Réponse au discours de réception de Marc Boegner

Le 6 juin 1963

Wladimir d’ORMESSON

Réception de M. le Pasteur Marc Boegner

 

Monsieur,

L’hommage que vous venez de rendre à la mémoire de François Albert-Buisson nous a touchés. Vous avez tracé de notre regretté confrère un portrait fidèle et vivant. C’était un homme assez étonnant. Sous des dehors aimables et débonnaires, il avait cette ténacité qui force le destin. Le cardinal de Retz, auquel il a consacré un livre alerte que vous avez finement analysé, a écrit « Il y a très loin de la velléité à la volonté, de la volonté à la résolution, de la résolution au choix des moyens, du choix des moyens à l’application ». Ce qui signifie qu’une grande carrière est une création continue. Elle exige autant d’effort que d’intelligence.

François Albert-Buisson a été un grand juriste et vous avez eu raison de louer la qualité exceptionnelle de ces « Mercuriales » qui avaient attiré sur lui l’attention des plus hauts magistrats de ce temps. Il a été un grand administrateur, expert à asseoir sur des bases solides des sociétés industrielles dont le développement concourt au bien-être public. Il a été un parlementaire écouté et, s’il l’avait voulu, il aurait pu siéger dans les conseils du gouvernement. Dans bien des cas, il a été un mécène et l’Institut Catholique de Paris comptait en lui l’un de ses plus actifs amis. Enfin comment ne pas souligner avec gratitude, comme vous l’avez si bien fait, le rôle éminent que notre confrère a rempli en tant que Chancelier de l’Institut et les services qu’il a rendus à notre Maison ?

Que n’est-il là, Monsieur, pour vous accueillir non pas dans une enceinte où vous êtes déjà chez vous puisque vous appartenez depuis dix-sept ans à l’Académie des Sciences morales et politiques, mais dans cette Académie Française qu’il aimait tant et à laquelle il a consacré un spirituel et charmant petit ouvrage. Son souvenir y est vivace comme il le restera dans la terre d’Auvergne qui l’avait vu naître et dont il a illustré les qualités de labeur, de finesse et de bon sens.

C’est d’une tout autre province de France que vous provenez, M. le Pasteur, l’une de celles qui nous sont les plus chères. Les Boegner sont d’origine alsacienne et même strasbourgeoise.

Votre grand-père était professeur au Gymnase de Strasbourg, le célèbre lycée protestant fondé par Jean Sturm à l’époque de la Réforme. En 1870 votre père s’engagea dans l’armée Bourbaki après s’être enfui de Strasbourg au lendemain de la capitulation. Bientôt démobilisé, il échoua à Lyon. Un nouveau préfet administrait le département du Rhône. Il s’appelait Valentin. Votre père l’avait connu à Strasbourg où le gouvernement du 4 Septembre l’avait envoyé dans des conditions déjà dramatiques. M. Valentin fit de votre père le chef de son cabinet. C’est ainsi que M. Boegner entra dans l’administration préfectorale dont il devait bien vite gravir les échelons. En 1877 il était nommé préfet des Vosges. Onze ans plus tôt, ce même poste était occupé par mon grand-père maternel, Charles de la Guéronnière, qui devait mourir tout jeune, préfet de Toulouse, en 1866.

Vous êtes né à Épinal. Vous y avez passé les six premières années de votre vie. Tout enfant vous avez joué dans le jardin de la préfecture où ma mère quelques années auparavant avait elle-même fait ses premiers pas. En 1887 votre père quitte les Vosges pour le Loiret. Vous voici à Orléans, élève au petit collège du Lycée Pothier. Vous commencez l’étude du latin et du grec. Mais ce ne sont pas les auteurs classiques qui vous attirent, ni le droit, bien que Calvin l’ait étudié à Orléans. Ce qui vous enthousiasme, c’est le sport. Vous êtes, M. le Pasteur, un homme parfaitement équilibré. La méditation absorbera une partie de votre vie. L’action animera l’autre. Celle-ci sera toujours au service de celle-là. Il fallait donc vous faire les muscles. Vous y mettez de la passion, mais vous y mettez aussi de l’ordre. Ayant formé une équipe de football — on appelait alors ce jeu « balle aux pieds » — vous demandâtes au proviseur du lycée d’Orléans de vous donner un « grand » comme moniteur. Le proviseur combla vos vœux. Celui qu’il désigna était vraiment un « grand ». Il s’appelait Charles Péguy. Vous le respectiez d’autant plus qu’aux distributions de prix du lycée d’Orléans vous voyiez votre père, qui les présidait, lui remettre des piles de livres de prix. C’est ainsi que vos premières luttes ont été guidées ici-bas par celui qui a exalté cette :

« liaison mystérieuse, cette liaison créée
infiniment mystérieuse
de l’âme et du corps,
Car Dieu n’a pas créé seulement l’âme et le corps

L’âme immortelle et le corps mortel mais qui ressuscitera
Mais il a créé aussi, d’une tierce création il a créé,
Ce lien mystérieux, ce lien créé,
Cet attachement, cette liaison du corps et de l’âme
D’un esprit et d’une nation,
De l’immortel et du mortel qui ressuscitera
Et l’âme est liée à la boue et à la cendre
À la boue quand il pleut et à la cendre quand il fait sec
Et pourtant liée Ainsi il faut que l’âme fasse son salut.

 

Ah ! Monsieur, que cet apprentissage du stade, sous l’œil de Péguy, au seuil de votre existence est symbolique ! Vous deviez d’ailleurs retrouver Péguy plus tard aux « Cahiers de la quinzaine » pour y mener ensemble d’autres combats.

Péguy n’est pas le seul souvenir « littéraire » que vous conservez de vos années orléanaises. À la table du préfet du Loiret venaient souvent s’asseoir deux jeunes gens qui accomplissaient leur service militaire à Orléans. L’un — que j’ai bien connu et qui fut mon aîné dans la carrière diplomatique — s’appelait Robert de Billy. L’autre était Marcel Proust. La photographie de Proust, déguisé en fantassin — pour peu de temps d’ailleurs car il fut bientôt réformé — est célèbre. Hélas ! que ne puis-je dire que le professeur de ballon Péguy et le soldat de 2e classe Marcel Proust vous ont précédé dans cette enceinte et que leurs ombres protectrices vous enveloppent aujourd’hui ? Si l’Académie Française n’a pu accueillir tous ceux qui ont enrichi le trésor spirituel de la France, du moins entoure-t-elle leur mémoire d’une vénération qui vaut plus qu’une élection.

