Trois cent cinquantième anniversaire de l'Université de Genève

Le 8 juillet 1909

Paul-Gabriel d’HAUSSONVILLE

TROIS CENT CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE
DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. LE COMTE D’HAUSSONVILLE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE TOUTES LES SOCIÉTÉS
LITTÉRAIRES ET SCIENTIFIQUES ÉTRANGÈRES À LA SUISSE

Le Jeudi 8 juillet 1909

 

MESSIEURS,

Cette antique et vénérable Dame qu’est l’Académie française doit au privilège de son âge et à la courtoisie des Sociétés étrangères ici représentées, l’honneur de prendre la parole au nom de toutes, pour vous remercier, Messieurs les Représentants du Canton et de l’Université de Genève, de l’invitation que vous nous avez adressée, de l’accueil que vous nous avez fait, de la cordialité et de la bonne grâce que vous avez apportées dans cet accueil.

Un Français morose, dont je me garderai bien de vous dire le nom, a écrit quelque part, il y a longtemps déjà, cette phrase injuste : « qu’on n’a jamais souri à Genève, depuis Calvin ». — Si ce Français avait assisté aux fêtes que vous nous avez données, à celles que vous nous préparez encore, il se serait bien vite persuadé qu’à Genève on a appris à sourire, et je crois que l’austère figure de Calvin, oui de Calvin lui-même, se serait déridée et qu’il vous aurait souri en faveur de la concession que vous lui avez faite peut-être de ne pas tenir ce banquet, comme vous avez tenu, il y a quelques années, celui des philosophes, dans le vestibule de votre magnifique théâtre.

Celui qui a l’honneur de parler en ce moment au nom de l’Académie française ne doit la désignation flatteuse dont il a été l’objet de la part de ses confrères à aucun mérite qui lui soit propre, mais au sang genevois qui coule dans ses veines, et il doit vous avouer que de ce mélange il n’est pas médiocrement fier, car il lui semble que ce soir il n’est pas tout à fait un étranger parmi vous. Il doit aussi cette désignation à l’attachement héréditaire que ses confrères lui connaissent pour votre petite République qui est cependant un grand pays.

La grandeur d’un pays ne se mesure pas, en effet, à la surface occupée par lui sur la carte du monde, mais au rôle qu’il a joué dans l’histoire et à la grandeur des idées qu’il représente. Et c’est pourquoi Genève est un grand pays, parce que Genève représente avec un égal éclat deux choses également nobles : le culte de l’indépendance nationale et celui des hautes lettres.

Votre indépendance nationale, Messieurs, avec quelle vaillance, au prix de quels efforts vos ancêtres ne l’ont-ils pas autrefois défendue ! Resserrés, presque étouffés entre deux puissants et ambitieux voisins, les Ducs de Savoie et les Rois de France, s’ils n’avaient fait tête des deux côtés à la fois, mais avec plus de vigueur du côté par où ils étaient le plus  menacés, c’est-à-dire du côté de la Savoie ; si, en particulier, dans cette glorieuse nuit de l’Escalade dont tout récemment vous célébriez l’anniversaire, ils ne s’étaient montrés soldats vigilants et intrépides,. quelle aurait été votre destinée ? Vous auriez été, suivant une expression célèbre, une de ces premières feuilles d’artichaut que la maison de Savoie a cueillies l’une après l’autre. Puis, lorsque cette glorieuse maison, en laquelle j’aime à saluer la plus vieille dynastie de l’Europe, après les Bourbons, a dû, pour obtenir le droit de coucher dans un lit plus grand, faire le sacrifice de son berceau, -vous auriez suivi la destinée de vos voisins du Chablais et du Faucigny, et vous seriez aujourd’hui ce que vous avez été pendant quelques années, au commencement du dernier siècle, non sans que votre légitime orgueil en ait souffert, le modeste chef-lieu d’un département français. Mais vos ancêtres n’ont pas voulu qu’il en fût ainsi. De siècle en siècle ils ont lutté pour votre indépendance avec une indomptable énergie, et depuis Bonnivart subissant dans les caveaux de Chillon ce poétique emprisonnement qui a fait son nom immortel, jusqu’à Pictet de Rochemont réclamant et obtenant du Congrès de Vienne le rétablissement de la République de Genève, vous avez toujours trouvé des citoyens courageux pour la défendre, de telle sorte que Genève évoque dans l’histoire l’idée la plus noble qui soit au monde et dont la grandeur ne saurait être méconnue que par des criminels ou par des fous, car elle est mère de tous les dévouements et de tous les héroïsmes : l’idée de Patrie.

