs et nos Romains lui ont apporté cette Vierge, comme une Étoile du matin, et elle est bientôt devenue le flambeau de nos arts, de notre poésie et de nos prières.

On l’a saluée Reine de France, elle l’a été de tout temps. C’est pour elle que furent taillées et jetées dans les airs toutes ces grandes merveilles de pierres dures où de viriles mains inscrivaient le même cantique tendre et violent :

Notre-Dame, que c’est beau !

Ce qui est vrai de sa maison l’est aussi de son culte. Cette beauté couvrit la France. Elle la couvre encore. Un Français a de la peine à comprendre comment, au XVIe siècle, la moitié de l’Europe a pu laisser tomber le culte de cette beauté. Les plus radicaux de nos incroyants gardent à Notre-Dame un repli secret de leur cœur.

Sous l’étoile de Notre-Dame, devaient donc briller parmi nous, comme un chœur régulier de belles planètes, les Saintes Maries de la Mer, acclamées en Camargue par des multitudes de pèlerins ; la pénitente solitaire, sainte Marie-Madeleine, que nos rois sont allés visiter dans sa Baume ; sainte Anne d’Auray, l’éternelle duchesse de nos Bretons ; sainte Odile, impératrice de l’Alsace et de la Lorraine ; sainte Geneviève, protectrice et libératrice de Paris, et sainte Jeanne d’Arc, la Vierge, la Guerrière, la Fondatrice, Mère féconde des enthousiasmes et des dévouements nationaux : c’est pour elle que la jeunesse parisienne conquit, au prix de milliers de jours de prison, le droit, la joie, l’honneur de lui porter des fleurs en interminables cortèges, dans nos rues et sur nos boulevards.

Je ne raconte pas des histoires du Moyen Âge. Celle-ci va de l’hiver 1908 au printemps 1912. Et c’est aussi du ciel contemporain qu’une sainte Thérèse enfant a jeté la fraîche pluie de ses roses divines. Or, de quelle terre française est sorti ce tendre rosier ? De la plus vigoureuse. De la plus âpre aux travaux de la campagne et de la mer, aux échanges et aux industries. La province qui passe pour intéressée, processive, gagneuse, prompte à la malice et aux railleries ! Il est vrai que tout y fut surpassé encore par les hardiesses de l’esprit d’entreprise : après les océans du nord, elle a couru la mer latine, colonisé les îles de l’Asie, la Sicile, même une frange de ma Provence ! Néanmoins, en dépit de ses belles églises, de ses abbayes sans pareilles, de ses pèlerinages au péril de la mer, notre Normandie n’avait pas la réputation d’être mystique pour deux sous : et voilà que, de cette surabondante nature, a doucement jailli la grâce la plus haute du surnaturel le plus pur.

Comme on comprend qu’une telle Patrie de Saintes ait vu fleurir et prospérer tout ce que la religion comporte d’élans de charité et d’œuvres de miséricorde ! Et cependant l’esprit du catholicisme le plus mâle et le plus ordonné y est aussi remarquablement prononcé. L’anticléricalisme lui fait un cortège assez particulier. N’en soyons pas surpris. Cela tient à de très curieux mouvements, qui révèlent un sens ombrageux, pointilleux, et comme une pudeur, scrupuleuse ou féroce, de l’intégrité religieuse dans chacune des occasions ou la misère humaine peut transparaître sous la sainteté de l’Église. Pourtant, notre pays n’a jamais coupé l’amarre avec Rome. Ses chefs légitimes s’y sont toujours refusés. Et même ses autres chefs ! Dans la galerie de ces rois de France, qui ressemblent, de si près, au pays qu’ils organisèrent, on admire, aux points vifs, trois médaillons que l’on pourrait tenir pour les armes parlantes de leur romanité et de la romanité nationale : Clovis, seul roi barbare baptisé qui ne fût pas arien, mais romain ; Henri IV, à qui la plus dangereuse, mais la plus énergique et la plus motivée des oppositions interdit de régner tant qu’il ne fût pas rentré dans l’ordre romain ; Louis XVI qui dut le principal de son martyre à sa fidélité au Pape romain… Cela n’est pas difficile à mettre d’accord avec certain gallicanisme, car unité n’est pas uniformité. La turlutaine gallicane ne me fera point prendre pour des contradictions ces complémentaires divers, assez conformes à l’esprit de synthèse qui m’a toujours défini l’âme de mon pays.

Comme chantait le poète divin,

— Âme de mon pays,
Toi qui rayonnes, manifeste,
Et dans sa langue et dans son histoire

Henri-Robert a-t-il pu se réciter l’invocation mistralienne quand de sombres pensées venaient assaillir le patriote aveugle, courageusement résigné à sa nuit ? Des ténèbres épaisses auxquelles il ne se résignait pas tombaient sur la France et la menaçaient durement au meilleur et au vif de sa claire synthèse. Il arrive aux plus belles choses de se défaire comme des fruits. Le sentiment de leur perfection ne les sauve pas. Cependant, Henri-Robert avait le droit de se dire qu’il n’en peut être ainsi d’une nation comme la France, car la courbe ondulée de sa suite historique comporte des remontées constantes et presque indéfinies. Quand elle paraît au plus bas, on entend éclater tout d’un coup la clameur virile : — Retrouvons-nous, rassemblons-nous, unissons-nous ! Voilà qui devait rendre espérance et confiance à un national de la trempe d’Henri-Robert.

