Réponse au discours de réception de M. François Sureau

Le 3 mars 2022

Michel ZINK

RÉPONSE

de

M. Michel ZINK

au discours

de

M. François SUREAU

———

 

Monsieur,

 

Vous êtes « romantique au plus profond ». Ce n’est pas moi qui le dis. Je cite le général d’armée François Lecointre, alors chef d’État-major des armées, dans le discours amical, fraternel, par lequel, le 14 octobre 2020, il a salué votre adieu aux armes avant de vous remettre la croix de la Valeur militaire.

Oui, le romantisme vous définit bien. Il éclaire ce que votre parcours a d’exemplaire. Exemplaire, non parce qu’il accumule les succès comme Ossa sur Pélion, mais en ce qu’il a de décalé au regard de ces succès. C’est ce décalage qui fait de vous, Monsieur, l’écrivain que vous êtes et que nous accueillons aujourd’hui. Est-ce à dire qu’en accueillant l’écrivain nous oublions toutes vos autres incarnations, tous vos autres avatars (pour une fois, le mot, appliqué à vous, trouve son sens exact) : le jeune et brillant énarque sorti dans le Conseil d’État et choisissant d’en sortir, l’avocat, l’officier, l’homme de cœur ? Pas le moins du monde. Comment pourrions-nous les oublier puisque ce sont eux, tous ensemble, qui font l’écrivain et son œuvre ? Pourtant, à eux tous, ils n’y suffiraient pas. Que serait votre œuvre si elle n’était pas bénie, nourrie et portée par vos génies tutélaires ? Que serait-elle sans la médecine, où se sont illustrés successivement, dans la même discipline, votre grand-père et votre père ? Que serait-elle sans l’armée ? Que serait-elle sans vos convictions ? Que serait-elle sans votre foi ? Que seriez-vous sans votre épouse et sans les causes qu’elle vous a encouragé à défendre ? Que seriez-vous sans vos trois enfants, aux dons multiples, qui réunissent et se partagent toutes les fidélités familiales, la médecine, le droit et la littérature, plus le dessin, la musique, que sais-je encore ?

Au bout de quelques mots, me voilà déjà perdu. Vous m’étourdissez. Quelle abondance de matière ! Quel foisonnement ! Quelle fougue, quel appétit, quelle générosité vous déployez dans tous les domaines de la vie et de l’écriture ! Quel romantisme, dirait le général Lecointre ! Quelle hâte, disait-il aussi ! Je le cite encore : « François Sureau est convaincu de l’importance de faire les choses comme si tout allait se finir très vite. » Moi qui vais moins vite, je n’en puis déjà plus, le souffle me manque. Arrêtons un moment ! Impossible. Je ne peux pas même vous dire comme Antiochus à son confident Arsace aux premiers vers de Bérénice :

Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

Je ne le peux pas, car la pompe de ces lieux n’est pas nouvelle à vos yeux. Vous étiez proche de notre regretté confrère Jean d’Ormesson, avec qui vous avez publié un livre d’entretiens, Garçon de quoi écrire, et grâce à qui vous avez connu une personne qui vous est plus proche encore. Vous avez été couronné deux fois par l’Académie française, pour La corruption du siècle en 1989 et pour L’infortune, Grand Prix du roman en 1990. En 2019, lors de la séance solennelle de remise des grands prix de l’Institut de France, madame Ayyam Sureau et vous-même avez reçu le Grand Prix sociétal de la Fondation Charles Defforey pour l’association Pierre-Claver, que vous avez fondée. Autant d’occasions de vous familiariser avec le cérémonial de nos séances sous la Coupole. Au reste, un colonel ne s’émeut ni ne s’étonne de se voir rendre les honneurs au son du tambour.

On peut même dire que la circonstance où vous êtes aujourd’hui vous hantait sombrement depuis des décennies. La scène que nous sommes en train de vivre, vous en décriviez il y a trente ans dans L’infortune une préfiguration de cauchemar, que la réalité de notre paisible après-midi dément heureusement. Dans votre roman, comme dans les rêves dont les éléments déplacés et transformés restent cependant identifiables, un discours est prononcé devant une autre académie, peu éloignée de cette Coupole, l’Académie de médecine, que votre père a présidée. Si, nouveau saint Jean Chrysostome, votre bouche d’or nous a enchantés il y a un instant, le malheureux orateur de L’infortune, sombrant dans la folie, prétend que ce métal précieux est celui, non de sa bouche, mais de ses… Merci, Monsieur, de ne pas l’avoir imité tout à l’heure.

Faut-il, en revanche, vous remercier de compliquer à ce point la tâche de qui se penche sur votre vie ? Si, comme on le prétend, les chats en ont neuf, ils les vivent, du moins, successivement. Mais vos vies, dont le total doit bien atteindre ce chiffre, vous les vivez simultanément. Et si vous vous contentiez de les vivre ! Mais vous les écrivez, ce qui en multiplie le nombre. Non que vous ne parliez que de vous dans votre œuvre. Vous savez créer des personnages et les doter d’un destin. Vous savez aussi faire surgir et vivre des personnages réels. Tels les ponts de Paris aux pieds de la bergère tour Eiffel de Zone, vous les rassemblez par troupeaux entiers le long de la Seine dans L’Or du temps, les uns illustres, d’autres moins, d’autres enfin inventés de toutes pièces avec un sens très sûr de la mystification. Tous, vous les rendez vivants et proches. Mais, quel que soit le genre du livre que vous écrivez et que vos personnages soient fictifs ou réels, vous n’êtes jamais loin, ou plutôt vous êtes toujours là.

