Réponse au discours de réception Jean-François de La Harpe

Le 20 juin 1776

Jean-François MARMONTEL

Réponse de M. de Marmontel
au discours de M. de La Harpe

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 20 juin 1776

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

Parallèle de MM. Colardeau et de La Harpe.

 

Monsieur,

Vous avez à consoler l’Académie de deux pertes qui lui ont été sensibles ; mais la première lui étoit annoncée par le temps, qui ne flatte point ; elle a dû l’affliger, elle n’a pas dû la surprendre. La dernière, aussi prématurée, qu’elle a été funeste, a du la frapper à-la-fois d’étonnement et de douleur.

Lorsque M. le duc de Saint-Aignan, dans son dix-neuvième lustre, a terminé sa carrière, l’Académie, qui depuis cinquante ans s’honoroit de le posséder, lui a donné de justes regrets ; mais pour les adoucir, elle s’est souvenue de cette longue prospérité qui l’a suivi jusqu’au tombeau. Naissance, dignités, richesses, emplois glorieux à remplir, tous les biens que l’ambition recherche avec tant de fatigues, accumulés sans peine sur un siècle de vie, et cette vie honorablement couronnée par une saine et tranquille vieillesse : tel a été le partage de M. le duc de Saint-Aignan ; et soit qu’on pense à l’inaltérable sérénité de son ame, soit que l’on considère la pureté, le calme, la douce égalité du cours de ses longues années, c’est bien de lui que l’on peut dire ce que La Fontaine a dit du sage : Sa fin est le soir d’un beau jour.

En jetant les yeux sur sa vie et sur la vie de son père, on voit d’abord qu’elles ont embrassé tout l’espace de trois longs règnes, les plus célèbres de la monarchie, les plus remplis de grands événemens, et les plus féconds en grands hommes. Quelle ample moisson de sagesse entre un père né sous Henri IV et un fils mort sous Louis XVI, si l’un avoit enrichi l’autre des fruits de son expérience ! Mais âgé de soixante-seize ans lorsqu’il lui donna le jour, à peine eut-il le temps de le voir naître. L’héritage de ses lumières fut donc perdu pour cet enfant ? Non, Messieurs, il lui fut transmis par un sage dépositaire. Ce sage, destiné à servir de guide, ou plutôt de père au duc de Saint-Aignan, étoit le duc de Beauvilliers, son frère, né trente-deux ans avant lui, le même que Louis XIV, le plus éclairé des monarques, ou le plus heureux dans le choix des hommes, donna pour gouverneur aux enfans de son fils, ce Beauvilliers enfin, l’ami de Fénelon, son émule en vertu, et son digne collégue dans cette éducation fameuse dont le duc de Bourgogne fut le prodige, et qui sera long-temps le plus parfait modèle dans l’art de former de bons rois.

L’heureuse destinée du duc de Saint-Aignan voulut encore que son enfance répondit à celle du duc de Bourgogne. Souvent admis à ses études (bonheur que tous les rois du monde auroient souhaité à leurs enfans) il alloit prendre avec lui les leçons de ce génie bienfaisant que vous avez, Monsieur, dignement célébré, de ce génie à qui le ciel avoit si éminemment accordé le don de rendre la vérité intéressante, la sagesse aimable et la vertu facile.

Est-ce dans cette source que le duc de Saint-Aignan avoit puisé ses lumières et ses principes ? Est-ce de l’ame de Fénelon qu’avoit découlé dans son ame cette piété tendre, cette égalité douce, cette aimable sérénité, cette modestie indulgente qui composoient son caractère ? Étoit-ce à Fénelon que l’on devoit enfin un Politique sans artifice, un Grand sans faste et sans orgueil, un Homme de Cour sans intrigue, un Homme du Monde si doux et d’un commerce si facile, que sa bonté faisoit presque oublier l’austérité de sa vertu ? Quoiqu’il en soit, M. le duc de Saint-Aignan a mérité qu’on l’ait pu croire le disciple de Fénelon, et cette opinion fait son plus grand éloge.

