Discours de réception de Camille Jullian

Le 13 novembre 1924

Camille JULLIAN

Réception de Camille Jullian

 

M. Camille JULLIAN, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jean AICARD, y est venu prendre séance le jeudi 13 novembre 1924 et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Comme on était heureux, il y a cinquante ans, dans la classe de rhétorique au lycée de Marseille ! On avait seize ans, l’âge séduisant par excellence, où notre enfance folâtre se muait en une adolescence rêveuse. Puis, on vivait à Marseille, la ville au ciel limpide et aux multitudes bruyantes, la cité enthousiaste et laborieuse dont l’humeur suscitait et réchauffait la nôtre. On se sentait fier d’être en rhétorique : car c’était encore un mot d’orgueil pour un lycée que ce nom de rhétorique, si maladroitement décrié par les rigoristes de la nouvelle Université ; il signifiait savoir parler et savoir écrire, et former sa pensée. Et enfin, nous avions un professeur incomparable, Alexandre Vessiot, qui précisément, nous enseignait l’art de manier des idées en arrangeant des phrases. Le merveilleux éducateur ! Je l’entends comme si c’était d’hier, et je cherche toujours à suivre ses leçons. — Ne m’en veuillez pas, Messieurs, si, avant de vous remercier j’ai d’abord songé au maître qui m’y avait le premier préparé au seuil de la jeunesse.

Notre professeur de rhétorique était de ceux qui entourent d’un même respect l’Antiquité classique et la culture moderne. Il ne croyait pas que ce fût déchoir en nous lisant Émile Augier après nous avoir expliqué Térence ; et il estimait que, tout en laissant Victor Hugo au sommet, on devait admirer également Lucain, lui aussi, contre César, un auteur de Châtiments. Or, savez-vous quel était le poète contemporain, — nous étions en 1875, et nous étions en Provence, — le poète dont il nous faisait le plus volontiers réciter les vers ? C’était Jean Aicard, alors dans tout l’éclat méridional de sa jeune gloire. Nous raffolions de Jean Aicard, qui nous faisait aimer et sentir le pays de nos aïeux, les pins de ses bois, les oliviers de ses coteaux, la mer de ses calanques, ses cigales et son mistral même, et il nous arrivait de prendre son galoubet pour la flûte de Tityre et de l’associer à Virgile. Car nous savions par cœur sa pièce sur le poète latin :

 

O précurseur naïf et doux de l’Évangile,

Poète aimant, vieux maître immortel, ô Virgile,

… dès qu’on eut mit entre mes mains ton livre,

Consolé pour un jour, je me pris à revivre.

 

Depuis, lors, un demi-siècle écoulé, jamais, Messieurs, je n’ai oublié les vers d’Aicard. Je les ai murmurés tout le long de mes visites académiques. Aicard m’a conduit jusqu’à vous, jusqu’ici. Et en m’appelant à la joie de le remplacer, vous avez réveillé les échos des années disparues. De l’un et de l’autre, Messieurs, je vous remercie.

 

La classe terminée, rentrés en la demeure familiale, — excusez-moi de rappeler à nouveau mes souvenirs devant vous, mais je n’arriverai à bien connaître Jean Aicard que si je ravive les lointaines impressions de ma vie, bercée des mêmes histoires que la sienne, — revenus auprès des nôtres, nous écoutions ces savoureux propos de la Provence qui font aujourd’hui nos délices dans Maurin des Maures ou Gaspard de Bosse. Aux émotions virgiliennes du lycée succédait le rire du terroir, la gaieté de tous au récit d’une « galégeade » bien faite.

Il ne faut point, vous, hommes du Nord, que vous médisiez de la galégeade provençale. C’est une plaisanterie, en acte ou en parole, sans méchanceté et sans malice même, l’homme n’y paraît ni plus mauvais ni plus bête qu’il n’est en réalité, elle est faite de situations drôles ou pittoresques, en dehors de toute vraisemblance, les bons mots n’y amènent qu’un bon rire : la galégeade repose, on en sort l’esprit amusé, heureux de s’être diverti entre amis, elle est chez nous autres Provençaux (je parle avec une pointe d’’exagération méridionale), elle est un moyen d’entente civique et de communion sociale.

L’œuvre de Jean Aicard est pleine de ces fabliaux que nos pères nous avaient déjà contés. Ils n’ont pas sans doute, narrés en français, le ton vif et la marche agitée que leur donnait l’idiome du Midi : fantaisies populaires, ils ne retiennent tout leur prix que dans le parler populaire. Mais en somme, la prose de Jean Aicard leur a garde le meilleur de l’arome, qui vient du thym e de la Provence.

Voici l’aventure de Marin, conseiller au Parlement, qui s’avisa un jour de tuer, en pleine place d’Aix, un âne en train de brouter (on peut toujours brouter un peu d’herbe sur les places publiques d’Aix-en-Provence). Pour ce méfait, il est traduit devant ses confrères de la haute Cour de justice. Mais l’audience à peine ouverte, Marin, le meurtrier de l’âne, se lève et déclare : « Je vous récuse tous comme juges, car vous êtes proches parents de la victime. »

Personne, là-bas, n’ignore le malheur de la Poule Verte. C’est, sous ce nom, un pauvre perroquet égaré dans les Monts des Maures, que cet imbécile chasseur de Marius Darnagas a pris pour une poule sauvage, un gibier rare, et qu’il a blessé d’un coup de fusil. Le perroquet tombe, encore vivant ; Darnagas le ramasse et le soupèse. « Qu’il est mègre », s’écrie-t-il en son langage accentué. Et le perroquet, qui s’était échappé de quelque hôpital de Toulon, répond aussitôt en bon français du Midi : « Ze suis été un peu malade. Stupeur de Darnagas, qui soulève son chapeau, et prononce : « Excusez-moi, Môssieur, ze vous avais pris pour un z-oisô. » — J’arrange d’ailleurs un peu ces histoires, comme c’est le droit de tout galégeur.