Cette passion pour les sports — que vous manifestâtes encore en fondant le premier club de hockey de Paris — n’allait cependant pas jusqu’à vous faire envisager une carrière d’athlète complet. À cette époque vous vous sentiez attiré par la mer. Vos parents vous installèrent à Paris pour y préparer au lycée Saint-Louis l’École Navale. C’est un trait commun que vous avez avec notre illustre confrère, Son Eminence le Cardinal Tisserant. Lui aussi, au début de sa vie, songea à se faire marin. Mais ni l’un ni l’autre vous ne donnâtes suite à ce projet. Cependant vous vous êtes embarqués tous les deux sur la mer de Galilée. Mais pas sur la même rive...

Votre vue ne vous permit pas d’entrer à l’École navale. Dès la veille du second concours, l’examen ophtalmologique fut prohibitif. Au surplus vous aviez éprouvé des doutes sur la réalité de votre vocation de marin. Vous respiriez au Quartier Latin un air qui n’était pas celui du large. Il était au contraire enfiévré. C’était en hiver 1897-98. Certaine « affaire » passionnait les esprits. Emile Zola venait de lancer son apostrophe. Vous étiez tout jeune. Vous aviez la passion de la vie. La passion de la justice. De votre classe de Navale, vous entendiez les étudiants, vos aînés, descendre le boulevard Saint-Michel en conspuant l’auteur de « J’accuse ». Votre sang ne faisait qu’un tour. Le procès de Rennes fut sans doute votre première grande émotion civique. Elle vous secoua jusqu’aux moelles. Depuis qu’il y a des Français et qui se disputent, une « affaire » — j’allais dire une guerre de religion — rôde ainsi à travers les régimes et les siècles. Elle se transforme selon les temps et les circonstances, mais elle allume de part et d’autre les mêmes réflexes. Peut-être entretient-elle la flamme dont a besoin pour vivre ce peuple de gens raisonnables, réalistes et casaniers ?

Vos études secondaires, puis supérieures, se poursuivirent à Paris. Vous fûtes, à l’Ecole Alsacienne, dans la classe de philosophie, l’élève de Théodore Steeg. Bientôt, étudiant à la Faculté de Droit de Paris. Cependant vous passiez vos vacances chez votre grand-mère maternelle, Mme Fallot le Grand, au Ban de la Roche.

Séparé de la plaine d’Alsace par le massif le plus élevé des Vosges, le Ban de la Roche est une espèce de dédale de vallons étroits, couverts de hêtres et de sapins, parsemés de genêts et de roches de granit. C’est dans ces gorges presque impénétrables qu’à diverses époques, et en particulier pendant les guerres de religion, des familles venues d’Italie, de Suisse, de France, d’Allemagne, avaient cherché et trouvé un refuge. Ce mélange de races avait peu à peu donné à la population coincée entre l’Alsace et la Lorraine une physionomie originale. L’âme d’un grand pasteur l’avait dominée. C’est là que Jean-Frédéric Oberlin, qui se disait « catholique évangélique », exerça de longues années un ministère dont la spiritualité, la charité, l’ardeur sociale, ont laissé un souvenir qui ne s’est jamais éteint. Le Ban de la Roche est une image de la vie. Les extrêmes s’y touchent. Le plus grand idéal et la plus vile abjection s’y sont rencontrés. N’est-ce pas là aussi, hélas, que les nazis avaient installé pendant la dernière guerre le camp de Struthof dont la sinistre chambre à gaz ne saurait être pardonnée.

Ces séjours d’été au Ban de la Roche, à l’âge où se forme votre personnalité, joueront alors dans votre vie un rôle décisif. Vous aviez déjà dans votre famille, du côté paternel, un oncle, Alfred Boegner — celui-là même qui dirigea les missions évangéliques — dont vous dites dans l’un de vos écrits que l’Église protestante peut le ranger au nombre de ses saints. Du côté maternel, vous avez un autre oncle, Tommy Fallot, pasteur lui aussi et disciple fervent d’Oberlin.

Toute vie, je crois, est marquée par une rencontre. Vous m’avez dit vous-même ce que la vôtre devait à Tommy Fallot. Après avoir lu les deux gros volumes que vous lui avez consacrés, et que leur accent personnel rend si émouvants, l’on mesure mieux le rôle qu’un homme comme lui a pu jouer dans le destin d’un homme comme vous. On comprend aussi la vénération que vous lui portez. Tommy Fallot fut, il est vrai, un homme admirable. Les mots du psalmiste qui sont gravés sur sa tombe :

« Mon âme a soif du Dieu vivant »

expriment sans hyperbole le feu ardent qui brûlait dans cette âme chrétienne. Il est impressionnant de trouver dans ses écrits — qui remontent à plus d’un demi-siècle — des pensées, des raisonnements, des accents qui, dans l’ensemble, s’accordent de façon extraordinaire avec les préoccupations qui animent aujourd’hui les chrétiens. Préoccupations d’ordre social. Le pasteur Fallot fut un précurseur dans cet ordre d’idée ; il fit, notamment, campagne pour l’émancipation de la femme. Préoccupations œcuméniques. En lisant les pages que vous lui avez consacrées et ses propres écrits, j’ai compris pourquoi et comment vous vous êtes lancé, voici déjà près de soixante ans, avec tant d’ardeur, dans ce que vous appelez : « la grande aventure œcuménique », Permettez-moi de vous dire, Monsieur le Pasteur, que d’avoir fait, grâce à vous, la connaissance de Tommy Fallot m’apparaît comme un précieux élément du privilège que j’ai de vous accueillir ce soir à l’Académie Française.

Après avoir exercé pendant treize ans son ministère pastoral à Paris, complètement épuisé par l’ardeur qu’il y mettait, Tommy Fallot dut chercher un peu de repos dans la vallée de la Drôme. Il devint Pasteur d’Aouste.

Vous partagiez alors votre temps entre Paris où vous passiez votre licence de droit, et Aouste où vous séjourniez le plus longtemps possible auprès de votre oncle, tant vous étiez avide de sa parole et de ses enseignements.

Chaque jour vous vous sentiez davantage absorbé par le mystère y de Dieu et la révélation du Christ. Votre tempérament de lutteur vous fait une obligation de communiquer voire foi, de la défendre, de la propager, d’aider votre prochain à se transformer pour que se transforment avec lui et la société et la vie.

