Discours de réception d’Alain Peyrefitte

Le 13 octobre 1977

Alain PEYREFITTE

Réception de M. Alain Peyrefitte

 

   M. Alain Peyrefittea ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Paul Morand, y est venu prendre séance le jeudi 13 octobre 1977, et a prononcé le remerciement que voici :

    

Messieurs,

     Remerciement ? Il est des peuplades lointaines dont le langage n’a pas de mots pour dire merci. Chez elles, la gratitude s’exprime en actes ; on répond à un don, par un autre don. Cette sagesse n’est pas étrangère, Messieurs, à votre illustre tribu : vous imposez au nouveau venu un rite d’initiation, qui remplace par l’éloge d’un mort le remerciement aux vivants. Subtile coutume, où la pudeur du récipiendaire est épargnée ; où la grandeur d’une institution est honorée à travers celui qui vient de la quitter.

     Quand Paul Morand, à votre appel, prit séance parmi vous, il ne vous manifesta pas seulement sa joie d’être fixé, lui si voyageur, pour cette halte hebdomadaire à vos côtés ; mais aussi le bonheur qu’il avait d’entrer dans le cortège d’une longue histoire.

     Qui devient l’un des vôtres ne rejoint pas seulement des vivants ; il prend place dans un fauteuil qu’ont occupé, tout au long de trois siècleset demi, quinze ou vingt disparus. Parmi les membres de votre compagnie, les morts pèsent plus lourd peut-être, pour nous qui devons mourir ; car ce sont eux qui nous donnent le plus le sentiment, et la charge, de participer à l’histoire d’une civilisation que nous voudrions immortelle – tout en sachant bien ce que nous en disait Valéry.

     Dix-sept ombres tutélaires, à ce fauteuil, avaient devancé Paul Morand. Il donna une leçon de modestie en évoquant par le menu cette théorie processionnelle. Car, si ses deux prédécesseurs immédiats, Paul Hazard et Maurice Garçon, furent des esprits brillants, cette dynastie académique est bien loin de compter parmi les plus glorieuses. On y rencontre quelques grands noms, mais ils n’ont de grand que le nom. Colbert ? Non : un rejeton. Charles d’Orléans ? Non : un lointain bâtard. D’Argenson, mais le fils ; d’Aguesseau, mais le petit-fils. George Sand ? Nullement, mais son premier compagnon, Jules Sandeau, dont elle rendit célèbres à la fois le nom, en abrégé, et bientôt les infortunes. Pour le reste, cette lignée est plutôt formée d’honnêtes gens, portés vers l’analyse de l’histoire et de la société ; le plus souvent sans grand éclat : c’est vous dire qu’en y étant admis, je ne m’y sens pas trop déplacé.

     Mais Paul Morand atteint, lui, une autre dimension. Il appartient à la race des grands écrivains français. Il est de ceux, si rares, à qui l’Académie ne pouvait conférer aucune célébrité nouvelle. Vous eussiez pu dire de lui, comme de Molière : Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

     Pourtant, le hasard, en faisant de lui le successeur de Léon Say, d’Albert Vandal ou de Denys Cochin, ne se montra pas tout à fait aveugle. Car autant qu’eux, mais autrement, il fut un écrivain immergé dans son siècle, observateur des hommes en société.

     Vous me pardonnerez d’aborder son œuvre de ce point de vue, qui m’est le plus familier. Il nous servira de fil d’Ariane, dans l’étonnant foisonnement de quatre-vingts livres, dont aucun n’est pareil aux autres, et par lesquels ce grand laborieux qui se donnait des allures de paresseux aborda tous les genres : tour à tour poète, romancier, nouvelliste, chroniqueur, mémorialiste, pamphlétaire, essayiste, voyageur, scénariste, homme de théâtre, préfacier, biographe, critique, géographe, historien – mais, sous ces formes et ces masques, toujours passionné de comprendre et de montrer les gestes, les démarches et les ressorts d’une époque, d’un milieu, d’une nation. Quelle erreur de ne voir en lui qu’un chasseur d’images, un ciseleur de formules, un adepte de l’art pour l’art !

     Outre ce parti pris, il me faudra un peu de témérité, si je songe à ce mot de son ami Chardonne1 : « On ne peut rien dire de sensé sur l’art de Morand, si on ne connaît pas l’homme. » Mais comment faire revivre l’homme, Messieurs, devant vous, ses familiers, moi qui l’ai si peu connu ? Je ne l’ai rencontré, en tout et pour tout, que trois fois.

     A dire vrai, avant ces trois entretiens, je l’avais aperçu assez souvent, dans une tenue qui n’était aucunement l’habit vert, ni les plumes blanches d’ambassadeur. Voici une dizaine d’années, mes bureaux étant situés place de la Concorde, il m’arrivait d’aller faire, à l’heure du déjeuner, quelques brasses dans la piscine de l’Automobile-Club. Le plus assidu au plongeoir était un vieux monsieur, au regard vif, aux pommettes mongoles, aux jambes arquées de cavalier – avec les manières les plus raffinées jusque dans le plus simple appareil. J’appris bientôt qui il était, mais un scrupule me retint de l’aborder. Il n’était point là pour parler : il venait pour l’exercice.

     On restait saisi devant ce vieil homme qui se savonnait vigoureusement sous la douche, plongeait comme un jeune garçon, disparaissait longtemps sous les remous bleutés, ne ressortait la tête qu’une fraction de seconde pour reprendre souffle, tandis que l’eau javellisée faisait cligner ses yeux bridés ; puis allait s’exercer à la barre fixe, ou bourrer de coups de poings le ballon à ressorts. Peut-être les jeunes gens d’aujourd’hui seront-ils encore nombreux dans leur vieillesse à fréquenter les gymnases. Mais, de cette génération, rares furent ceux qui savaient, comme Morand, Giraudoux ou Montherlant, s’imposer les disciplines de l’entraînement quotidien, pour atteindre à cette alacrité physique qui fait du corps un ami.

     La révélation du stade, à quinze ou seize ans, avait été pour lui, selon son expression, « quelque chose de colossal ». Enfant des villes, il avait découvert l’herbe sous ses pieds. Fils unique, il avait compris qu’il fallait passer le ballon à ses partenaires. Taciturne, il avait rencontré dans le sport « la plus grande de ses joies », « un rugissement de vitalit&eacute2 ».

     Il faut s’arrêter un instant sur un paradoxe : ce champion était un malingre. Refusé par le conseil de révision, en 1907, alors qu’il aurait tant voulu faire son service dans la cavalerie, versé dans l’auxiliaire parce qu’il avait la poitrine trop étroite, ce chétif s’acharna tellement qu’il brilla dans presque tous les sports. Et de même, cet élève médiocre de Sainte-Marie-de-Monceau et du lycée Carnot, refusé au baccalauréat, obligé de passer l’été à réviser son programme (avec un précepteur peu ordinaire, un jeune normalien nommé Jean Giraudoux), allait, à force d’application, devenir major du petit puis du grand concours du Quai d’Orsay.

