Réponse au discours de réception de Pierre Gaxotte

Le 29 octobre 1953

Maxime WEYGAND

Réception de Pierre Gaxotte

 

Monsieur,

Lorsque j’ignorais encore que l’honneur me reviendrait de répondre à votre remerciement, je connaissais l’épisode aimable qui marqua le début de votre carrière universitaire. Vous veniez d’être nommé professeur d’histoire à Évreux. Vous aviez presque l’âge de vos élèves. Jeune et svelte, vous leur ressembliez même à ce point que le surveillant des classes, attaché au maintien de la discipline. vous fit observer que vous pourriez prendre la peine de vous tenir dans le rang avec vos camarades. Vous lui avez répondu modestement que vous étiez leur professeur. Il n’en croyait pas ses yeux, tant il avait le goût de la solennité. Ce n’était pas précisément votre fort.

Il est permis de penser que vous étiez porté à vous laisser aller à une espièglerie naturelle. Il vous arriva d’être chargé, en votre qualité de nouveau professeur au lycée, de prononcer le discours de distribution des prix. De cette flatteuse mission, vous avez peut-être senti le poids plus que l’honneur. Comme beaucoup d’hommes, très laborieux, vous écartiez les travaux qui ne rentraient pas dans le cadre de vos occupations préférées. Ce discours vous tourmentait comme un pensum. Fort heureusement, l’Académie française vint d’une manière inattendue à votre secours. Ce fut votre premier contact avec notre Compagnie ; si je m’en rapporte à votre récit, il vous a inspiré plus de reconnaissance que de respect. L’Académie avait mis au concours pour le prix d’éloquence un essai sur l’excellence de la Langue française et elle avait récompensé un très bon mémoire. Le sujet était beau, vous avez pensé que le mémoire couronné ne devait pas l’être moins et vous l’avez lu, bien décidé à vous en inspirer. Vous l’avez même trouvé si réussi que la pensée d’y apporter trop de changements vous a paru sacrilège. Aussi, avec une discrétion mêlée d’un peu de paresse, vous en êtes-vous bien gardé. Vous avez prononcé votre discours avec une assurance dégagée, où n’entrait aucune vanité d’auteur. Vous avez eu le plaisir désintéressé de constater que vous étiez écouté avec un parfait recueillement. Vous avez ensuite remarqué avec malice que ce recueillement s’était prolongé à la fin de votre harangue, comme si le genre académique avait versé une agréable somnolence sur l’auditoire. Quelle injustice, Monsieur ! Vous venez par bonheur de faire vous-même l’expérience, en entendant les applaudissements que vous a valu le bel éloge de votre prédécesseur, qu’un auditoire peut prendre quelque plaisir à écouter un discours académique. Il ne vous aura fallu que trente ans pour rectifier votre téméraire appréciation. Historien, vous savez que trente ans pour la révision d’un jugement est un court délai.

Songeant à ces débuts, je me persuade que ces deux dispositions, en apparence contradictoires et si heureusement conciliées dans votre talent, le goût de l’ironie et le sens des études approfondies, vous sont naturelles et sont des traits essentiels de votre tempérament intellectuel. Elles se manifestent aujourd’hui avec éclat dans votre œuvre de journaliste, où l’on trouve toutes les nuances de la satire, en même temps que le souci constant des grands enseignements du passé. Vous avez pris connaissance très tôt de ces deux aptitudes de votre esprit et j’ai entendu raconter qu’un jeune fonctionnaire, qui avait les mêmes penchants que vous, vous a donné à ce sujet, dès votre entrée dans la carrière, une leçon de sagesse que vous avez retenue. Vous veniez d’être reçu à l’École Normale Supérieure et vous étiez inscrit comme interne. Vous préfériez être externe. Cette mutation, comme nous disons en style militaire, était chose aisée. Mais elle n’allait pas sans quelques formalités et sans la signature de pièces administratives. Comme celles-ci se faisaient attendre, vous avez voulu, avec l’intrépidité de votre âge, vous informer au Ministère de l’Instruction publique. Vous avez été reçu là par un de ces huissiers expérimentés qui ont vu tant de ministres, tant de chefs de cabinet, tant de secrétaires qu’ils sont seuls capables de diriger à coup sûr le visiteur dans le labyrinthe ministériel. Vous fûtes introduit dans le bureau d’un jeune et aimable fonctionnaire, qui vous écouta gardant une attitude réservée, avec un regard brillant de malice. Il vous conseilla la patience ; puis, devinant que ce n’était pas votre vertu dominante, il vous invita à prendre une notion plus nette des époques et des régimes ; il ignorait qu’il s’adressait à un futur historien. La République, vous dit-il, est le régime de la facilité ; l’administration, qui est son armature, est lente, sûre et elle fait son métier en maintenant la stabilité parmi les incertitudes. Il vous assura que vos papiers viendraient un jour ; en attendant vous pouviez travailler comme si tout était en règle, et vous installer dans un provisoire confortable que l’usage consacrerait. Ce jeune fonctionnaire est un romancier célèbre, il est devenu votre ami, aujourd’hui votre confrère. C’est Pierre Benoît ; il aime comme vous la fantaisie et le sérieux. Vous le trouverez toujours avec vous pour sourire, et avec vous aussi dans toutes les circonstances importantes, toujours dévoué à notre Compagnie, et toujours dans ses allocutions à l’étranger comme dans ses discours académiques, attentif au bien public et à l’intérêt national.

Cet air de jeunesse, Monsieur, vous l’avez conservé. Non seulement au physique : vous êtes, ce qui est plus précieux, resté jeune de toutes manières ; vous ne vous en laissez pas conter ; votre indépendance ne supporte la chaîne d’aucun conformisme ; vous ayez gardé la faculté de vous indigner de ce qui vous semble mauvais, témoignage indiscutable de jeunesse.

Aussi notre Compagnie est-elle particulièrement heureuse de vous accueillir. Certains lui reprochent de conférer à ses membres un brevet de longévité, un droit matériel à ce surnom d’immortel, qui devrait ne s’appliquer qu’à la pérennité de leur œuvre. L’Académie aime la jeunesse, celle de l’âge comme celle de l’esprit et du cœur.