À ce moment vous traversez ce que nous appelons d’un mot affreux « une crise religieuse ». Car cette « crise » elle devrait être, si j’ose dire, notre état normal. Vous en sortez apaisé, heureux, sûr. Votre décision est prise. Vous aussi, vous serez pasteur d’âmes.

Vous entrez à la Faculté de Théologie protestante de Paris. Votre frère aîné, André Boegner, vous avait précédé dans cette voie, mais à Montauban. Entre-temps votre père est devenu préfet de Seine-et-Marne. À peine étiez-vous libéré que vous tombez gravement malade. Vous vous ressentirez longtemps de cette épreuve de santé.

Vous reprenez enfin vos études théologiques. Quand elles sont terminées, au moment même où vous allez voler de vos propres ailes, l’âme du pasteur Fallot retourne à Dieu. On dirait qu’elle peut jouir du repos éternel parce que vous prenez sa place dans la lice. Le 14 septembre 1905, dans ce même Temple, vous devenez à votre tour le pasteur d’Aouste. Vous resterez six ans dans cette vallée de la Drôme, visitant à bicyclette les paroisses dont vous aviez la charge. C’est un beau pays dont j’ai moi-même arpenté les routes, mais sous un faux nom et avec de faux papiers. C’était du temps, encore si proche et déjà si lointain, où l’on était obligé de se soustraire à la Gestapo et au zèle de la Milice. Je trouvais un généreux asile chez mes amis André Rousseaux à Dieulefit, nom prédestiné pour un lieu de refuge.

En novembre 1911 vous quittez la Drôme. Désormais c’est à Paris que votre activité va se fixer. Vous devenez professeur de Théologie à l’École des étudiants missionnaires de la Sté des Missions évangéliques de Paris. Vous y restez jusqu’à la mobilisation de 1914. Vous vous consacrez, en tant qu’infirmier-chef, au service des aveugles de guerre. Dès la paix revenue, vous êtes pressenti pour devenir pasteur de la paroisse de Passy dans le seizième arrondissement de Paris — que l’on appelle officiellement : l’Église réformée de l’Annonciation. Vous y resterez trente-deux ans, et je sais que l’œuvre que vous y avez accomplie est considérable. Votre réputation n’a pas tardé à franchir les limites de la communauté protestante. C’est là que vous êtes appelé, en 1928, à prononcer à la Radiodiffusion française des conférences de Carême, qui, malgré l’austérité du sujet, ont tout de suite connu un ample succès. De 1928 à 1962, à l’exception de quatre années, vous avez ainsi prêché le Carême à la Radio trente ans de suite.

J’ai dit un jour au général de Gaulle — qui m’a regardé quelque peu surpris — qu’il était le fils des ondes — ce qui ne signifie pas d’Amphitrite ! Réfléchissez en effet. Il est probable — il est même certain — que si le premier conflit mondial avait connu les vicissitudes du second, un mouvement de résistance à l’occupant se serait tout de même organisé hors de France et en France. Mais il est sûr qu’il n’aurait pas rencontré dans le pays le point d’appui que les organisateurs de la « France Libre » ont trouvé. La radio a joué un rôle essentiel dans la résistance. Sans elle, le nom du général de Gaulle serait resté inconnu. À l’origine de la résistance, il y a un phénomène d’ondes. Cette épopée est liée à une révolution de la technique. Les vraies révolutions, celles qui changent tout et sont irréversibles, ce sont celles-là. Les révolutions politiques sont des roues qui tournent. Les révolutions techniques sont des étapes que l’on franchit. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, la radio a plus fait pour transformer nos mœurs que Dieu sait quelles batailles et Dieu sait quelles constitutions. Mais cette petite boite, qui n’est même plus reliée à la matière par un fil, est une boîte de Pandore.

Au fait, qui est Pandore ? La mythologie nous apprend que Prométhée ayant ravi le feu céleste, Jupiter pour le ramener à un plus juste sens de la condition humaine, lui envoya comme épouse Pandore, fille de Vulcain, et offrit à celle-ci, en cadeau de noces, une boite où tous les maux étaient enfermés. Prométhée, soupçonneux, ne voulut pas recevoir Pandore. Mais son frère, Epiméthée, dont l’ambition était moindre et la conscience plus tranquille, et qui trouvait Pandore belle, la prit pour femme, ouvrit courageusement la boîte d’où s’échappèrent aussitôt tous les maux possibles et imaginables. Mais au fond de la boite, il découvrit un trésor. Il était bien caché et ne s’envolait pas. Ce trésor c’était l’espérance... Voilà pourquoi, M. le Pasteur, vous êtes devenu célèbre à la radio.

Il ne m’appartient pas de dire comment et pourquoi vous vous êtes acquis une grande réputation en tant que pasteur d’une paroisse parisienne que vous avez trouvée, je crois, en assez médiocre état et que vous avez laissée en plein épanouissement. Mais je puis apporter mon témoignage quant aux effets de votre action oratoire, non seulement parce que j’ai lu la quinzaine de volumes où vos conférences sont réunies, mais parce que je vous ai bien souvent écouté. Votre auditoire invisible dépassait, en effet et très largement, les limites des Eglises réformées de France. Et le catholique, très profondément attaché à l’Église romaine que je suis, a toujours été frappé, comme l’ont été, je le sais, tant et tant de vos auditeurs catholiques, par l’ardeur de votre foi chrétienne, l’élévation de votre pensée, la noblesse et la charité qui se dégagent de vos enseignements. Quels que soient les problèmes que vous avez abordés au cours de ces trente années d’apostolat ; qu’il s’agit de Dieu, éternel tourment des hommes ; du christianisme et du monde moderne ; de la vie humaine de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; de l’Église face aux temps actuels ; de la prière de l’Église universelle ; de ce mystère inexplicable pour la pauvre condition humaine que représente la souffrance ; des sept paroles de Jésus sur la Croix ; de notre vocation à la sainteté, que sais-je encore, toujours, dans un langage direct, nourri de la plus riche culture, vous savez toucher l’âme dans son intime sensibilité et relier toutes choses à ce point d’infini à partir duquel l’homme n’est plus seulement une créature vivante comme il y en a tant d’autres, mais un être privilégié auquel Dieu a ouvert l’éternité !

L’autorité morale que vous ne tardez pas à acquérir vous vaut, en 1929, d’être élu président de la Fédération protestante de France. Ce n’est pas seulement un honneur. C’est une consécration. Car cette Fédération constitue le couronnement de longs efforts et cette présidence est la reconnaissance de votre action personnelle.