     Son éducation semi-anglaise lui avait enseigné qu’un gentleman pouvait être un athlète, ou un esthète, jamais un bûcheur. Il fut donc un travailleur habile à dissimuler. Car il savait que les dons sont peu de chose auprès de l’usage qu’on en fait. La conversation d’artistes et d’écrivains, la lecture et la relecture des classiques, les exercices de style, la familiarité avec les dictionnaires, les après-midi à la Bibliothèque nationale ou à la Bibliothèque cantonale de Lausanne, cette patience à faire jouer tous les muscles de son esprit, cette opiniâtreté à manier les poids et haltères de l’intelligence, voilà peut-être le secret d’une œuvre qu’il a menée sans perdre souffle, pendant soixante ans, comme une prodigieuse course de fond.

     Longtemps après nos baignades muettes, je lui fus présenté par votre Secrétaire perpétuel, qui ne l’était pas encore. Paul Morand, malgré sa réputation de brillant causeur, resta silencieux, remplaçant les phrases par des sourires. N’avait-il pas écrit un roman, Tais-toi, sur un homme qui ne dit mot ?

     Mais on ne résiste pas à parler de ce qu’on aime. Peu à peu, il s’anima quand je l’interrogeai sur les chevaux. Ce fut pour nier catégoriquement qu’il eût excellé lui-même dans l’art équestre : selon ses dires, il n’avait jamais dressé un cheval, il était un cavalier tout à fait ordinaire. Mais tandis qu’il parlait des vrais cavaliers, les autres, on croyait entendre des sabots grattant le sol, des hennissements et des cliquetis de gourmettes.

     À quatre-vingts ans passés, après soixante-cinq ans d’équitation presque quotidienne, il galopait encore dans la forêt de Rambouillet, ou sur la berge vaudoise, là où le Rhône se noie dans le Léman. Il aimait cette harmonie tacite entre deux êtres, cet instinct maîtrisé, l’ordre marié à la fougue. Ce n’est pas un hasard si son plus gros livre est une Anthologie de la littérature équestre, la seule qui existe. Ce n’est pas un hasard si le dernier ouvrage publié de son vivant s’intitule d’un mot qui caractérise les chevaux, d’un mot qui lui va si bien à lui-même, et qu’il appliquait à la grande Chanel : l’allure. Ce n’est pas un hasard si sa dernière joie fut de voir portée au petit écran cette nouvelle d’amour, de folie et de mort qui restera peut-être son chef-d’œuvre, Milady. Des millions de téléspectateurs mesuraient pour la première fois son talent, en voyant la jument se jeter dans le vide, sous la main précise et l’impitoyable éperon du commandant Gardefort, qui répétait, la voix posée, le regard clair, ce grand principe d’équitation – et de morale : « En avant, calme et droit. »

     Notre deuxième conversation, chez des amis communs, s’engagea beaucoup plus aisément. Elle roula sur ce métier de diplomate par lequel nous avions l’un et l’autre débuté. Et nous constations que nos débuts respectifs, déjà dissemblables, ressemblaient moins encore à ceux de nos cadets.

     Il avait connu, dès la veille de la Première Guerre, des ambassades où la vie mondaine était l’essentiel et la vie de travail l’accessoire : dans l’Europe des Princes, les relations des souverains et des États avaient surtout pour théâtre les salons. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, j’entrais dans une carrière où les fourmis, déjà, remplaçaient les cigales. Aujourd’hui, même les fourmis sont dépassées. Les communications sont devenues si faciles et les relations internationales ont pris tellement d’ampleur ! Les chefs d’État ou de gouvernement se téléphonent, sans que leurs ambassadeurs en soient toujours informés. Des conseillers spécialisés travaillent chacun pour le compte de leur administration. Nos diplomates se plaignent parfois, en exagérant un peu, d’être réduits au rôle de porteurs de dépêches.

     Par goût de l’évasion, Paul Morand, après avoir rêvé de l’École navale, avait choisi les ambassades : à cette époque, si l’on voulait courir le monde, il fallait être soit marin, soit diplomate. À moins d’être très riche : quand il le devint, par le succès de ses livres et par son mariage, après quatorze ans d’une profession qu’il avait embrassée pour voyager, il se fit mettre en congé pendant douze ans, pour voyager plus encore.

     Quant au métier lui-même, Paul Morand n’y fut pas très heureux. Son premier contact fut sa tasse de café renversée sur le pantalon blanc de Dumaine, le ministre de France à Munich ; son dernier, l’ambassade à Berne précipitamment quittée. Avait-il le goût ou le sens de la politique étrangère ? Aimait-il, sentait-il, la relation de la France et de l’étranger ? Jamais, dans son œuvre ni dans ses rares confidences, ne sourd l’interrogation : « qu’est-ce que la diplomatie, et à quoi bon la servir quand on est Français ? » Il assurait lui-même qu’il s’était « toujours faufilé entre des écrivains qui le prenaient pour un diplomate, et des diplomates qui le prenaient pour un écrivain3 ». Ou encore, qu’il était « nerveux, brutal, maladroit, le contraire d’un diplomate4 ».

     Tout en faisant la part de sa systématique modestie, reconnaissons qu’il ne dut point à ses missions diplomatiques d’être accueilli parmi vous. Votre compagnie a toujours compté dans ses rangs des diplomates-écrivains, – depuis Servien, le négociateur des traités de Westphalie, jusqu’à M. André François-Poncet, en passant par Dangeau, l’organisateur du protocole, Lamartine, Chateaubriand, Jules Cambon, Maurice Paléologue, Paul Claudel, Wladimir d’Ormesson, et tant d’autres. Sans doute parce que le talent du diplomate suppose le don de plume, le sens des nuances, l’art de convaincre – qui font le bon écrivain. Sans doute aussi parce que, au moins jusqu’à une date récente, la carrière avait réussi à éviter les écueils de la technocratie. Avouons pourtant que les historiens de votre compagnie devront ranger Paul Morand, non parmi les grands diplomates qui furent aussi écrivains, mais parmi les grands écrivains qui furent aussi diplomates.

     Quelques semaines plus tard, notre troisième rencontre devait être la dernière. Un matin de juin de l’an passé, je reçus un mot d’une petite écriture élégante et claire, qui se terminait par un P et un M gracieusement entrelacés. Il aurait plaisir à me recevoir à déjeuner ou à dîner avec ma femme ; il me demandait de lui téléphoner pour prendre date. « Je voudrais, précisait-il, que nous puissions trouver un jour avant la fin du mois : après, ce sera la grande dispersion. » Croyait-il si bien dire ?