Mais l’inestimable avantage qu’il eut sur Fénelon lui-même, fut de n’avoir point d’ennemis, soit à la cour où il s’étoit fait un port à l’abri des orages, auprès de cette reine auguste dont l’estime lui tenoit lieu de la plus brillante faveur, soit dans le monde que ses mœurs accusoient, mais que sa modestie et sa candeur aimable consoloient de cette censure. Jamais il n’a connu de la prospérité ni les dégoûts, ni l’amertume ; et dans sont rang, il est peut-être le seul homme de tout un siècle, qui, constamment heureux, sans trouble et impunément vertueux, n’ait pas même irrité l’envie. Ce n’est donc pas lui qu’il faut plaindre, Monsieur, il a rempli sa destinée ; et la nature a été pour lui aussi indulgente que pouvoit le permettre l’inévitable nécessité de ses lois.

Mais qu’un jeune homme à qui le ciel n’avoit donné que des talens ; que dis-je ? À qui le ciel avoit vendu si cher ces talens de l’esprit, ces facultés de l’ame, cette organisation délicate, à laquelle il devoit peut-être, et la vivacité brillante de son imagination, et la finesse exquise de son goût, et cette sensibilité qui, de son cœur facile et tendre, se répandoit avec tant de charmes dans ses écrits ; que ce jeune homme, à qui les lettres tenoient lieu de tous les biens, même de la santé, qui suspendoit ses douleurs, comme Orphée, digne d’en rappeler l’exemple par la douceur de ses accens ; qui n’avoit d’autre consolation dans ses maux, d’autre ambition, d’autre espérance, vous le savez, Messieurs, que de s’assurer du suffrage de la postérité en méritant le vôtre ; qui demandoit comme la récompense de ses veilles, si douloureuses, l’honneur d’être assis parmi vous ; qui tournoit ses regards mourans vers cette place qui l’attendoit, et dont vous l’aviez jugé digne ; que cet infortuné jeune homme vienne expirer en vous tendant les bras, sur le seuil de ce sanctuaire, sans que l’impitoyable mort lui permette d’y pénétrer ; c’est un malheur d’autant plus cruel, qu’il étoit encore sans exemple.

Nous l’avions prévu, ce malheur, quand M. Colardeau, pâle, exténué, défaillant, se traînant à peine vers nous, sembloit n’avoir quitté son lit de mort que pour venir nous demander de recevoir ses derniers soupirs. Mais nous espérions, et la voix publique encourageoit notre espérance, qu’un succès qui l’avoit touché vivement contribueroit à prolonger ses jours ; et quelle eût été notre joie, si la sienne eût fait ce prodige !

Vous voyez nos regrets, Monsieur. Les mœurs de M. Colardeau, son aménité, sa candeur, dirai-je, sa foiblesse aimable, ce défaut si intéressant, lorsqu’il ne va pas jusqu’au vice, et qu’il ne tient qu’à la délicatesse d’une ame tendre, simple et docile aux mouvemens de la bonté, son caractère enfin nous attiroient vers lui. Qu’il se rendoit peu de justice, qu’il nous connoissoit peu nous-mêmes, quand sa modestie lui faisoit craindre de n’avoir pas assez fait pour se concilier nos voix! Il s’en excusoit dans la lettre qu’il écrivit à l’Académie ; il s’en excusoit sur l’état de souffrance où il languissoit, et quand nous avons répondu à ses timides espérances, il nous en a fait rendre grâces comme d’une faveur : ses dernières paroles ont été pour nous l’expression de sa reconnoissance ; il en a chargé son ami, comme d’une dette sacrée, dont en expirant dans ses bras, il lui a prescrit de s’acquitter ! Hélas ! Que n’a-t-il pu venir entendre de notre bouche quel prix il devoit attacher à ses écrits qu’il estimoit si peu ! Il auroit su que nous n’étions ni assez injustes, ni assez ennemis du goût, pour exiger d’une plume élégante des productions volumineuses ; il auroit su que dans ses Essais dramatiques, nous avions reconnu le talent précieux de peindre et d’émouvoir, et singulièrement ce tour d’expression noble, facile et naturel, qui dans les belles scènes de Caliste nous rappeloit la sensibilité, l’élégance et la mélodie du style enchanteur de Racine. Il auroit su que dans ses Héroïdes, nous l’avions jugé digne des poètes qu’il imitoit ; et de quels poètes, Monsieur ? De Pope, du Tasse et de Quinault ; il auroit su qu’un seul ouvrage, tel que l’Épître d’Héloïse, étoit à nos yeux un monument du goût et de la poésie de notre siècle, plus précieux, plus honorable que des volumes qui n’attestent que la stérile vanité du faux bel esprit sans talent.