La charge de notaire qu’occupait votre père à Revigny vous a fait naître dans la Meuse. Mais par vos grands-parents et aussi loin qu’on peut remonter dans votre ascendance, vous êtes Lorrain et Vosgien, et de souche terrienne. Pendant de longues années, ma carrière m’a fait vivre dans l’Est, en contact suivi avec les populations de ces marches frontières que les rappels constants du danger tiennent en éveil. Je connais leur façon sérieuse de prendre la vie, leur ardeur au travail, la fermeté de leurs convictions, leur patriotisme. En 1914 la guerre n’épargna pas Revigny. Lorsque vous y revîntes, ce fut pour trouver votre maison de famille incendiée. Un montant de porte restait seul debout, une inscription s’y lisait encore : « Pour l’étude, entrez sans sonner. »

C’est de Mme Arthème Fayard que je tiens ce tragique détail. Le grand éditeur était le gendre du prédécesseur de votre Père dans cette étude. Et lorsque, bachelier, vous quittâtes le lycée de Bar-le-Duc pour préparer à Henri IV l’examen de l’École Normale Supérieure, sa maison vous fut ouverte. Il ne cessa pas de s’intéresser à vos travaux, je veux dire, à vos réussites : en 1917 vous fûtes reçu à l’École Normale dans les rangs de tête et, en 1920, premier à l’agrégation d’Histoire et de Géographie. En attendant ce dernier concours, retardé pour ne pas désavantager les mobilisés, vous aviez passé un certificat pour la licence de science, et la nuit vous travailliez près de Charles Maurras.

Si court qu’ait été ce temps, on ne peut douter qu’il ait laissé en vous une trace profonde, que vous ayez été conquis par la vaste intelligence, la sincérité d’esprit, l’acharnement au travail, la noblesse de caractère de l’homme de grand talent à qui ses adversaires même ont rendu hommage. Maurras, lui, vous appréciait fort si j’en juge par les termes d’une de ses lettres à Mme Arthème Fayard. Parlant de travaux qu’il jugeait indignes de votre qualité : « Combien de fois j’ai regretté, lui disait-il, que l’on fût forcé de labourer avec ce diamant. »

Une erreur administrative vous laissa sans poste au début de l’année scolaire de 1921. Votre demande de retourner à Évreux ne reçut pas de réponse. M. Arthème Fayard vous offrit alors d’entrer dans sa maison comme rédacteur en chef d’un hebdomadaire dont il avait depuis longtemps l’idée et pour vous occuper des éditions historiques. C’est ainsi que s’ouvrit devant vous, après des années de labeur et de volonté, la voie où vous appelait votre vocation, et que vous entrâtes dans cette période de travail personnel qui prépara la publication de vos beaux livres.

Vous avez eu la bonne fortune de suivre les leçons d’un maître remarquable, Émile Bourgeois, homme supérieur dont vous parlez avec admiration et gratitude. Tous ceux qui ont connu et lu Émile Bourgeois ont gardé la mémoire de ce qu’il valait. Quelle ardeur ! quelle scrupuleuse méthode ! et quelle chaleureuse conviction quand il arrivait à ses conclusions ! À l’École Normale, à la Sorbonne, à l’École des Sciences Politiques ses élèves ont eu pour lui un véritable culte. Il n’était pas seulement un professeur, très attaché à la formation des jeunes, il était un animateur, un éveilleur d’idées. Son manuel historique de politique étrangère témoigne de l’ampleur de son esprit. Comme Albert Sorel, il s’efforce d’exposer tous les aspects de la politique des grandes puissances étrangères. Il examine certes, et minutieusement, les archives, il n’ignore rien de la diplomatie secrète du XVIIIe siècle ; il a regardé de près les instructions données aux Ambassadeurs de France depuis les traités de Westphalie jusqu’à la Révolution ; il a étudié les origines des guerres de 1870 et de 1914. Mais quand il a tout consulté, il n’est jamais accablé par le détail de ce qu’il sait ; son esprit vigoureux domine le sujet.

Dans tous les ordres d’activité, il faut des maçons et des architectes, chaque métier a sa noblesse lorsqu’il est bien fait. Mais il est rare qu’un homme réunisse les deux aptitudes ; ce fut le cas d’Émile Bourgeois. Il voulait que toute construction de l’esprit reposât sur des bases solides. Il a mis le public en garde contre les séductions et les dangers de l’histoire romancée. Il a eu le culte des textes, des faits précis et incontestables, le souci constant de la vérité. Il s’est intéressé humainement au train des choses, aux mouvements les plus divers des idées, aux arts, à la société, autant qu’à la diplomatie et à la politique. Il a senti profondément que s’il fallait, pour apprendre, sérier les objets d’études et encourager les spécialistes, il fallait pour comprendre, saisir les ensembles. C’est ce qui a donné à son enseignement tant de rayonnement. De tous ses écrits se dégage l’éminente dignité de l’Histoire et des services qu’elle nous rend. Si je me suis plu à rappeler ces traits d’un grand historien, c’est à la fois pour lui rendre hommage et pour ajouter, Monsieur, que, ces qualités, je les retrouve en vous.

C’est Émile Bourgeois qui vous orienta vers le XVIIIe siècle français, qu’il considérait comme mal connu, parce qu’il est encombré de légendes et de textes apocryphes. C’est sous sa direction que vous avez rédigé, entre la licence et l’agrégation, votre diplôme d’Études. Le sujet du mémoire était « la corvée et les routes royales sous Louis XV ». Sujet ingrat à première impression, mais grâce auquel vous avez dû faire une très sérieuse connaissance avec les archives parisiennes, et plus encore provinciales, comme avec l’administration de l’Ancien Régime. Ce sont des sources auxquelles vous avez continué de puiser.

