Réponse au discours de réception du duc de Duras

Le 15 mai 1775

Georges-Louis LECLERC, comte de BUFFON

Réponse de M. de Buffon,
au discours de M. le maréchal-duc de Duras

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
LE LUNDI 15 MAI 1775

PARIS LE LOUVRE

 

Monsieur,

Aux lois que je me suis prescrites sur l’éloge, il faut ajouter un précepte également nécessaire ; c’est que les convenances doivent y être senties, et jamais violées ; le sentiment qui les annonce doit régner par-tout, et vous venez, Monsieur, de nous en donner l’exemple. Mais ce tact attentif de l’esprit qui fait sentir les nuances des fines bienséances, est-il un talent ordinaire qu’on puisse communiquer, ou plutôt n’est-il pas le dernier résultat des idées, l’extrait des sentimens d’une ame exercée sur des objets que le talent ne peut saisir ? La nature donne la force du génie, la trempe du caractère et le moule du cœur ; l’éducation ne fait que modifier le tout ; mais le goût délicat, le tact fin, d’où naît ce sentiment exquis, ne peuvent s’acquérir que par un grand usage du monde dans les premiers rangs de la société. L’usage des livres, la solitude, la contemplation des œuvres de la nature, l’indifférence sur le mouvement du tourbillon des hommes, sont au contraire les seuls élémens de la vie du philosophe. Ici, l’homme de cour a donc le plus grand avantage sur l’homme de lettres ; il louera mieux et plus convenablement son prince et les grands, parce qu’il les connoît mieux, parce que mille fois il a senti, saisi ces rapports fugitifs que je ne fais qu’entrevoir.

Dans cette compagnie, nécessairement composée de l’élite des hommes en tout genre, chacun devroit être jugé et loué par ses pairs ; notre formule en ordonne autrement ; nous sommes presque toujours au-dessus ou au-dessous de ceux que nous avons à célébrer ; néanmoins il faut être de niveau pour se bien connoître, il faudroit avoir les mêmes talens pour se juger sans méprise. Par exemple, j’ignore le grand art des négociations, et vous le possédez ; vous l’avez exercé, Monsieur, avec tout succès, je puis le dire ; mais il m’est impossible de vous louer par le détail des choses qui vous flatteroient le plus ; je sais seulement, avec le public, que vous avez maintenu pendant plusieurs années, dans des temps difficiles, l’intimité de l’union entre les deux plus grandes puissances de l’Europe ; je sais que devant nous représenter auprès d’une nation fière, vous y ayez porté cette dignité qui se fait respecter, et cette aménité qu’on aime d’autant plus qu’elle se dégrade moins ; fidèle aux intérêts de votre souverain, zélé pour sa gloire, jaloux de l’honneur de la France, sans prétention sur celui de l’Espagne, sans mépris des usages étrangers, connoissant également les différens objets de la gloire des deux peuples, vous en avez augmenté l’éclat en les réunissant.

Représenter dignement sa nation sans choquer l’orgueil de l’autre, maintenir ses intérêts par la simple équité, porter en tout justice, bonne foi, discrétion, gagner la confiance par de si beaux moyens l’établir sur des titres plus grands encore, sur l’exercice des vertus, me paroît un champ d’honneur si vaste, qu’en vous en ôtant une partie pour la donner à votre noble compagne d’ambassade, vous n’en serez ni jaloux ni moins riche. Quelle part n’a-t-elle pas eu à tous vos actes de bienfaisance ? Votre mémoire et la sienne seront à jamais consacrées dans les fastes de l’humanité par les faits que je vais rapporter.

Accoutumés à donner noblement, c’est-à-dire en silence, vos bienfaits charitables que vous vouliez tenir secrets, éclatèrent tout-à-coup à Madrid ; l’abondance en fit reconnoître la source ; des sommes considérables, même pour votre fortune, étoient en effet distribuées chaque jour à tous les indigens ; les soulager en tout pays, en tout temps, c’est professer l’amour de l’humanité, c’est exercer la première et la plus haute de toutes les vertus. Vous en eûtes la seule récompense qui soit digne d’elle ; plusieurs fois, tous deux applaudis et suivis par des acclamations de reconnoissance, vous avez joui de ce bien, plus grand que tous les autres biens, de ce bonheur divin que les cœurs vertueux sont seuls en état de sentir.

Vous l’avez rapporté parmi nous, Monsieur, ce cœur plein d’une noble bonté ; je pourrois appeler en témoignage une province entière, qui ne démentiroit par mes éloges : mais je ne puis les terminer sans parler de votre amour pour les lettres, et de votre prévenance pour ceux qui les cultivent ; c’est donc avec un sentiment unanime que nous applaudissons à nos propre suffrages ; en nous nommant un confrère, nous acquérons un ami : soyons toujours, comme nous le sommes aujourd’hui, assez heureux dans nos choix pour n’en faire aucun qui n’illustre les lettres.

