Célébration du 150e anniversaire de la naissance de Victor Hugo, au Panthéon

Le 10 juin 1952

André MAUROIS

DISCOURS PRONONCÉ AU PANTHÉON

le mardi 10 juin 1952

POUR CÉLÉBRER

LE 150e ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE

DE

VICTOR HUGO

PAR

MONSIEUR ANDRÉ MAUROIS

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

Le 1er juin 1885, un cortège funèbre et triomphal, parti de l’Arc de l’Étoile, escortait au Panthéon Victor Hugo. Deux millions de Français suivaient le cercueil. Les avenues où roulait ce fleuve humain étaient bordées de mâts portant des écussons sûr lesquels on lisait : Les Misérables, Les Feuilles d’Automne, Les Contemplations, Quatre-vingt-treize. Dans les réverbères, allumés en plein jour et voilés de crêpe, une flamme pâle tremblait. Pour la première fois dans l’histoire des hommes, un peuple tout entier rendait à un poète des honneurs que la coutume avait jusqu’alors réservés aux souverains et aux chefs militaires. Il semblait que la France voulût, en ce jour de deuil et de gloire, répéter à Victor Hugo les mots que lui-même, cinquante ans plus tôt, avait adressés à l’ombre de Napoléon :

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles.
Nous aurons bien aussi-peut-être nos batailles ;
Nous en ombragerons ton cercueil respecté !
Nous y convierons tout, Europe, Afrique, Asie,
Et nous t’amènerons la jeune Poésie
Chantant la jeune Liberté...

Il est beau, il est juste que les peuples célèbrent leurs poète, car ce sont les poètes qui assurent force et durée aux pensées des peuples. Coulée dans un vers infrangible, l’idée n’est plus seulement une image qui passe ; elle acquiert l’éternité d’un élément. Le plus grand poète est celui qui revêt d’une forme parfaite les sentiments les plus simples. La piété avec laquelle la patrie honore ses morts, les joies d’un jeune père, les charmes de l’enfance, l’enivrement de goûter la beauté de la nature avec une femme que l’on aime, la lutte du Bien contre le Mal, les devoirs de tous envers les pauvres gens, la défense de la liberté, oui, ce sont là des lieux communs. Mais justement parce qu’ils sont communs, ces thèmes sont les seuls qui importent. Un écrivain qui éprouve le constant besoin du paradoxe n’est pas sûr de son génie. « Deux conditions pour le poète », disait Hugo : « sentir autant que tous et exprimer mieux que tous. » Cette formule le définit.

II a donc tout chanté : « Tout ! Les soupirs du cœur, les élans de la foule, — Le cri de ce qui monte et de ce qui s’écroule... » Et tout inventé. Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Apollinaire, Valéry existent en puissance dans l’œuvre de Hugo. « Aujourd’hui encore », disait Fargue, « ses vers, ses cris, ses emportements, ses sourires travaillent dans le silence des bibliothèques e dans la pierre des tombeaux... »

Mais par-dessus toutes choses, ce poète universel fut notre poète national. Jamais un pays et une œuvre ne se sont entrelacés de plus étroite manière. Pendant plus d’un demi-siècle, nos luttes ont eu en un témoin, nos murmures un écho, nos épopées un trouvère. Si ses idées, au cours d’une longue vie, se sont transformées, c’est qu’elles furent toujours celles de la France. De cette communauté antique et glorieuse, il sonna toutes les fêtes, tous les tocsins, tous les glas. Il plaignit les rois vaincus comme il chanta les soldats de l’An Deux et les combattants de Juillet. Nul n’a le droit de dire qu’il flatta les vainqueurs. En 1849, après les journées de Juin, il fut le premier à dire : « Il faut profiter du silence imposé aux passions anarchiques pour donner la parole aux intérêts populaires. Il faut profiter du calme pour rétablir la paix, non seulement dans les rues, mais dans les esprits et dans les cœurs. » En 1851, voyant la République à terre, il vint à la République, sachant clairement que ce choix le menait « aux noirs pays d’exil où le ciel est étroit ». Ce n’est pas peu de chose que d’avoir écrit : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là » et, après l’avoir écrit, de l’avoir vécu.

Est-il exact d’ailleurs qu’il ait changé ? Il a dit à la fin de sa vie : « Je n’ai jamais parlé de la France qu’avec orgueil et du peuple qu’avec amour. » Il aurait pu ajouter : « Je n’ai jamais parlé de l’homme qu’avec confiance et pitié. » Avec pitié parce qu’il était, comme nous sommes encore, dans une grande angoisse d’esprit. Qui peut aujourd’hui lire sans émotion les vers, si beaux, où il exprime des inquiétudes qui demeurent les nôtres ?

De quel nom te nommer, heure trouble où nous sommes ?
Tous les fronts sont baignés de livides sueurs.
Dans les hauteurs du ciel et dans le cœur des hommes,
Les ténèbres partout se mêlent aux lueurs.

Seigneur, est-ce vraiment l’aube qu’on voit éclore ?
Oh ! l’anxiété croît de moment en moment.
N’y voit-on déjà plus ? N’y voit-on pas encore ?
Est-ce la fin, Seigneur, ou le commencement ?

Mais non moins que nos angoisses, Hugo annonçait nos espérances. Il fut l’un des premiers à prédire que l’Europe, un jour, se ferait. C’est il y a plus d’un siècle qu’il prononça cet étonnant discours : « Messieurs, si quelqu’un, il y a quatre siècles, eût dit à la Lorraine, à la Picardie et à la Normandie : « Un jour viendra où vous ne vous ferez plus la guerre ; un jour viendra où l’on ne dira plus : Les Normands ont attaqué les Picards, les Lorrains ont repoussé les Bourguignons ; ce jour-là, vous, vous sentirez une pensée commune, des intérêts communs, une destinée commune ; ce jour-là vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous serez la France », si quelqu’un eût dit cela à cette époque, messieurs, tous les hommes sérieux auraient pensé : « Oh ! le songeur ! comme cet homme connaît peu l’humanité ! Que voilà une absurde chimère ! » Messieurs le temps a marché et cette chimère, c’est la réalité. Eh bien ! je dis aujourd’hui : « Un jour viendra où vous toutes, nations de l’Europe, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure... Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique et les États-Unis d’Europe, se tendant la main par-dessus les mers et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu... »

C’est par de tels hommes, qui ne désespèrent pas de l’humanité, que celle-ci peut être sauvée, Elle le sait et elle les honore. En ce jour de juin 1885 où le poète entra au Panthéon, au moment où le cortège arrivait sur la place Sainte-Geneviève, on entendit crier : « Vive Victor Hugo ! » Ce cri, sur le passage d’un mort, n’était ni absurde, ni choquant. Oui, que vivent, aussi longtemps qu’il y aura des hommes et qui penseront librement, cette œuvre généreuse el ce langage sublime. Autour de cette haute mémoire, la France et le monde font bonne garde.

Ce soir encore nous entendons monter, vers ces rivages de la gloire, une immense marée d’amour et de respect. Le peuple français demeure fidèle au plus grand, au plus humain de ses poètes.

 

Il a pour le tombeau profond et centenaire,
La seule majesté dont il soit courtisan
Un long gémissement infini, doux et sombre
Qui ne laissera pas regretter à ton ombre
Le murmure de l’Océan.