C’est donc à l’histoire du XVIIIe siècle que vous avez décidé de vous consacrer. Il n’en est pas qui offre de plus vaste matière aux méditations des hommes de notre temps. Nous lui devons la diffusion de l’esprit scientifique, bien qu’il soit juste de rappeler que l’Académie des Sciences date du siècle précédent, ainsi que les travaux de très grands savants. Nous lui devons aussi cette notion du progrès indéfini de l’humanité, si pleine de conséquences, vivifiantes ou néfastes. Je croirais volontiers que vos préférences personnelles vont à l’époque classique, à laquelle vous avez consacré un beau livre, et à l’homme du XVIIe siècle dont vous avez si bien parlé. Cet homme, il est pour vous « un être conscient et réfléchi, qui impose silence à ses appétits et à ses passions pour se soumettre à une règle supérieure d’ordre et d’harmonie. Il se défie des fantaisies individuelles, des singularités du sentiment, des actes instinctifs, de tout ce qui est trouble et mal défini. Connaissant ses faiblesses, il ne fait point de ses désirs le fondement de la morale ou de la science. Il a le goût de la hiérarchie et de la discipline. Il met sa gloire à se soumettre à l’expérience, à la logique, à la tradition, qui est de l’expérience accumulée. Il est chrétien et conservateur. Il a horreur des troubles et des révolutions, il aime l’universel et le stable... il a le don de l’organisation, l’esprit droit, l’amour du vrai et le sens des réalités ». Comment cet homme a-t-il pu subir au cours du XVIIIe siècle une telle métamorphose ? Il ne suffit pas de, dire qu’ici-bas tout change et que le mouvement de la vie est défini par l’écoulement de toutes choses. Vous voulez comprendre et expliquer. Vous savez certes que l’époque révolutionnaire a eu déjà de brillants historiens. Mais vous savez aussi toujours qu’il est toujours possible de jeter un œil nouveau sur le passé de notre vieil univers et d’y faire des découvertes. Lenôtre n’a-t-il pas tiré des archives privées des récits passionnants sur des épisodes peu connus ? Et notre illustre confrère Louis Madelin n’a-t-il pas montré qu’on peut reprendre un sujet traité par Taine et rajeunir, tout en la respectant, une œuvre magistrale ?

Vous avez à peine trente ans. Vous vous mettez au travail avec ardeur. Vous allez audacieusement commencer, par l’histoire de la Révolution, cette ample étude du XVIIIe siècle qui vous conduira en France, en Prusse, dans les sociétés de pensée, dans les petites cours allemandes dont la vie intellectuelle est alors fort riche. Ce que vous discernez d’essentiel dans le drame de la Révolution, — et vous avez raison —, c’est moins le désordre des journées sanglantes et les guerres, que la dissolution et le retournement des idées qui avaient fait la solidité et la gloire de l’époque précédente. Émeutes et massacres ne sont que la traduction au grand jour du travail qui s’est accompli dans les esprits.

Voir et faire voir, c’est la grande mission de l’historien. Voir c’est l’affaire du travailleur, qui rassemble les textes, consulte les archives, ne néglige aucun document ; et votre connaissance du XVIIIe siècle étudié en Europe comme en France, atteste votre labeur fervent et continu. Faire voir c’est l’affaire de l’écrivain, qui ne cherche pas d’effet, mais qui est précis et direct, qui sait le sens exact, le poids, la couleur, la densité des mots. Entre beaucoup de détails vous détachez celui qui fait image, comme votre petit seigneur de province rentrant dans son manoir « au sortir d’une agape paysanne sur sa Rossinante, l’épée au côté, sa miche sous le bras, son fermier en croupe ». Vous dominez votre sujet non seulement par la vue d’ensemble que vous en donnez, mais en la condensant sous une forme ramassée et aiguë qui se grave dans l’esprit : « Leurs actions, dites-vous des Parlements, consolidaient les abus que leurs discours rendaient plus sensibles et plus difficiles à supporter. Ils paralysaient la Monarchie et dénonçaient son immobilité. Ils attisaient la révolte et empêchaient d’y porter remède. » Vos portraits sont toujours marqués d’une touche consacrant, parfois avec sévérité, un caractère distinctif du personnage : c’est Henri IV qui « demandait l’obéissance et le dévouement dans des termes qui rendaient le refus impossible ». C’est, dans les journées d’octobre à Versailles, « La Fayette glorieux et ahuri, ne sachant ni ce qu’il faisait là ni ce qui allait se passer, mais bien décidé à être, au bout du compte, porté en triomphe ».

En toutes occasions, vous vous exprimez avec mesure, et vous y avez quelque mérite car vous n’êtes pas sans passion, ni sans dons pour la polémique. Votre œuvre actuelle de journaliste, où vous montrez votre attachement aux habitudes de la grande presse de jadis, fait paraître avec éclat que vous possédez toutes les nuances de l’ironie et du sarcasme, que vous avez le sens de l’humour et même de la caricature, comme aussi l’art charmant de faire de l’esprit la base du bon sens. Mais quand il s’agit d’Histoire, vous usez avec modération de ces facultés précieuses dans la controverse. Vous savez qu’il n’y a pas dans les choses une logique absolue : les gouvernements obéissent aux raisons d’État, les peuples suivent leurs passions. Il y a peu de temps vous écriviez : « Les raisonnements qui se réfèrent à l’histoire ne peuvent avoir une forme très rigide ; ce sont des raisonnements par analogie. Il n’en est point de plus difficile à manier. Ils sont hérissés de pièges. Tantôt les choses qui recommencent diffèrent par quelques circonstances secondaires qui trompent l’observateur trop sensible aux détails nouveaux et imprévus. Tantôt une ressemblance extérieure, une communauté de vocabulaire fait croire à une identité profonde qui est illusoire. » Aussi pensez-vous que votre mission est de placer le lecteur devant les mêmes réalités que vous-même, et de le laisser conclure. Vous admettez qu’il conclue autrement que vous, tout en préférant, ce qui est bien naturel, qu’il conclue comme vous. Votre souci constant est de faire apparaître en pleine lumière ce qui en conscience vous semble être le vrai, et vous estimez avec raison qu’une des manières d’être utile à son pays est de servir la vérité. Ce n’est pas la plus facile, ni la moins désintéressée, ni la moins courageuse.

L’étude du passé nous enseigne que chaque génération a l’habitude de réviser les jugements de ses aînés, sans prendre conscience, bien entendu, que ses jugements à elle seront révisés un jour. Le mouvement des idées à travers l’histoire fait toujours paraître un mélange de traditions et de renouvellement. Vous avez commencé d’écrire au moment où, s’accordant avec votre liberté d’esprit, toute latitude vous était laissée pour apprécier le XVIIIe siècle. Après une période où ce siècle avait été, de la part de l’école dirigeante, l’objet d’un culte sans réserve, étaient venus les travaux critiques des moralistes, des politiques, même ceux des historiens de la littérature. Un Émile Faguet, si travailleur et si honnête, n’avait pas craint d’écrire que le XVIIIe siècle n’avait été ni chrétien, ni français, et qu’ayant détruit toutes les notions dont avait vécu notre civilisation, il ne les avait remplacées par rien.

