Réponse à la remise de l'épée d'académicien

Le 24 novembre 1967

Maurice DRUON

Le vendredi 24 novembre 1967 à la maison de l’Amérique latine, les amis de Maurice Druon se sont réunis pour lui remettre son épée d’académicien[1] qu’ils lui offraient par souscription.

 

Réponse de

M. Maurice DRUON
de l’Académie française

 

Mes Amis,

Je vous compte, et je suis émerveillé.

Vous savez, n’est-ce pas, la place cardinale qu’occupe dans ma vie le sentiment d’amitié.

Quel superbe, quel unique cadeau des Destins que de voir réunis, en tel nombre et telle variété, ceux que je puis nommer du beau nom d’amis !

Comment vous répondre à tous ?

Comment répondre aux maîtres et aux aînés dont l’amitié diligente, vigoureuse, exauçant mes souhaits, m’a ouvert les nobles et lourdes portes du quai de Conti ? Avant de les remercier bientôt sous la Coupole, solennellement, je veux les remercier, sous ce toit plus intime, affectueusement. J’ai appris, comme candidat puis comme élu, que l’Académie n’est pas seulement le collège de l’esprit, mais aussi, plus qu’il n’y paraît, le collège du cœur.

Comment répondre à la présence d’ambassadeurs de plusieurs pays que j’aime, présence qui me prouve que mes amitiés sont sans frontière ?

Comment répondre à ceux d’entre vous qui, ce soir, ont abandonné un moment l’exercice du pouvoir pour céder au pouvoir qu’exerce l’amitié ?

Comment répondre à votre venue, cher Herbert Agar, vous hier Président de la Société des Auteurs Britanniques et toujours président de notre Savile Club, qui arrivez à l’instant de Londres pour représenter en cette fête française une très longue liste d’amitiés anglo-saxonnes ? Rapportez à nos amis, Herbert, ma reconnaissance, ou plutôt renouvelez-leur l’expression de la gratitude que je garde, depuis un quart de siècle, à l’Angleterre. De mon épée toute neuve, je salue son vieux courage.

Comment répondre à la légion des amitiés romaines, à la phalange pressée des amitiés grecques, à tous ces détachements continentaux qui, vers le vieux chevalier de l’Europe que je suis, affluent, cher Polys Modinos, sous votre strasbourgeoise et européenne bannière ?

Comment répondre à ceux d’entre les meilleurs compagnons de tous les âges de ma vie, qui se sont unis si activement pendant plusieurs mois pour me forger, sur la flamme attisée de toutes vos générosités, cette arme magnifique ?

Comment te répondre, Maurice? Il me faudrait ton talent. Ah ! Pouvions-nous savoir, il y a vingt-cinq ans, lorsque j’entrai dans le bureau du Lieutenant Schumann à Carlton Gardens, lorsque j’entendis, pour la première fois sans brouillage, cette voix du porte-parole de la France combattante, cet aimant de nos volontés dans la nuit du malheur, pouvions-nous penser qu’un jour toi, ministre, tu m’offrirais, au nom de tous, mon épée d’académicien ? Nous savions seulement une chose, mais qui permet toutes les autres ; nous savions qu’une amitié venait de naître, pour les mêmes espérances, une amitié droite et trempée comme cette lame. Merci, Maurice, d’avoir fait que « la voix du couvre-feu » devienne pour moi la voix de l’ouvre-gloire.

Comment te répondre, Jef, autrement que du regard, en sachant trouver dans tes yeux les mêmes images des mêmes souvenirs ? Je vois, comme tu le vois, le pommier normand sous lequel je t’ai lu mes premiers écrits. Je vois les pins de Provence auprès desquels tu m’as appris à construire mon premier roman. Je vois la futaie pyrénéenne et les taillis de Galice où nous cherchions côte à côte le chemin de la liberté. Je vois le feuillage de printemps, à travers les fenêtres d’Ashdown Park, le jour que nous écrivîmes ce chant qui commençait par le mot « Ami... ». C’est de l’un à l’autre que nous nous sommes dit d’abord : « Ami, entends-tu... ». Je revois les ormes de Mary-sur-Marne et les saules de Genève. Et voici que je te rejoins près des grands peupliers qui ombragent l’Institut. Notre histoire soudain, à l’orée de cette composite forêt de la mémoire, se prend à ressembler aux histoires de la « Table Ronde » où, quand le père ne pouvait remettre au fils son épée, c’était l’oncle qui la remettait au neveu...