De ces histoires-là, vous en lirez cent dans les livres de Jean Aicard, et les Marseillais en savent bien plus encore. Il y a celle des deux étameurs d’Auvergne (on doit dire rétameurs quand on la raconte « en français »), qui dormirent trente-six heures sans s’en apercevoir dans l’auberge de Jean Trotebas, de Pierrefeu, ce qui leur fit dire en se levant : « Comme les nuits sont longues dans ce pays ! » Il y a celle de l’émule de Bassompierre, qui terrifia la lièvre de l’Estérel (on dit la lièvre quand on chasse dans le Var) ; et celle des dames de Six-Fours, qui mirent en fuite les Sarrasins ; et celle du Sermon de Monsieur Sistre ; et tant d’autres qui, au milieu du siècle passé, faisaient retentir de rires la librairie du père Boy, à Marseille, le rendez-vous des champions de la gaieté provençale.

Il ne faut point, vous, hommes science, traiter avec dédain ces innocentes facéties. Elles sont très anciennes, et, malgré la vulgarité de quelques-unes, elles sont très respectables. Elles font partie de ce patrimoine éternel du rire de l’humanité que les générations se transmettent d’âge en âge aux heures de répit ou de repos. Au cours des siècles, le narrateur y remplace la flèche par le fusil, le corbeau par le perroquet, l’Aréopage par la Cour du Parlement : mais avec des costumes différents, la scène demeure pareille. Madame de Sévigné a dû connaître l’affaire de Marin et de l’âne ; et les Grecs, fondateurs de Marseille, ont pu apporter quelques-uns de ces récits sur les « rives » du Vieux Port. N’oublions pas qu’ils ont débarqué à la Place Neuve, à l’endroit où s’élève le buste du grand chansonnier marseillais Victor Gelu ; et rappelons-nous qu’Ulysse était passé maître en galégeades, et qu’Aristophane en composera de parfaites. D’Homère à Jean Aicard, d’écho en écho, en passant par Bassompierre, la galégeade a traversé les misères du monde par une longue traînée de joyeuse humeur.

 

Tout en écoutant les bonnes histoires des hommes, Jean Aicard regardait les belles choses de la terre ; il observait, étudiait, respirait sa Provence, cités et paysages.

Les cités, ce fut d’abord sa ville de Toulon, où il naquit le 4 février 1848 : Toulon, hérissé de bruits et « pavé d’amours », où au milieu des clameurs les plus forcenées circule la sentimentalité la plus exquise ; Toulon, à la rade éblouissante de couleur et de clarté, où Jean Aicard, sur l’exemple de Michelet, rêva de convoquer les États-Unis d’Europe, les escadres des nations réconciliées : — rêve magnifique de l’amitié des peuples, qui hanta son généreux esprit comme il tourmente le nôtre, foyer incertain de l’humanité pacifique, qu’Auguste Comte voulait installer à Constantinople, Michelet à Toulon, qu’on entretient maintenant à La Haye ou à Genève, et dont les étincelles brillent dans l’âme de tant de braves gens.

Puis, ce furent, aux yeux éblouis d’Aicard grandissant, les quatre cités saintes de la Provence : Marseille, que j’aime trop pour risquer de vous en parler une seconde fois ; Aix, qui cache sous la somnolence de ses rues tant de grâce naturelle et d’intelligente curiosité, nourricier d’une aristocratie de pensée que façonna une aristocratie de race ; Arles, si semblable à la Rome latine avec son fleuve aux ondes jaunies, les lignes violettes des collines de son horizon, ses statues et ses femmes aux formes harmonieuses, et le souvenir de son premier apôtre, disciple traditionnel de saint Pierre ; Avignon, enfin, souple d’allure et vibrant d’allégresse, où les esprits paraissent danser comme les filles sur le pont du Rhône, la ville du pain blanc et du vin de feu, qui résonne des sons de cloches et des chansons de félibres, le berceau sacré de notre résurrection provençale.

Ce furent en même temps pour Jean Aicard, grand coureur de routes et bon cavalier, ce furent les terroirs ruraux de la Provence, terre de surprises et de contrastes, d’épanchements et de secrets, de tapages étourdissants et d’immensités silencieuses, et en parlant ainsi de la terre il me semble parler de ceux qui l’habitent : ici, le Rhône écumeux, le plus fier et le plus turbulent des fleuves de France, que du haut des collines de Beaucaire on entend mugir à la façon d’un taureau échappé ; à côté, la Camargue muette, où les interminables rêveries ne sont coupées que par le cri lointain du berger ou par l’appel familier des cloches des Saintes-Maries, cette voix séculaire qui console les croyants en détresse ; plus loin, la Crau rude et pierreuse, brûlée et dorée par le soleil ; ailleurs, les Monts des Maures, avec leur parure de chênes-lièges,, « bois dur et tendre écorce », pareils à l’homme du pays ; et le vallon verdoyant de Saint-Pons aux ruisseaux capricieux, jadis profané par Jules César, et que le Christianisme a rendu à la splendeur des arbres et à la ferveur des poètes ; et la forêt de la Sainte-Baume, imprégnée de la senteur des plantes et des repentirs de Marie-Madeleine.

À cette Provence qui fut son berceau, qui lui suggéra la moitié de son œuvre, et qui environne aujourd’hui son tombeau, — heureux poète, il peut reposer là où il a vécu les meilleures journées de sa vie, et le même laurier qui ombragea le seuil de sa demeure natale abrite la pierre de son dernier séjour :

 

O Provence, c’est donc ainsi que tu m’accueilles :

Va, ton brin de laurier vivace aux belles feuilles,

Avec un long orgueil je le conserverai...

Car il croît près des flots parmi les myrtes verts,

Où me sourit encor mon enfance première...

Où, mes jours accomplis, toujours vert, toujours beau,

En plein sol, il pourra grandir sur mon tombeau ;

 

— à cette Provence de Jean Aicard permettez-moi d’annexer Nîmes la Languedocienne, de l’autre côté du Rhône, Nîmes, souriante et passionnée, pieuse et violente, qui se croît romaine parce qu’elle a ses « Sept Collines » et ses « Arènes sanglantes », mais qui est celtique en réalité, de la forte trempe de nos aïeux, la vraie fille de sa Fontaine divine, issue des sources les plus claires et les plus profondes du sol gaulois. Nîmes, pour Jean Aicard, c’est la ville de son adolescence, où il fut sacré poète par ses maîtres du lycée ; et ce fut aussi la ville où Mistral fut sacré bachelier et d’où il écrivit à Roumanille la lettre inaugurale de sa vocation provençale. Mistral, bachelier à Nîmes, Aicard, lycéen à Nîmes, cela suffit pour rattacher à la Provence des poètes la cité mystérieuse de la mandragore.