Vous n’allez pas si loin, vous reconnaissez tout ce que le XVIIIe siècle a apporté d’idées et de raisonnements, de grâces charmantes dans les arts, de limpidité dans le style. Mais vous êtes sans illusion sur les conséquences de ses analyses intellectuelles, de ses critiques destructrices et de ses négations. Vous constatez les adhésions empressées que toute une société donnait à des nouveautés dont elle allait être victime, et que, pour reprendre une formule de René Gillouin, « le talent des écrivains arrivait à mobiliser des énergies hors de toutes proportions avec les buts poursuivis, et à confondre la marge normale d’abus inséparables de tout exercice de l’autorité, avec l’excès d’abus qui commande et justifie la révolte ».

Ainsi avez-vous montré que les innovations et les préférences si enthousiastes du XVIIIe siècle avaient abouti à la Révolution tandis que les hommes éclairés de ce siècle rêvaient d’un progrès sans violence. Les « âmes sensibles » ont vu leur règne s’achever par les massacres de la Terreur ; et le goût passionné de la liberté et de la souveraineté populaire a fini par la dictature de Bonaparte.

Ah ! Monsieur, je dois vous faire un aveu. Jeune, je n’aurais pas lu votre Histoire de la Révolution française avec autant d’attention et je n’y aurais pas trouvé les enseignements que j’apprécie aujourd’hui. Malgré ma passion pour Alfred de Musset, lorsque le poète interpellait Voltaire :

« Ce siècle doit te plaire et tes hommes sont nés », il me semblait avoir trop cédé au romantisme de sa Muse. Car je vivais, loin de la politique, les belles années où la France, digne dans l’épreuve, tout entière à son relèvement, travaillait avec ferveur à reprendre sa place ; où elle réalisait l’éclatante réussite d’un empire d’outre-mer auquel elle apportait la santé, la justice, la prospérité, avec l’idéal de sa civilisation ; où elle mettait sur pied une armée qui se sentait capable d’accomplir sa tâche, tant notre peuple de France montrait de foi dans son destin. Dans le sein de cette armée qui me donnait la joie de vivre mon idéal de soldat, je jouissais des bienfaits de l’égalité civique, et j’appréciais que quatre quartiers de noblesse ne fussent plus indispensables pour devenir officier. Dans ce temps-là, sans voir plus profond, je ne m’étonnais pas que l’on tint à considérer la Révolution comme un bloc ; et que, par exemple, il fût possible d’oublier les excès de la Terreur en songeant à l’élan national dont elle avait animé nos armées ; à l’esprit de sacrifice qu’elle leur avait inspiré, à la discipline qu’elle leur avait imposée. Discipline, bien indispensable certes en raison même de l’origine partisane de la guerre, qui ne se serait pas accommodée d’une discipline trop raisonnante.

Pourquoi faut-il que je vous aie lu et vous relise dans une tout autre disposition d’esprit. Je pense, comme vous, que la Révolution n’est pas un bloc intangible. Tout en lui sachant gré d’avoir mis fin à des abus et à des inégalités intolérables et identifié le nom de la France aux nobles concepts de liberté, et d’égalité, il est juste de déplorer une faute dont nous subirons longtemps les conséquences : la brutale rupture de la France avec son passé.

Un grand arbre ne peut être impunément déraciné. L’ouragan qui l’abat et met ses racines au vent le tue. Si on veut le déplacer, c’est-à-dire modifier ses conditions de vie, quels soins ne prend-on pas pour conserver ses racines dans le sol qui les a nourries. Il en est de même d’un peuple, surtout lorsqu’il a grandi et forgé durant de longs siècles, et sur le même sol, son unité et sa civilisation. Ce n’est pas sans de grands dommages qu’on prétend faire table rase de ce passé.

Cet arrachement, cette rupture de la continuité privait la Révolution du secours de tous les biens spirituels, moraux et intellectuels qui constituaient le patrimoine hérité des ancêtres, dont le patriotisme avait jusqu’alors assuré la préservation et le progrès. Non seulement elle rejetait la religion, les traditions et rompait tous les liens de solidarité, mais elle introduisait dans le patriotisme le principe des nationalités et avec lui une exaltation idéologique qui allait faire des nations des individualités collectives passionnées, sans liens entre elles, sans lois au-dessus d’elles. C’était courir de grands risques au dedans et au dehors.

Il n’était pas raisonnable de prétendre bâtir solidement en partant du néant. Ce sont des vérités proclamées par des penseurs bien différents les uns des autres, Proudhon, Renan, Taine, Montégut... pour ne parler que de quelques morts. Je ne veux citer qu’un témoignage contemporain, le moins suspect de partialité, celui de cette jeune Israélite, d’une exceptionnelle probité intellectuelle, Simone Weil, morte à trente-quatre ans, après avoir, depuis l’École Normale, fait toutes les expériences, du travail dans les usines à la guerre d’Espagne. « L’opposition, dit-elle, entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien, c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner. Mais pour donner, il faut posséder et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève que les trésors hérités du passé, dirigés, assimilés, recréés par nous... L’amour du passé n’a rien à voir avec une politique réactionnaire. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime... »

Il n’était pas plus raisonnable de prétendre rapprocher les peuples en exacerbant les passions nationalistes. Écoutez Albert Sorel : « La fin des guerres qui procèdent strictement de la Révolution française marque le début d’une évolution européenne dont la France n’a que trop ressenti les suites. C’est l’avènement des Nations... c’est ainsi qu’une révolution, qui se réclamait de l’humanité et ne conviait à sa cité que des citoyens du monde, substitua à l’Europe, relativement cosmopolite du XVIIIe siècle, l’Europe si ardemment nationale, mais si profondément divisée, du XIXe siècle. » Et cette prophétie hélas réalisée : « Le système des nationalités a déjà provoqué et provoquera plus de guerres que ne l’ont fait autrefois les querelles religieuses et les ambitions des rois. »

Il y a six mois, toute la France était attentive aux fêtes du couronnement de la Reine d’Angleterre. Qu’il y eût de la part des Français de la curiosité, de l’admiration pour le faste des cérémonies, pour la richesse et l’ancienneté des costumes, pour les lourds carrosses dorés tirés par huit chevaux blancs, c’est certain. Tout y tenait du conte de fées, avec la Reine et le Prince Charmant.

Mais il y avait autre chose dans le respect, le recueillement avec lesquels fut suivie l’observation des rites les plus anciens, jusqu’au moment solennel où l’Archevêque de Cantorbéry se tourna successivement vers les quatre coins de l’horizon, pour demander à la nouvelle Reine le serment de gouverner selon la loi de Dieu et les coutumes de l’Angleterre.