Les lettres ! Chers et dignes objets de ma passion la plus constante, que j’ai de plaisir à vous voir honorées ! Que je me féliciterois si ma voix pouvoit y contribuer ! Mais c’est à vous, Messieurs, qui maintenez leur gloire, à en augmenter les honneurs. Je vais seulement tâcher de seconder vos vues, en proposant aujourd’hui ce qui depuis long-temps fait l’objet de nos vœux.

Les lettres, dans leur état actuel, ont plus besoin de concorde que de protection ; elles ne peuvent être dégradées que par leurs propres dissentions. L’empire de l’opinion n’est-il donc pas assez vaste pour que chacun puisse y habiter en repos ? Pourquoi se faire la guerre ? L’émulation n’a jamais produit l’envie que dans les petites ames ; on croit triompher en ternissant un éclat qui souvent n’offusque que nous seuls ; on se félicite en rabaissant la réputation d’un homme dont le seul défaut est de penser autrement, et sur quelles matières, sur des choses futiles, souvent de pure spéculation, et presque toujours plus que problématiques. Eh ! Messieurs, nous demandons la tolérance, accordons-la donc, exerçons-la pour en donner l’exemple. Ne nous identifions pas avec nos ouvrages ; disons qu’ils ont passé par nous, mais qu’ils ne sont pas nous ; séparons-en notre existence morale ; fermons l’oreille aux aboiemens de la critique ; au lieu de défendre ce que nous avons fait, recueillons nos forces pour faire mieux ; ne nous célébrons jamais entre nous que par l’approbation ; ne nous blâmons que par le silence ; ne faisons ni tourbe ni coterie, et que chacun poursuivant la route qui lui fraie son génie, puisse recueillir sans trouble le fruit de son travail. Les lettres prendront alors un nouvel essor, et ceux qui les cultivent un plus haut degré de considération ; ils seront généralement révérés par leurs vertus, autant qu’admirés par leurs talens.

Qu’un militaire du haut rang, un prélat en dignité, un magistrat en vénération, célèbrent avec pompe les lettres et les hommes dont les ouvrages marquent le plus dans la littérature ; qu’un ministre vertueux et bien intentionné les accueille avec distinction ; rien n’et plus convenable, je dirois rien de plus honorable pour eux-mêmes, parce que rien n’est plus patriotique. Que les grands honorent le mérite en public, qu’ils exposent nos talens au grand jour, c’est les étendre et les multiplier ; mais qu’entr’eux les gens de lettres se suffoquent d’encens ou s’inondent de fiel, rien de moins honnête, rien de plus préjudiciable en tout temps, en tous lieux. Rappelons-nous l’exemple de nos premiers maîtres, ils ont eu l’ambition insensée de vouloir faire secte. La jalousie des chefs, l’enthousiasme des disciples, l’opiniâtreté des sectaires, ont semé la discorde et produit tous les maux qu’elle entraîne à sa suite. Ces sectes sont tombées, comme elles étoient nées, victimes de la même passion qui les avoit enfantées ; et rien n’a survécu ; l’exil de la sagesse, le retour de l’ignorance ont été les seuls et tristes fruits de ces chocs de vanité, qui même par leurs succès n’aboutissent qu’au mépris.

Le digne académicien auquel vous succédez, Monsieur, peut me servir d’exemple, par son respect constant pour la réputation de ses confrères, par sa liaison intime avec ses rivaux ; M. de Belloy étoit un homme de paix, amant de la vertu, zélé pour sa patrie, enthousiaste de cet amour national qui nous attache à nos rois. Il est le premier qui l’ait présenté sur la scène, et qui, sans le secours de la fiction, ait intéressé la nation pour elle-même par la seule force de la vérité de l’histoire. Jusqu’à lui presque toutes nos pièces de théâtre sont dans le costume antique, où les dieux méchans, leurs ministres fourbes, leurs oracles menteurs et des rois cruels, jouent les principaux rôles ; les perfidies, les superstitions et les atrocités remplissent chaque scène. Qu’étoient les hommes soumis alors à de pareils tyrans ? Comment, depuis Homère, tous les poètes se sont-ils servilement accordés à copier le tableau de ce siècle barbare ? Pourquoi nous exposer les vices grossiers de ces peuplades encore à demi-sauvages, dont même les vertus pourroient produire le crime ? Pourquoi nous présenter des scélérats pour des héros, et nous peindre éternellement de petits oppresseurs d’une ou deux bourgades comme de grands monarques ? Ici, l’éloignement grossit donc les objets plus que dans la nature il ne les diminue. J’admire cet art illusoire qui m’a souvent arraché des larmes pour des victimes fabuleuses ou coupables : mais cet art ne seroit-il pas plus vrai, plus utile et bientôt plus grand, si nos hommes de génie l’appliquoient, comme M. de Belloy, aux grands personnages de notre nation.