 

Dans ce cadre de sa Provence, Jean Aicard a dressé en pleine lumière la haute silhouette de son grand-père Jacques. De ceux qui l’ont précédé dans l’existence, c’est son aïeul qu’il a le mieux connu, c’est à lui seul qu’il doit les élans de son cœur et le souffle de son ouvrage :

 

Tu fis mon œuvre simple et ma voix attendrie,

Et je rapporte à toi ce qui vient de toi seul.

 

C’était, cet aïeul, une énergique nature de Provençal, droite, affectueuse, sage et décidée, âprement appliquée aux heures de besogne, et perdue ensuite dans l’imprévu des chimères, un de ces êtres des qui sont faits pour l’action perpétuelle, et qui, le jour venu, entrent allègrement dans le repos suprême,

 

Qui de son pas égal marchait vers le tombeau,

Sans désirer la mort, sans regretter la vie.

 

L’éducation par le grand-père ! je ne dis pas qu’elle doive remplacer l’éducation par le père, mais je dis qu’il est bon qu’elle l’accompagne, et que la formation de l’enfant serait incomplète si, aux leçons des parents, ne s’ajoutaient celles des aïeux.

Le père, lui, en plein dans les devoirs de la vie, ne voit trop souvent que les difficultés de la tâche quotidienne. Il se préoccupe de donner à l’enfant les moyens de subsister et de réussir, de combattre et de vaincre ; il protège les siens contre les ennuis extérieurs de la destinée, mais il lui manque le loisir pour garnir l’intérieur de leurs âmes. — Le grand-père, lui, qui a terminé sa fonction de lutteur, regarde déjà de loin et avec indifférence les batailles humaines, il est plus près de l’instant où s’oublient tous les combats, il a le temps de descendre en son âme et de voir en celle des autres. Et s’il ne fournit pas à l’enfant les instruments d’une victoire terrestre, il peut au moins lui apprendre le sens éternel des choses.

Puis, le grand-père a vu, dans le demi-siècle de son passé d’homme, tant d’enfants autour de soi ! Il les a vus naître, grandir, triompher, ou dépérir, ou mourir. Il a vu, faible et petit, l’homme qui est père maintenant, qui fait son orgueilleux début dans la paternité. Et il sait, mieux que lui, ce que sont de jeunes êtres, ce qu’il faut leur dire pour exciter leurs rires ou pour sécher leurs larmes, L’expérience de la vieillesse la rapproche de tous les âges.

Enfin, comme l’enfant, le vieillard est débile, et il est sensible comme lui. Il lui ressemble en son cœur et en son corps. De même que ces chers petits s’éveillent à la connaissance du monde, et, surpris par la vie qui commence, se hâtent d’en jouir et veulent en saisir tout, de même, eux, les grands-pères, sachant qu’ils vont bientôt partir, ne veulent rien perdre de la vie qui finit et s’attardent à tout ce qu’elle peut encore donner. Grands-parents et petits-enfants, leurs tendresses et leurs, émotions se rejoignent et se comprennent.

Voilà ce que je lis dans les pages de Jean Aicard, et aussi dans celles du plus grand de ses maîtres, Victor Hugo. Celui-ci nous révéla « l’art d’être grand-père », celui-là d’être petit-fils. Aicard eut le culte de l’aïeul, et c’est un peu pour cela, Messieurs, que nous l’avons aimé, car nous sommes tous ici, à l’âge d’être grands-pères.

 

À côté de son grand-père, un autre vieillard, illustre entre tous, se montra à l’aurore de se vie pour l’inviter à devenir écrivain et poète ; et ce fut Lamartine.

Assurément, Victor Hugo, par la variété de ses images, l’éclat de son verbe, la force créatrice de sa pensée, peut être mis au-dessus de Lamartine, au-dessus de tous. Il n’empêche que son œuvre a moins rayonné que celle de son rival ; on l’a pastichée plus qu’on ne s’en est inspiré, et à tout prendre Lamartine a été l’ouvrier véritable du réveil poétique de la France au lendemain de la Restauration.

Il était bien le poète qu’on attendait pour émouvoir la famille française, cette famille qui par sa probe activité et sa tradition sentimentale est une des richesses morales de notre patrie, la plus précieuse, la plus durable. L’une des surprises qu’éprouvent nos amis d’Amérique en touchant notre sol, c’est la vue de cette famille avec sa maisonnée, faisant elle-même son ménage ou pourvue de son serviteur attitré, se souvenant de ses morts et mêlant leur mémoire aux entretiens de la table commune, attachée depuis des générations à l’autel du temple paroissial, lisant les mêmes livres sous la lampe coutumière, comme autour d’un Génie qui éclaire et réchauffe sa vie. Cette famille entendit avec Lamartine le seul poète qui eût parlé sa langue : juste assez d’amour pour faire rêver la jeune fille, mais au premier plan Dieu et le Christ, la prière où tous les membres se rencontrent,

 

O Père qu’adore mon père !

Toi qu’on ne nomme qu’à genoux !

Toi dont le nom terrible et doux

Fait courber le front de ma mère !

 

et puis, ici l’enfant et le berceau, là « la vigne et la maison », plus loin les prés, les coteaux, les vallons et les lacs, et tous ces paysages avec ces contours imprécis et ces effluves, mélancoliques qui attirent la rêverie sans fatiguer l’attention. Et la France entière sentit en Lamartine le poète de son idéal, et dans ses familles d’ouvriers et dans ses familles de bourgeois : car Lamartine ne s’adressa qu’aux sentiments d’amour et de foi, à ceux qui suppriment les classes sociales, mot d’injustice et de combat qu’il ne connut jamais.