Pouvait-on s’empêcher de penser qu’un peuple avait pu, dans un moment de ressentiment, faire tomber les têtes les plus augustes et rester un peuple raisonnable, fidèle à des traditions qui reposent sur les lois naturelles de justice et de vérité, d’intérêt de la Communauté, de respect d’une autorité supérieure à toutes les puissances humaines. Dans cette attention, dans cette émotion, n’y avait-il pas une certaine part de mélancolie ?

Me voici, Monsieur, entraîné bien loin, par ce sujet, alors que dans votre œuvre tant d’autres exercent leur attraction.

Dans mon jeune temps l’histoire nous enseignait un Louis XI mesquin, et fourbe, ricanant devant la cage de fer du cardinal La Balue, et nous savons aujourd’hui qu’il fut un grand roi ; un Henri III pomponné et frivole, et nous admirons qu’il soit mort victime de son dévouement à la continuité française ; un Louis XIII insignifiant, et nous reconnaissons l’importance de son méritoire et constant appui à Richelieu. Ces redressements modernes de jugements de l’histoire donneraient-ils raison à ceux qui nient la valeur de ses leçons ? Je ne le crois pas ; le sentiment jouait jadis un rôle dont l’étude des documents l’a dessaisi.

Sans prétendre défendre une époque sans vertu, vous n’acceptez pas de voir seulement le siècle de Louis XV dans les idées et les raisonnements des philosophes, et dans les grâces si justement vantées des arts de cette époque. Il fut également un siècle de travaux sérieux : œuvres d’administrateurs, de savants, et aussi de soldats. C’est ainsi que les recherches et les écrits d’un Folard, d’un Guibert, d’un du Teil ont eu une influence certaine sur la formation militaire de Bonaparte. Quant à Louis XV, vous ne taisez pas qu’il devint vite un « mari détestable et le plus scandaleux des princes », et qu’il laissa la plus aimée des favorites s’occuper des affaires de l’État, pratique dont l’ancien régime n’a pas conservé le monopole. Mais vous ne lui refusez pas toutes les qualités.

Au moment où commence son règne personnel, le bon sens, l’habileté du cardinal de Fleury ont laissé la France puissante et respectée. Frédéric II la considérait à cette époque comme l’arbitre de l’Europe et Voltaire écrivait que les nations la regardaient « comme leur médiatrice et leur mère commune ».

Le caractère de Louis XV est définitivement formé. La durée prolongée de sa tutelle lui a légué un éloignement presque maladif de la foule : qu’elle acclame ou qu’elle gronde, elle le glace. Autant il est simple, enjoué dans l’intimité, autant en public il est majestueux, silencieux et distant. Dans sa besogne royale il se montre ponctuel, assidu. On pourrait presque le dire un homme de bureau, tant ses notes et ses dossiers sont en ordre ; il ne travaille bien que les ayant à sa portée. Il s’intéresse à la politique et il connaît l’Europe. Il a l’esprit prompt et raisonne juste ; mais, hardi lorsqu’il écrit, il est paralysé dans l’action tant il se défie de lui-même. Comme il n’impose sa volonté que contraint, et après de longues hésitations, il agit avec une brusquerie déconcertante à l’égard de ceux qui le servent.

La France est alors à un moment critique de son histoire. Deux nations affirment une volonté dominatrice et conquérante. La Prusse ne cache pas son besoin d’agrandir un territoire dont l’étendue ne répond plus à ses ambitions. L’Angleterre, devancée par la France et par l’Espagne en Amérique et dans les Indes, est poussée par son intérêt politique et commercial à la conquête définitive de l’empire des mers. Par sa situation géographique la France est à la fois une puissance maritime et une puissance continentale. Le bon sens lui commande de se rapprocher de la maison d’Autriche, qui a cessé d’être menaçante depuis qu’un Bourbon règne au delà des Pyrénées, afin de contenir la Prusse, et de resserrer son alliance avec l’Espagne, rivale sur mer de l’Angleterre, afin d’unir ses flottes aux siennes. C’est l’opinion de Louis XV. Pourtant c’est, alliée à la Prusse, que la France entre en guerre contre l’Autriche. Lorsque Frédéric II s’empare de la Silésie, la République des Lettres applaudit. Ceux qui se croyaient des novateurs se sont attardés à une politique dépassée par les circonstances. Ils ont travaillé pour le roi de Prusse ; c’est de là que date le dicton.

Il en sera de même des colonies : le roi veut défendre le Canada, les philosophes le condamnent. La France, trop faible sur terre comme sur mer, perd la guerre et le Canada. Le magnifique essor de cette contrée, sa fidélité à la religion, à la civilisation, à la langue du « vieux pays » nous font mesurer la grandeur de notre perte.

Une seule fois Louis XV voudra sérieusement. C’est lorsqu’à la fin de son règne il décidera le renvoi des Parlements, mesure qui aurait peut-être sauvé l’État sans la faiblesse de son successeur.

Votre « Siècle de Louis XV » valut à l’Histoire un hommage inattendu. Paul Valéry vous écrivit : « J’ai toujours considéré le milieu du XVIIIe siècle comme l’époque de mon choix. Il me semble que tout ce que j’aime s’y trouve au plus haut degré et tout ce que j’abhorre au plus bas. Louis XV m’apparaissait donc vaguement comme un grand roi. Vous me donnez par votre livre des raisons précises de m’approuver. C’est là un des plus grands plaisirs que l’on puisse faire à quelqu’un. Il est remarquable et piquant que je doive cette agréable sensation à un historien, moi qui passe, non sans fondement, pour tenir l’histoire en suspicion... »

Un roi n’est qu’un homme, ses passions l’entraînent à des faiblesses et à des erreurs. Mais sa naissance en lui imposant de grands devoirs, le libère des petits intérêts. Haut placé, il est obligé de voir large. Travailler pour l’État, c’est travailler pour lui-même, le bien de l’un fait la gloire de l’autre. C’est pourquoi on reconnaît toujours chez un souverain une part des vertus du métier royal : le dévouement à l’intérêt commun, une connaissance positive des affaires, le sens de l’ordre, la fierté du nom. Ce sont ces qualités, en lutte avec des défauts d’un ordre tout différent, que nous retrouvons chez un roi d’un tempérament exactement opposé à celui de Louis XV, Frédéric Guillaume 1er, père du Grand Frédéric.