     Arrêter la date ne fut pas facile. Non, ce jour-là, il serait en Suisse. Non, cet autre, il irait à Londres ; ensuite, ce serait l’Italie. Il revenait d’ailleurs tout juste de Bavière, via le Sahara. À quatre-vingt-huit ans, il passait la moitié de ses semaines hors de France, puis campait à Paris – en courant. Comment cet éternel preneur d’avions et de trains pouvait-il s’engager pour une date fixe, alors que la fixité lui faisait horreur ? Je m’apprêtais à lui proposer de remettre ce projet après l’été, quand nous tombâmes soudain sur un jour où nos libertés se croisaient. Avant que j’aie eu le temps de le remercier, avec sa brusquerie un peu déconcertante il m’avait raccroché au nez.

     Nous entrâmes dans une salle de château de style Tudor, en bordure du Champ de Mars. Sous des plafonds presque aussi hauts que la Coupole, une cheminée Renaissance, deux immenses armoires Ming. Morand vint à nos devants, de sa démarche souple qui masquait une raideur continuellement surmontée. Derrière la grande baie, de l’autre côté du jardin, il nous désigna la tour Eiffel, si proche qu’on aurait cru qu’elle poussait ses racines sous le parquet. « J’ai toujours vécu à son ombre, dit-il. J’ai son âge ; nous sommes jumeaux. » Sans doute trouvait-il plus de force pour repartir sans cesse, sachant qu’il reviendrait, comme une chèvre à son piquet, rejoindre ce doigt de fer pointé vers le ciel.

     Il était installé dans l’un des hôtels les plus spacieux de Paris, comme il avait possédé successivement les autos les plus rapides : avec un très faible sentiment de la propriété. Il ne prêtait pas son âme aux choses. Parmi les coffres moyenâgeux, les bahuts Louis XIII et les têtes khmères, il se promenait avec autant d’indifférence rêveuse que sur le pont d’un transatlantique, comme si le plus profond de son être n’était déjà plus là.

     Nous nous assîmes autour d’une table, où une savante présidence en croix avait disposé les sept invités de manière que chacun pût croire qu’il occupait la première place. La conversation glissait, volait, ricochait, comme un galet bien lancé au ras d’une eau sans ride. Il la lançait, mais, lui, restait au bord, presque continuellement silencieux ; généreux de toute son attention, et pourtant aérien, impénétrable. Ce fut le dernier repas qu’il offrit dans sa maison. Le soir même, il partait pour la Suisse. Le mois suivant, son cœur cessait de battre.

     Oui, quelques brèves rencontres, où il était réconfortant de voir aussi disponible un homme aussi chargé d’ans, mais qui était moins de son âge, que de son époque.

     De son époque, il le fut, intensément. Il épousa son temps – avec cette distance maintenue qui fait les longs mariages. Cette union commença dans la passion. Une passion réciproque : car dès le prodigieux succès d’Ouvert et de Fermé la nuit, bientôt suivi par celui de l’Europe galante, de Champions du monde, ces témoignages éclatants de l’entre-deux-guerres, toute une génération se donna à lui, voulut se reconnaître en lui. Il devint un symbole. Ce phénomène l’enferma très vite dans une légende. « Ma légende5 », pouvait-il écrire dès 1929 – après juste quelques années de vie littéraire !

     Cette légende l’irritait et il n’eut de cesse que de s’en défaire. Y parvint-il jamais ? Maints articles parus après sa mort reprennent, imperturbablement, les clichés fabriqués cinquante ans plus tôt Et cinquante fois plus faux qu’au moment de leur fabrication... Non, je ne crois pas qu’il ait été vraiment cet « homme pressé » ce « détrousseur de continents », cette sorte de « Chinois qui court après les trains, une valise à la main », ce « cosmopolite snob et monoclé », cet homme « extravagant, agité et brutal », cet auteur « frénétique », dont il voyait « le spectre se redresser au coin de chaque colonne6 » de journal. Encore ne savait-il pas, à l’époque où il élevait cette « protestation de la chair contre la peau, du fond contre la surface7 », que l’histoire de nos tragédies nationales doublerait plus tard ce spectre trop léger, d’un spectre trop grave...

     Mais faut-il dénigrer les légendes ? La sienne a eu pour effet, me semble-t-il, de pousser Morand toujours plus loin. Lui qui s’avouait possédé de l’incessant besoin d’être ailleurs, il ne pouvait admettre d’être enfermé dans la prison d’un personnage. Il fallait que son œuvre, sans cesse, déroutât la simplification. La légende fut son moteur à réaction : elle soufflait dans un sens ; il avançait dans l’autre. Et cette fuite constante – là est l’espèce de miracle Morand – le garda en harmonie avec notre époque : instable, incertain, divisé, toujours en quête de lui-même.

     Ne disait-il pas que « la caravane a conquis le monde », que « l’esprit nomade... transperce le siècle » ?

     Cet esprit était le sien, suprêmement. Il s’en étonnait lui-même, y découvrait un mystère : «Je n’aime pas les voyages, écrivait-il, je n’aime que le mouvement.8 » C’est qu’il ne cherchait dans le voyage ni découverte, ni dépaysement. Quoi, alors? Une fuite, sans doute: loin des autres, des attaches, des habitudes – une fuite pour se retrouver seul avec soi-même. Il ne savait point « demeurer en repos dans sa chambre : » mais – faisant mentir Pascal – c’était pour se révéler à soi-même, non pour se divertir. Il ne supportait pas d’être « coincé ». Il savait payer de solitude le prix de son indépendance. Cet amateur de voitures de sport avait traduit dans une formule sa recherche incessante : « L’échappement libre, c’est bien le mot, le mot de la fin.9 »

     Je ne suis pas sûr que notre siècle ait, dans son nomadisme, la même sagesse ; mais, sage ou non, il est nomade.

     Morand s’était donc mis au diapason de notre siècle. Cette harmonie profonde et subtile interroge notre attention.

     Sa première nouvelle, Clarisse, est de 1917 ; l’année de la Révolution d’Octobre ; celle qu’il devait appeler l’année terrible. Ses premiers succès font de lui le héraut de l’après-guerre. Méfions-nous pourtant : Paul Morand est aussi un homme d’avant 14. C’est un homme double – comme ce siècle fut double, né deux fois, dans le bonheur de 1900, dans la tragédie de 1917.

     La fée chronologie ne fait naître Morand ni trop tôt, ni trop tard. Douze ans en 1900, vingt-neuf ans en 1917, il se trouvait là, juste au moment qu’il fallait, pour être de ceux qui allaient assister aux premières manifestations souterraines de ce siècle, aux premières fissures, aux premiers éblouissements. Il n’appartient pas à la génération des initiateurs – mais vint assez jeune pour se mêler à elle comme un cadet attentif, émerveillé : pour être le premier qui fût à la fois dedans et dehors, et qui comprit ce qui se passait. Voir le premier, mais prendre le temps de comprendre ; être « dans le coup », et à distance : attitudes fondamentales chez Morand, que la providence des naissances lui a tout naturellement enseignées.