Oui, comment vous répondre à tous ?

Je vous l’ai dit : l’amitié est en moi un sentiment primordial. C’est que l’amitié m’a comblé. Tout au long de mes routes, étroites ou larges, et aux points les plus tragiques ou les plus heureux, je l’ai toujours rencontrée. La chance a toujours eu pour moi le visage d’un ami. Le travail aussi.

Mes premiers maîtres, dès le collège, m’ont traité en ami. Mes officiers et mes camarades de guerre ? Des amis pour beaucoup, et qui le sont restés.

Les hommes qui dirigeaient les journaux où j’ai fait mes débuts étaient ou sont devenus mes amis. Et je n’ai confié l’édition de mes ouvrages qu’à des hommes avec lesquels je pouvais goûter l’échange de l’amitié. Mes interprètes au théâtre, des amis encore.

Mes collaborateurs, mes collaboratrices, auraient-ils pu m’être d’une aide si précieuse sans que se nouent, d’eux à moi, les liens de l’antique amicitia ?

Les confrères de ma génération savent bien que je les tiens non pour des rivaux, mais pour des compagnons. Aucun combat ne se gagne sans alliés.

Et à qui remettrais-je la protection de ma santé ou la défense de mes causes sinon à des frères d’élection ?

Mes voyages ne me semblent réussis que si j’y ai acquis de nouveaux amis. Je m’en suis fait ainsi sur les terrasses de Manhattan comme dans les palmeraies de Marrakech, et sur les rives de la Néva comme sur les ruines d’Ephèse, et j’en ai rencontré même au sommet du mont Olympe.

L’amitié jamais ne m’a déçu. Quelques amis m’ont fait d’immenses peines, en disparaissant. Je ne me suis pas consolé du départ de René Julliard; je ne me consolerai pas du départ d’André Maurois. Leur absence résume toutes les absences, où de chers sourires se sont dissous.

Anna de Noailles disait qu’elle n’avait tant écrit que pour s’acquérir des droits à l’amour, et jusque dans l’éternité. J’oserais en dire autant en parlant des droits à l’amitié...

Bien des choses pour moi sont devenues claires le jour où j’ai appris que Zeus était non seulement le dieu du pouvoir et des succès, non seulement le dieu des récits ordonnés, mais aussi le dieu de l’amitié. Après tout, l’amitié est une des formes suprêmes et subtiles de l’ordre. Et Zeus est un dieu si fort que lorsqu’on relève de lui de quelque manière, il faut bien se résigner à lui ressembler un peu.

Je suis un homme gai, qui prend les choses au sérieux. Pour moi une épée c’est une épée, et je dois faire un effort pour en apercevoir la désuétude. Peut-être parce que j’appartiens à cette race maintenant préhistorique des cavaliers ; peut-être parce que je fus entraîné naguère au charger au sabre... Et puis mes personnages ont tant manié le glaive ou la rapière...

Ne pensez pas que je vais dégainer à tout propos. Non. Mais enfin, il ne faudrait pas trop me provoquer. Il ne faudrait pas, par exemple, attaquer mes amis !

Une épée, c’est une protection. L’amitié aussi. L’amitié est cette garde qu’on monte autour de ceux qu’on aime et qu’ils montent autour de vous, pour traverser les dangers d’un destin chaque jour à subir autant qu’à créer, et aussi pour en partager les bonheurs.

Je vais donc désormais porter, entre le cœur et le pas, cette présence de votre amitié ; je la vais porter dans les fastes publics, jusqu’à mon jour dernier. Ce jour-là, je voudrais qu’on me plaçât dans la main la garde d’or de mon épée, car ce sont toutes vos mains que je sentirais sous la mienne, toutes vos mains que j’étreindrais dans la mienne, pour franchir les portes de la définitive solitude... ou des communions imprévues.

Autant dire, mes amis, que votre amitié ne me quittera plus.

 

 

[1] Œuvre des Ateliers de la Maison Cartier à Paris.