Je ne connais pas d’œuvre d’imagination aussi dramatique que le conflit moral qui mit aux prises ces deux fondateurs de la Prusse. Vous en avez fixé les traits d’une manière inoubliable dans votre « Frédéric II ». Frédéric Guillaume est grossier, brutal, soupçonneux. Il ne supporte dans l’obéissance ni retard, ni contradiction. Il se fait comprendre à coups de bottes. Il rosse cruellement ses enfants. Mais cet homme terrible et odieux est loyal, probe, et il professe au-dessus de tout un attachement fanatique à ses devoirs de Souverain. Pour lui, le roi de Prusse est un être idéal. Sa mission est de l’incarner aussi parfaitement et aussi longtemps que le ciel le permettra.

Le futur Frédéric II est un enfant délicat, qui grandit entouré de Français : sa gouvernante à laquelle il est très attaché, son précepteur Duhan, fils d’un ancien secrétaire de Turenne. Il montre du goût pour les lettres et la musique ; il a de l’esprit et du charme. Son père s’inquiète de dispositions si contraires à ce qu’il souhaite et il prend directement en main son éducation. Il lui rend, du même coup, la vie intolérable. Sous la contrainte le caractère du Kronprinz se durcit. Les exigences qu’il subit le rendent malade ; les distractions qu’on lui impose le fatiguent ; à la chasse à courre il descend de cheval pour jouer de la flûte au pied d’un arbre. Le Souverain désespère de faire jamais de ce petit maître, malingre et raffiné, un vrai roi de Prusse.

Mais voici qui est plus grave. La Reine entraîne son fils dans une intrigue avec l’étranger. La méfiance du Roi grandit, sa brutalité n’a plus de bornes. Dans une scène affreuse, il roue ce prince de dix-sept ans de coups de canne, le prend à la gorge, le jette à terre et l’oblige à lui baiser les pieds. Excédé, Frédéric ne songe plus qu’à quitter le royaume et il décide des officiers à lui en procurer les moyens. Il est dénoncé. Le plus compromis de ses fidèles est un lieutenant von Katte descendant d’une très ancienne famille de soldats. Le roi lui fait trancher la tête, et, comble d’horreur, force son fils à assister à son supplice d’une fenêtre de sa prison.

Cette rigueur était-elle justifiée ? Vous le pensez. Une monarchie déjà vieille comme la France pouvait s’offrir le luxe d’un Dauphin infidèle, tel que s’était montré le futur Louis XI. Il n’en était pas de même d’un pays neuf comme la Prusse, formée de provinces étrangères l’une à l’autre, entre lesquelles le seul lien d’unité était la personne du souverain. La Prusse ne pouvait accepter un roi qui ne serait pas à son image : « rude, pieux, vivant dans le réel, confiant dans la force et méprisant le reste ». Le Prince héritier n’avait pas droit à une personnalité en opposition avec la nature du royaume. Ce que Frédéric Guillaume attend de l’exécution de Katte, dites-vous, c’est que lavé par le sang de son ami, son fils devienne un vrai Prussien. Le Prince a compris ; il sait que pour sauver sa vie et garder sa couronne il doit apprendre à être roi de Prusse.

Quand son père meurt, lui laissant une armée de 80.000 hommes et un trésor de guerre bien garni, Frédéric II a vingt-huit ans. Il n’a rien abandonné de son goût des lettres françaises. Il appelle auprès de lui Voltaire ; il soigne les philosophes dont la propagande sert sa gloire et voile le cynisme de sa conduite. Mais seule l’intéresse la grandeur de la Prusse. Grand Roi et grand capitaine, il étonnera le monde de son audace sans scrupules, de ses rétablissements, de ses réussites.

La moindre d’entre elles, vous y insistez justement, n’est pas la formation d’une noblesse militaire, qu’animent un total dévouement à la dynastie et le mépris de tout ce qui ne porte pas l’uniforme. Par elle se créera un patriotisme prussien, que les épreuves de 1806 porteront au plus haut degré. C’est son esprit qui pénétrera celui de la vieille Allemagne humaine, philosophe, poétique et sensible, et la transformera en une nation, dotée de rudes vertus et d’une volonté de domination, pour qui la guerre deviendra une industrie nationale.

Il y a quinze ans la guerre se rapprochait. La volonté d’Hitler la rendait inévitable. Dans des publications et des revues françaises et étrangères, vos articles rappelaient à la réalité une Europe que la trêve de Munich avait trop rassurée. Au début de 1940, vous aviez réuni ces écrits dans un petit livre, qui fut tout de suite saisi par l’occupant. Vous auriez subi le même sort si vous n’aviez échappé de justesse à la Gestapo.

Peu libre de vos mouvements, éloigné de vos sources de documentation, vous avez embelli votre œuvre d’un « Siècle de Louis XIV ». Il y a dans l’histoire de la France des sommets de grandeur, de sainteté, de gloire militaire sur lesquels, dans la fierté de lui appartenir et dans le souci de son destin, nous aimons à méditer. Les époques de saint Louis, de Jeanne d’Arc, de Louis XIV, de Napoléon sont des sujets auxquels le philosophe, l’historien, l’écrivain sont toujours tentés de revenir.

Avec une originalité et une puissance de synthèse qui n’ont cessé de se développer, vous avez loué noblement « la solidité dans la grandeur et le naturel dans le sublime » de cette prodigieuse époque. Mais votre impartialité met en lumière les erreurs dont les conséquences pesèrent lourdement sur le siècle suivant : l’inefficacité d’une injuste fiscalité et l’échec de la politique religieuse du roi. « Entre les Jésuites et les Jansénistes, écrivez-vous, entre les Gallicans et les Ultramontains, entre les convertisseurs et les non convertis, la philosophie fit sa trouée et la liberté de pensée se glissa derrière elle. »

Vous donnez son importance à un fait digne de retenir notre attention : c’est la situation très difficile dans laquelle les faiblesses d’une minorité, les troubles de la Fronde et la désolation d’une guerre plaçaient la France au début du règne de Louis XIV. La pénurie monétaire était alarmante ; le retard de l’agriculture était tel qu’on connut des années de disette. La vie était donc pénible et rien n’allait de soi. Mais les Français qui venaient de vivre dans la révolte et dans l’anarchie aspiraient à l’ordre. Ils triomphèrent de ces embarras à force de volonté, par un déchaînement d’énergies créatrices qu’animèrent dans tous les domaines la hauteur de vues et l’autorité du roi et qu’entretint le constant effort de très grands serviteurs de l’État tels que Colbert, Le Tellier, Louvois. « Siècle de grandes choses, dites-vous, dans un siècle de petites ressources » ; de petites ressources matérielles sans doute, mais d’immenses ressources d’ordre moral : la conscience, l’ardeur au travail, la fierté de l’ouvrage bien fait et, du haut en bas de l’échelle, un goût naturel de grandeur.