     Ah ! Comme le jeune XXe siècle était beau, et de quel pas ambitieux et confiant il était parti – avant que la guerre ne le laissât estropié ! N’oublions pas que tout ce que le XXe siècle évoque pour nous, était en place avant 1914. En quête de formes radicalement nouvelles, l’art avait déserté l’alexandrin, cassé la gamme, quitté le tutu, abandonné ou déformé le visage du réel Gide, Proust, Claudel avaient dit presque tout ce qu’ils avaient à dire. Freud imposait déjà ses obsessions. Lénine était déjà bolchevik.

     Et toute cette effervescence n’est même pas clandestine. Les guerilleros de la culture vivent comme poissons dans l’eau, en une époque où le neuf devient valeur suprême ; où un peuple entier s’enthousiasme pour l’avion, l’automobile, le cinéma ; où l’on danse sur des rythmes étrangers, qu’on n’appelle pas encore jazz ; où le culte du sport a rouvert les olympiades.

     Le jeune Morand est sensible à ce climat. À Londres, en 1913, Paul Cambon l’appelle « mon attaché cubiste » – ce n’était pas dans sa bouche un compliment, et de plus c’était une erreur. Mais enfin, Morand est curieux de tout ce qui bouge. Il observe, il écoute, il accumule. « Je suis heureux, dira-t-il, d’avoir eu un père indulgent et une mère janséniste, des amis travailleurs et des amis vagabonds ; d’avoir fait des études précises et pensé vaguement.10 »

     Ce « père indulgent », Eugène Morand, je voudrais l’associer à l’éloge de son fils, qui lui doit tant – et qui a su le dire. Directeur du Dépôt des marbres puis de l’École des Arts décoratifs, homme de goût, doué pour la tragédie comme pour la poésie, pour la peinture comme pour la musique, et qui ne vivait que pour l’art ; homme modeste, qui s’était arrêté d’écrire parce que Mallarmé lui avait dit : « Écrire, c’est déjà mettre du noir sur du blanc ! » Il voulait faire de Paul « un homme heureux » : tâche impossible. Il fut pour son fils un exemple, mais sans imposer sa façon de vivre et de voir; un exemple qui enseignait la liberté.

     À travers ce père, Paul enfant et adolescent fréquente l’un des villages de Paris – le village dilettante et rêveur des derniers symbolistes Le dimanche, dans le jardin du Dépôt des marbres, il rencontre les plus grands artistes venus rendre visite à son père. Son éducation se complète en le conduisant, à travers les amitiés de jeune homme, vers d’autres villages de l’esprit.

     Dans cette société qui a, sans effort, visage humain, l’amitié fleurit. Celle de Proust et celle de Giraudoux éclairent Paul Morand à ses débuts, celle de Chardonne au soir de sa vie. Elles témoignent pour la qualité de l’homme, ces amitiés-passions, étroites et quotidiennes, qui furent bien autre chose que sympathies de rencontres, camaraderies à épisodes, ou simples estimes affectueuses. Morand n’a-t-il pas dit que l’on pouvait souffrir d’amitié, autant que d’amour ?

     L’étrange est qu’aucun de ces trois écrivains ne l’ait vraiment influencé Les quatre hommes sont aussi différents l’un de l’autre qu’on le peut concevoir : Proust intérieur et Morand extérieur ; Giraudoux l’abondant et Morand le bref ; Chardonne le provincial et Morand le Parisien. Comme l’amitié échappe à la classification critique !

     Tous ont été en revanche, pour lui, des maîtres de vie. Giraudoux, pour l’arracher à une sorte de nonchalance, pour lui donner le goût de la performance sportive et de la poésie des muscles. Proust, pour lui enseigner la passion d’écrire. Chardonne, pour le réconcilier avec la vieillesse.

     Ces villages parisiens, cette société sans problèmes et sans culpabilité, cette génération qui frémissait d’une vie nouvelle – la guerre vint donc les dévaster.

     Là encore, Paul Morand fut témoin : et depuis quel observatoire ! En 1916 et 1917, dans le bureau jouxtant celui du ministre des Affaires étrangères, Briand puis Ribot, il suit la guerre politique et militaire minute par minute, à travers les télégrammes que crachent inlassablement sur sa table les tubes pneumatiques, avant que Berthelot, sarcastique et souverain, les mette devant lui en perspective. Il n’est pas Fabrice à Waterloo, le nez dans un fossé ; mais Fabrice dans la tente de l’Empereur.

     C’est pourquoi la Révolution d’Octobre le frappe tant, et dans l’instant : « 1917 ! Fin de l’Europe ! Commencement du monde ! » écrira-t-il – plus tard11 ; mais sa clairvoyance apparaît déjà, dans le journal qu’il tient au cours de cette année-pivot. Peut-être avait-il raison de penser que les soldats, dans les tranchées, se posaient moins de questions...

     De ceux qui restaient à l’écart de la guerre, Morand, l’œil exercé par son métier, est celui qui voit et perçoit le mieux. André Gide est trop narcisse ; Proust trop calfeutré ; Cocteau trop vif-argent ; Claudel et Alexis Léger trop lointains – à ces bouts du monde que sont Rio et Pékin.

     Morand a été l’observateur le plus attentif de l’écroulement d’un monde supérieur. Mais, à trente ans, on ne vit pas de regrets éternels. S’il devient résolument sceptique, il le sera avec une manière d’allégresse. Tout son art sort de ce paradoxe, comme l’ambiguïté de sa relation à son temps : il est un pessimiste gai.

    Le voici donc, d’un coup, au tout premier plan, quand, en 1920, renaît un Paris-village où une cinquantaine de « copains », écrivains, artistes, musiciens, ont conscience de vivre ensemble une extraordinaire équipée intellectuelle et artistique.

     Dans ce village, Morand circule d’un groupe à l’autre. Il est sans doute le seul à se sentir autant à l’aise dans tous ces petits clans qui communiquent sporadiquement entre eux. « La bande de la N.R.F. » : Valéry, Gide, Proust, Larbaud, Thibaudet, Jules Romains, Jean Paulhan. « La bande du Quai » – les protégés de Berthelot : Claudel, Giraudoux, Jean Mistler, et Alexis Léger qui « nous enchante, ou plutôt nous incante ». La « bande artiste » : Picasso, Derain, Georges Auric, Poulenc, Éric Satie, Cocteau, Max Jacob.

     Déjà, avant la guerre, Giraudoux avait introduit Morand dans son « quartier général », un café littéraire, Le Vachette, où ils retrouvaient Moréas, Toulet, Curnonsky, Albalat, sans parler de « quelques petites femmes » dont, parfois, ils se partageaient fraternellement les faveurs.

     Après la guerre, entre ces bandes, Morand contribue à nouer une parenté commune. C’est une grande fête permanente, autour de Montparnasse et du Bœuf sur le Toit. Un énorme labeur dans la joie. Jamais sans doute, depuis l’époque romantique, des créateurs n’avaient à ce point vécu ensemble.