Mais Genève n’a pas été seulement dans le passé un ardent foyer de patriotisme ; elle a été, elle est encore aujourd’hui un brillant foyer de lumières. On pourrait en effet citer d’autres exemples de petits pays qui ont voulu vivre et demeurer eux-mêmes. On n’en pourrait point citer qui, dans les limites d’un aussi étroit territoire, aient réuni autant de gloires littéraires que vous. Les noms se pressent en effet sur mes lèvres et, je craindrais d’en oublier si, sans remonter même jusqu’aux grands humanistes du XVIe et du XVIIe siècle, j’entreprenais d’énumérer tous les Genevois qui, au cours des deux siècles derniers, se sont illustrés dans la langue qui nous est commune, depuis Rousseau, le grand ancêtre dont on peut apprécier diversement l’œuvre politique, mais dans lequel il n’est pas possible de méconnaître un des maîtres de la prose française, jusqu’à ce philosophe illustre, une des gloires de l’école spiritualiste, dont on pouvait espérer que la vieillesse se prolongerait jusqu’à ces fêtes et que vous avez conduit naguère, avec un pieux respect, jusqu’à sa dernière demeure : j’ai nommé Ernest Naville.

Je ne vous ai, Messieurs, parlé que des morts. Je pourrais aussi vous parler des vivants et des écrivains qui, l’heure présente, honorent la littérature, je ne sais si je dois dire genevoise ou française. Sans doute quelques‑uns assistent à la réunion de ce soir. Je craindrais de les embarrasser, si je les nommais. Je ne puis cependant me défendre de nommer mon compatriote vaudois (car je suis un peu Vaudois aussi) Édouard Rod, auquel vous venez d’accorder une de vos plus hautes dignités universitaires et que je me suis efforcé, je dois vous l’avouer, mais sans succès, d’arracher à votre nationalité, dans l’espérance qu’il deviendrait parmi nous un nouveau Cherbuliez.

Je tiens aussi à vous dire avec quelle joie, à l’Académie française, nous faisons aux écrivains de votre pays leur part dans nos récompenses, et comme nous sommes heureux de pouvoir, comme nous l’avons fait à plusieurs reprises, dans ces dernières années, couronner ces Français du dehors qui contribuent par l’éclat et le charme de leurs œuvres à la popularité de notre langue et nous aideront, je l’espère, car ils sont comme nous intéressés dans la question, à lui conserver cette popularité européenne et même internationale.

Si je ne vous ai parlé, Messieurs, que de vos gloires littéraires, c’est que ce sont celles qu’un modeste historien comme moi est le mieux en état d’apprécier. Mais ne croyez pas cependant que je sois ignorant au point de ne pas savoir de quel éclat ont brillé, dans les sciences les plus diverses, ces hommes dont mon confrère, M. Cordier, avec sa compétence particulière, vous rappelait les noms ce matin : un de Saussure, un de Candolle, un de la Rive, un Raoul Pictet, dont les travaux nous montrent que Genève n’a pas brillé et ne brille pas d’un moindre éclat dans les sciences que dans les lettres.