L’art d’imiter étoit le sien par excellence ; il le sentoit, non qu’il manquât de verve et de fécondité. Dans son Épître à M. Duhamel, où il a peint les délices de la campagne et les impressions de la nature sur une ame sensible et poétique, on a pu voir avec quelle riche abondance de couleurs il a vendu les effets de cette influence. Mais soit que par un excès de modestie il se défiât de ses forces, soit que le travail de la création fût en effet trop pénible pour lui, ses pinceaux ne dédaignoient pas de s’exercer sur les dessins d’un autre ; et alors, plus sûr de son art, tout lui sembloit également possible. Ni la tristesse monotone des sombres esquisses d’Young, ni le coloris déjà si pur et si brillant de la prose de Montesquieu dans un tableau digne de l’Albane, ni le charme que les vers de Quinault avoient substitué au prestige des vers du Tasse dans la peinture d’Armide, rien ne l’intimidoit. Il avoit fait une étude si assidue et si profonde des ressources de notre langue, et des moyens de lui donner de la souplesse et de la grâce dans ses mouvemens variés, que les difficultés à vaincre étoient pour lui un nouvel avantage, et que ce qui auroit fait le désespoir d’un autre, ne présentoit qu’un attrait de plus à son émulation.

Rien sans doute n’en étoit plus digne que le poème de la Jérusalem délivrée, qu’il avoit dessein de traduire en vers. Il en avoit déjà tracé les premiers livres, lorsqu’il apprit que l’un de nous s’occupoit du même travail : dès ce moment il y renonça. L’homme de lettres auquel il donnoit cette marque de déférence, eut beau vouloir s’y refuser, M. Colardeau, plus jaloux d’un bon procédé que d’un bon ouvrage, sortit victorieux de ce combat de générosité. Que n’a-t-il pu se renouveler à nos yeux, ce combat si honorable pour les lettres ! L’un de deux traducteurs du Tasse étoit destiné à recevoir l’autre ; et avec quelle satisfaction son ame délicate et sensible se seroit déployée dans le tribut de louanges que son estime lui préparoit ! Le destin ne l’a pas permis ; mais à ce spectacle touchant dont vous êtes privés, Messieurs, j’en puis substituer un qui ne l’est pas moins.

M. Colardeau n’avoit pas encore brûlé ce qu’il avoit écrit de la traduction du Tasse. Il a craint qu’après lui l’empressement à recueillir tous les fruits de ses veilles ne fit oublier sa résolution ; l’homme du monde qui se livroit le plus volontiers à ses amis, et avec le moins de réserve, s’en est défié pour la première fois ; il a senti que le courage d’anéantir un de ses écrits seroit au-dessus de leurs forces, et qu’il n’étoit réservé qu’à lui seul ; il s’est levé mourant, et comme ranimé pour faire une action honnête, il s’est traîné hors de son lit, et des défaillantes mains saisissant ses papiers, il a consommé son sacrifice.