     Mais Morand, comme ces peintres dont le regard mystérieux vous observe du fond de leur tableau, se glisse dans la mêlée,

    Il sait, par exemple, que ce regain ne remplira pas les granges de l’Europe. L’Europe du vrai cosmopolitisme est bien morte – le cosmopolitisme des civilisés. Il ne reste que la cohabitation des barbares – et bientôt leur choc.

     Morand est « Européen », un peu comme cette grande dame de la cour de Versailles dont parle Mme de Sévigné : alliée à tant de familles régnantes d’Allemagne ou d’Italie, qu’elle portait toujours le deuil de quelque prince disparu ; un jour qu’elle arborait une toilette claire, Louis XIV lui dit : « Je vois, Madame, que l’Europe se porte bien. »

     Le père de Paul Morand était déjà un Européen de cette sorte. Né à Pétersbourg, ami d’Oscar Wilde, de Lord Alfred Douglas et de l’Irlandais Frank Harris, Eugène Morand, traducteur inégalé d’Hamlet, offrit à son fils une adolescence de conte de fées, entre des hivers à Londres, des étés à Venise ou à Munich et un séjour à l’Université d’Oxford, juste assez pour y attraper l’accent.

     La femme de Paul Morand fut aussi une Européenne-née : et comment ne pas évoquer ici l’altière figure d’Hélène Chrissoveloni, princesse Soutzo, qu’il connut en 1915, épousa en 1927, et aux côtés de laquelle il vécut encore un demi-siècle ? D’une grande famille grecque de banquiers établis à Trieste, veuve d’un prince roumain, liée à toute l’aristocratie européenne de la naissance ou de l’argent, elle ressemblait à un oiseau héraldique. « Une Minerve qui aurait avalé sa chouette », caricaturait malicieusement Cocteau. Étoile au firmament des capitales européennes, il lui arrivait de louer les services de Mistinguett pour amuser à la fin d’un dîner des souverains en goguette. C’est Hélène qui apparaît, en filigrane, dans Lewis et Irène. C’est elle qui initia Paul Morand à l’héritage byzantin et orthodoxe. Elle mourut presque centenaire, un an avant lui, alors qu’il l’entourait d’un culte inquiet, d’un doux esclavage d’amour.

     Pour un tel fils, pour un tel mari, les frontières n’existaient plus en Europe ; mais l’esprit des peuples et des races existait plus que jamais. Aucune différence de mœurs ou de mentalités ne lui échappe : mieux on connaît, plus on distingue.

     La passion d’observer la singularité de chaque peuple ne l’abandonnera pas ; elle s’approfondira. Dans Le dernier jour de l’Inquisition, il montrera comment les oppositions de races et de cultures, au travail dans une personnalité, peuvent la faire éclater.

     Quand le pêle-mêle de l’après-guerre confrontera et affrontera les peuples, ce spectacle, au lieu de décourager Morand, le stimulera. Et le voici collectionneur des espèces humaines les plus diverses.

 

     Collectionneur de moments aussi. Dès le début, il témoigne d’un sens acéré de l’époque : le point où les choses tournent. Rarement, comme lui, on aura eu la perception des moments, aussi aiguë chez Morand que celle des paysages, ou des gestes, ou des attitudes. Ainsi note-t-il, dans son Journal d’un attaché d’ambassade, l’apparition de Charlot, la disparition de l’habitude qu’avaient les hommes de porter des gants même l’été, les premières coiffures à la garçonne. Qualité décisive : dans une histoire accélérée, il faut l’œil vif pour discerner, au travers de détails d’apparence banale, les progrès d’un glissement insensible.

     Saisir le temps, c’est aussi pouvoir lire comment il s’incruste dans l’espace. Une ville, une société sont des superpositions de temps divers. Le voyageur Morand parcourt et décrit un monde en quatre dimensions. La géographie est modelée d’histoire. C’est pourquoi les livres de voyage sont toujours à refaire (à commencer par son livre intitulé Voyage). Après son Londres, il écrira, trente ans plus tard, le Nouveau Londres ; et il lui faut parler de Venises au pluriel. Morand ne prétend pas fixer l’âme éternelle d’une ville ; il en saisit la vie mobile et l’explique par le changement. Paris, New York, Bucarest : il pratique les instantanés, et leur donne de la profondeur en les superposant.

     Aussi ne sommes-nous pas étonnés que ce photographe du temps enregistre sur sa pellicule des images du passé. En un petit livre, 1900, il ressuscite l’année-charnière, qu’il vécut, et qui ouvre le siècle. Aux voyages dans l’espace, aux grands livres sur des villes, succèdent des excursions dans l’histoire.

     C’est encore pour lui une façon d’échapper à sa légende, qui voudrait l’identifier à son siècle. Mais non d’échapper à soi : dans Fouquet, drame de la disgrâce, dans le héros du Flagellant de Séville, drame de la collaboration avec l’occupant, dans Parfaite de Saligny, drame de l’épuration, Morand reconnaissait volontiers, à la fin de sa vie, qu’il avait beaucoup mis de lui-même.

     Ce sens du temps, ou des temps plutôt, lui a donné une clé, dont il s’est beaucoup servi. Combien des histoires qu’il nous a contées, sont des tragédies du décalage dans le temps !

     L’erreur de Fouquet, c’est d’avoir gardé le style Louis XIII quand le style devenait Louis XIV. Parfaite de Saligny adhère aux modes successives qui la conduisent des bergeries les plus tendres aux Jacobins les plus féroces ; jusqu’au jour où elle refuse le temps et prend le voile, en attendant qu’un ponton sur la Loire l’entraîne dans la noyade, enlacée à l’homme qui brûlait de passion pour elle – et qui s’unit à elle dans la mort.

     Nous ne vivons plus dans une durée homogène. Notre époque est la première, remarquait Morand, où l’on puisse vivre à deux mille ans de distance les uns des autres. Mais elle bouscule aussi l’un contre l’autre ces univers mentaux absolument étrangers l’un à l’autre. Les omnibus et les express circulent sur des voies sans postes d’aiguillages : l’Homme Pressé, Lewis et Irène sont faits de ces accidents de rythme. Le prince Jâli de Bouddha vivant, Occide, l’imaginaire " tsar noir " de Haïti, Webb et Brodsky dans Champions du monde, vivent dans des séries temporelles qui se mêlent aux autres sans se confondre avec elles – et le résultat est presque inévitablement la destruction.

 

     Parce que cet homme vibrait à l’unisson de son siècle, parce que sa recherche mobile suivit un temps mobile, certains ont cru qu’il n’avait su composer que l’œuvre éphémère d’une époque éphémère.

     Mais si, justement, Paul Morand a de grandes chances de durer, c’est qu’il avait une très claire conscience que la durée n’était plus à l’ordre du jour, à l’ordre du siècle. « Je n’ai jamais envisagé comme une catastrophe, écrivait-il dans Papiers d’identité, de sombrer avec mon temps.12 » Il était de son époque et écrivait pour elle. Cela peut suffire. Et si l’époque laisse un souvenir, il y tiendra sa place. Paul Morand savait que nous étions désormais des nomades parcourant un désert de valeurs.