Lamartine Provence, sa gloire fut inimaginable : Il faut chez M. Ripert le chapitre émouvant où il nous montre Lamartine encadrant de son auréole les lettres provençales à l’heure de leur « renaissance » : le poète retient à sa table cette touchante Reine Garde qui rêvait d’une poésie pour le peuple ; il salue un des premiers le génie de Mistral et la grandeur de Mirèio ; quand il vient à Marseille, il assiste aux séances de l’Académie, et .il gravit le modeste escalier de l’Athénée Ouvrier, où des artisans de bonne foi s’essayaient à devenir prosateurs ou poètes. Mieux que Victor Hugo, toujours féru de Paris, Lamartine le Bourguignon aima nos provinces, il devina ce que la France leur devait. Elles le lui rendaient bien. A ses arrivées sur la Cannebière, c’était le délire de toute une cité : « Partout où vous passez », s’écriait l’un de ses adorateurs, « vous laissez après vous, tel qu’une comète, une longue traînée de lumière. » — À Marseille, on n’admire pas à moitié.

Or, voici ce qui advint à Jean Aicard au temps de son enfance. Il fut envoyé au lycée de Mâcon, et, les jours de sortie, il allait chez Lamartine, que son père avait connu. Ses après-midi chez le grand homme, dont l’enfant n’apercevait pas le déclin, décidèrent de sa vocation. Il sentit la dignité de l’homme, la simplicité de son abord, le charme accueillant de son intérieur. Rentré au lycée, il ne pensait plus qu’à Lamartine, et son jeune esprit confondait en une même sensation mille impressions diverses. Un jour il écrivit au poète une belle lettre qui se terminait par ces mots de politesse : « Veuillez présenter mes compliments à vos levrettes et à Madame de Lamartine. » Le proviseur lut la lettre comme il convenait, et se borna à dire à l’enfant : « Vous devez nommer Madame de Lamartine la première. »

Les lévriers de Lamartine, Jean Aicard ne les oubliera jamais, non plus que ces chevaux qui firent la fierté du grand homme aux années de sa fastueuse richesse. Nous en retrouverons le souvenir dans les chiens de Mélita, le Jupiter du Diamant Noir, dans Sultan, le cheval de Notre-Dame-d’Amour, Blanchet le cheval du Roi de Camargue, et Cabri, le cheval de Jean Aicard lui-même. Lamartine lui avait appris qu’on pouvait traiter en figures de romans ou de poèmes de simples animaux, qui, eux aussi, ont leurs instants d’orgueil et leurs heures de fidélité.

Vingt-cinq ans plus tard, en 1883, l’Académie française mit au concours l’éloge de Lamartine. Jean Aicard eut le prix, et, suivant l’usage de ce temps, il fut admis à lire sous cette coupole une partie de son poème. — C’est la seule fois, Messieurs, que l’éloge solennel de Lamartine a été entendu dans cette salle. Les circonstances ont fait que nous avons paru l’oublier.

Pourtant, je ne crois pas que la France ait jamais possédé une gloire aussi parfaite, une renommée aussi pure. Il a célébré tout ce que nous devons aimer. Grâce à lui, la poésie a égayé les logis les plus humbles. Ses malheurs ont ajouté à la grandeur théâtrale de sa vie. Il n’a fait tort à aucun adversaire, il n’a menti pour le compte d’aucun parti politique, il a respecté toutes les croyances, et chanté Socrate aussi bien que Jésus. C’est lui qui a valu à l’histoire ce spectacle unique, d’un poète dirigeant une puissante nation par le seul ascendant de son génie. Si la France avait su continuer l’élan qui en 1848 l’entraîna à la suite de Lamartine, elle eût évité les pires des fautes et la possibilité de certains crimes. Ce sera pour Jean Aicard l’un de ses premiers mérites, que d’avoir cru en Lamartine.

 

Il crut aussi en l’Académie, et l’esprit de votre Compagnie vint à son tour lui servir de guide. J’ai tout lieu de croire que, dès le lycée, Jean Aicard aspirait à le suivre. En couronnant tour à tour ses Poèmes de Provence, sa Chanson de l’Enfant, son Miette et Noré, vous lui avez montré que la Provence ne perdait aucun de ses attraits sous les voûtes de l’Institut. Au cénacle où il fréquentait à Paris, et où il retrouvait Coppée et M. Richepin, on percevait distinctement, dans les intervalles d’un beau tapage, que l’Académie faisait sentir ses approches. Bientôt il désira y entrer, et ce fut avec une pieuse fidélité. Il fut élu en remplacement de Coppée, et le 23 décembre 1909, Loti, qui l’aimait particulièrement eut le grand plaisir de le recevoir.

 

Le prestige de l’Académie, l’influence de Lamartine, indiquèrent à Jean Aicard la direction de sa vie littéraire. Il ne se détourna pas de la Provence, où le rattachaient l’exemple de son grand-père, les impressions de son passé et les joies de ses regards. Mais s’éloigna de la langue provençale. Et j’arrive à la phase principale de la carrière de Jean Aicard, au rôle qu’il voulut jouer dans l’histoire des lettres françaises.

Le 21 mai 1854, au château de Font-Ségugne près d’Avignon, sept jeunes gens de Provence fondaient le Félibrige ; et cinq ans après, en mars 1859, appliquant les principes définis en cette assemblée, l’un de ces jeunes gens, Mistral, publiait Mirèio : Mirèio, c’est-à-dire un poème ou plutôt une épopée, à l’allure classique, en vers réguliers et de style noble, mais au sujet tiré de la vie rurale et populaire de la Provence, et écrite tout entière en langage provençal ; et le provençal reprit aussitôt sa place dans la vie littéraire de la France.

En 1880, vingt ans après Mirèio, dont le succès n’avait fait que grandir, Jean Aicard publia Miette et Noré, lui aussi un poème inspiré par la Provence, ses paysans et ses coutumes, mais écrit en vers français et en une langue très simple, à demi rustique. Et pour marquer plus nettement ce qu’il entendait faire, et qu’il voulait la bataille et opposer Miette à Mireille, Jean Aicard écrivit pour son livre une ardente préface, qui alla provoquer dans les assemblées des Félibres les mêmes colères que la préface de Cromwell avait jadis soulevées dans le camp des classiques.

Le provençal, disait Jean Aicard, est un « patois » et doit être désormais traité en langue morte. Il peut servir encore à narrer quelques vieux contes au coin du feu, ou même à enrichir le français de formules pittoresques ou de succulentes exclamations, mais il ne peut faire acte d’instrument d’écriture. « Mon grand-père », disait Aicard, « parlait en patois, et lisait en français. » Mais d’autre part le poète, le romancier se doivent de faire connaître et aimer leur province natale, ils en ont la charge devant leurs aïeux et devant la France, l’avenir littéraire de notre patrie est dans l’expression de ses physionomies locales. Décrivons notre Provence ou notre Bretagne, mais en français, quitte à introduire des mots du cru et des tournures du terroir.