Ce trait seul nous peindroit, Monsieur, une ame élevée et sensible, et telle étoit réellement l’ame de M. Colardeau : la délicatesse en étoit l’essence. Trop foible pour être violemment agité sans douleur, il chérissoit les émotions douces. Il est des poètes à qui l’aspect des majestueuses horreurs de la nature, le bruit des vagues, la chute des torrens, le mugissement des tempêtes tiennent lieu d’inspiration : le génie de M. Colardeau étoit ami du calme ; il se plaisoit dans la solitude, mais il vouloit qu’elle fût riante et doucement mélancolique. Le chant des oiseaux étoit pour lui une harmonie délicieuse ; il passoit des nuits à l’entendre. Écoute, disoit-il à son ami qui veilloit avec lui, écoute : que la voix du rossignol est pure ! Que les accens en sont mélodieux ! Ainsi devroient être mes vers. Le chantre du printemps étoit le seul rival dont il se permit d’être envieux. Il ne sentoit point pour la gloire cette passion fougueuse, inquiète et jalouse, qui ne souffre point de partage ; mais il vouloit jouir en paix des faveurs qu’elle lui accordoit. La critique, disoit-il, me fait tant de mal que je n’aurai jamais la cruauté de l’exercer contre personne.

Voilà, Monsieur, dans un homme de lettres, un caractère intéressant, et je n’en vois qu’un qui soit digne de soutenir le parallèle : c’est celui qui, avec la même honnêteté, a plus de force et de courage. Le premier se conciliera plus de bienveillance, le second plus d’estime. L’un est celui de ces esprits modérés, lians et tranquilles, qui jouissant de tout, ne se passionnent pour rien : timides amans de la gloire, ils lui consacrent leurs loisirs sans lui immoler leur repos ; amis paisibles de la vérité, ils lui seront fidèles, mais non pas dévoués ; ils las suivront dans les sentiers applanis de l’opinion, et ils la sémeront de fleurs ; mais ils s’arrêteront aux bords des précipices. L’autre, plus véhément, est celui des esprits jaloux de l’objet de leur culte, et qui, pleins d’amour pour les lettres et pour ce qui les honore, ne peuvent se résoudre à les voir profaner. Ce caractère est plus compatible qu’on ne pense avec la bonté ; car il répugne à faire le mal, comme il répugne à le souffrir : mais idolâtre des beaux arts, enthousiaste du génie, il ose en être le vengeur, dût-il en être le martyr. Il voit une lice où les opinions luttent ensemble, les unes en faveur de la malignité, de l’ignorance et de l’envie ; les autres en faveur du mérite, et pour la défense du goût, de l’esprit et de la raison : il croit voir le combat douteux, il s’en irrite et il s’élance ; soit qu’il espère contribuer à décider la victoire, soit qu’il veuille au moins se donner la gloire d’avoir combattu, et ce caractère est le vôtre.

L’homme de lettres que vous remplacez, pacifique, indulgent, modeste, ou du moins attentif à ne pas rendre pénible aux autres l’opinion qu’il avoit de lui-même, s’étoit annoncé par des talens heureux, qui, sans trop alarmer l’envie, gagnoient l’estime, et quelquefois déroboient l’admiration. Un goût pur, un esprit facile, un naturel ingénieux, faisoient de lui un écrivain charmant. Une santé languissante annonçoit le peu de durée de cette fleur, qu’un souffle alloit sécher, et rendoit plus précieux encore l’éclat de ses couleurs et la douceur de ses parfums.

Vous êtes entré dans la carrière avec une résolution plus marquée et une ardeur plus impatiente de vous signaler ; vous avez moins dissimulé une ambition et des espérances, qui, toutes justes qu’elles étoient, n’ont pas laissé que d’irriter l’amour-propre de vos rivaux.