Le siége de Calais et le siége de Troie, quelle comparaison, diront les gens épris de nos poètes tragiques ! Les plus beaux esprits, chacun dans leur siècle, n’ont-ils pas rapporté leurs principaux talens à cette ancienne et brillante époque à jamais mémorable ? Que pouvons-nous mettre à côté de Virgile et de nos maîtres modernes, qui tous ont puisé à cette source commune ? Tous ont fouillé les ruines et recueilli les débris de ce siége fameux, pour y trouver les exemples des vertus guerrières, et en tirer les modèles des princes et des héros ; leurs noms ont été répétés, célébrés tant de fois, qu’ils sont plus connus que ceux des grands hommes de notre propre siècle.

Cependant ceux-ci sont consacrés par l’histoire, et les autres ne sont célèbres que par la fiction ; je le répète, quels étoient ces princes ? Que pouvoient être ces prétendus héros ? Qu’étoient même ces peuples grecs ou troyens ? Quelles idées avoient-ils de la gloire des ames ? Idées qui néanmoins sont malheureusement les premières développées dans tout peuple sauvage ; ils n’avoient pas même la notion de l’honneur, et s’ils connoissoient quelques vertus, c’étoient des vertus féroces qui excitent plus d’horreur que d’admiration ; cruels par superstition autant que par instinct, rebelles par caprice ou soumis sans raison, atroces dans les vengeances, glorieux par le crime, les plus noirs attentats donnoient la plus haute célébrité. On transformoit en héros un être farouche, sans ame, sans esprit, sans autre éducation que celle d’un lutteur ou d’un coureur : nous refuserions aujourd’hui le nom d’homme à ces monstres dont on faisoit des dieux.

Et que peut indiquer cette imitation, ce concours successif des poètes à toujours présenter l’héroïsme sous les traits de l’espèce humaine encore informe ? Que prouve cette présence éternelle des acteurs d’Homère sur notre scène, sinon la puissance immortelle d’un premier génie sur les idées de tous les hommes ? Quelque sublimes que soient les ouvrages de ce père des poètes, ils lui font moins d’honneur que les productions de ses descendans, qui n’en sont que les gloses brillantes ou de beaux commentaires. Nous ne voulons rien ôter à leur gloire ; mais après trente siècles des mêmes illusions, ne doit-on pas au moins en changer les objets ?

Les temps sont enfin arrivés. Un d’entre vous, Messieurs, a osé le premier créer un poème pour sa nation ; et ce second génie influera sur trente autres siècles ; j’oserois le prédire, si les hommes, au lieu de se dégrader, vont en se perfectionnant, si le fol amour de la fable cesse enfin de l’emporter sur la tendre vénération que l’homme sage doit à la vérité, tant que l’empire des lys subsistera, la Henriade sera notre Iliade ; car, à talent égal, quelle comparaison, dirai-je à mon tour, entre le bon et grand Henri, et le petit Ulysse ou le fier Agamemnon, entre nos potentats et ces rois de village, dont toutes les forces réunies feroient à peine un détachement de nos armées ? Quelle différence dans l’art même ? N’est-il pas plus aisé de monter l’imagination des hommes que d’élever leur raison, de leur montrer des mannequins gigantesques de héros fabuleux, que de leur présenter des portraits ressemblans de vrais hommes vraiment grands ?

Et quel doit être le but des représentations théâtrales, quel peut en être l’objet utile, si ce n’est d’échauffer le cœur et de frapper l’ame entière de la nation par les grands exemples et par les beaux modèles qui l’ont illustrée ? Les étrangers ont, avant nous, senti cette vérité ; le Tasse, Milton, le Camoens se sont écartés de la route battue ; ils ont su mêler habilement l’intérêt de la religion dominante à l’intérêt national ou bien à un intérêt encore plus universel ; presque tous les dramatiques anglois ont puisé leurs sujets dans l’histoire de leur pays : aussi la plupart de leurs pièces de théâtre sont-elles appropriées aux mœurs angloises ; elles ne présentent que le zèle pour la liberté, que l’amour de l’indépendance, que le conflit des prérogatives. En France, le zèle pour la patrie, et sur-tout l’amour de notre roi, joueront à jamais les rôles principaux ; et quoique ce sentiment n’ait pas besoin d’être confirmé dans des cœurs françois, rien ne peut les remuer plus délicieusement que de mettre ce sentiment en action, et de le faire paroître sur la scène avec toute sa noblesse et toute son énergie. C’est ce qu’a fait M. de Belloy ; c’est ce que nous avons tous senti avec transport à la représentation du siége de Calais ; jamais applaudissemens n’ont été plus universels ni plus multipliés : mais, Monsieur, l’on ignoroit jusqu’à ce jour la grande part qui vous revient de ces applaudissemens. M. de Belloy a dit à ses amis qu’il vous devoit le choix de son sujet, et qu’il ne s’y étoit arrêté que par vos conseils, il parloit souvent de cette obligation ; avons-nous pu mieux acquitter sa dette qu’en vous priant, Monsieur, de prendre ici sa place !