Dès le milieu du XIXe siècle, de fortes tendances se manifestaient déjà en faveur d’un rassemblement des Eglises protestantes. Un Tommy Fallot, comme un Vinet, un Brent, un Alfred Boegner militaient au premier rang de ce parti. En 1903, au synode de Clairac, Wilfred Monod avait posé le principe d’une organisation fédérative des Eglises réformées de France. Les bases de cette Fédération furent définies en 1905. Ses premières assises se tinrent en 1907. L’assemblée plénière de Nîmes sanctionna son autorité en 1909. Ces assemblées devaient se réunir tous les cinq ans. Vous en avez assuré la présidence en 1929 et vous avez conservé ce mandat jusqu’au 31 janvier 1961 — c’est-à-dire pendant plus de trente ans.

Cependant le retour à l’unité de l’Église réformée de France restait le vœu le plus cher de nombreux protestants. La répartition des six cents églises locales d’origine réformée en quatre unions apparaissait comme un anachronisme dans un monde qui se transformait. Les Églises réformées évangéliques ; les Églises réformées ; les Églises libres ; les Églises méthodistes, obéissaient cependant à des tendances assez différentes. Les unes plus accessibles aux courants actuels. Les autres plus attachées à leurs anciennes traditions. Entre 1933 et 1938 d’incessants et tenaces efforts furent déployés en vue de leur retour à l’unité. Une assemblée constituante se tint à Lyon en mai 1938. L’union s’y réalisa. L’unité de l’Église réformée de France devenait un fait. Quelques mois plus tard, le synode national de Paris, réuni à l’Église du Saint-Esprit, vous élut président du Conseil National de l’Église réformée. Vous avez exercé cette haute charge pendant douze ans — notamment pendant la seconde guerre et l’occupation. Nous savons tous avec quel patriotisme, quel courage lucide, vous avez assumé ces responsabilités dans des circonstances douloureuses qui furent aussi les plus difficiles de notre histoire. Si vous n’avez pas été arrêté et déporté, ce n’est pas faute de motifs, mais votre personnalité gênait. Votre activité pastorale ne se contentait cependant pas du territoire métropolitain. Vous n’aviez pas été en vain professeur à la Société des Missions. Vous avez voulu parcourir sur place les pays où ces missions protestantes exercent leur apostolat. Vous avez été un infatigable voyageur, parcourant non seulement l’Europe et les deux Amériques, mais l’Afrique du Nord, une partie de l’Afrique Noire, Madagascar, le Viet-Nam, l’Australie, la Nouvelle-Calédonie, les Nouvelles-Hébrides, que sais-je... L’Alliance française, la direction des Relations Culturelles ont largement usé de vos talents de conférencier. Vous répandiez la culture et la spiritualité françaises. En même temps vous leur faisiez honneur.

Reste, Monsieur le Pasteur, un dernier chapitre de l’action que vous n’avez cessé d’exercer ; peut-être n’est-ce pas celui qui vous aura été le moins cher. Je veux parler du rôle — du rôle considérable, du rôle éminent — que vous avez joué dans l’évolution de l’œcuménisme. Cette idée, elle est enracinée en vous, j’allais dire depuis toujours. Votre oncle Fallot en avait déposé le ferment dans votre esprit et dans votre cœur.

Quand on lit vos ouvrages, même les plus anciens, et qu’on se familiarise avec votre pensée, on trouve, tout au long de votre vie, l’idée de l’Œcuménisme comme une sorte de « leit-motiv ». Dès 1914 l’une de vos thèses de licence en théologie était consacrée à l’unité de l’Église. L’Évangile de saint Jean n’a pas d’exégète plus passionné que vous. Dans ces conditions il n’est pas surprenant que depuis 1930 vous ayez été appelé à représenter les Églises réformées de France dans les comités œcuméniques ; que l’assemblée œcuménique, d’Oxford et celle d’Edimbourg vous aient choisi en 1937 comme l’un de leurs présidents et que lorsque le Conseil Œcuménique fut créé à Amsterdam en 1948 vous en devîntes l’un des dirigeants.

Le Conseil Œcuménique des Églises représente une communion d’Églises réformées, anglicanes, luthériennes, vieux-catholiques, orthodoxes, d’autres encore, qui, tout en conservant chacune son autonomie, sa souveraineté ecclésiastique et spirituelle, l’obligation de formuler sa foi et de l’enseigner à ses fidèles, se rassemblent sur une base doctrinale précise, dans la foi au Christ-Dieu et Sauveur et conformément aux écritures. En décembre 1961 la troisième assemblée générale œcuménique qui s’est tenue à la New-Delhi et qui a réuni deux mille participants — dont six cents délégués des églises membres — venus de tous les coins du monde, a vu pour la première fois s’unir à elle les représentants des patriarcats de Moscou, de Bulgarie et de Roumanie.

Très nombreux sont ceux qui ont confondu, vous le savez comme moi, Monsieur le Pasteur, l’existence, la composition et l’objet de ce Conseil et de ces assemblées œcuméniques lesquelles ont pris depuis quinze ans un caractère périodique avec les Conciles œcuméniques de l’Église catholique, apostolique et romaine. Ceux-ci sont rares. On n’en compte que vingt et un dans l’histoire du Christianisme. Près d’un siècle s’est écoulé entre le Concile qui s’est réuni pour la première fois au Vatican sous le pontificat du pape Pie IX et celui que le pape Jean XXIII a convoqué, à peine investi du magistère suprême de l’Église catholique, et qui est en cours. Qu’il n’y ait pas de rapport entre ces assemblées, c’est un fait. Qu’il n’y ait pas de lien, ce n’est même plus tout à fait exact puisque, pour la première fois, cinq « observateurs » de l’Église catholique, apostolique et romaine ont assisté officiellement en 1961 à l’assemblée de la New-Delhi et que sur l’invitation du Saint-Siège des observateurs n’appartenant pas à la confession catholique ont été mandatés par leurs Églises pour suivre officiellement les travaux du Concile du Vatican. Si menu soit-il, et quel que soit son caractère exclusivement informatif, ce lien, si j’ose dire, de haute courtoisie, est cependant l’indice du patient travail qui s’est accompli de part et d’autre depuis longtemps. Il est surtout le signe de la préoccupation infiniment grave qui s’impose chaque jour avec plus de force aux esprits chrétiens.