Enfin vous n’oubliez jamais, Monsieur, et par là se manifestent votre élévation d’esprit et votre générosité humaine, que dans la suite des événements, les décisions, les responsabilités, les succès sont pour un petit nombre, tandis que la foule attend et souffre, entraînée à une participation dont elle ne mesure pas les conséquences, ou réduite au rôle modeste de témoin menacé d’une existence plus dure.

À cette disposition de votre esprit nous devons votre dernière œuvre : « L’histoire des Français ». Tout y est : les aspirations, les épreuves, les labeurs du peuple de France ; les conditions d’existence des familles, des paroisses et des provinces ; les détails de l’administration et des grands travaux ; les progrès de la science, la vie des Lettres et des Arts. Pour que le lecteur ne se sente jamais perdu au milieu de ces richesses, vous venez à l’aide de sa mémoire par ce qu’il faut de rappels des points de repère de la grande histoire, et vous glissez à temps la date dont il pourrait rechercher le secours. Vous excellez dans l’art de peindre en quelques touches heureuses des tableaux évocateurs. Le charme de Versailles : « Aux soirs d’été quand la pierre imprégnée de la chaleur du jour se dore aux derniers feux du soleil, le palais resplendit d’une joie triomphale. C’est ici un des plus nobles lieux de la terre. » Ou bien le secret de la force et de la sécurité des États : « Quelques chambres silencieuses où des hommes attentifs et persévérants ne se lassent pas d’étudier, de prévoir, d’organiser et domptent par avance les dangers de l’avenir. »

« L’Histoire des Français » est vraiment une « somme ».

Nul mieux qu’un historien de votre qualité, Monsieur, n’était capable de rendre avec autant de concision et de plénitude, un digne hommage à l’œuvre immense que René Grousset a consacré à l’Histoire, à la philosophie, à l’art, aux croyances d’un continent encore si imparfaitement connu de nous, dont l’étendue et le peuplement comptent davantage dans les destins de notre petite Europe, à mesure que diminuent les distances.

Peu d’hommes ont autant travaillé que René Grousset et laissé à la fois une œuvre aussi haute et aussi vaste et les réalisations d’une aussi féconde activité. Vous avez tenu à rappeler les éminents services rendus par le professeur et le directeur de Musées. Notre confrère avait en effet le talent de mettre dans chaque poste l’homme qui convenait et la conscience de continuer à l’y guider. Il obtenait ainsi de chacun le maximum. Conservateur des Musées Guimet et Cernuschi, il fut un maître, à qui nous devons leur réorganisation et leur transformation.

Et puis, les termes de votre éloge nous ont été au cœur parce qu’ils ont mis en lumière l’incomparable qualité humaine de votre prédécesseur. L’historien avait en partage l’intelligence et le savoir, ainsi qu’une puissance et une volonté de travail sans limites. Mais si on voulait définir l’homme d’un mot, peut-être est-ce celui de bonté qu’il faudrait retenir, celui de charité au sens le plus chrétien du terme.

Sa façon d’être charitable prenait mille formes. Elle émanait de lui sans qu’on pût la saisir autrement que dans l’éclair d’une parole, d’un sourire, ou la connaissance d’un acte. Pour aider au mieux ses collaborateurs et élèves, il s’ingéniait à leur donner une tâche. C’est ce qu’il appelait « conspirer », parce qu’il tenait à conserver le secret de ce soutien, afin de le rendre plus léger à porter et de ménager à celui qui en bénéficiait le mérite du travail dans lequel il l’avait engagé. Cet intérêt s’étendait à tous ceux qu’il sentait capables d’une œuvre utile. Une de ses plus intimes collaboratrices m’en a fait connaître un exemple qui vaut d’être cité. Un jeune Annamite, ramené du Tonkin par un Père Dominicain, se distinguait par son zèle, sa foi, son désir de rapprocher les hommes de races et de mentalités différentes. Dénué de toutes ressources, il faisait la cuisine pour vivre, et tout en épluchant les légumes et en lavant la vaisselle, il trouvait le temps d’apprendre le latin et le grec. Séduite par un si rare ensemble de qualités, Mme Solange Lemaître le recommanda à notre confrère. René Grousset trouva le temps de le voir longuement ; il l’interrogea avec sa bienveillance accoutumée et écrivit séance tenante les lettres de recommandation qui lui permirent d’élargir son horizon. Par la suite il eut plaisir à suivre ce jeune homme qui vivait quelques années auparavant dans les forêts du Tonkin et qui lisait alors Platon dans le texte.

Cet exemple est loin d’être unique. René Grousset ne savait pas dire « non ». Surmené et surchargé de besogne, il s’infligeait parfois un travail supplémentaire en écrivant pour des artistes malheureux quelques lignes d’introduction pour aider leur chance.

René Grousset fit son dernier compte rendu à l’Académie lorsqu’il rentra d’une mission au Japon. Vous avez dit le succès exceptionnel qu’il y remporta. À l’entendre il le devait surtout au privilège d’y avoir représenté notre Compagnie. La modestie était un charme de plus de ce très grand savant.

Lorsque déjà atteint, il reprit ses cours et revint à nos séances, son amaigrissement, le creusement de ses traits trahissaient sa souffrance. Il opposait un visage souriant et impénétrable à qui lui demandait de se ménager. Dominant son mal, il avait entrepris un ouvrage dont il parlait comme s’il était certain de le terminer, donnant jusqu’au bout un insigne exemple de courage.

L’œuvre de René Grousset se dresse dans sa grandeur et sa fécondité, lorsque l’on songe au potentiel de l’Asie et au réveil, dans des formes et des conceptions nouvelles, de vieilles civilisations que nous admirions certes, mais en les jugeant périmées, tandis qu’elles n’étaient qu’en sommeil. Vous venez de lire la page qui termine « le Bilan de l’Histoire » et qui apparente cet imposant ouvrage au « Discours sur l’Histoire universelle » de Bossuet. La grande misère de l’homme est qu’il n’est pas un dieu et qu’il a tendance à l’oublier, à croire à un progrès sans bornes, de connaissance et de puissance, qui pourrait faire de lui le maître du monde. C’est l’éternel problème. Les Mythes de l’antiquité en témoignent : Titans vaincus dans leurs luttes contre l’Olympe, Géants entassant Pélion sur Ossa pour escalader le séjour des dieux. Prométhée, le dernier des Titans, que Zeus fait enchaîner sur une cime du Caucase, où, pendant l’éternité un vautour rongera son foie toujours renaissant, est le symbole de l’angoisse humaine jamais apaisée.