Sur ces derniers points, Jean Aicard a raison. Nous ne dirons pas sans doute que nos lettrés ont pour devoir principal de dépeindre nos mœurs ou nos paysages provinciaux. Mais la richesse, la souplesse extraordinaires du roman français viendront de ce qu’il notera les aspects divers de notre sol et de notre race, depuis le Berry de la Mare au Diable jusqu’au Pays Basque de Romuntcho en traversant la Camargue de Notre-Dame-d’Amour. Alors vraiment, l’incomparable variété de nos émotions littéraires sera le reflet des multiples horizons et des innombrables beautés de la terre de France.

Mais de cette terre, je ne veux pas, comme le souhaitait Jean Aicard que l’on retranche le parler populaire, les dialectes provinciaux. Vous appelez le provençal un « patois » : le vilain mot, et combien inexact ! Le patois, est la déformation locale d’une langue déterminée, c’est une excroissance à demi fantaisiste qui pousse sur une plante linguistique : le parler de Montmartre est en train de devenir le patois de Paris (j’ajoute aussitôt qu’il est plein d’agréments, pour ne pas attirer sur la Coupole de l’Institut les foudres des Jupiters de la Butte.) Mais le provençal est une langue qui a par elle-même ses racines et ses rameaux, sa sève propre et son libre épanouissement. Il est né, il a grandi à part, sur un terrain qui était bien à lui.

Vous me dites qu’il va mourir. À quels signes, je vous prie, reconnaissez-vous qu’une langue se meurt ? Il y a pour les langues, comme pour les nations et pour les croyances, des crises de fatigue et de déclin. Mais nous venons de voir ressusciter des nations qu’on disait mortes, mais des croyances qui se perdaient se sont retrouvées, et des langages qu’on croyait endormis ont proclamé leur gloire. De l’avenir d’un idiome, pas plus que de celui d’une foi ou d’une patrie, personne ne sait rien, et la science n’a qu’à se taire sur la loi du lendemain. Au siècle passé, on s’imagina que le catalan allait dépérir : et voici que maintenant, coup sur coup, il produit un très grand poète et des œuvres scientifiques de premier ordre.

Le Félibrige et Mistral, dites-vous encore, ont fait une œuvre factice, de résurrection artificielle : ce furent procédés de savants qui galvanisent un moribond, ce ne fut pas un malade qui se relève par ses propres forces.

À coup sûr, nous n’ignorons pas que l’école et la science sont à l’aube du renouveau provençal. Faire de Mistral un paysan est une absurdité. C’était un érudit, et de très large envergure. Son Trésor du Félibrige, par certains côtés, vaut et passe même le Dictionnaire de Littré. Il a pourvu la langue provençale de termes littéraires qui lui manquaient. Mais est-ce que la Pléiade, ce Félibrige français de la grande Renaissance, n’a point fait cela pour notre langue nationale ? Est-ce que Turold n’a point fait cela pour cette même langue aux heures de son enfance ? et l’expression favorite de sa Chanson de Roland, ce mot de « douce France » qui est peut-être le mot le plus simplement ému de toute notre langue, n’est-il pas à son origine la réminiscence d’une expression du latin classique ?

Regardez donc le lendemain de Font-Ségugne et de Mirèio : c’est au lendemain de la bataille qu’on voit si la victoire est complète. Or, de proche en proche, le Félibrige a gagné tout le Midi. Il a pénétré les vallées les plus agrestes des Alpes et des Pyrénées, il a gravi les plateaux du Limousin et les puys de l’Auvergne. Partout on a chanté son hymne de la Coupo santo, et à l’instant où je vous parle, de bons ouvrages surgissent çà et là en terre de Langue d’Oc. Jamais les Félibres du premier matin n’auraient espéré une telle gloire pour la montée de leur jour. À la réussite de l’œuvre, je constate qu’elle était bonne.

Faire mourir une langue ! mais c’est pécher contre la vie sociale. Une langue nous apporte les idées et les sentiments de nos ancêtres, elle nous conserve les nôtres, elle les répète aux êtres qui viennent de nous. Elle est le lien moral par lequel le crépuscule de la journée humaine qui finit se rattache à l’aurore de celle qui commence. Quand j’entends du provençal, je revois des visages qui me furent chers, et le jardin même de mes premiers jeux. Il y a dans un langage des senteurs du terroir natal et des nuances de ses paysages. Nous tous qui voulons que le Français revienne au labour de son champ et à la pierre d’un foyer rural, ne touchons pas aux dialectes de nos provinces : ils sont sacrés, comme toutes les parcelles du sol de la patrie.

Ce sont « monuments historiques » au même titre, que nos châteaux ou nos beffrois. Conservons-les avec le même souci. Une ville que j’aime autant que Marseille, Bordeaux, possède le beffroi de son vieil hôtel de ville, la porte de la Grosse Cloche, et elle l’entoure de respect et de soins : car c’est une ville admirable en sa reconnaissance pour son passé, et cette Grosse Cloche a été pendant des siècles le porte-parole des libertés municipales, elle convoquait les citoyens de la commune à la fête ou au combat, au deuil ou à l’allégresse, elle était la voix même de cette personne souveraine qu’on nommait la cité de Bordeaux. Je voudrais que Bordeaux cultivât du même amour son idiome gascon. C’est la langue que parla la Grosse Cloche en l’âge de sa maîtrise. Et c’est une si belle langue ! j’en appelle à M. Bourriez, qui l’enseigne à l’Université ; et j’en appelle aussi au Béarnais et au Gascon que je vois en votre Compagnie. Elle a des sonorités de clairon, des douceurs de berceuse, des mots qui lui suffisent à résumer une scène, ou à peindre un tableau, elle est solide, elle est claire, elle est rapide. Et le jour où elle rencontrera son Mistral, elle pourra nous offrir des chefs-d’œuvre. Ne brisons pas les destinées du gascon.