Aussi, tandis qu’il a joui sans trouble de sa naissante renommée, avec quelle obstination ne vous a-t-on pas disputé vos succès ? Nul homme n’a tous les talens, nul talent même n’est égal dans toutes ses parties ; en exagérer les défauts, en dissimuler le mérite, c’est le secret de la mauvaise foi, c’est l’abrégé de l’art de nuire. À peine a-t-on voulu reconnoître dans vos écrits ce goût pur, cette raison saine, qui en écarte sévérement, et le sophisme ingénieux, et la vaine déclamation, et le précieux du langage, et les faux brillans de l’esprit. Si dans Warvick vous avez soutenu, par la chaleur de l’éloquence, une action simple et rapide, on vous a reproché d’en avoir négligé l’intrigue ; comme si l’objet de l’intrigue n’étoit pas rempli, quand l’intérêt croît d’acte en acte, et que l’émotion fait les mêmes progrès. Si dans Mélanie vous avez arraché des larmes, on a feint d’ignorer que la véritable action dramatique est dans les mouvemens de l’ame, on n’a voulu voir dans ces scènes si vives et si déchirantes qu’un dialogue sans action ; et lorsqu’entraîné par le charme d’un style simple sans négligence, plein sans roideur, noble sans faste, élégant presque sans parure, on étoit forcé, malgré soi, de lire et de relire ce drame attendrissant ; la malignité, révoltée contre un plaisir involontaire, s’en consoloit, en se flattant de ne jamais voir Mélanie occuper le théâtre et y répandre ses douleurs. Enfin, Monsieur, quoique la vanité des petits talens, blessée par votre franchise et affligée par vos succès, ne vous trouvât rien moins que séduisant, elle vous accusoit de nous avoir séduits, lorsque, tout d’une voix, nous vous décernions les couronnes de l’éloquence et de la poésie. Le public même sourioit avec une maligne joie à cette foule d’ennemis obscurs qui s’efforçoient de vous déprimer, pour vous rendre, s’ils l’avoient pu, aussi méprisable qu’eux-mêmes ; et cependant, dès qu’il y avoit parmi nous une place à remplir, ce public indéfinissable se hâtoit de vous désigner, et de la demander pour vous : alternative de malice et d’équité bien étrange sans doute, mais naturelle au cœur humain !

Pour nous, Monsieur, sans nous séduire, vous nous avez intéressés, par le courage avec lequel nous vous avons vu lutter sans cesse contre le torrent de l’envie, et nous lui disons quelquefois : Tu as beau vouloir la submerger ; tu ne fais qu’exercer et accroître ses forces. Merses profundo ; pulchrior evenit.

Dans ces disputes littéraires, où vous défendiez la cause commune du goût, nous vous avons souhaité quelquefois plus de modération, jamais plus de droiture, ni de sincérité. L’étude réfléchie des grands modèles, la connoissance approfondie de la saine littérature vous donnoient assez d’avantage : le sel du goût et de l’esprit n’a pas besoin d’être mêlé du sel amer de la satire. Vous avez laissé la ressource des personnalités à ces ames basses et viles que l’envieuse malignité tient à ses gages ; et digne de sentir le prix des vrais talens, comme d’en partager la gloire, vous en avez été en même temps l’émule et le panégyriste. Voilà, Monsieur, ce qui vous distingue et vous ennoblit à nos yeux.

Nous avons estimé en vous le zèle qui vous animoit pour la défense d’un homme illustre qui vous aime, et qui vous a comme adopté. Ses ennemis sont devenus les vôtres, et ses ennemis sont nombreux. La supériorité du génie est peut-être la plus importune de toutes ; et dans l’espèce d’ostracisme que l’on exerce contre ces esprits élevés qui dominent l’opinion et qui pèsent sur tout un siècle, leurs admirateurs trop ardens sont traités comme leurs complices. On eût voulu de vous peut-être une admiration muette. Monsieur, le silence est d’un lâche, quand c’est à la reconnoissance, à la justice et à la vérité que la crainte étouffe la voix. J’ose donc vous féliciter d’avoir été sincère et juste aux dépens de votre repos. Je sais qu’on a pris ce courage pour de l’orgueil ; on eût mieux aimé des bassesses, et l’on vous en auroit cruellement puni. Laissez au temps et à votre conduite le soin de votre apologie, et reposez-vous sur la force invincible du bon goût et de la raison qui vous vengeront à leur tour.

Il y a, Monsieur, deux sortes de réputations littéraires : l’une est celle qui prend sa source dans l’opinion des gens de lettres, et qui de-là s’étend dans la société ; l’autre est celle qui prend sa source dans ces cercles légers et sérieusement frivoles, qui, se dispersant dans le monde, y vont annoncer le talent qu’ils honorent de leur faveur. On peut comparer l’une à ces eaux vives qui coulent du sein des montagnes, et qui ne tarissent jamais ; l’autre ressemble à ces eaux dormantes, qu’une pénible industrie amasse, élève et suspend à grands frais, pour leur donner un moment l’apparence d’une rapidité naturelle et d’une intarissable fécondité, mais qui, l’instant d’après, retombent, et s’écoulent avec une langueur mourante qui annonce leur épuisement.