Vous êtes toujours là, mais non pas seul. Vous êtes accompagné de ceux des vôtres, qui vous ont précédé et ne vous quittent jamais. Vous pourriez dire comme Mauriac anticipant son arrivée à Malagar pour les vacances : « Tous les morts qui m’ont précédé me suivront de chambre en chambre… Ils m’attendront sur la terrasse devant l’horizon que leurs yeux éteints ont reflété et qui en demeure pour moi à jamais consacré… Je garde l’espérance qu’ils sont vivants. » Vous vivez dans la société de ceux qui vous ont précédé et vous gardez cette espérance.

Ceux qui vous ont immédiatement précédé, votre grand-père et votre père, étaient professeurs de médecine. Dans la spécialité qui était la leur à tous deux, la gynécologie et l’obstétrique, ils ont été de grands savants et de grands praticiens, qui se sont illustrés l’un et l’autre dans leur domaine et qui ont fait progresser de façon décisive aussi bien la connaissance que la pratique médicales. Votre grand-père est l’un des inventeurs de la transfusion sanguine. Mais ils étaient mieux que cela, l’un et l’autre : des hommes courageux, droits et bons. Courageux, votre grand-père l’a été comme combattant pendant la Première Guerre mondiale, comme résistant pendant la Seconde. Du courage, votre père en a montré dans des circonstances qui n’en exigeaient pas moins, bien que ce fût un courage de nature différente, posté comme il l’était en première ligne dans les débats de bioéthique, face à la rigidité cruelle des uns sur la question de l’avortement, face à la légèreté irresponsable des autres devant la menace de l’inhumain dans le traitement de la médecine de reproduction. Un homme de foi qui ne pensait pas qu’il pût lui être demandé de manquer à la compassion. Vous l’admirez et vous avez raison. C’est peu de dire que votre père et votre grand-père ne vous ont jamais quitté. Ils sont partout présents dans votre œuvre, si peu déguisés que vous ne cherchez même pas à les rendre méconnaissables. Comme Apollinaire sur le tableau de Marie Laurencin, ils sont là avec leurs amis, au premier rang desquels votre parrain, le professeur Michel Klein, dont vous conservez le nom dans L’infortune.

Vous leur êtes entièrement fidèle, mais vous n’êtes pas médecin vous-même. Vous avez choisi une autre voie, avec, dites-vous, le sentiment de déchoir. C’est votre premier décalage. Je tiens aussi de vous que, lorsque vous vous en êtes ouvert à votre grand-mère, elle en a été consternée. Tu veux donc être fonctionnaire ! Avec un salaire de famine ! Vous lui avez dit que si vous étiez admis à l’École nationale d’administration, vous pouviez espérer faire une brillante carrière. Vous lui avez fait miroiter la diplomatie, mais avec un succès médiocre. Vous vous êtes alors enhardi jusqu’à lui dire que si vous sortiez de l’ENA parmi les premiers, vous pouviez espérer entrer au Conseil d’État. Voilà qui l’a un peu rassérénée. « Comme Julien », a-t-elle dit. Quand vous m’avez conté l’anecdote, j’ai immédiatement identifié ce Julien : c’est celui de Quel amour d’enfant ! de la comtesse de Ségur. Votre grand-mère ne le citait pas, comme je le fais moi-même, par simple goût des références littéraires désuètes. Julien, qui prépare son dernier examen de droit avant d’entrer au Conseil d’État, répond à la capricieuse Giselle qui veut le distraire de son travail et s’agace de le voir se donner tant de mal : « Pardon, mademoiselle, le devoir de tout homme est de se rendre utile à son pays le plus tôt possible. »

Vous partagiez cet avis. Vous avez rempli le programme annoncé. Vous êtes entré au Conseil d’État. Vous avez passé peu de temps place du Palais-Royal. Vous avez saisi l’occasion qui se présentait d’être détaché auprès de la commission des recours des réfugiés, expérience qui vous a infligé une blessure toujours ouverte, dont témoigne Le Chemin des morts. Et puis vous avez définitivement renoncé au Conseil d’État, ou du moins renoncé à être conseiller d’État, puisque vous êtes devenu plus tard avocat auprès du Conseil d’État. Pourtant, vous vous rendiez utile à votre pays dans ces fonctions, aurait dit Julien. Je dois dire que je l’approuve. On se rend bien aussi utile à son pays en étant conseiller d’État qu’en étudiant la poésie du Moyen Âge. Mais vous cherchiez autre chose que la dissection des subtilités administratives et juridiques. C’est votre deuxième décalage.

Cependant, avant votre histoire, que chacun connaît, il y a une préhistoire. J’ai triché en la passant sous silence. Elle explique ce que j’appelle assez gauchement vos décalages. Élève au lycée Saint-Louis-de-Gonzague, vous avez eu pour professeur de lettres un normalien de la promotion 1921, nommé Camille Bergeaud. Vous avez gardé de lui le souvenir ébloui que laisse un grand professeur de lettres, espèce rare, car rien n’est plus difficile à enseigner que la littérature. Il vous a donné, à vous le plus brillant de ses élèves et le plus doué pour les lettres, le meilleur des conseils, dont vous avez su tirer le meilleur des partis. Vous aimez la littérature, vous voulez écrire ? N’allez pas en khâgne, n’entrez pas à la rue d’Ulm ! Cela vous stérilisera. Vous en sortirez professeur, spécialiste de ceci ou de cela, incapable de produire une œuvre originale, parce que celle des autres vous écrasera, incapable de puiser votre inspiration dans la variété et la richesse d’un monde que vous aurez peu l’occasion de connaître. J’avoue que je brode un peu. Vous ne m’avez pas détaillé la teneur de son conseil en autant de mots. Mais je la reconstitue, hélas, aisément et j’en mesure la cruelle vérité. Je suis prêt à parier que votre professeur vous peignait son propre destin.