Nul ne l’a formulée mieux que vous. Voici ce que vous avez dit à Strasbourg, en novembre 1961, quelques semaines avant l’ouverture de l’assemblée œcuménique de la New-Delhi et un an avant l’ouverture du Concile du Vatican, à l’une des réunions des « Humanités chrétiennes » si heureusement instituées par S. E. Mgr Elchingen, évêque coadjuteur de Strasbourg : « Il y a un point de contact évident entre ces deux grandes assemblées ; c’est que l’une et l’autre portent en elles une grande attente et une grande espérance, que l’une et l’autre se réunissent dans un contexte mondial très précis, très déterminé ; dans un monde de menaces, de troubles, de violences, de haine, de guerre ; dans le monde des cosmonautes et des bombes de cinquante mégatonnes. Et dans un monde surtout, où un défi est jeté au christianisme par les grandes religions de l’Extrême-Orient et d’ailleurs, qui trouvent que le christianisme a échoué dans sa prétention d’apporter au monde un message de paix et de fraternité universelles et déclarent vouloir prendre son relais. Et puis il y a les idéologies, il y a le marxisme qui jette, lui aussi, son défi au christianisme qui lui apparaît comme parfaitement périmé, n’ayant plus aucun rapport avec les problèmes du monde contemporain. Et il y a enfin, résultant peut-être de la supertechnicité dont vit notre monde, une sorte d’évanouissement des grandes valeurs spirituelles et morales, une marée de matérialisme qui nous submerge de toutes parts. Dans tout cela que devient le christianisme ? »

Ah, oui, Monsieur le Pasteur, que devient le Christianisme ?

Mais pourquoi s’est-il divisé ?

Je n’essaierai pas de répondre à cette question douloureuse. Elle soulève un monde. L’histoire de l’Église est si intimement mêlée à celle des hommes et des peuples —disons à l’histoire tout court — qu’il faudrait suivre pas à pas les générations pour discerner, dans un dédale d’idées et de faits où le meilleur et le pire se confondent, les raisons et les causes de ces grandes scissions spirituelles. Ce qui paraît sûr, c’est que la société médiévale fut presque exclusivement l’œuvre de l’Église. L’Église était partout. Elle enseignait. Elle soignait. Elle administrait. Elle construisait. Sur le plan de la civilisation occidentale elle fut vraiment, selon le mot de Claudel, « la grand-mère majestueuse aux genoux de laquelle nous avons tout appris ». Un tel empire De pouvait pas ne pas comporter des faiblesses et des abus. Si l’Église est inspirée par Dieu, elle est menée par les hommes. Le précepte évangélique « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » est une parole de la sagesse divine. Mais quelle difficulté pour la mettre en pratique ; quelle conscience exigeante pour tracer les limites entre le domaine du temporel et le domaine du spirituel ! Aujourd’hui encore, et malgré les colossales transformations que la marche du temps a fait subir à la vie sociale, nous avons encore du mal à définir un juste point d’équilibre entre le règne de Dieu et celui de César. Comment s’étonner, dès lors, des incompréhensions et des discordes par lesquelles les peuples christianisés sont passés quand ils sont sortis de l’âge de la tutelle pour s’engager dans celui de la liberté ?

Pourtant ce qui désole un cœur chrétien, c’est l’abîme de malentendus dans lesquels l’Église du Christ a perdu son unité. Quand on lit ou relit les ouvrages consacrés à l’histoire du protestantisme, notamment du protestantisme français — comme cette remarquable « Histoire » de M. Raoul Stephan à laquelle l’Académie s’est plu à attribuer l’an dernier l’un de ses grands prix d’histoire — comment ne pas être frappé par la qualité et l’ardeur chrétiennes qui animaient les hommes qui furent à l’origine de la Réforme en France ? Ce Lefèvre d’Étaples — encore catholique mais déjà protestant — qui a joué un tel rôle dans les débuts du protestantisme ne représente-t-il pas le type le plus achevé de l’humaniste chrétien ? Des hommes d’Église comme Louis de Rochechouart, évêque de Saintes ; Miles d’Illiers, évêque de Chartres ; Étienne Poncher, évêque de Paris ; Guillaume Briconnet, évêque de Lodève, et tant d’autres qui suivaient leur trace, vénéraient tous l’Église mais aspiraient tous à de profondes réformes. Les ouvriers du Moyen Age avaient élevé les plus belles cathédrales de la Chrétienté. Il eût fallu des âmes à leur échelle pour les remplir de foi et de pureté.

Sans doute possible, quand on se penche loyalement sur les origines de la Réforme en France, on y découvre un tourment de piété, une exigence de vertu, une sorte d’explosion de lyrisme mystique, la soif d’un retour aux sources évangéliques. Ah ! que la Renaissance ne fût-elle aussi une renaissance religieuse ! Il est vrai qu’au moment où des ombres déplorables s’étendaient à Rome sur le siège de Pierre, l’Église comptait des saints qui l’illuminent encore aujourd’hui : une Colette de Corbie, un François de Paule, un Ignace de Loyola, une Thérèse d’Avila, un Charles Borromée, un Jean de la Croix, que sais-je... Même dans les nuits les plus obscures, il suffit de quelques étoiles pour ne pas perdre la route.

Après ce funeste demi-siècle, lorsque le Concile de Trente mit en œuvre le renouvellement qui s’imposait à l’Église catholique ; que les disciplines furent redressées, les salutaires décisions prises et que la papauté eût retrouvé une pureté qui ne devait plus se ternir, il était, hélas, trop tard. Les causes immédiates qui avaient provoqué la rupture luthérienne, puis la rupture calviniste, étaient dépassées. Des questions de doctrine qui touchaient à la signification de la foi et de l’Église ; des divergences d’attitude devant les disciplines ecclésiales ; des interprétations distinctes de l’idée de tradition et de son rapport avec l’Écriture ; des conceptions différentes du dialogue de l’âme et de Dieu — celle-ci fondée sur la certitude que la plénitude de l’Église est nécessaire pour lui donner toute sa valeur divine ; celle-là voulant le concentrer dans le for intérieur sans la faire participer à la vie d’une société visible, historique et hiérarchique — voilà désormais ce qui était en jeu. Mais l’unité chrétienne en recevait un coup fatal.

