Second centenaire de la mort de Racine. Discours prononcé à Port-Royal

Le 25 avril 1899

Jules LEMAÎTRE

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

SECOND CENTENAIRE DE LA MORT DE RACINE

DISCOURS

DE

M. JULES LEMAITRE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRONONCÉ À PORT-ROYAL
Le 25 avril 1899

 

MESSIEURS,

Il y a des fêtes commémoratives de grands hommes, où sans doute on se rend volontiers, mais avec le sentiment qu’on apporte à l’accomplissement d’un devoir un peu austère. C’est qu’il y a, en effet, des personnages illustres dont on conçoit l’utilité ou la grandeur plus qu’on n’en ressent le charme. On célèbre comme des abstractions les vertus ou les facultés intellectuelles qu’ils représentent. On leur est reconnaissant par réflexion. — Mais nous, Messieurs, il me semble que nous apportons à cette cérémonie une émotion sincère, spontanée, de l’amitié, de la tendresse, et que la fête de Racine, du poète incomparable des passions amoureuses, nourri dans l’amour de Dieu et mort dans cet amour retrouvé, est, de toutes les façons, une fête d’amour.

Tout conspire ici à pénétrer nos cœurs de souvenirs et de sentiments délicieux et rares. Cette vallée de Port-Royal est un des coins de la France les plus augustes, les plus imprégnés d’âme. C’est une terre sacrée.

Car, d’abord, cette vallée a abrité la vie intérieure la plus intense peut-être qui ait été vécue dans notre paf rie. Là ont médité et prié les âmes les plus profondes, les plus repliées sur elles-mêmes, les plus obsédées par le mystère de leur destinée spirituelle. Nulles, dans ce vertige de l’esprit attentif à son propre gouffre, n’ont paru douter davantage de la liberté humaine, et n’ont pourtant montré une volonté plus forte. Et ces solitaires ont gagné la sympathie même des personnes les plus éloignées de croire, de sentir et de concevoir la vie comme eux, parce que leur humilité et leur anéantissement devant Dieu n’empêcha point ces excessifs théologiens de la grâce d’opposer les plus fières résistances aux entreprises injustes des pouvoirs publics et de ce que l’un d’eux appelait les « grandeurs de chair ».

Mais, d’un autre côté, cet asile de l’ascétisme janséniste fut le berceau du génie qui fit les plus belles peintures et les plus harmonieuses de ces passions de l’amour, de ces « mouvements désordonnés » contre qui tant de saintes âmes luttèrent ici dans une anxieuse pénitence. Cette terre, nourrice de sainteté, fut aussi mère de beauté et de la plus émouvante et de la plus séductrice de toutes.

Et enfin le plus doux paysage français, fleurs, ombrages, eaux légères, courbes du sol el, ondulations caressantes, ciel tendre et souvent mélancolique, enveloppe ces souvenirs de religion et d’art qui sont entre les plus grands de notre tradition nationale. Ces feuillages sont « bien nés ». Ces arbres sont les petits-fils de ceux qui ont ombragé les deux têtes merveilleuses et chères où sont écloses les Pensées de Pascal et les tragédies de Racine. Et nous songeons que, lorsque le génie de la France aura accompli son œuvre, — dans longtemps, bien longtemps, — d’autres feuillages, descendant de ces arbres-ci, s’inclineront sur les fronts d’une humanité dont nous ne prévoyons pas les conditions d’existence, mais qui, si elle n’est retournée à la barbarie primitive, continuera d’être inquiète dans son esprit comme Pascal et troublée dans son cœur comme Racine. Et tout cela, religion, art, nature, s’accorde pour former en nous un mélange d’impressions si fortes que nous plions sous elles et que nous ne saurions les définir.

Pardonnez-moi, Messieurs : vous attendez de moi autre chose que l’expression de cette sorte de « liquéfaction intérieure » (pour parler comme le XVIIe siècle) devant des images trop belles. Je vous dois des paroles plus précises : j’essaierai de les trouver.

Port-Royal et Racine..., le jansénisme et Phèdre... Je voudrais vous dire, Messieurs, qu’à aucun moment ceci n’a contredit cela ; que non seulement pendant sa pieuse adolescence et sa maturité dévote, mais dans le temps où il donnait ses tragédies et vivait avec des comédiens et même avec des comédiennes, Jean Racine fut de Port-Royal, et que, de sa naissance à sa mort, Port-Royal l’enveloppa tout entier.