Vous n’êtes donc pas allé en khâgne et nous rejoignons ici les épisodes suivants déjà mentionnés. Mais ils en reçoivent un nouvel éclairage. Vous vouliez être écrivain. Là étaient votre désir et votre vocation, que vous avez magnifiquement remplie. Le Conseil d’État venait en seconde ligne. Il n’échappe, certes, ni à vous ni à moi ni à personne que la loi du regretté Camille Bergeaud souffre des exceptions, que nous en avons une sous les yeux en cet instant même, que ni la khâgne ni la rue d’Ulm n’interdisent l’accès au Conseil d’État et que cette institution peut offrir un refuge propice à l’écriture. Mais c’est de vous que nous parlons ici. Vous avez suivi le conseil de votre professeur, parce que vous vouliez écrire, en effet, mais surtout parce que séparer l’écriture de la vie était pour vous impensable. Faire Sciences Po, entrer à l’ENA, sortir dans le Conseil d’État n’était pas pour vous, me semble-t-il, une stratégie élaborée en vue de vous ramener à l’écriture, mais l’effet d’un désir positif de découvrir le monde, de le connaître, de le comprendre, de le courir, de le goûter, de l’aimer et d’y agir, guidé par les valeurs qui sont les vôtres. Écrire allait avec tout cela, mais il n’est pas certain qu’écrire serait allé sans tout cela. Bergeaud avait raison.

Vous aviez une vocation d’écrivain, que vous avez accomplie, ô combien, mais vous n’avez pas voulu être un professionnel des lettres. Vous avez été admis dans le saint des saints des hauts fonctionnaires à la française, mais vous n’y êtes pas resté. Vous avez travaillé quelque temps dans le secteur privé, comme on dit. Vous êtes devenu avocat auprès du Conseil d’État. Cela fait beaucoup de changements. Mais il est un métier auquel vous êtes resté fidèle toute votre vie. Vous lui êtes resté fidèle toute votre vie, mais ce n’était pas le vôtre. Vous avouerez que je n’ai tout à fait tort ni de vous prêter plusieurs vies ni de déceler en vous un perpétuel décalage. L’armée occupe une place immense dans votre vie, votre œuvre et votre carrière, sans que vous soyez officier de carrière. Vous vous y êtes illustré d’une façon d’autant plus éclatante que cet éclat est totalement obscur, puisqu’il s’agit de missions secrètes, dont vous avez été chargé dans l’ex-Yougoslavie dès 1991, alors que vous étiez encore au Conseil d’État, puis en 2003-2004 en Afghanistan, plus tard encore au Mali. C’étaient des missions dangereuses, impliquant des négociations où vous manifestiez votre « hauteur de vue, la finesse de votre analyse et votre attachement profond à la chose militaire ». Je viens de citer encore le général Lecointre, auquel je serais décidément bien inspiré de céder entièrement ma place.

En étant fidèle à l’armée, vous êtes d’abord fidèle, une fois de plus, aux vôtres et à une longue tradition familiale. Du côté paternel, avant votre père et votre grand-père, les deux professeurs de médecine, on trouve une lignée continue d’officiers ou de sous-officiers depuis l’Empire. En remontant plus haut, une famille poitevine, qui acquiert au début du xviie siècle, grâce à votre homonyme François Sureau, la charge modestement anoblissante de juge sénéchal de Lussac-les-Châteaux. C’était l’éphémère « noblesse de cloche », ainsi désignée parce que ses membres, titulaires de charges municipales, devaient se rendre aux réunions à l’appel d’une cloche. Mais laissons la cloche et revenons aux militaires. En quittant l’armée, votre arrière-grand-père, associé à un quincaillier de Nice, a inventé les panneaux de signalisation routière, qui ont assuré la prospérité (aujourd’hui évanouie, me dites-vous) de la famille. Du côté de votre famille maternelle, ce sont des protestants bourguignons qui ont émigré en Suisse lors de la révocation de l’édit de Nantes. Votre arrière-grand-père maternel était lui aussi un militaire, puisqu’il s’est engagé dans la Légion étrangère et a obtenu vers 1900 la nationalité française après vingt ans de service.

La Légion étrangère : nous y voilà ! Nous y voilà, parce que, si, en entrant à l’ENA, vous avez élégamment fait votre service militaire à Saumur comme cavalier dans un régiment de chasseurs, plus tard, lorsque vos missions pour l’armée ont exigé votre affectation pour ordre à un régiment, vous avez modestement choisi la Légion étrangère et, dans la Légion, le prestigieux premier régiment étranger d’Aubagne. Ce sera dès lors votre régiment. Vous m’avez dit un jour que les activités militaires avaient occupé depuis vingt ans un quart de votre temps. Mais vous ne comptiez pas dans ce calcul la multiplication de votre vie dans l’écriture et le temps que celle-ci demande. Si on l’inclut, on arrive à la moitié.