Ces divisions étaient-elles inévitables ? L’humanité est divisée, il est vrai, même au sein d’une nation, en familles spirituelles très différentes. Mais pendant des siècles, et malgré les attaques constantes de l’hérésie, la chrétienté les avait rassemblées dans l’unité catholique. À l’intérieur de cette église catholique, nous savons — et nous le savons depuis les apôtres Pierre et Paul — que, dans une certaine mesure, des tendances diverses existent. Elles sont dues aux élans parfois hâtifs des uns, à la lenteur parfois excessive des autres. Toutes ces tendances se confondent pourtant et s’unifient dans la papauté.

Déjà atteinte cinq siècles plus tôt, la tunique blanche du Christ souffrit alors d’une nouvelle déchirure que le temps n’a fait qu’aggraver. Le débat conservait des dehors religieux. Mais la politique le chargeait aussi d’explosifs. Si l’on voulait analyser les causes de ces luttes religieuses qui ont envahi notre pays, après avoir remué l’Angleterre et les Allemagnes, on ne finirait pas de les énumérer. Lucien Romier en a parfaitement résumé l’essentiel dans son ouvrage sur les « Origines politiques des guerres de religion » : « Il n’est pas de mouvement historique, a-t-il écrit, plus divers, plus complexe par ses origines, ses formes intimes et ses éclats, aussi bien il n’en est pas de plus national ou local, que celui de la Réforme française telle qu’on peut la surprendre avant la constitution ferme des Eglises et l’explosion des guerres civiles, qui firent tomber tant de rameaux. Il a comporté des éléments venus de toutes les sources et de toutes les époques de la tradition médiévale. Quel esprit n’a pas soufflé dans l’orage religieux du XVIe siècle ? On y trouve un mysticisme à la fois ardent et logique, propre au caractère national, la vieille haine du bourgeois et du légiste contre le clerc « ultramontain », la révolte du paysan tondu par l’abbaye dégénérée, le brigandage et la jacquerie que soulèvent toutes les guerres prolongées, des formes agressives du gallicanisme, enfin, chez quelques-uns et surtout chez les femmes, un désir profond d’amélioration morale, une renaissance de la sensibilité et de la délicatesse chrétiennes, un goût de l’élégance intime qui s’oppose aux rodomontades chevaleresques. »

Rivalité des états, ambition des princes, orgueil et cupidité, idéalisme poussé jusqu’au martyr, esprit d’opposition poussé jusqu’au crime, fanatisme, intransigeance, factions, ligues, sectes, tout se mêle dans un chaos qui devient trop souvent meurtrier. Que de sang généreux répandu de part et d’autre en pure perte ! Parlant d’un gentilhomme calviniste tué dans la bagarre, Agrippa d’Aubigné a écrit : « Il était un homme digne des guerres civiles. » Mot terrifiant mais qui n’est pas sans grandeur. Le malheur de ces luttes idéologiques, c’est qu’elles partent de sentiments de part et d’autre nobles, mais que très vite elles s’enfièvrent, elles s’aveuglent, au point de dégénérer, de part et d’autre, en sanglante déraison. En vain de hauts esprits tentent-ils d’apaiser ces fureurs qui s’en prennent non seulement aux personnes mais aux édifices. De grandes figures émergent de ces foules convulsées. Mais qui écoute la sagesse d’un Michel de l’Hospital — dont vous venez de si bien parler — ou d’un du Plessis Mornay ? Tiraillée, inquiète, la monarchie va de la conciliation à la menace, du colloque à la bataille. La France est déchirée. L’unité du royaume menacée...

Vingt-six ans après cette nuit d’épouvante que nous voudrions pouvoir effacer de notre histoire tant elle nous fait horreur, l’Édit de Nantes ouvrait enfin une ère qui devait permettre à la France de retrouver son souffle. Gloire soit à jamais à notre roi Henry IV qui sut mettre un terme à ces sanglantes discordes ! Notre confrère, le duc de Lévis-Mirepoix, à la fin de son grand ouvrage sur les « Guerres de Religion » a cité ce mot d’ordre du Béarnais qui, mieux encore que l’abstraite trilogie, devrait rester gravé sur nos frontons. Comme il recevait à sa cour des députés du parlement de Normandie qui venaient de lui exposer certaines difficultés, le roi, écartant son entourage pour se rapprocher d’eux, leur dit à mi-voix, et sur le ton de la confidence : « Vivez fraternellement, en correspondance les uns avec les autres. »

Pendant près d’un siècle — quatre-vingt-sept ans — une sorte de « coexistence pacifique » permit tant bien que mal aux catholiques et aux protestants de vivre ensemble dans le royaume très chrétien. Il y eut même des dialogues entre les deux confessions, une sorte d’émulation spirituelle dans les écrits et dans l’éloquence sacrée. Saint François de Sales composait ce chef-d’œuvre de piété qu’est le « Traité de l’Amour de Dieu » et le protestant Jacques Abadie soulevait l’admiration des catholiques par son ouvrage sur la divinité de Jésus-Christ... Mme de Sévigné n’écrivait-elle pas : « C’est le plus divin de tous les livres... Je ne crois pas qu’on ait parlé de la religion comme cet homme-là » — C’est l’époque où Bossuet lui-même fut en relation avec Leibnitz et où ce grand philosophe — qui fut, comme vient de le rappeler opportunément notre confrère Jean Guitton, l’un des plus authentiques précurseurs de l’œcuménisme — écrivait à Mme de Brinon : « Vous avez raison de dire que de la manière dont nous nous y prenons, il semble que les catholiques deviendraient ainsi tous protestants et que les protestants deviendraient catholiques. C’est ce que nous prétendions aussi. Il en viendra un mixte, s’il plaît à Dieu, qui aura tout ce que vous reconnaissez de bon en vous... Il y a longtemps que j’ai dit que lorsqu’on aura fait tous les protestants catholiques, on trouvera que les catholiques sont devenus protestants. »

Pourtant il ne s’agissait là que d’élites. Ni d’un côté, ni de l’autre les passions n’étaient vraiment éteintes. Peut-être l’Édit de Nantes avait-il plus été un armistice imposé par la violence des coups qu’une paix définitivement consentie dans les esprits. La révocation de 1685 est l’acte d’un souverain qui a connu la Fronde dans sa jeunesse et que hante l’idée de l’unité du royaume. Mais il veut cette unité à la manière cartésienne dans une logique où tout se tient. Unité non seulement dans le gouvernement, l’administration, la justice, les finances, mais dans la pratique de la foi.