Cette célébrité, si bruyante et si rapidement passagère, n’a pas été la vôtre, et n’a pas été celle de M. Colardeau. Vous avez recherché l’un et l’autre, non pas l’opinion de la multitude, qui rarement remonte jusques aux gens de lettres, mais l’opinion des gens de lettres, qui descend vers la multitude, et qui l’entraîne tôt ou tard. Ce sont vos pairs qui, les premiers, ont apprécié vos talens, même celui qui vous distingue, et qui, j’ose le dire, a très-peu de vrais juges, celui de bien écrire en vers.

L’art des vers dans sa nouveauté, avoit quelque chose de mystérieux. Ce problème si compliqué, dont la solution consiste à réunir, dans une mesure prescrite, l’artifice et le naturel, l’élégance et la précision, la contrainte et la liberté, l’harmonie et le coloris, la justesse de la pensée et de l’expression, et l’exactitude sévère de la cadence et de la rime ; cet art, sans cesse déguisé sous l’apparence d’une rencontre heureuse, présentoit successivement, dans la difficulté à vaincre, un nouvel objet de curiosité, et dans la difficulté vaincue un nouvel objet de surprise : ainsi, le prestige du vers suffisoit alors, et au plaisir du lecteur, et au succès du poète.

Tout se déprise par l’habitude ; et depuis que le merveilleux de cette langue nous est devenu familier, le poète est soumis à des lois plus sévères ; le goût, plus froid, plus dédaigneux, ne pardonne rien au génie : on veut bien applaudir encore à l’habileté de l’artiste ; mais on exige que son travail ne façonne que de l’or pur.

C’est dans ce moment d’indifférence et de sévérité que vous, Monsieur, et M. Colardeau, vous avez trouvé le goût des vers ; et vous avez eu tous les deux la gloire de le ranimer : vous, par une marche plus imposante, plus périodique, plus analogue à la haute éloquence, à laquelle vous avez su prêter la hardiesse des tours, le relief des images, la majesté du nombre et l’éclat des couleurs ; lui, par des nuances plus douces, par une mélodie plus sensible, par une facilité de style pleine de mollesse et de grâce, sans négligence et sans langueur, où rien n’est entassé, où rien n’est inutile, où chaque mot ne tient que la place de son idée, qu’il semble de lui-même être venu remplir ; l’un et l’autre enfin par ce mérite rare de penser avant que d’écrire, de ne donner aux mots que la valeur des choses, et de ne pas amuser l’oreille sans occuper l’ame ou l’esprit.

Employez-le, Monsieur, cet art de plier notre langue à tous les caractères de l’expression imitative ; employez-le, non pas, comme on a fait souvent, à d’amusantes futilités, mais à rendre sensible, intéressant, aimable, attrayant pour la multitude, le langage de la raison, de la vertu, de la sagesse ; à prêter à la vérité plus d’énergie et plus de charme ; à répandre de plus en plus cette philosophie des gens de bien, qui n’a, quoi qu’on en dise, que deux grands ennemis au monde, le fanatisme et la tyrannie, et qui n’a jamais fait d’autre mal aux hommes, que de les éclairer et de les adoucir.

La vérité sage et décente n’a plus aucun risque à courir ; et si elle étoit poursuivie, ce seroit à l’ombre du trône qu’elle iroit se réfugier : asile bien nouveau pour elle ! Mais si, sous les bons rois, elle perd la gloire de se montrer courageuse, elle acquiert l’avantage d’être plus ingénue, et de pouvoir paroître enfin dans tout l’éclat de sa lumière. Et quelle époque, Monsieur, quelle époque plus favorable pour la poésie et pour l’éloquence, que le règne d’un prince devant qui, sans ménagement et sans crainte, on peut faire l’éloge de toutes les vertus et la satire de tous les vices !