Je sais bien ce dont avait peur Jean Aicard, Français par-dessus tout. C’est que la vogue de nos idiomes provinciaux ne compromit notre unité nationale. Ne partageons point cette crainte. Ni le breton, ni le gascon, ni le provençal n’ont empêché la France fut acclamé par la Bretagne de la reine Anne, par le Béarn du roi Henri, par la Provence du roi René. Notre union en patrie tient à des causes telles, qu’il n’y a pas à s’effrayer si elle s’énonce en manières différentes. J’ai appris de source certaine que quelques-uns de nos plus vaillants officiers sont de ceux qui parlent le plus volontiers l’eskuara du Pays Basque. Ce fut pour le Breton un appel au sacrifice que d’entendre parler breton sur les champs de bataille de l’Argonne. Et de s’interpeller en provençal sur les pentes du Vieil-Armand, ce fut pour les Provençaux un motif de plus de courage et de plus de confiance. À tous il parut que la voix de l’aïeul et la voix de la terre s’unissaient à celle de la France pour repousser l’ennemi.

Non ! je n’ai point peur l’amour du provençal diminue l’énergie de la nation. Ce que je vois, au contraire, au lendemain de Font-Ségugne, c’est que les Félibres nous ont fait aimer des choses de Provence, qui sont choses de France, c’est que Mistral a écrit un chef d’œuvre, qui a porté très loin le renom d’un Français. Et pour avoir doté notre patrie de nouveaux titres de gloire, l’Académie française doit au provençal une reconnaissance infinie.

 

Je peux donc, sous les auspices de votre Compagnie, signer la paix entre les Félibres et Jean Aicard, et, les théories une fois combattues, louer sans restriction l’homme et son œuvre.

 

L’œuvre de Jean Aicard fut continue, abondante, variée et sincère. — Elle fut continue : son premier recueil de vers date de 1866, où il avait dix-huit ans, et il écrivait plus que jamais à la veille de sa mort, arrivée à soixante-treize ans, le 12 mai 1911. — Elle fut abondante : je compte 47 ouvrages, et je néglige d’innombrables discours, conférences, poésies et articles, disséminés dans cent journaux de Paris ou de province, et il reste dans ses papiers bien des écrits qui pourraient, être publiés. Elle est variée : 10 volumes de romans, 15 volumes de vers, 14 pièces de théâtre 2 volumes de nouvelles, 2 volumes de critique littéraire ou de polémique morale, et je mets à part les 4 volumes de Maurin des Maures et de Gaspard de Besse, qui tiennent à la fois du roman d’aventures et de l’épopée comique. — Enfin, cette œuvre est sincère, car elle respire en son entier les sentiments qui ont dominé l’âme de Jean Aicard : l’amour de l’enfant, le culte du Christ, la pitié pour les hommes.

Et je vais maintenant, Messieurs, sermonner quelque peu : car sous la bonne grâce où la jovialité des romans et des vers de Jean Aicard se dissimulent à peine la gravité des sermons ou l’ardeur des oraisons. En cette étoile de lettré battait le cœur d’un apôtre.

 

Ces prières au Christ, ces appels à la pitié, cette tendresse pour l’enfant, venaient ensemble de sa nature, loyale, expansive et sentimentale. C’était un idéaliste, un « visionnaire d’idéal », et, en même temps, il était bon, foncièrement bon, infiniment bon : ceux qui l’ont approché n’ont jamais connu d’homme qui eût au même degré le sens, la volonté, le goût de la bonté. Suivant un mot célèbre et qu’il ne faut interpréter ici que dans sa beauté morale, il aimait à aimer et à être aimé. Il eut la passion de toutes les vraies amours. Cet éprouvé de la vie garda la nostalgie de la famille, de la mère, de l’épouse, de l’enfant, de ce qui fait l’humanité bonne, joyeuse et pure. Quand il rencontra l’amitié, il s’y livra sans réserve. Voilà pourquoi, durant un demi-siècle, il eut si souvent auprès de lui, pour lui apporter confiance en son œuvre et sécurité en son travail, cette sœur dévouée que nous avons vue veillant sur son repos et protégeant sa gloire. Voilà pourquoi, aujourd’hui, tant d’amis entourent son souvenir et fortifient son renom. Voilà pourquoi, enfin, le nombre de ces amis ne cesse de croître, même après la disparition de l’homme : car, à lire ses livres, on se sent pris pour lui d’une amitié qui ne s’éteindra plus.

 

Des amis qu’il s’est donnés, beaucoup datent du temps où ce n’étaient que des enfants. C’est en les aimant tout petits que Jean Aicard s’est assuré la ténacité de leur affection. Et cela suffit à nous prouver la sincérité et la justesse de ses livres sur l’enfant, et qu’il a su lui parler sa langue, arriver jusqu’à son cœur et l’« acquérir pour toujours ».

À l’enfant, Jean Aicard permet beaucoup et pardonne tout — Laissez-le donc jouer, s’agiter, se mettre en colère, au besoin déchirer une image et casser un peu de vaisselle : cela, c’est de la vie et c’est du caractère. Allons, va faire l’école buissonnière ! Tu n’y apprendras ni la règle de trois ni les guerres de Louis XIV : la belle affaire, que d’ignorer ces tristes inventions des humains ! Mais tu y apprendras l’aubépine qui fleurit, le fruit qui mûrit, l’abeille qui voltige, ces mille petites choses d’un jour qui embellissent la nature immortelle :

 

L’enfant n’aime pas voir des horizons trop larges ;

Il préfère aux plus beaux endroits du monde entier…

Un insecte, une fleur, un tout petit sentier.

 

Et j’aime bien mieux pour lui, l’école du buisson qu’un manuel de sociologie.

Mais Jean Aicard arrête au moment opportun cette échappée à l’air 1ibre. Il rappelle l’enfant, il l’installe dans la maison du travail : oh ! une maison aimable, bien éclairée, avec beaucoup de fenêtres sur le dehors. — Voici, pour s’y plaire, de fort jolis contes, le chevrier de Jésus, Pierre le fils du marin ; et voici quelques leçons d’une morale très simple, où le devoir découle de la bonté ; et voici surtout ce beau précepte, qui procurera la joie véritable pour toute la vie : «La vraie liberté est dans le travail. » Il faut, mon enfant, renoncer de bon cœur à l’école buissonnière.