Comme d’autres illustres hommes de science, René Grousset ne croyait pas qu’il fût possible de donner aux vies humaines des fins uniquement temporelles. Il ne voyait pas de fossé entre savoir et croire.

Sa disparition laisse un très grand vide.

Je ne vous quitterai pas, Monsieur, sans vous exprimer combien la lecture de vos œuvres a fortifié dans mon esprit la grande idée que j’ai de l’Histoire. Le Maréchal Foch se plaisait à dire que les peuples ne sont menacés que s’ils perdent la mémoire. Et il ajoutait : « La mémoire des peuples c’est l’Histoire. » C’est elle qui est en vérité la gardienne des souvenirs d’une nation, la gardienne des traditions qui ont alimenté les forces morales et matérielles de la Patrie, la gardienne de la sagesse et de la mesure.

On ne saurait trop admirer les étonnantes conquêtes de la science et lui être reconnaissant de l’utilisation de plus en plus étendue de ses découvertes au soulagement des maux et au bien-être de l’humanité. Mais ses progrès n’ont eu aucune influence sur son perfectionnement moral. L’homme est toujours le même avec ses vertus et ses faiblesses, prompt aussi à retourner à l’état de barbarie pour peu que les circonstances s’y prêtent. Et c’est cette immutabilité de la nature humaine qui donne toute leur valeur aux enseignements de l’Histoire. Comme les circonstances changent, les faits ne se reproduisent jamais identiques ; mais les hommes réagissent toujours de façons analogues. C’est pourquoi l’expérience des siècles a abouti à l’établissement de grandes lois historiques, de règles de vie pour les Nations, qu’elles ne peuvent sans périls méconnaître ou violer.

Toutes les créations humaines sont périssables. Comme les civilisations les États ne durent qu’au prix d’un effort continu de redressement et de rajeunissement. Les facteurs essentiels de leur solidité et de leur prospérité sont l’ordre et l’union.

L’ordre ne peut se concevoir sans l’existence d’une autorité juste, respectée et obéie. La France n’a été grande que lorsqu’un État fort a préservé son pouvoir de l’empiétement des féodalités. Car les féodalités sont de tous les temps et de tous les régimes : institutions nées de nécessités impérieuses d’intérêt général, elles passent toujours par les trois étapes des services, des privilèges et des abus qui finalement ruinent l’État.

L’union réclame la possession d’un idéal commun, qu’engendrent l’amour que nous portons à notre Patrie et la volonté de ne pas la laisser déchoir. Seule la connaissance de son histoire permet d’apprécier l’incomparable valeur du patrimoine que chacun de nous a le devoir de contribuer à défendre et à enrichir. Par l’Histoire nous savons ce que nos pères ont dû déployer d’énergie, de clairvoyance, consentir de sacrifices personnels, pour que le Pays continue à tenir sa place dans la vie de leur temps ; comme aussi faire preuve de sagesse et d’audace pour discerner et guider le juste cheminement de la vocation nationale à travers la complexité des événements.

On a parlé à tout propos, et souvent hors de propos, de tournants de l’Histoire. La formule est exacte de nos jours sur la terre devenue plus petite. Des collectivités parvenues à des degrés très différents de civilisation sont mises en contact immédiat et doivent se comprendre et s’entendre, tandis que la vigueur des exigences nationalistes s’accentue. Dans la masse humaine trop d’individus souffrent de la précarité de leur sort en présence de richesses indéfiniment accrues. Que de problèmes posent ces contradictions fondamentales, en même temps que ce séisme permanent, que Daniel Halévy a si justement appelé : « l’accélération de l’Histoire », rend le virage plus délicat.

À la fin glorieuse du premier conflit mondial, Georges Clemenceau, parlant des héros tombés pour notre salut, proclamait : « Ils ont des droits sur nous. » Quels droits ? une visite à la tombe du soldat inconnu, un hommage annuel à leur immolation ? Sans doute, mais est-ce assez ? Avec tous ceux dont le labeur a contribué au cours des âges à faire la France, ils exigent davantage de chacun de nous, où que le sort l’ait placé. Les « âges d’or » sont toujours derrière nous. Les grandes époques de l’histoire ne sont pas des heures de quiétude et d’agrément. Ce sont au contraire des temps de luttes, d’angoisses d’ordre politique et moral. Ce qui les a rendues grandes ce fut la foi dans le destin de leur Patrie, le souci de la vérité, le dévouement au bien public et l’esprit de sacrifice, la persévérante énergie d’hommes qui ont regardé en face obstacles et problèmes, les ont surmontés et résolus.

Un parachutiste tombé pour la France dans le désert de Libye a laissé une prière qu’il termine ainsi :

Donnez-moi aussi le courage
Et la force et la foi
Car vous êtes seul à donner
Ce qu’on ne peut obtenir que de soi.

Ce qu’on ne peut obtenir que de soi ; c’est-à-dire l’énergie de secouer toute torpeur et tout désenchantement, la volonté d’agir. Les Français ont connu les désordres et les privations ; ils aspirent à l’autorité, à l’ordre et à la prospérité et c’est d’eux surtout que dépendent ces bienfaits. Ils ont souffert de voir la France victime d’une cruelle épreuve ; ils veulent qu’elle prenne son rang dans un monde en transformation qui attend encore beaucoup d’elle, et qui ne se trompe pas, car elle a tous les moyens de répondre à cet espoir, nous en recueillons chaque jour le témoignage.

Au nom de l’Histoire, nous croyons avoir le droit d’adjurer les Français de ne pas se laisser aller à un fatalisme résigné qui serait le messager d’une véritable décadence. Regardant autour d’eux, ils verront des exemples de réussite et d’insuccès qui contiennent de précieux enseignements. Nous ne sommes pas à une heure où l’on puisse impunément perdre son temps à de mesquines querelles ; c’est plus haut que sont les solutions. Sachons penser, vouloir et travailler.

L’Histoire nous apprend que nos Pères ont fait de grandes choses avec de petites ressources. Nous n’avons pas le droit de faire moins qu’eux.