Certes, il avait raison : — Unissons-nous ! Mais, permettez à un autre national d’ajouter : — Connaissons les causes de la désunion si nous voulons en voir la fin. Nous voyons bien que les partis n’ont jamais été plus appliqués au jeu diviseur, mais nous ne devons plus ignorer que ces partis, autrefois tenus pour des malfaiteurs, ont fini par obtenir d’être proclamés le Roi et la Loi, et chacune de leurs royautés éphémères a été couronnée de riches dépouilles : il leur devient très difficile de renoncer à cette promesse, à cette tentation terrible de primes qui sont si nombreuses et si puissantes ! Il faut réfléchir à cela, – parce qu’il faudra remédier, d’abord, à cela.

On voit, on sent, on plaint aussi le trouble de la volonté générale. D’où cela provient-il ? Il ne semble pas que la France soit atteinte d’un mal moral. Le cœur est resté bon. C’est la tête qui souffre. J’admire, pour ma part, qu’elle ait résisté à la confusion babélique de son langage. C’est avec une pitié triste qu’il faut considérer ce canton de notre vie publique. On n’y appelle plus liberté la liberté des bonnes choses et des braves gens, mais le débridement du Mal, l’émancipation des Mauvais. L’idée de la justice y est accablée presque enterrée sous les mortelles inventions de l’envie, de la jalousie, des haines sociales, et cela fait rêver d’une égalité funéraire, quand tout ce qui veut vivre revendique les hiérarchies de la nature et de la charité : la protection du fort au faible, le dévouement du faible au fort. Certes, on salue avec raison les drapeaux émouvants de la fraternité, mais on est obligé de se demander si ce beau symbole n’est pas une fable, quand il ne traduit plus que les noms de la tendresse et les simulacres de la douceur. La vraie Fraternité est celle qui saura et qui voudra rendre à notre monde les énergies lucides d’une Chevalerie nouvelle, au service du Beau et du Bien.

Mais ce qui mérite d’être sera. Qui voit clairement le mal où il est, mesure et délimite le champ de l’effort, et en assure le succès. Après tout, cette grave affaire de l’épuration de l’intelligence est une des questions où la France ne pourra pas être vaincue. Comme l’a écrit un Anglais perspicace , le Français est dans le privé la créature la plus ordonnée de la terre. Ne lui sera-t-il pas plus facile qu’à d’autres de revenir aux justes lois de l’esprit, du langage et de la cité ?

Déjà dans une élite nombreuse, ce retour est fait : il continue, continuera, l’emportera. Les Français comprendront que leur générosité naturelle est trahie par l’état de désordre qui a trop duré. Dans l’Ordre seul, les Forces et les Vertus trouvent le poste d’élection où donner tout leur plein sans se laisser conduire à faire le contraire de ce qu’elles ont conçu ou voulu.

Que la confiance aille donc à l’esprit ! À peu près comme pensait le vieil Hellène, l’esprit vient et il met toute chose à sa place. Dès qu’on s’affranchit du chaos, il n’est plus difficile de revivre et de repartir. Dès que le cœur, roi de la vie et roi du monde, a pris la raison pour ministre, il s’avance, allégé, il marche, libéré, dans la pure lumière qui lui permet de retrouver, de rallier le mouvement des bonnes volontés universelles, avec son capital de bontés et de bienfaisances, franches de tout passif, et qui travaillent à reconstruire un noble avenir.

Lourd de mystère, l’avenir ne se conçoit pas sans la protection et la médiation d’appuis mystérieux. Mais nos Puissances de sentiment ont été pénétrées et purifiées par une haute civilisation : une fois rétablies dans la sphère natale, elles y sont manifestement soutenues, enhardies de saintes promesses. Pour ma part, s’il faut l’avouer, je les entends chanter, et même rechanter, ces belles Puissances, dans un vieux Noël du XVIIe siècle, œuvre d’un chanoine avignonnais nomme Sabòli ou, comme on doit prononcer à Paris, Saboly. Ses poèmes n’ont pas cessé d’être l’honneur de nos églises, l’amour de nos champs et de nos foyers. Écoutez son cantique de la délivrance de l’homme :

E leissen doun
E leissen doun
Li causo vano
E que nosti cor
E que nosti cor
Sonon plus fort
Que tóuti li campano.

Et laissons donc,
Et laissons donc
Les choses vaines
Et que nos cœurs,
Et que nos cœurs
Battent plus fort
Que toutes les cloches.

Sully Prud’homme, La Justice.

Baudelaire.

M. Appleton.

Maréchal Franchet d’Espèrey, préface au Drame de Maubeuge du général Clément-Grandcourt.

Odes et Ballades de Victor Hugo.

Mistral, Calendal.

M. Bodley, dans son livre La France.