Mais il quittera un jour la maison d’étude, et ce sera alors « le vaste monde », la plus grande famille, l’horizon du cœur plus étendu que celui des yeux. — Tous ceux que tu rencontreras au sortir du village, ce seront aussi des frères pour toi, ce sont des fils de la France, et elle est aussi ta mère, et ceux qui portent son nom ont besoin de ton bras et de ta force :

 

Enfants ! nous faiblissons ! venez à la rescousse !

Vos aînés, les vaincus, vous disent en pleurant

Votre mère en pleurant vous dit de sa voix douce :

Petit peuple français, vite au secours du grand !

 

— Jean Aicard fut de ces instituteurs accomplis qui parlent France aux enfants de France.

 

Pour eux il écrivit ce délicieux poème de Jésus, dont le sens profond nous est donné dans le prélude, ces Pèlerins d’Emmaüs que Pierre Loti nous lut avec tant d’émotion, le jour où il accueillit ici son ami :

 

Reste avec nous, Seigneur, parce que nous t’aimons,

 

c’est-à-dire : plaise à Dieu que la parole du Christ ne s’éloigne jamais de nous !

Le Christ de Jean Aicard n’est point rigoureusement orthodoxe. Il ressemble à celui que les enfants contemplent dans les crèches de Noël ou que les vieux Marseillais ont applaudi dans leurs Pastorales. L’âne et le bœuf jouent dans son histoire un rôle important, et notre poète les fait plus souvent parler que saint Pierre ou saint Jean. C’est un Jésus qui mêle son âme à celle de tous les êtres de la création, il caresse les bêtes, il respire les fleurs, il est très près de saint François d’Assise et très loin de Torquemada. — Connaissez-vous le conte de Jésus et du rouge-gorge ? Sur la croix, avant de mourir, Jésus souffrait horriblement de la couronne d’épines qui déchirait sa tête. Un petit oiseau entendit sa plainte, et, volant jusqu’à lui, arracha les épines. Mais une goutte du sang divin tomba sur la gorge de l’oiseau, et depuis ce temps-là elle est toute rouge de la trace de Jésus. Et quand le rouge-gorge, par les matinées de décembre, vient frapper de son bec à votre fenêtre, ouvrez-lui aussitôt, faites-lui bon accueil : car la rouge beauté de sa gorge vous rappelle qu’il a eu pitié du Christ et, qu’il en a été remercié par l’éternelle parure du sang du Sauveur.

Légendes à part, le Christ de Jean Aicard demeure fidèle à l’esprit des Écritures, et je n’hésite point à m’exprimer librement là-dessus. Sa parole se résume dans le mot de charité : sans elle, sans

 

L’Évangile,

Nous sentons tout le reste incertain et fragile.

 

Le Christianisme de notre ami est une religion d’Évangile, qui concilie tous les cultes ; il nous élève à une telle hauteur de sentiments, que les croyants de tous les rites peuvent communier et fraterniser en lui. Et vous trouverez à côté l’un de l’autre, parmi les admirateurs de Jean Aicard chrétien, M. Jean Calvet, prêtre de l’Église catholique, qui a consacré à son œuvre un dévouement intelligent et passionné, et le critique qui a le premier relevé la grandeur morale de son talent, Auguste Sabatier, pasteur de notre Église protestante.

 

La charité chrétienne de Jean Aicard n’est ni imprudente ni aveugle. Si le Christ a dit : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font », n’est-ce point refuser le pardon à ceux qui délibérément font le mal ? Et Jean Aicard, en un mouvement de légitime révolte contre les exploiteurs de la bonté, écrivit cette phrase sur laquelle il nous faut méditer, en notre vie privée et en notre vie nationale : « La pitié que sollicitent les démoniaques devient l’amorce dont ils se servent pour attirer et perdre les bons. » Car l’oubli des fautes ne doit aller qu’à une parole de repentir et à un acte de réparation.

Mais comme, dans l’œuvre attendrie de Jean Aicard, il y a fort peu de « démoniaques », la scène du pardon y revient en de nombreuses et troublantes récidives. Dans ce Père Lebonnard qui est le plus pathétique de ses drames, tout converge peu à peu vers l’heure où le chef de famille pardonnera pour toujours à l’épouse coupable et au bâtard révolté : il faut voir, à la Comédie-Française, la puissante et simple grandeur du doyen, de notre Silvain, interprétant la pitié de Lebonnard, qui était celle de Jean Aicard, avec la double expérience de son talent et de son cœur. Mais cette heure, ce geste de pardon qu’efface tout, vous les rencontrerez même, et cette fois au travers des rires, dans Maurin des Maures où, au déclin de sa vie, Jean Aicard atteignit enfin à la pleine expression de sa gaieté provençale.

 

On a été fort injuste pour Maurin des Maures. Si le héros a été, de son vivant, tourmenté par des gendarmes, Jean Aicard, pour l’avoir mis au monde, a été tracassé par des gens de lettres ; et on a lancé contre lui le reproche décisif, d’avoir plagié M. Alphonse Daudet et copié Tartarin de Tarascon.

Le reproche porte à faux. Maurin ne ressemble en rien à Tartarin, auquel il est infiniment supérieur. — Je parle de la valeur des personnages, et non pas de la valeur des œuvres : car, Tartarin de Tarascon est, du point de vue littéraire, un livre inimitable, débordant de vie, de lumière et de bruit, et, pour trouver dans nos lettres françaises un morceau d’une telle allure, alerte et endiablée, il faut remonter jusqu’aux Plaideurs de Racine. — Mais quelle piètre figure d’homme, ce Tartarin, à côté de Maurin des Maures !

Maurin ne s’émeut de rien, pas même du revolver chargé d’un « gendarme sans pitié » et qui serait Corse. Tartarin s’inquiète de tout, même de l’ombre d’un pharmacien de Tarascon, qui est la chose du monde la moins terrifiante.

Ce sont tous deux, sans doute, de grands chasseurs au soleil du Midi. Mais Tartarin n’a jamais chassé que des casquettes ; et Maurin a abattu soixante-quinze sangliers, dont les dépouilles ornent sa cabane, et un jour d’ouverture, il peut montrer au tableau, de compagnie avec son ami Pastouré, vingt-quatre perdreaux, huit lapins et, deux lièvres, toutes espèces de gibier dont Tartarin n’a jamais rien vu.