Sans doute Louis XIV était-il dans son rôle en cherchant à assurer la cohésion du royaume. Mais en en excluant les protestants, il n’était plus le roi Très Chrétien. Car être chrétien, c’est affirmer le caractère sacré de la conscience humaine. Toute offense à cette liberté est un acte anti-chrétien.

Autant l’affreux épisode de la Saint-Barthélemy et les sanglantes péripéties des guerres religieuses qui s’étalèrent pendant un demi-siècle et bouleversèrent une partie de la France sont restées vivaces, autant ce qui s’est passé après l’Édit de Nantes figure au second plan et comme dans l’ombre de notre histoire. Pourtant ce moment est aussi douloureux. Je ne fais pas seulement allusion à ce lamentable exode qui priva notre pays d’une partie notable de son élite — six cent mille âmes — dont le duc de Saint-Simon a écrit : « La Révocation donna à toute l’Europe l’effrayant spectacle d’un peuple si prestigieux, proscrit, fugitif, nu, errant sans aucun crime, cherchant un asile loin de sa patrie. » Dans certaines régions, les luttes recommencèrent. Elles prirent un tour si dramatique que leur souvenir reste encore vivant. Peut-être faut-il être un peu languedocien pour le savoir.

Je vais vous faire un aveu, Monsieur le Pasteur. J’ai du sang cévenol dans les veines. Mon arrière-grand-mère, la marquise de Carrion-Nisas, était la petite-fille de Boissy d’Anglas. Ma mère était fière, comme je le suis moi-même, de descendre de ce courageux homme d’État. Les Boissy d’Anglas étaient protestants. Dans mon enfance, j’ai entendu parler de la Tour de Constance... Je connais bien ces terres du Languedoc où les passions, à travers les siècles, ont pris des formes diverses mais toujours aiguës... Minerve, qui fut l’un des derniers bûchers des Albigeois, rappelle Tolède.

Trop sûr de sa toute-puissance — il était à l’apogée de son règne

Louis XIV avait espéré que l’application du fameux édit s’accomplirait sans heurt. Devant les résistances qui se manifestaient, il commit la faute d’user de la corruption. Dès lors, la lutte reprit avec violence. Elle fut terrible. Inhumaine. On convertissait à coups de sabre. On brûlait, on pillait, on pendait, on rouait, on envoyait aux galères...

Des noms comme ceux de Basville et de Montrevel donnent encore le frisson en Languedoc. Du côté des protestants les représailles ne furent pas moins atroces. Dans les gorges, dans les vallées, sur les montagnes — j’allais dire dans le maquis — cette guerre des Camisards dura dix-sept ans.

Elle laissa des traces si profondes que plusieurs générations les ont à peine effacées. J’ai vu dans un grave et vaste paysage des Cévennes, au milieu d’un cirque de montagnes boisées, près du Gardon de Mialet qui serpente entre les châtaigniers, le « Mas Soubeyran » —quelques vieilles maisons de fortes pierres — où des mains pieuses ont élevé le « Musée du désert ». Il commence dans la maison natale de ce Gédéon Laporte, qui fut l’âme du pays des Camisards avec un Claude Brousson, un Pierre Séguier, un Vivien, un Cavalier, un Rolland, un Court — et tant et tant d’autres parmi lesquels il y eut de vrais héros. Leur mot d’ordre était — déjà ! — « résister ». On ne regarde pas sans émotion les humbles souvenirs de ces hommes et de ces femmes qui ne craignirent pas d’affirmer leur foi devant les six mille dragons chargés de la réduire. On ne s’incline pas sans frémir devant les noms des 114 prédicants et pasteurs martyrisés ; des 111 femmes enfermées dans les cachots de la Tour de Constance ; des cinq mille « résistants » envoyés aux galères, parmi lesquels 50 pasteurs. « Miracle du désespoir » a dit Michelet en parlant de la guerre des Camisards. Au contraire ! Miracle de l’espoir ! Ce sont de telles iniquités qui ont rendu sacrés la liberté de conscience et le respect de la personne dont le pape Jean XXIII, de sainte mémoire, avait souligné peu de temps avant sa mort, dans l’Encyclique Pacem in Terris, le caractère impératif.

Je le sais bien. De telles convulsions sont le revers de la pauvre condition humaine ! Mais ce qui est sans excuse, c’est qu’elles aient pu se produire au nom du Christ. Le Sermon sur la montagne est le plus bouleversant appel de charité qui ait jamais retenti sur la terre des hommes. Comment se fait-il que des disciples du même Seigneur aient pu se haïr, se déchirer, s’entretuer en son nom ? Voilà le péché dont nous avons tous été coupables. Si l’Église du Christ souffre encore de sa désunion, c’est que nous portons tous la responsabilité de ne pas être restés strictement fidèles à sa loi essentielle. Et c’est ce qui doit nous rendre humbles aujourd’hui — le pape Jean XXIII l’a dit — devant le grand problème œcuménique qui se pose à la conscience des chrétiens.

Ces luttes — qui ont duré presque trois siècles — à qui ont-elles profité en fin de compte, sinon aux forces qui cherchaient à détruire la foi chrétienne ? Tout fanatisme religieux, quel qu’il soit, n’est pas seulement un défi à la religion. Il porte en lui le germe de la destruction religieuse. La contrainte, quand elle s’exerce au nom de Dieu, ne forme que des athées ; de même qu’elle remplit de Dieu les âmes qu’elle voudrait vider du divin. Si le XVIIIe siècle et le mouvement d’idées qui le caractérise se sont achevés dans la Révolution et si la Révolution s’est livrée, à un moment donné, aux pires persécutions religieuses, ces excès proviennent pour une part de la défaillance chrétienne des générations précédentes.

La Révolution française a eu ses ombres. Mais elle a eu ses lumières. Ce qu’un Turgot, un Fleury, un Malesherbes, un Vergennes — un Louis XVI — avaient déjà commencé à faire — car l’édit de Tolérance est de novembre 1787 — les États Généraux l’accomplirent. Le 24 décembre 1789 les protestants français retrouvèrent pleinement l’exercice de toutes les libertés. Comment s’étonner, dès lors, qu’une aussi juste mesure, liée à un si grand tourment de notre histoire, ait exercé une influence considérable sur le développement de la politique française au XIXe siècle ?