     Dès 1918, dans ce poème qui s’appelle par antiphrase La Plaque indicatrice, il devinait que notre siècle chercherait un refuge à son angoisse dans les solutions finales de tous les prophétismes ; et par avance, il récusait cette tentation :

« Il n’y a plus a indiquer de chemin (...)
Pas de dictature !
Il ne faut pas mettre les mots en colonne par quatre. »

     Art poétique, art de vivre, art politique doivent se confondre dans une volonté de refus :

« Ceci n’est pas une mutinerie
mais une méthode
pour pouvoir durer et vaincre enfin
l’anarchie qui va venir.13 »

     Comme ces mots nous touchent ! « Vaincre enfin l’anarchie qui va venir » : dernière ambition chevillée à l’âme de celui qui, de l’humanisme, a gardé l’honneur, non l’illusion.

     Il n’est pas jusqu’aux défauts de Morand qui ne le protègent. N’a-t-on pas assez dit qu’il avait « le souffle court » ? Que sa « mitrailleuse à images » jamais ne concentrait le tir ? Qu’il « s’essoufflait » dans le roman, art majeur de l’écrivain majeur ? Lui-même, en 1914, écrivit à son père une lettre stupéfiante, où il cerne presque parfaitement et son risque et sa chance : « Soulèverai-je jamais le poids immense de cette nonchalance fatiguée et ensommeillée que je traîne depuis le berceau ? En tous cas, jamais assez pour faire ce qu’on nomme une œuvre. Mais peut-être, un jour, un petit essai assez exact sur moi-même, précis, concis, simple, où l’art n’apparaîtra pas à première vue et qui, en jetant une ou deux notes nouvelles dans le monde des impressions de mes contemporains, leur donnera peut-être le sentiment que j’aurais pu si j’avais voulu14 ».

     Paul Morand évita ce petit « essai sur soi », et en multiplia sur les choses et sur les êtres. Mais il ne construisit pas non plus cette « œuvre » dont mille critiques essayèrent en vain de lui inculquer le regret. Il sut d’instinct que, quand l’humeur de la terre est à trembler, on ne construit pas des monuments, mais de petites maisons de papier. Ce sont elles qui durent.

     On lui a beaucoup reproché ce goût du fragmentaire. Ce qu’il appelait lui-même son « goût du bibelot ». Bibelots dont il emplissait son appartement – et par là, il se rattache au côté bric-à-brac du XIXe siècle. Bibelots de ses propres œuvres, où les livres brefs dominent. Bibelots de ses personnages, où, comme il le disait dans Rococo, « l’incrustation remplace parfois le dessin ». Mots-bibelots, aimés pour eux-mêmes : « Mon premier palais enchanté, confiait-il, fut le dictionnaire. »

     Mais est-ce lui, ou le monde, qui est fragmentaire ? On ne fait pas de pain avec des miettes. Et pour fixer l’éphémère, il faut avoir le talent de l’instantané.

     Son talent sait trouver la forme où il pourra exceller : la nouvelle. Il ne se cachait pas d’aimer ce genre plus que tout autre. Il en goûtait l’aspect sportif. « C’est comme le saut en parachute, se plaisait-il à dire : on a trois cents mètres, il faut savoir ouvrir au bon moment, et bien tomber. » Il savait, en effet, calculer des trajectoires superbement pures. Et ces réussites le placent sans conteste dans cette lignée des grands nouvelliers qui, par Maupassant, Gobineau, Mérimée, Nerval, Constant, remonte à Voltaire.

     Talent d’un style paradoxal, que Cocteau disait « riche comme Crésus et simple comme bonjour ». Style qui a enchanté par sa nouveauté, et qui n’est toujours pas démodé ; alliage à très haute fusion de la sensation et de l’intelligence ; alliance d’un pur-sang romantique et d’un cavalier classique, où l’on ne sait ce qui est le plus beau – de la maîtrise, ou des écarts.

     Dans ce style, presque toute la force est du regard. L’œil de Morand, disait Chardonne, « un œil de rapace, qui perçoit de très haut un menu poisson dans la mer ». Album de photographies lyriques : il donna ce sous-titre à un petit recueil de poèmes sur les États-Unis15. Toutes ses visions du réel mériteraient cette épithète.

     Quelques exemples, entre mille. Il définit l’automne : cette saison où, dans un jardin « les arbres se mettent nus et la vigne-vierge rougit16 ». Il campe « les femmes qui rient avec un bruit de carafes qui se vident17 ». Sa phrase lapidaire, comme la phrase de La Rochefoucauld, étincelle dans la maxime. Sur la France : « Vous les Français, qui mourez pour des formes de gouvernement, sans jamais vous inquiéter du fond.18 » Ou encore : « Nous aimons en France les idées hardies pour elles-mêmes, sans vouloir y conformer les faits ; ce sont des bibelots.19 » Sur le mariage : « D’abord sous le gui, ensuite sur le houx.20 »

     La photographie est un art de l’extérieur. Celui de Morand aussi. Même quand il se place au-dedans d’une âme et feint de l’expliquer ou de la faire parler : « J’ai ricoché sur des surfaces dures, dira-t-il, sans les pénétrer. » Mais le lyrisme est là, comme une invitation à passer les murailles. Une invitation seulement. L’intérieur garde ses secrets. Morand n’aimait pas plus parler de Dieu que de lui-même.

     Cette pudeur a son expression : la brièveté. Il n’hésitait pas à dire : la sécheresse. Ce n’est pas que le cœur soit court ;il se retient. « J’aurais plutôt en littérature l’attitude mériméenne, qui consiste à être absent de ses livres », confesse-t-il dans Venises21. Mais, par un curieux échange, c’est pour que le lecteur y puisse être plus présent : à lui d’interpréter ce que Morand suggère C’est une forme du respect.

     Ce respect, il me semble qu’on le trouve, chez Morand, même là où on l’attendait le moins – jusque dans cet esprit de caricature qui anime ses premières œuvres, – et qui ne l’a jamais tout à fait quitté.

     Car l’esprit de caricature, pour Morand, ne va pas sans quelque tendresse. Jusqu’à lui, la caricature était le plus souvent accusation ou dérision. Chez lui, la caricature est en forme d’autoportrait. « Je voudrais qu’après ma mort, on fît de ma peau une valise » : est-ce lui qui parle, ou l’un de ses personnages ?