 

Jean Racine avait quinze ans quand il sortit du collège de Beauvais pour entrer ici, dans la maison des Granges. Il y poursuivit ses études avec huit ou dix autres enfants sous la direction de MM. Lancelot, Nicole, Hamon. Ces messieurs l’entourèrent de soins particuliers en souvenir du refuge que les solitaires persécutés avaient trouvé, seize ans auparavant, chez sa grand’tante Vitard, à la Ferté-Milon. Sa tante Agnès était cellérière au monastère des Champs, et sa grand’mère, Marie des Moulins, s’y était retirée après son veuvage. Il était donc, à beaucoup de titres, l’enfant de la maison. Il était « le petit Racine » de M. Antoine Lemaître.

Voici les bois où il promenait ses rêveries d’enfant, où il lisait les tragédies d’Euripide, et quelquefois les Amours de Théagène et de Chariclée. Il était sensible à la beauté de la terre et du ciel, du moins dans ses aspects paisibles et ordonnés : les Sept Odes à Port-Royal sont des paysages d’une forme puérile, mais d’une émotion vraie. Il continua, au dire de La Fontaine, « d’aimer extrêmement les fleurs, les jardins, les ombrages » ; et c’est lui, dans les Amours de Psyché, qui retient ses amis pour assister aux féeries du soleil couchant.

Il était tout sentiment. Et l’austérité même de l’éducation religieuse qu’il reçut ne fut point pour affaiblir sa puissance d’aimer. Le ressort secret de l’ascétisme est encore l’amour ; toute énergie morale est de l’amour transformé.

Ses maîtres étaient, sous la sévérité de leurs dehors, des hommes de tendresse. Il est remarquable que le peintre le plus profond de l’amour humain ait été élevé par les hommes qui ont le plus aimé Dieu et avec le plus de désintéressement, puisqu’ils craignaient toujours que Dieu ne le leur rendit pas, et qu’ils vivaient dans le tremblement de n’avoir pas la grâce.

Son adolescence est gentille, badine, un peu frondeuse ; — inquiète de l’amour. Chez son oncle le chanoine, à Uzès, dans ce Midi encore espagnol, il fait cette remarque : « Vous savez qu’en ce pays-ci on ne voit guère d’amour médiocre ; toutes les passions y sont démesurées. » Peut-être se souviendra-t-il de ces Hermiones et de ces Roxanes à foulard rouge.

Entre vingt-cinq et trente-sept ans, il mord tant qu’il peut aux fruits de la vie : vaniteux, irritable, ingrat même, dissipé, tout proche de la débauche (vous vous rappelez ces soupers dont parle Mme de Sévigné : « Ce sont des diableries »)... et tout cela ensemble ne veut pas dire méchant. C’est durant cette période qu’il écrit ses tragédies, si douces et si violentes, et qu’il crée ses délicieuses femmes damnées...

Femmes damnées, en qui la grâce attique abonde... mais à qui la grâce de Dieu a manqué. Sentez-vous, Messieurs, reparaître ici Port-Royal ? — Le marguillier Corneille était un orgueilleux païen, un intrépide optimiste, une sorte de stoïcien mégalomane. Il inventait des volontés sûres d’elles, héroïques, parfois monstrueuses sans le savoir. Mais Racine est un pessimiste chrétien. Son théâtre est d’un homme qui ne croit ni à la bonté de la nature humaine ni à l’efficacité de la volonté toute seule contre les tentations de la chair et du cœur. Il voit l’homme laissé à ses propres forces comme le voyaient ses bons maîtres, lesquels, par leur défiance de la nature et l’observation rigoureuse où cette défiance les engageait, étaient déjà de si véridiques psychologues. Le christianisme, et spécialement celui qu’on pratiquait ici, a toujours été un grand maître de vérité en littérature.

Ainsi Port-Royal est sensible encore dans les parties mêmes de l’œuvre de Racine dont on le pourrait croire le plus absent. C’est sans doute parce qu’il eut du génie, mais c’est aussi parce qu’il avait reçu les enseignements de ces Messieurs que le poète de Roxane et d’Ériphile sut faire des peintures de la passion si terribles et si vraies. En sorte que c’est à Port-Royal après Dieu qu’il dut, avec son salut éternel, son originalité d’auteur dramatique : c’est à Port-Royal qu’il dut, en quelque façon, de renouveler la tragédie et d’être le plus grand peintre réaliste des passions de l’amour.

Car nulle part avant lui on n’avait vu l’amour-fureur, l’amour-maladie, pousser irrésistiblement ses victimes à la folie, au meurtre, au suicide, à travers un flux et un reflux de pensées contraires, par des alternatives d’espoir, de crainte, de colère, de jalousie, parmi des raffinements douloureux de sensibilité, des ironies, des clairvoyances soudaines, puis des abandons désespérés à la passion fatale, un art merveilleux à se faire souffrir, une incapacité pour leur « triste cœur » de « recueillir le fruit » du crime dont elles sentent la honte, — tout cela exprimé clans une langue unique de souple précision et de hardiesse d’abord inaperçue, par où, démentes lucides, elles continuent de s’analyser au plus fort de leurs agitations, et qui revêt d’harmonieuse beauté leurs désordres les plus furieux, — au point qu’on ne sait si on a peur de ces femmes ou si on les adore...