Une thèse sera soutenue un jour sur « L’armée et la guerre dans l’œuvre de François Sureau ». Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Le sujet s’impose. Il exigera des lectures et des dépouillements considérables et minutieux, car il n’est pas un seul de vos ouvrages où la guerre et la « chose militaire », pour continuer de piller ma source favorite, ne soient présentes, même là où le sujet ne les laisse pas nécessairement attendre. Voyez L’Or du temps. On suit la Seine depuis sa source, promenade pacifique s’il en est, et on tombe presque aussitôt sur le général Mangin et sur son gendre, le général Diego Brosset, qui vous accompagnent presque jusqu’à Paris. On lit une histoire de guillotine, L’Obéissance, et voilà que la guillotine est associée à la guerre de 14. Vous publiez « Deux mystères évangéliques ». Sous quel titre ? J’ai des soldats sous mes ordres : parole de centurion (Luc, 7, 8) !

Les guerres conduites ou subies par la France sont les jalons chronologiques explicites de plusieurs de vos livres, mais, à la vérité, elles jalonnent toute votre œuvre. Dans La Corruption du siècle comme dans L’Infortune, le récit est encadré par la guerre de 1870 et celle de 1914. Dans les pages de L’Or du temps auxquelles je faisais allusion il y a un instant, vous vous attardez en compagnie de deux grands chefs, l’un de la Première, l’autre de la Seconde Guerre mondiale. Ils vous fascinent l’un et l’autre. Du premier, Mangin, vous tracez un portrait paradoxal et attachant, bousculant les idées reçues, non seulement sur lui, mais aussi, dans des sens opposés, sur d’autres, en bien sur Nivelle, en mal sur Pétain, que Mangin méprisait, jugeant usurpée sa gloire acquise à Verdun. Du second, Brosset, vous aimez le courage fait de bonne humeur et de joie de vivre. « Comme la vie est belle ! » s’écriait-il, enivré par l’ardeur de la dure campagne de l’automne 1944 dans l’Est de la France, au matin même du jour où il devait trouver la mort au volant d’une jeep. L’un et l’autre répondent à votre idéal de l’officier : le courage, bien sûr, le panache, l’humanité dans la rigueur, mais aussi l’indépendance d’esprit, voire l’insolence du jugement chez des êtres passionnément attachés pourtant à l’institution où l’obéissance est la plus nécessaire et la discipline la plus sévère. Sentiment de liberté, mépris des conventions, que donnent le goût du risque et le danger accepté.

Vous connaissez l’histoire militaire comme la vie militaire, vous savez tout peindre avec exactitude et rigueur, vous rendez tout vivant, proche et vrai : Reichshoffen et l’armée de la Loire, les tranchées et le front d’Orient, les conscrits inquiets ou farauds, les ambulances, le siège de Pampelune de 1521, un régiment anéanti, une forêt dévastée, l’attente de l’action, l’épuisement d’une marche, l’ennui d’un cantonnement. Tout vous inspire une forme d’enthousiasme. « Ah Dieu ! que la guerre est jolie / Avec ses chants ses longs loisirs » : le célèbre Adieu du cavalier d’Apollinaire, qui ne paraît provocant qu’à ceux qui ne lisent pas jusqu’au bout ces deux quatrains mélancoliques, je ne le cite pas ici pour une transition abrupte avec votre dernier livre, dont je ne suis pas loin de penser qu’il est votre second chef-d’œuvre, le premier étant Inigo. Je le cite, parce que je pense profondément que c’est le soldat en vous qui est le poète. Il ne s’agit plus là de romantisme, mais d’une exacerbation des sensations et d’une fébrilité de la pensée qui vous saisissent quand vous êtes transporté dans ce monde régi par son langage, ses usages, ses lois propres, qui protègent de la vie en même temps qu’elles l’exposent.

C’est le soldat en vous qui est le poète et c’est peut-être pourquoi l’écrivain en vous est, me semble-t-il, d’abord un poète. La Chanson de Passavant en est la révélation, mais il en est bien d’autres manifestations. Vos romans sont les romans d’un poète. Vos personnages ont leur propre vie, mais une vie qui prolonge la vôtre, ou celle de votre père, de votre grand-père, ou qui leur fait écho. Ils peuvent être différents de vous, mais vous ne composez pas froidement et de toutes pièces des caractères qui vous seraient totalement étrangers. Il faut que vous puissiez leur insuffler votre propre vie, qu’ils ressentent ce que vous ressentez, que, d’une certaine façon, vous les approuviez. C’est ce que je voulais dire tout à l’heure en observant que vous créez des personnages mais que vous êtes toujours présent. Ce n’est pas une limite. C’est tout le contraire. Vous êtes chaque membre de la famille Pieyre, vous êtes le normalien collaborateur de Clemenceau, vous êtes même l’énigmatique maréchal des logis-chef Schuster. Non seulement vous ne séparez pas vos personnages de vous, mais vous faites en sorte que votre lecteur vous trouve toujours à côté d’eux ou derrière eux. Vous jouez pour cela de la récurrence des personnages, comme les Pieyre ou Grigoriev. Je m’en voudrais de peiner votre fille Victoire, balzacienne fervente et brillante étudiante normalienne, mais vous êtes un anti-Balzac. Chez lui, chaque réapparition d’un personnage, chaque mention de Lousteau ou de Maxime de Trailles, accrédite l’illusion d’un monde réel. Chez vous, le retour du libraire Charles Pieyre ou de Grigoriev attire l’attention sur vous. Tempérament de poète, plus que de romancier. De même pour l’intrigue. À vrai dire, elle ne vous intéresse qu’à demi. Votre vérité est moins étayée par la construction du roman qu’elle n’est présente et comme incarnée dans chacune de ses scènes et chacun de ses moments. La vérité est dans chaque instant de la vie. C’est une vérité poétique.