     Lyrisme, réalisme photographique, caricature – nos catégories éclatent sous la pression d’un style. De même, nous serons un peu déconcertés quand, dans les grandes œuvres de sa maturité, Morand descendra dans les profondeurs, et parfois les plus troubles. Il n’est pas vrai que ce fut pour céder à une mode, pour « faire grave », après avoir « fait léger ». Mais il est vrai que cette descente, il l’effectue comme dans un bathyscaphe. Jamais il ne se perdra, jamais il ne se complaira à se perdre, dans nos labyrinthes infernaux. Il ne reste pas à la surface, mais, toujours il sait remonter à la surface. Comme Ulysse, Enée ou Dante, il est lumière parmi les ombres. S’il fréquente Hécate, il la tient miraculeusement à distance : ses chiens ne le dévoreront pas.

     Plongeur dans le siècle comme dans la piscine de l’Automobile-Club, il ne s’y est pas noyé. Il a dit joliment : « Proust m’aimait pour ma bonne santé.22 » C’est vrai que Morand a la santé. Il aime les malades d’un amour sans morbidité. Comme la jument de Saumur, il marche sans vertige au bord du gouffre.

     Son art est un miracle d’équilibre : entre le regard, le cœur et l’esprit. Ici encore, tradition française : celle des moralistes d’observation.

     Le signe du siècle, c’est que ce moraliste jamais ne cède à l’esprit du système. Sociologue sans ordinateur, psychologue sans cage à souris, Morand a écarté avec horreur la grande tentation de notre temps – l’esprit théorique : « Les théories, disait-il, les théoriciens n’en vivent pas, et les créateurs risquent d’en mourir.23 » Ses livres fourmillent d’idées, qui toutes sont protégées contre l’idéologie par d’épaisses couches de faits concrets.

     Mais le siècle a bien su se venger de ce sage dédain. Il lui a infligé une dure épreuve. L’histoire n’aime pas les solitaires.

     Épreuve méritée ? Mon propos n’est pas de juger. Il ne s’agit pas de choisir entre l’éloge et la condamnation, mais d’essayer de comprendre. Munich, Vichy, collaboration, résistance : de 1938 à 1944, chaque Français a suivi son cheminement personnel et compliqué vers des choix collectifs et simples.

     Notons que, pour la plupart des Français, le cheminement a conduit à des choix tout intimes. Et il n’aurait tenu qu’à Morand d’adopter la même réserve. Rien n’aurait été plus facile pour lui que de rester à l’écart de la mêlée, et de poursuivre une carrière littéraire sans nuages. Mais, en 1938, quand l’Europe entre dans la zone électrique, il reprend, à une place modeste – la Commission du Danube –, le service diplomatique abandonné douze ans plus tôt. « Je voulais faire quelque chose pour mon pays », a-t-il dit. Il n’y a pas de raison d’en douter.

     Quelque chose, mais quoi ? Travailler pour la paix.

     Il faut parler du pacifisme de Morand. « Je n’ai jamais aimé que la paix », écrira-t-il dans Venises25. Amour dont les racines se trouvent dans le sentiment d’avoir appartenu, avant 1914, à « la seule génération vraiment cosmopolite apparue en France depuis les Encyclopédistes ». Amour que 1917 révèle à lui-même dans le désespoir. Mais sa passion de la paix n’est pas rêveuse ou révoltée. Elle trouve immédiatement un point d’appui auprès de deux hommes : Caillaux, ami de son père, éblouit le jeune Morand ; Berthelot, plus encore – le prestigieux secrétaire général du Quai, le protecteur généreux des diplomates-écrivains.

     En 1938, Morand éprouve le sentiment très fort d’appartenir à une grande lignée diplomatique – celle de Berthelot – et politique – celle de Briand. Cette tradition considère que l’Europe est un fragile équilibre, que la France a besoin de la paix, et que la passion de l’intransigeance nationale risque de mener à l’exaspération des conflits.

     En juin 1940, Paul Morand se trouve en poste à Londres, chef d’une mission économique française d’une soixantaine de membres. Après la tragédie de Mers El-Kébir, Vichy rompt les relations diplomatiques avec le Royaume-Uni et rappelle notre ambassade ; mais non la mission de Paul Morand, comme pour garder des contacts plus discrets.

     De quel poids aurait alors pesé le ralliement à la France libre de cet écrivain célèbre, et si apprécié de la société anglaise ! Mais ses convictions pacifistes, son pessimisme foncier, les liens anciens de sa famille avec le maréchal Pétain, les inclinations de sa femme – tout dissuadait Morand de se ranger sous le drapeau à croix de Lorraine. Comment aurait-il épousé la passion de ce général inconnu qui parlait le soir à la radio ? Comment aurait-il cru que de Gaulle redonnerait aux Français le courage de lutter ? Qu’il marquerait si profondément notre génération ? Et que, devenu libérateur de la patrie, il ramènerait la France au premier rang des vainqueurs ? Morand rejoignit donc, à Vichy, avec sa mission à peu près au complet, un gouvernement qu’il considérait comme légal – ainsi que le faisaient alors presque tous les Français.

     Mais, revenu, il reste en marge, par une démarche très caractéristique. Il se remet en congé. Et c’est en 1943, quand ce connaisseur d’époques sait tout perdu pour Vichy, qu’il accepte le poste de ministre de France à Bucarest, puis, en juillet 1944, d’ambassadeur à Berne. « J’ai toujours aimé les causes perdues, écrira-t-il : Fouquet, Caillaux, Berthelot, Laval. À la question : Pourquoi es-tu dreyfusard ? j’avais répondu, à huit ans, que c’était parce qu’il n’y en avait pas d’autres dans la classe.26 »

     Du moins, le « Comité national des écrivains », après l’avoir couché sur sa liste noire à la Libération, estima-t-il, enquête faite, que ses écrits ne méritaient aucun blâme. La suite est connue : révocation, repli semi-volontaire en Suisse, réintégration, neuf ans plus tard, par un arrêt du Conseil d’État rendu sur le rapport d’un maître des requêtes nommé Georges Pompidou27. Mais ces intermittences du droit ne furent rien, pour lui, auprès des intermittences du cœur de ses contemporains.

     Paul Morand subit alors une éclipse matérielle et morale. Lausanne, Madrid, Tanger : ses voyages prirent un goût d’exil – même si l’exil fut surtout dicté par une fierté blessée.

     Le plus terrible fut l’oubliette dans laquelle tomba sa réputation littéraire. Il souffrit alors les peines de ce purgatoire que tout écrivain doit traverser, mais qu’il est plus difficile de supporter, vivant. Il s’y transforma ; il y apprit le détachement – bouddhique, disait-il : peut-être, à dire le vrai, plus boudeur que bouddhique. Surtout, il montra à quel point l’art peut épurer l’amertume. Et c’est un écrivain bien vivant que, quelques années plus tard, Roger Nimier et ses « hussards » ramenèrent en triomphe dans la république de nos lettres. Ces auteurs de vingt ou trente ans lui offraient ainsi ce qui est la plus grande récompense d’un créateur : une pléiade de disciples.