 

Il s’aperçut lui-même un jour, avec épouvante, qu’il les adorait. Ce fut à l’occasion de Phèdre, tragédie janséniste par l’esprit et les conclusions, si étrangement séduisante dans sa forme. Le grand Arnauld, dont Racine avait commencé à se rapprocher, ne vit que les conclusions. Il disait naïvement : « Il n’y a rien à reprendre au caractère de Phèdre, puisque, par ce caractère, le poète nous donne cette grande leçon que lorsque, en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions nous porter, tout en les détestant. » Le malheur, c’est que nous ne voyons pas du tout ou que nous oublions parfaitement « en punition de quelles fautes précédentes » Phèdre est entraînée au péché. Nous voyons seulement qu’elle y est entraînée quoi qu’elle fasse. Elle nous semble réellement irresponsable, et plus douloureuse, et par suite plus intéressante par la conscience inutile qu’elle a de son péché. Elle ne nous inspire plus qu’une pitié amoureuse. Et ainsi, tandis qu’il pensait nous démontrer la nécessité de la grâce, Racine n’est arrivé qu’à nous démontrer la fatalité terrible et délicieuse de la passion.

Or, tandis qu’il offrait aux hommes assemblés des spectacles d’une volupté noble, mais si pénétrante ! toutes les religieuses et les saintes femmes de sa famille (il y en avait beaucoup), et le bon M. Nicole, et le bon M. Hamon, priaient pour l’enfant égaré... Et c’est pourquoi, un jour, le Port-Royal de son enfance lui remonta au cœur. C’est pourquoi il connut que, sa tragédie avait beau être chrétienne, et de l’aveu même d’Arnauld, Phèdre y était trop charmante, et qu’il pouvait y avoir, dans la description la plus véridique et en apparence la moins complaisante des troubles issus de la chair, un sortilège de séduction contagieuse. Et c’est pourquoi enfin il accomplit le sacrifice le plus extraordinaire qu’ait enregistré l’histoire de la littérature : il renonça au théâtre en pleine gloire ; il tua, dis-je, en lui l’homme de lettres, à trente-huit ans, parce que Phèdre était décidément plus troublante qu’il ne l’avait voulu.

Et ainsi, parce que secrètement et sans qu’il s’en doutât Port-Royal n’avait cessé de l’inspirer, Port-Royal le reconquit.

 

Ce qui me touche, c’est que la consommation de ce sacrifice inouï laissa en lui des faiblesses. Il ne veut plus travailler pour le monde : mais, un jour, il commence, avec Boileau, l’opéra de Phaéton pour Mme de Montespan. Je crois qu’il lui fut très agréable d’écrire Esther et Athalie, parce qu’il les écrivait pour des jeunes filles. Une fois, aux répétitions d’Esther, on le surprend tamponnant’, avec son mouchoir les yeux d’une de ses jolies interprètes, que ses critiques avaient fait pleurer.

Esther et Athalie, chefs-d’œuvre singuliers, où le poète accorde enfin son art et sa piété, où les profondes inventions de son génie dramatique s’accompagnent de chastes cantiques de jeunes filles, où la Muse violente de la tragédie paraît enveloppée des voiles neigeux et ceinte des bleus rubans d’une élève du catéchisme de persévérance. Esther et Athalie, œuvres virginales et pareilles à deux lys, l’un frêle et fier, l’autre fort et magnifique. — Là encore, Port-Royal est présent par toutes sortes de réminiscences et d’allusions quasi involontaires : la tragédie d’Esther est tonte pleine des images de Port-Royal persécuté et de ses filles gémissantes ; et, dans Athalie, Eliacin, c’est un peu, et sans que l’humilité du poète l’ait cherché, Racine enfant ; et le grand prêtre semble porter en lui l’âme sublime et intérieurement invincible des anciens habitants de ce cloître dévasté.