La poésie, comme chacun sait, est un art, non du vague, mais de la précision. Elle est le résultat d’un travail de précision. Dans Jaegerthal, dont le tirage confidentiel ajoute au mystère, votre compétence et votre érudition dans les domaines de l’équitation, de l’escrime et des armes à feu font autant pour la poésie du récit que les forêts des Vosges. C’est une précision historique touchant les arts de la guerre telle qu’elle se pratiquait encore en 1870. Votre poésie est une poésie de soldat. Il n’est pas nécessaire d’être doué d’une grande subtilité pour le voir, puisque Patrocle Passavant des Baleines est un enseigne de vaisseau. Patrocle Passavant des Baleines : voilà bien un personnage dont vous ne vous séparez pas, un personnage en miroir décalé – une fois de plus. Son nom le dit. Patrocle, l’ami et le frère d’armes, mort à votre place au combat, tué en portant vos armes (à vous supposer Achille). Passavant, qui peut s’entendre, du côté du poète, c’est-à-dire de vous-même, comme un cri et un encouragement que lui lance son personnage. Vous écrivez quelque part que le plus beau commandement est celui de l’officier qui se lance à découvert à la tête de sa section en criant : « En avant, tous derrière moi ! » « Passe avant » n’a-t-il pas supplanté « Combraisis » comme cri de guerre des Guermantes, comme Saint-Loup l’apprend au narrateur ? Mais du côté de votre personnage, officier de marine, le passavant est le passage étroit, donc dangereux, qui, le long du rouf, permet de gagner l’avant du bateau, face à la mer et au danger qui peut survenir. Quant à « des Baleines »… Comme le phare, peut-être ? Une baleine est un gros animal marin. Si votre personnage, au lieu d’être enseigne de vaisseau, était lieutenant dans l’armée de terre, il s’appellerait peut-être « des Éléphants ». Ce n’est d’ailleurs pas à vous seul qu’il faut poser la question, puisque le nom de Patrocle Passavant des Baleines est, m’avez-vous avoué, une invention familiale. Car votre famille entière travaille à votre gloire. Ne m’avez-vous pas avoué aussi que les dessins de Bagramko dans L’Or du temps sont dus à l’habile crayon de votre fille Maryam, médecin de son état, et le portrait d’Apollinaire dans Ma vie avec Apollinaire, à votre fils Edmond, jeune jurisconsulte aux talents variés ? Ne rougissez-vous pas, Monsieur, après avoir exploité les vôtres, d’être seul autorisé à porter un beau costume ?

Revenons plutôt à la poésie. La Chanson de Passavant est un recueil de poèmes, ensemble morcelé, mais qui se veut continu, cohérent et qui prétend retracer de façon, comme toujours chez vous, à la fois mystérieuse et précise le destin, les voyages, guerres, bordées, bourlingages, et la mort de l’enseigne de vaisseau Patrocle Passavant des Baleines. Tout cela est nourri de vos propres expériences et ne s’en cache pas. Si vous êtes présent dans vos personnages romanesques, il n’est que juste que vous le soyez aussi dans votre personnage poétique. Et de même que vos personnages vous reflètent, de même vos poèmes reflètent vos goûts en poésie. Non qu’ils ne soient pas originaux. Ils vous ressemblent trop pour ne pas l’être. Mais ils rendent hommage à des poètes aimés, parce que vous êtes trop généreux pour ne pas prendre plaisir à éprouver de l’admiration et à la manifester. On trouve, au détour de vos poèmes, des hommages explicites. Par exemple, vous nommez, et même à deux reprises, si je ne me trompe, Jean-Paul de Dadelsen. J’en suis touché, parce que Dadelsen a beaucoup compté pour moi quand j’étais adolescent, c’est-à-dire à l’époque où son unique recueil, Jonas, a paru à titre posthume. Tiens donc : voilà que Jonas voisine avec des Baleines. Mais je ne m’engagerai pas dans la voie de la surinterprétation. Je la réserve à des auteurs qui ont quitté cette vallée de larmes depuis sept ou huit siècles et ne peuvent plus se défendre. Reste que, comme celui de Dadelsen, votre recueil mêle les pièces courtes et chantantes, de versification classique ou presque, comme « Redingote stambouline » ou « Le Successeur à l’escale », un peu dans la veine de la « Villanelle pour Betty » de Dadelsen, et les pièces amples, dont les longs vers, libres avec ostentation, tendent tantôt vers le verset, tantôt vers une affectation de prosaïsme, par exemple « Passavant des Baleines Appareillage (II) » ou « Tusitala », parmi bien d’autres, et, chez Dadelsen, « Oncle Jean » ou le poème éponyme, « Jonas ».