     Aucun drame ne se résout sans quelques soubresauts, et Paul Morand eut à en connaître, quand votre Compagnie se divisa si âprement, à l’annonce qu’il s’y portait candidat. En 1958, un scrutin pour le fauteuil de Claude Farrère ne lui fut pas favorable (pas plus que ne l’avait été, en 1935, une première tentative pour le fauteuil de Jules Cambon). L’année suivante, comme il présentait à nouveau sa candidature, le général de Gaulle, à la requête de onze académiciens, fit savoir qu’il userait de son droit de ne pas ratifier cette éventuelle élection.

     Sans doute le protecteur de l’Académie, soucieux d’unité, attendait-il que le feu des passions se fût apaisé. Quand le temps eut fait son œuvre, Morand ne rencontra plus d’interdit élyséen. Et il est émouvant qu’il ait alors succédé à Maurice Garçon, son ancien ami, qui avait animé, face à lui, le groupe des onze. Grâce à vous, Messieurs, c’était renouer, par-delà sa vie, avec des liens que l’épreuve avait rompus.

     Les divisions ont tant pesé sur notre longue histoire ! Si souvent, nous avons succombé à la tentation de prolonger sans fin nos épreuves par des ressentiments, et de faire rebondir éternellement nos querelles ! Toujours, depuis trois cent quarante-deux ans, l’Académie a constitué une école de tolérance, notamment au lendemain des grandes tragédies nationales. Puisse notre pays, sans cesse menacé par l’esprit de discorde, s’inspirer de cette haute leçon – et se souvenir que l’acceptation de la différence est le levain de toute société ouverte, de toute civilisation avancée !

     Messieurs,

     Ici, vous avez connu un confrère, attentif, fidèle, séduisant, dépourvu de toute propension au cabotinage. Homme d’esprit et homme de cœur. Il disait volontiers que, parmi toutes les choses qui l’avaient comblé, c’était, lorsque tant de ses amis étaient morts, d’en avoir trouvé d’autres à la fin de sa vie. Il en a porté témoignage jusque dans l’au-delà, en léguant à l’Académie toute la fortune qu’il laissait après lui.

     Créer, c’est pourtant un acte de solitude ; et nous connaissons les ravages de l’envie, les guerres de clan. Mais comment oublier dans votre compagnie (j’aime ce mot) que les créateurs composent une fraternité ; et que le respect des autres est une des plus fortes protections contre toutes les dissolutions et tous les totalitarismes !

     Est-il éloge d’homme illustre, qui puisse s’achever sur la nostalgie ? Toute figure exemplaire est nourricière de confiance.

     Le pessimiste Morand n’était sans doute pas très assuré que nous saurions défendre longtemps encore ce qui reste d’humain et d’heureux dans notre société. Il ne mesurait pas assez, peut-être, ce qu’une œuvre comme la sienne peut nous apporter de courage.

     Pourtant, deux gestes qu’il a posés dans sa mort, nous indiquent le chemin de la confiance.

     Ses cendres ont été honorées dans le rite chrétien orthodoxe – celui de cette Église qui a gardé immuablement sa tradition bi-millénaire. Elles reposent à Trieste, cette ville à la jointure de l’Occident et de l’Orient, cité fragile, exposée à tous les vents et voltes de l’histoire. Il y a là comme un défi à notre Europe et comme un acte de confiance dans sa capacité à le relever : saura-t-elle, par la paix des vivants, protéger la paix des morts ?

     L’autre geste est d’avoir, après sa longue correspondance avec Chardonne, écrit et conservé, pour ne le laisser publier qu’en l’an 2000, un « journal inutile », notes jetées au fil des jours pendant les dernières années de sa vie. Inutile, puisqu’il ne sert à rien, pensait-il, de morigéner son époque, de faire de la peine. Morand, malicieux, a pourtant laissé le soin à ses compatriotes de la fin du siècle de décider si ces propos ne leur seront pas utiles.

     Ce Journal, j’ai été autorisé à le compulser ; mais non pas, bien sur, à le citer. Je n’en dirai donc qu’un mot.

     L’an 2000 ! Il serait beau que le XXe siècle, que Paul Morand sut ouvrir, soit encore capable d’écouter, au moment de se clore, ce témoignage très français d’un Européen très civilisé.

Notes

1. Lettre de Jacques Chardonne à François Nourissier, 20 juillet 1957, dans Ce que je voulais vous dire aujourd’hui, 1969, p.35.
2. Archives du XXe siècle, Société française de production, émission diffusée sur l’antenne de FR 3, le 7 mars 1976.
3. Christine Garnier, L’Homme et son personnage, 1955, p. 178.
4. Entretiens de Paul Morand avec Stéphane Sarkany, 4 juin 1964, dans S. Sarkany, Paul Morand et le cosmopolitisme littéraire, 1968, p. 210.
5. Cette formule fut placée en tête des Papiers d’identité, 1931, pp. 7-17.
6. Papiers d’identité, Ma légende, 1931, p. 13.
7. Ibid., p.16
8. Rien que la terre, 1926, rééd. 1929, p. 30.
9. Voir G. Guitard-Auviste, Paul Morand, 1956, textes inédits, p. 113.
10. Lampes à arc, la Plaque indicatrice, 1920, rééd. 1973, p. 56.
11. Champions du monde, 1930, p. 64.
12. Papiers d’identité, interviex donnée à Frédéric Lefèvre, 1931, p. 27. (Paul Morand écrivait interview.)
13. Lampes à arc, la Plaque indicatrice, 1920, rééd. 1973, p. 56.
14. Lettre du 10 décembre 1914, publiée par G. Guitard-Auviste, Paul Morand, 1956, p. 109.
15. U.S.A., Poèmes, rééd. 1973, pp. 145-177.
16. L’Europe galante, les Plaisirs rhénans, 1925, p. 28.
17. Fermé la nuit, la Nuit de Charlottenburg, 1923, rééd. 1957, p. 69.
18. Fermé la nuit, la Nuit de Portofino Kulm, 1923, rééd. 1957, p. 32.
19. Fermé la nuit, la Nuit de Charlottenburg, 1923, rééd. 1957, p. 67.
20. Fermé la nuit, la Nuit de Babylone, 1923, rééd. 1957, p. 84.
21. Venises, 1971, Appendice, p. 13.
22. Archives du XXe siècle, loc.cit.
23. Papiers d’identité
, interview donnée à Frédéric Lefèvre, 1931, p. 23.
24. Archives du XXe siècle, loc.cit.
25. Venises, 1971, le Pavillon de quarantaine, p. 123.
26. Venises, 1971, le Pavillon de quarantaine, pp. 121-122.
27. La décision du Conseil d’État qui a annulé, pour vice de procédure, la mesure de révocation sans pension dont Paul Morand avait fait l’objet au titre de l’épuration administrative, est intervenue le 24 juillet 1953, le rapporteur étant M. Georges Pompidou. Cf. Recueil des arrêts du Conseil d’État, communément appelé Lebon, Année 1953, p. 391, Requête du sieur Morand Paul.