Et dès lors, de plus en plus, Racine s’épure. Ses lettres à son ami Boileau, à son fils Jean-Baptiste, d’une simplicité si vraie, respirent la plus rare beauté morale ; et quelle tendresse sous cette forme prudente et contenue, imposée par la politesse du temps et par la pudeur chrétienne ! À la fin d’une lettre à Boileau, il fait cet aveu : « Plus je vois décroître le nombre de mes amis, plus je deviens sensible au peu qui m’en reste. Et il me semble, à parler franchement, qu’il ne me reste presque plus que vous. Adieu. Je crains de m’attendrir follement en m’arrêtant trop sur cette réflexion. »

Ses amis l’accusaient d’être trop bon courtisan. Et pourtant il restait publiquement l’ami des jansénistes. Il prêtait sa plume aux religieuses ; il négociait pour elles. Il recommençait, dans ce parc, les promenades de son enfance. Tous les ans, il y menait sa famille à la procession du Saint-Sacrement. Il voulut être enterré dans le cimetière de Port-Royal des Champs, au pied de la tombe de M. Hamon, le plus humble de ses anciens maîtres. De bonne heure, il s’abstint, par scrupule religieux, lorsqu’il était à la cour, d’aller à l’Opéra et à la Comédie... Seule­ment, voilà ! il avait l’imprudence d’aimer le roi.

Les méchants ont raconté qu’il mourut d’avoir déplu à Louis XIV. S’il en mourut, il eut tort, mais il ne craignit pas en effet de déplaire. On est à peu près d’accord aujourd’hui pour en revenir, toutes hypothèses épuisées, au récit de son fils Louis, à ce Mémoire sur la misère du peuple, confié par Racine à Mme de Maintenon. Au fait, on le voit, dans toute sa correspondance des dernières années, très libéral et aumônier, d’ailleurs fort simple de mœurs. Les paysans de Port-Royal s’adressaient à lui pour leurs affaires. Il était l’ami de Vauban. Quand il écrivait ce vers :

Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge,

il en concevait tout le sens.

Il fut un père de famille adorable. Il éleva toute une nichée de colombes : Marie, Nanette, Babel, Fanchon, Madelon. Marie, novice aux Carmélites à seize ans, rentra à la maison, finit par se marier : âme ardente et tourmentée, tantôt à Dieu, tantôt au monde. Nanette fut Ursuline ; Babel aussi, après la mort de son père ; Fanchon et Madelon moururent filles, assez jeunes encore et tout embaumées de piété et de bonnes œuvres... Racine sanglotait à la vêture de ses deux aînées, quoiqu’il sût bien que, par les leçons dont il les avait nourries, il était sans le vouloir le vrai prêtre de ce sacrifice...

Ainsi l’auteur de Bajazet et de Phèdre, le plus savant peintre des plus démentes amours terrestres, — continuant toujours d’aimer, mais d’autre façon, — paya sa dette à Dieu en lui donnant quatre vierges, et, faible et grand jusqu’au bout, mourut peut-être d’un chagrin de courtisan, mais d’un chagrin qu’il s’attira pour avoir eu trop indiscrètement pitié des pauvres. Vie exquise que celle où l’amour et tous les amours s’achèvent en charité.

 

Il faut revenir à ce verset de l’Imitation de Jésus-Christ, qui semble traduit de Platon : « L’amour aspire à s’élever... Rien n’est plus doux ni plus fort que l’amour... Il n’est rien de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour est né de Dieu et qu’il ne peut se reposer qu’en Dieu, au-dessus de toutes les créatures. » Et c’est là toute l’histoire de l’âme, longtemps inquiète, lentement pacifiée ; de Jean Racine.

Au cimetière idéal des grands poètes, je placerais sur son tombeau une figure de femme pleurante, et qui représenterait, à volonté, sa Muse tragique, ou son âme elle-même. Elle serait chaste et drapée à petits plis. Et, sur sa pierre funèbre, je graverais en beaux caractères le mot de Mme de Maintenon : « Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de sœur Lalie » ; le mot, un peu risqué, de la joviale Sévigné : « Il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses » ; le mot de Racine lui-même, recueilli par La Fontaine : « Eh bien ! nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous ! » et ce vers du premier de ses quatre Cantiques spirituels :

Si je n’aime, je ne suis rien.

Cette vie si vraiment humaine, si pleine de belles larmes et de faiblesses et d’héroïsme, vous avez vu, Messieurs, que Port-Royal l’encadre et la pénètre toute. C’est du moins ce que j’aurais voulu particulièrement vous montrer. Non seulement Port-Royal le nourrit et, après vingt ans de séparation, le recueille, le pacifie et l’apaise ; mais encore c’est la description de l’homme naturel selon Port-Royal qui compose le fond solide et fait l’énergie secrète de ses mélodieuses tragédies. En sorte qu’on peut dire que le théâtre de Racine est la fleur profane et imprévue du grand travail de méditation religieuse et de per­fectionnement intérieur qui s’est accompli, il y a deux siècles, dans ce jardin, parmi ces ruines où ont battu de si fermes cœurs ,— honneur austère de notre race, comme Racine en est à jamais l’honneur charmant.