Mais Jean-Paul de Dadelsen n’est qu’un intermédiaire. Il s’inspire des mêmes poètes que vous, de Valery Larbaud, de Cendrars et, bien entendu, avant tout et avant tous, d’Apollinaire. À chacun vous savez rendre hommage de bien des façons. Par un vers qui suscite dans la mémoire de votre lecteur un écho immédiat et décalé, pour le faire sourire : Prête-moi ton vol tendre écrasé sur les champs / Ô buse caramel dont je suis les détours, incipit de « Course à pied dans la Lomagne ». Par une allusion explicite au même Larbaud dans « Les Adieux de Passavant » (J’ai recherché de vieux journaux / Vie de Pflimlin mort de Larbaud), ou plus souvent à Apollinaire, comme dans « Le Trépan » (À Nîmes rien n’a changé), qui s’adresse à Louise de Coligny-Châtillon, ou, dès le début du recueil, dans « Kompong Trach » : Tout a sauté Apollinaire / Le mot shrapnell a disparu. Par un écho plus lointain : As-tu connu Mansour / qui vivait chez Breton, où il me semble entendre : As-tu pas vu Guy au galop / Du temps qu’il était militaire / As-tu pas vu Guy au galop / Du temps qu’il était artiflot / À la guerre. Par de brefs poèmes chantants qui se présentent comme des souvenirs de voyages, comme « Vers Odessa », dont certains évoquent À Strasbourg en 1904 / J’arrivai pour le lundi gras, d’autres « Marizibill ». Par l’allure générale d’un poème qui affecte de ressembler à de la prose découpée par des retours à la ligne de façon à ressembler à des vers, ce qu’Apollinaire a effectivement fait dans « La Maison des morts », mais que l’on trouve aussi dans « Rhénane d’automne » et dans les grands poèmes, de « Zone » à « Vendémiaire ». « Kompong Trach », que je viens de citer, en est un exemple, ou encore « Vie et mort de Luis Trenker ». C’est ce que j’appelais il y a un instant l’affectation de prosaïsme, qui, en décevant l’oreille toujours à la recherche d’un rythme, crée, par un curieux effet de contraste, un envoûtement poétique. Vous êtes même resté fidèle à l’absence de ponctuation. Mais vous n’êtes pas un imitateur. Il faut être un vrai poète pour faire entendre sa mélodie propre et savoir jouer sans erreur de la variation des rythmes, de leur rupture et de leur souvenir, de la satisfaction de l’oreille et de sa frustration.

En intitulant quinze ans plus tard un livre Ma vie avec Apollinaire, vous ne vous inscrivez donc pas seulement dans le cadre et le titre imposés par une collection. La Chanson de Passavant comme L’Or du temps montrent que vous avez bel et bien passé votre vie avec Apollinaire. Je pourrais dire « moi aussi », mais je crois que cette Coupole entière se lèverait pour se joindre à nous. Apollinaire est celui qui a baptisé en poésie les enfants du xxe siècle. Nous avons tous commencé avec lui notre collection de « Poètes d’aujourd’hui », les petits livres carrés et multicolores publiés par Seghers. De mon temps, ils coûtaient cinq nouveaux francs. Sans doute avaient-ils un peu augmenté du vôtre, s’ils existaient encore. Voilà un peu plus de cinquante-cinq ans que je n’osais plus dire ma tendresse pour « L’Émigrant de Landor Road » ni me le réciter, depuis qu’un de mes amis s’était moqué de mon goût pour un poème trop facile. Vous m’avez, Monsieur, rendu « L’Émigrant de Landor Road ». Si un poète de votre qualité l’admire, pourquoi m’en priverais-je ?

Je dois cependant confesser que mes goûts ne s’accordent aux vôtres que dans la banalité. Je suis allergique à Breton. En lisant L’Or du temps, je ne me suis rasséréné que lorsque vous avez quitté Nadja pour Babar. Moi qui aimais votre voyage au long de la Seine parce qu’il me rappelait Perlette, goutte d’eau, mon préféré parmi les albums du Père Castor dès avant que je sache lire, je me suis enfin retrouvé dans mon élément. J’ai admiré sans réserve vos pages sur Jean de Brunhoff. Vous avez raison : Babar et le Père Noël est son chef-d’œuvre absolu, et vous montrez très bien pourquoi. Vous faites une analyse magnifique du despotisme bon enfant que Babar exerce sur la société égalitaire de Célesteville. On pourrait cependant observer que cet égalitarisme a ses limites. Jean de Brunhoff décrit une société où toutes les fonctions semblent avoir une dignité égale et où l’échange des services entre tous assure l’harmonie. Mais avec qui Babar joue-t-il au tennis ? Avec Poutifour, le jardinier ? Avec Hatchibombotar, l’arroseur ? Non. Babar et Céleste jouent en double avec Pilophage et Madame Pilophage. Pilophage est l’officier. Je vous soupçonne, Monsieur, de trouver cette situation naturelle. Mais enfin, oublions ces grandeurs d’établissement. Nous-mêmes ne portons plus guère le bicorne (si j’ai le mien aujourd’hui, c’est uniquement pour vous), ce qui nous évite de nous asseoir dessus par mégarde après avoir terminé un discours, comme il arrive au conseiller de Babar, le sage Cornélius, que la vieille dame console en lui offrant un tour de manège.