Comment s’étonner que le protestantisme, qui avait été en quelque sorte démantelé, ait dû lutter pour retrouver sa propre vie, notamment la reprise de ses synodes, dont l’exercice ne redevint normal qu’en 1872 ? Comment s’étonner que dans tels villages du Languedoc et de l’Ouest les voix ne se classaient pas sous les étiquettes classiques de « gauche » et de « droite » mais de « protestants » et de « catholiques » ? Comment s’étonner que pendant plusieurs générations les résidus idéologiques des anciens conflits aient joué dans l’évolution de la démocratie française dans un sens qui n’a pas toujours été favorable à la sauvegarde des valeurs chrétiennes ?

Les choses, Dieu merci, sont bien changées ! Depuis longtemps, selon le vœu de Henry IV « nous vivons tous fraternellement, en correspondance les uns avec les autres ». Mais cette fraternité ne s’exerce même plus seulement, comme il est naturel sur le plan de la vie nationale. Jamais, peut-être, elle n’a trouvé sur le plan chrétien un tel accent.

Nous voici ramenés, Monsieur le Pasteur, devant cet immense débat œcuménique auquel vous avez consacré le meilleur de vos forces. Il a pris, grâce à la rayonnante charité d’un grand pape dont la disparition n’a pas seulement bouleversé les catholiques, mais a ému tous les chrétiens, tous les peuples, une ampleur et une audience qu’il n’avait encore jamais connues.

Ce n’est pas à moi de rappeler les cheminements de l’œcuménique ni cette étonnante parole du pasteur Martin Dibelius : « Le XXe siècle sera le siècle de l’Église » qui répond en quelque sorte à la sinistre prédiction du prophète Péguy : « Le XXe siècle sera le siècle de la guerre. » Car ces deux idées se lient. C’est parce que les guerres inhumaines que les peuples — et les peuples chrétiens — se sont livrées ont ébranlé la civilisation chrétienne jusque dans ses bases que la division des chrétiens, sur le plan spirituel, nous apparaît aujourd’hui, non seulement comme une sorte de scandale mais comme le pire danger qu’encourt le christianisme. « Tout royaume divisé contre lui-même se détruit », dit l’Évangile de saint Luc, les maisons tombent l’une sur l’autre.

Déjà au lendemain du premier conflit mondial, les conversations de Malines mettaient en présence un cardinal, qui restera l’une des lumières de l’Église, et l’une des plus grandes âmes de l’Église d’Angleterre. Des deux côtés, des théologiens confrontèrent leurs vues. Si discret qu’il ait été — et parfois si mal compris — le dialogue des précurseurs n’a jamais cessé. Le second conflit devait le justifier avec une force d’évidence. Je ne citerai aucun nom. Ils sont trop. Mais nous les avons sur les lèvres et vous les connaissez mieux que personne. Qu’il me soit simplement permis d’évoquer, à côté des communautés de Chevetogne, d’Istina, celle de Taizé, lieu béni de rencontre dont la pureté sanctifie notre temps. Quand le second Concile du Vatican s’est ouvert, c’est avec une émotion profonde que nous avons vu répondre à l’invitation du pape Jean XXIII ces observateurs qu’envoyèrent presque toutes les Eglises chrétiennes séparées de Rome.

Nous savons avec quel cœur ils ont été accueillis. Nous savons de quel cœur ils suivent les travaux du Concile. Nous ne tirons de ces faits aucune conclusion, aucune prévision. Mais nous pouvons déjà les considérer comme providentiels et rendre hommage à tous ceux qui, après S. S. le pape Jean XXIII, les ont rendus possible. Au premier rang il convient de saluer avec reconnaissance son Eminence le cardinal Béa.

Personne n’attend de miracle, parce que personne n’attend de renoncement. C’est parce que tous les chrétiens abordent le problème de l’unité avec la même loyauté que les obstacles qu’il comporte, s’ils restent ce qu’ils sont, ne rendent plus le but invisible. Ce but, il n’appartient à aucun -de nous de dire comment et quand les chrétiens pourront l’atteindre. Mais il est trois choses qu’ils peuvent d’ores et déjà affirmer.

La première, c’est leur foi commune dans le Christ et ses enseignements.

La seconde, c’est le respect réciproque de leurs convictions et de leurs pratiques.

La troisième, c’est la confiance en Dieu. Dans l’Évangile de saint Jean on lit : « Que votre cœur cesse de se troubler. Croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Il y a beaucoup de demeures dans la Maison du Père. » Et plus loin : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en Toi ; qu’eux aussi soient un en nous. » Vous ne serez pas surpris, Monsieur le Pasteur, si je vous dis — quels que soient mon désir passionné, ma soif d’unité — que je ne la conçois ni par la mutilation, ni dans je ne sais quelle équivoque irénique où les considérations d’ordre temporel l’emporteraient sur les exigences de la foi. Je crois au contraire que plus haut se situera le débat et plus il sera sanctifié. Le R. Père Daniélou a écrit : « La meilleure espérance que nous ayons de voir se rapprocher l’unité, c’est ce contact de plus en plus étroit que catholiques et protestants reprennent avec les sources chrétiennes. » Je crois aussi que la progression numérique de l’humanité et les conditions du monde moderne donnent à la chrétienté des dimensions nouvelles et que ces dimensions, loin de tendre à l’accentuation de sa division, exerceront une influence positive en faveur du rassemblement des chrétiens.

Ces considérations, Monsieur, dépassent et de fort loin les propos habituels aux réceptions académiques. Je me rends compte que j’ai quelque peu transgressé — en me laissant emporter par mes convictions personnelles — cette loi, pourtant si parfaite, de notre Compagnie qui veut que ce soit en son nom tout entier que j’aie l’honneur de vous accueillir. J’ai trop de respect pour la liberté de toutes les consciences pour ne pas souligner que je n’ai parlé qu’au nom de la mienne. Mais — vous l’avez observé, Monsieur — c’est la première fois, depuis sa fondation par le cardinal de Richelieu que l’Académie française reçoit dans son sein un pasteur de l’Église réformée. Cette circonstance exceptionnelle m’autorise, je l’espère, à donner exceptionnellement je ne sais quel caractère de prédication à un discours académique !

De cette tribune — j’allais dire de cette chaire — sous la coupole de cet ancien sanctuaire où une piété commune veille sur le trésor spirituel de la France ; dans ce monde haletant que le génie humain transforme à un rythme qui nous dépasse, redisons ensemble, Monsieur, ce mot qu’un oratorien fameux lançait devant la dépouille mortelle du plus puissant des rois et qui résonne bien au-delà de la chrétienté : « Dieu seul est grand. »