Tartarin et Maurin nous font également rire : mais l’homme de Tarascon nous fait rire de lui-même, de ses propos, de ses gestes, de sa naïveté, de ces folles imaginations ; et sa vie est une longue suite de farces. Mais il n’a inventé aucune de ces farces pour son compte : il en est la victime, il n’en est pas l’artisan. Maurin, lui, est un intarissable créateur d’aventures et de fables : pas une seule fois nous ne rions de lui, et la gaieté qu’il nous procure, il la tire d’ailleurs et d’autrui, des plaisanteries qu’il raconte, des imbéciles qu’il berne. Le ridicule jaillit de sa verve et non pas, comme pour Tartarin, de sa personne.

Je ne crains pas d’ajouter que Tartarin est à peine une âme, un être de sentiment : il n’est pas méchant, c’est tout ce qu’on peut dire de lui. Après tout, le lecteur ne s’avisera pas de faire de la psychologie à propos du Tarasconnais il ne songe qu’à « se régaler » de lui : la personne de Tartarin n’est qu’un canevas où se brodent mille drôleries, caricature folâtre à l’opposite d’un type d’idéal.

C’est au contraire ce mot d’idéal qu’il faut prononcer pour Maurin des Maures, ce « Don Quichotte paysan », ainsi que le désigna Jean Aicard lui-même. Maurin est un cœur délicat, un caractère droit, un esprit disposé aux spéculations les plus hautes : vous trouverez en lui du Socrate, un Socrate qui ferait quelque peu de braconnage, pas beaucoup, seulement deux ou trois jours avant l’ouverture. Il parle bien, il sait comment on élève les enfants, il aime les hommes, il adore ses amis. — Comme il ressemble à Jean Aicard !

C’est pour cela que Maurin des Maures vivra plus longtemps que Tartarin de Tarascon. Dieu merci ! les créatures d’idéal durent plus que les images facétieuses. Tarascon ne doit à Tartarin qu’une popularité d’assez médiocre aloi, que la gracieuse cité ne mérite guère. Mais le peuple du Var, paysans et lettrés, est fier aujourd’hui du héros qu’un écrivain a figuré et transfiguré pour lui. Maurin devient chaque jour plus populaire de Fréjus à Toulon, sur cette grande route de la montagne qui fut la voie royale de son épopée : partout il s’est fait chérir des humbles et redouter des méchants, partout il a semé son courage, son rire ou sa fantaisie ; et de tout cela a germé une moisson de saine renommée pour un beau pays et pour d’honnêtes gens. Et vraiment, d’avoir fait à un pays de France le don d’une créature superbe qui lui servira de même symbole et de signe de ralliement, c’est pour Jean Aicard une bonne action autant qu’un bel ouvrage.

Ah ! Messieurs, ne lisez pas Maurin des Maures à la hâte, sous la lumière artificielle de vos lampes parisiennes. Allez là-bas, un jour d’été, sur cette, route des Maures ; arrêtez-vous au rivage de La Foux ou de Berthaud, et reposez-vous, pour déguster lentement les longues pages du livre, à l’ombre séculaire de ces grands pins parasols où Maurin des Maures s’est assis tant de fois. Devant vous s’étale en sa courbe le rivage « éternellement bleu » du golfe de Saint-Tropez, où les Grecs sont autrefois venus, et avec eux leur grand bonhomme d’Hercule, le parrain du héros provençal. À vos pieds, les roseaux de la rivière caressent la cabane de Maurin ; et fermant votre horizon tout proche, les Monts des Maures, en l’écho de leurs bois agités par la brise marine, semblent répéter son nom. Alors, vous resterez à lire des heures sans fin, heureux et rêveurs, comme en une suspension du vol du temps, et vous vous sentirez enveloppés et séduits par notre franche et radieuse Provence, tout en souriant de ses galégeades.

 

Et voici, Messieurs, que je reviens sur la Provence et sur la galégeade. Il faut, coûte que coûte, que je m’éloigne de ces thèmes, ou je n’aurai plus la volonté de finir. — Mais Maurin des Maures nous ramènera à la France.

Car ce héros du Var fut un soldat et un patriote. Il a fait son service sur la flotte, il a aimé notre mer et nos marins. — Cette mer et ces escadres de la patrie, nous les voyons à tous les détours des Monts des Maures et de l’œuvre de Jean Aicard. Il a compris, lui, né à Toulon, que de Toulon à Brest et à Dunkerque, sur ces merveilleux rivages de la France, prédestinés par la nature à la liberté et à la puissance, il a compris que là aussi était une frontière à défendre et un intérêt vital de notre nation. Jean Aicard a été le chantre de cette mer pleine de nos luttes et gardienne de nos destins, que nos maîtres du jour ne savent plus regarder.

Ce demi-sauvage de Maurin est un passionné d’avenir quand il s’agit de la France. Il veut la conscience la plus nette, même pour la Chambre des députés. S’il lui arrive de houspiller des gendarmes ou des préfets, c’est qu’il ne peut sentir les mauvais gendarmes ou les mauvais préfets. Il a une sainte horreur des partis politiques, de leur faiblesse intellectuelle et de leur misère morale : il est, suivant son mot, un « révolutionnaire de gouvernement ». — Cela ne vous rappelle-t-il pas Jean Aicard, président de l’Union française, et écrivant pour la France, durant cette guerre où le deuil personnel ne put ralentir sa mission de propagande, écrivant dans les journaux de toute opinion et les rapprochant par ses espérances de victoire ? Cher et noble ami ! il forma bien des utopies dans sa vie, mais ce furent les utopies d’un patriote ardent, et que la seule sottise des hommes nous empêchera de réaliser : dans toutes les assemblées politiques il y aura toujours des Caboufigue pour combattre un Maurin des Maures. Jean Aicard ne rêva-t-il pas un jour d’une école absolument neutre, mais à la neutralité chaude et lumineuse, et qui serait un foyer où pourraient s’allumer également la flamme du libre examen et les flambeaux des autels de cathédrales ?

La gloire, je veux ajouter la vertu de Jean Aicard, est d’avoir fait de ces rêves et d’en avoir inspiré tous ses ouvrages. Décidément, ses romans et ses poésies, sa Provence et son Maurin ce sont de charmants morceaux de France, animés par l’âme d’un homme excellent et d’un bon Français.