La poésie des albums de Babar est bien réelle, mais enfin elle m’éloigne un peu de mon propos. Nous en étions à la constatation que vous êtes profondément un poète, que votre œuvre entière en témoigne et qu’il est bien naturel que vous ayez une prédilection pour Apollinaire, qui a été si heureux d’être soldat, et un si bon soldat. De même que votre goût pour la chose militaire s’accorde avec votre goût poétique, il oriente l’expression de votre spiritualité. Le chapitre conclusif d’Inigo, ou plutôt la postface explicative que vous ajoutez à votre livre, s’ouvre sur cette phrase provocante sous la plume d’un auteur qui a fait sa scolarité à Saint-Louis-de-Gonzague et clôt un livre sur saint Ignace : « J’ai longtemps détesté Ignace de Loyola, lui trouvant l’air d’un égaré baigné de larmes nous appelant sans discrétion aux sacrifices qu’une imagination médiévale lui faisait concevoir. » Phrase si importante à vos yeux qu’elle est répétée en quatrième de couverture. Il est clair que l’imagination médiévale n’est pas pour vous un compliment. Passons. Votre livre, de fait, n’est ni une biographie de saint Ignace de Loyola ni une histoire des origines de la Société de Jésus. C’est un portrait : tel est le genre littéraire que lui attribue la mention figurant sur la couverture et la page de titre. Ce n’est pas un portrait d’Ignace, c’est un portrait d’Inigo, le nom de sa jeunesse, la forme de son nom dans son Pays basque natal. On pourrait résumer le livre en disant qu’il va de la blessure reçue par Inigo à Pampelune, qui a failli lui être fatale, à la dernière étape de sa conversion, au moment où il va devenir Ignace de Loyola. Conversion doit, bien entendu, s’entendre au sens qu’avait le mot à cette époque : le retournement d’une vie et d’un cœur qui se donnent désormais entièrement à Dieu. Mais ce résumé donnerait l’idée bien fausse d’un ouvrage édifiant, si l’on ne prenait pas garde à la somme de souffrance contenue dans les deux mots de blessure et de conversion. La force du livre est que vous y êtes, comme toujours, constamment présent, mais que votre présence a cette fois une valeur toute particulière et qu’elle vous engage tout entier. Souffrance, conversion : vous parlez de ce que vous connaissez et de ce que vous avez éprouvé, même si vous n’avez jamais exigé qu’on vous casse à coups de maillet une fracture mal recollée et même si vous n’êtes pas allé jusqu’aux extrémités de l’ascèse que votre personnage s’est imposée.

Vous commencez par « la chose militaire ». C’est bien vous. Le siège de Pampelune par les Français en 1521. Le jeune Inigo, fort de l’influence que lui donne sa position à la cour, dissuade les vieux chefs de guerre expérimentés de rendre la citadelle, dont ils voient bien, les uns et les autres, qu’elle sera enlevée par l’assaut final. Un boulet de canon lui fracasse la jambe. L’épisode militaire occupe le tiers du livre, et à juste titre. Non seulement parce que vous le racontez et le décrivez admirablement. Mais aussi parce que lui seul rend nécessaire et compréhensible la conversion future. Vous montrez comment un caractère extrême est retourné, froissé, brisé comme l’os à coups de maillet, sans cesser d’être extrême. Aucun effort de volonté n’est trop grand, aucune souffrance trop atroce pour le faire renoncer à ce qu’il pense devoir à sa famille et à lui-même, qui est de mener une vie conforme à son rang, à son autorité, à sa carrière de soldat et de courtisan, à la séduction qu’il exerce sur les grands et sur les femmes. Il est prêt à tout supporter pour ne pas devenir un infirme, incapable de chevaucher, de se battre, de chasser, de danser, de séduire. La vision d’une nuit, l’expérience mystique le convertissent, mais ne le transforment pas. Là est la source de sa grande douleur. Il renonce à ses succès mondains, à la cour, au pouvoir, à la gloire, à la fortune, aux femmes, il accepte sa claudication et son bâton, mais il se lance dans la voie inverse, celle de l’ascèse, du dénuement, de l’abaissement, de l’humiliation, avec le même excès et avec la même confiance dans le pouvoir de sa propre volonté, mesuré à la souffrance qu’il supporte de s’infliger à lui-même. Ces deux voies inverses sont une seule et même voie, bien sûr, et une impasse. La confession qui a l’ambition d’une exhaustivité absolue n’est pas plus apaisante dans la bouche de l’humble pèlerin qu’il est devenu auprès d’un saint et subtil moine de Montserrat que ne l’était celle du fringant officier dans la nuit qui précédait l’assaut de la citadelle de Pampelune auprès d’un soldat réquisitionné faute de prêtre et qui ne comprenait même pas l’espagnol. On en revient toujours à la philosophe Simone Weil. La volonté ne peut rien, car elle est tournée vers elle-même. Seule l’attention est puissante, car elle est tournée vers son objet, vers l’autre, vers ce qui n’est pas soi. C’est ce qu’Inigo découvre, tout à la fin de votre livre.

Tout à la fin de votre livre. C’est-à-dire que tout au long de ce livre, vous nous montrez un homme qui appelle Dieu de toutes ses forces, qui ne sait que faire pour que Dieu vienne à lui, qui multiplie les efforts et les sacrifices, qui le cherche de toute sa volonté et qui ne trouve que le silence. C’est une expérience plus commune que celle de l’extase, plus commune que celle de l’abandon paisible à Dieu, plus commune que celle de l’attention qui rend indifférent à soi-même. C’est une voie par laquelle il faut bien passer, à moins d’être porté par les anges. Votre lecteur vous est reconnaissant d’être présent dans ce livre, comme dans les autres, plus que dans les autres, de l’inviter à y être présent avec vous et à y cheminer avec Inigo et avec vous.