Vous êtes, Messieurs, justement fiers de vos gloires scientifiques et littéraires. Vous aimez à les rattacher à cette Université fondée il y a trois cent cinquante ans, et dont vous nous avez invités à célébrer avec vous le jubilé. Vous avez raison, car sans méconnaître que de libres esprits peuvent, en dehors de toute discipline scolaire, se frayer leur voie à eux-mêmes, cependant je pense avec vous que la formation classique demeure la meilleure école pour l’esprit humain, non seulement parce qu’elle apprend au talent et même au génie à mettre en valeur tous leurs dons, mais aussi et surtout peut-être parce qu’elle crée et entretient autour d’eux une élite capable de les comprendre. Telle est l’utilité de l’enseignement universitaire tel que vous l’avez compris à Genève, tel que, avec les différences inévitables entre les deux pays, nous le comprenons en France, et je n’hésite pas à dire que cet enseignement est plus particulièrement nécessaire dans une démocratie comme la vôtre et la nôtre, dont nous devons travailler sans relâche non seulement à maintenir, mais à élever le niveau intellectuel et moral.

Laissez-moi vous faire, Messieurs, un aveu d’ignorance, qui me diminuera quelque peu à vos yeux. Assurément, je connaissais l’existence de votre Université. Comme tous ceux qui se sont promenés dans Genève, j’en avais admiré les magnifiques bâtiments ; j’avais même eu l’occasion d’y pénétrer quelquefois. Mais l’histoire m’en était inconnue. Aussi, ai-je lu avec un intérêt particulier cet opuscule qui nous a été si généreusement distribué et j’y ai appris beaucoup de choses. Dans ce que j’ai appris, savez-vous ce qui m’a le plus frappé ? C’est le programme que traçait, à l’Université naissante, celui qui en a été le premier recteur, votre illustre Théodore de Bèze. Ce programme assurément vous est familier, mais laissez-moi le faire passer sous les yeux de ceux qui ne le connaîtraient pas.

Après avoir rappelé à ses jeunes auditeurs cette belle parole de Platon : « Tout savoir qui éloigne de la vertu et de la justice relève de l’habileté plus que de la sagesse », il ajoutait : « Vous n’êtes pas venus en ces lieux, comme jadis la plupart des Grecs qui s’en allaient aux spectacles de leurs gymnases pour y assister à des jeux éphémères. Mais instruits dans la vraie religion et dans la connaissance des bonnes lettres, vous êtes venus afin de pouvoir travailler à la gloire de Dieu, de devenir un jour le soutien de vos proches et de faire honneur à votre patrie. Souvenez-vous toujours que vous êtes des soldats et que vous aurez à rendre compte à votre chef suprême de cette sainte mission ! »

Quel noble programme, Messieurs, et si l’on veut bien donner à ces mots : la vraie religion un sens moins spécial et plus large que ne lui donnait Théodore de Bèze, combien il serait à souhaiter que dans tous les gymnases où l’on attire des jeunes gens pour les faire assister, non pas à des jeux éphémères, mais à de solides leçons, les maîtres s’inspirassent du programme de votre premier recteur ! Et c’est parce que, avec la largeur et la souplesse nécessaires dans notre temps de disputes théologiques et philosophiques, ils y sont demeurés fidèles, que les maîtres de votre Université ont formé tard de soldats de lettres qui ont fait, comme le souhaitait Théodore de Bèze, honneur à leur patrie.

Soldats des lettres, permettez-moi, Messieurs, de relever celte expression qui ennoblit notre métier à nous tous qui tenons une plume, car elle nous rappelle tout à la fois combien dans certains cas peut être grande notre action sur le champ de bataille où se livrent les combats de l’esprit humain, mais aussi combien est grande notre responsabilité morale. Oui, même celle des plus obscurs d’entre nous, parce que, j’en ai la conviction profonde, en bien comme en mal, rien ne se perd et il n’y a peut-être pas une page, bonne ou mauvaise, qui soit écrite en vain.

Aussi, après vous avoir remerciés une dernière fois, Messieurs les représentants du Canton de Genève, et vous aussi, Messieurs les membres du Sénat, de l’Université, de nous avoir conviés à ces fêtes, terminerai-je ces trop longues paroles par un vœu : c’est que les maîtres de votre Université continuent à former des soldats qui nous viennent en aide, à nous leurs frères de langue et de cœur, et livrent avec nous le bon combat pour la défense et l’honneur de la littérature française.

Je bois à la prospérité du Canton de Genève et à l’avenir de son Université.