Mais on ne peut pas cheminer tous les jours avec un saint. Votre propre manifestation d’humilité et d’attention a été ces dernières années d’utiliser vos compétences de juriste et d’avocat au service d’une cause d’intérêt général, une cause d’autant plus essentielle que son intérêt n’apparaît pas à tous. Il a fallu que je lise Sans la liberté, le petit livre ou la grosse brochure que vous avez publié en septembre 2019 dans la collection « Tracts » de Gallimard, pour mesurer le danger que vous signalez, et qui m’apparaissait sous un angle différent, trop étroit sans doute. Ce danger est celui qui pèse aujourd’hui sur les libertés publiques. Je suis maladroit à en parler, n’étant moi-même ni juriste ni politologue. Je vois bien qu’à chaque menace qui pèse sur la société ou dont une partie de la société croit devoir dénoncer l’existence, l’État répond par une bordée de mesures sévères qui sont généralement dangereuses et inutiles. Dangereuses, parce qu’elles réduisent les libertés fondamentales pour répondre à un risque particulier. Inutiles, parce que les lois existantes suffiraient à contenir ce risque, si elles étaient appliquées. Mais elles ne le sont pas, car la défiance générale à l’égard des institutions, pire encore la mise en cause de leur légitimité, rend impossible l’exercice du pouvoir. Or c’est l’exercice du pouvoir dans le cadre du droit qui garantit les libertés. Encore faut-il qu’il y ait un accord sur le caractère intangible des libertés et sur la réciprocité des droits et des devoirs qui les fonde. Mais, écrivez-vous, « nous assistons sans mot dire au remplacement de l’idéal des libertés par le culte des droits ». Et vous ajoutez : « Personne ou presque ne se choque plus de la multiplication des lois répressives dès lors qu’elles semblent faites pour punir notre voisin et non pas nous-même. Dans ce mouvement, l’État lui-même change de nature. Il n’est plus rien que le garant, y compris répressif, des droits individuels. » Il ne faut donc pas s’étonner que cet État soit de plus en plus répressif à mesure qu’il s’affaiblit.

Il s’affaiblit tant, dites-vous, que son vocabulaire exact, politique ou juridique, s’efface dans les médias au profit de métaphores médicales, militaires, anthropologiques et même théâtrales (vous citez « l’acte XXX des gilets jaunes » et « l’acte II du quinquennat »). Nous confondons l’État avec la bureaucratie et les commissions en tout genre, nous parlons, comme si c’était notre langue maternelle, un style administratif, compliqué chaque jour par de nouvelles circonlocutions et de nouvelles prudences. Sur ce dernier point, toutefois, on ne peut que plaider l’indulgence. Comment reprocher à nos concitoyens d’être empêchés de s’exprimer dans un langage articulé parce qu’une bouillie précautionneuse leur emplit la bouche, quand le ministère de l’Éducation nationale, chargé de leur formation, est champion toutes catégories de l’abstraction niaise ?

Je ne sais si je rends bien compte de votre pensée. Peut-être y mêlé-je de la mienne, bien faible dans ce domaine. Spontanément, je prenais la question à l’envers. Les menaces sur les libertés, je les voyais venir, non de l’État, mais de nous tous, des réseaux sociaux, des mouvements d’opinion revendiquant les droits ou exigeant la condamnation de tels ou tels, de l’appel à la transparence comme justification de la délation et du lynchage, de l’incompréhension croissante de ce qu’est la prescription d’un délit ou d’un crime, d’un effritement des valeurs communes, que le recours mécanique aux mots « citoyen » ou « républicain » ne parvient plus à masquer. J’interprétais les mesures répressives prises par l’État comme un signe de faiblesse et de désarroi, un effort désespéré pour apaiser « le gros animal » de Platon. C’est là que nous nous rejoignons, me semble-t-il. Mais tout cela, vous le comprenez et le dites infiniment mieux que moi. Qu’on lise dans L’Or du temps les pages que vous consacrez à Koestler. Notre ami Jean-Claude Casanova a immédiatement su les repérer et les extraire pour les joindre à vos contributions à Commentaire, qu’il a eu l’excellente idée de rassembler à l’intention des lecteurs de cette revue qui nous est chère à tous deux et qui nous réunit. Peut-être le haut fonctionnaire compétent que vous êtes est-il seulement plus sensible aux dysfonctionnements de l’État, tandis que le simple citoyen que je suis est plus effrayé par le gros animal, qui peut à chaque instant nous piétiner ou, pire encore, nous absorber et nous gagner à sa cause, à l’heure où les plus libres lâchent prise, rejoignent la masse et, comme dans la pièce de Ionesco, se retrouvent rhinocéros.

Heureusement pour nous, vous savez ce que c’est que de combattre et de mener les bons combats. Vous en avez la force, puisque vous vivez plusieurs vies à la fois. Je n’ai parlé que de quelques-unes d’entre elles. Certaines m’étaient interdites, car vous m’avez assuré que madame Ayyam Sureau n’aime pas que l’on parle d’elle. Avouez que ce sont de grands et de beaux pans de vie qui m’échappent. Rien sur l’association Pierre-Claver, qui œuvre depuis près de quinze ans à l’insertion des réfugiés en France et s’attache maintenant à celle de leurs enfants. Rien sur l’Égypte.

Tout de même, je me permets in extremis une entorse à la règle que vous m’avez imposée, en évoquant votre morceau de bravoure sur le bal en vert donné à Alexandrie par un personnage de votre roman Les Alexandrins. Un bal où, depuis les robes des femmes jusqu’aux légumes arborés par les hommes en guise de pochette, on trouvait toutes les nuances du vert. Toutes ? Non. Il en manquait une : le vert académique. Il vous sied à merveille. La palette est désormais complète. Monsieur, soyez le bienvenu parmi nous.