Réponse au discours de réception de Jules Janin

Le 9 novembre 1871

Camille DOUCET

Réponse de M. Camille Doucet
au discours de M. Jules Janin

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
du jeudi 9 novembre 1871

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Pour pleurer ceux qu’elle a perdus, l’Académie n’envisage pas si, par un sort favorable ou contraire, ils ont succombé plus tôt ou plus tard, avant ou après l’orage, misérables ou consolés ; et, lorsqu’il lui est enfin donné aujourd’hui de rouvrir devant vous ses portes trop long-­temps fermées, je dois, en son nom tout d’abord, et avant même de vous répondre, payer un tribut de souvenir et de regret aux absents, si nombreux, hélas ! en qui la mort n’a su respecter ni le talent, ni l’esprit, ni la foi, ni la jeunesse, ni la gloire, ni le génie même !
J’ai parlé de génie et de gloire... Aussitôt tous les yeux se sont tournés vers le fauteuil de M. Villemain ; tous les cœurs cherchent encore le fauteuil de Lamartine !
La place de secrétaire perpétuel, que M. Villemain partagea souvent avec l’ami qu’il semblait ainsi désigner d’avance comme son héritier ( ), est si dignement occupée à cette heure qu’on peut bien dire qu’elle est remplie.
Pour M. de Lamartine ! lui aussi, suivant l’expression de M. de Lafayette, il put se vanter d’avoir eu son jour ; il voulut avoir son jour ; comme s’il n’avait pas eu sa vie !
Quand jadis, dans l’un de nos orages populaires et de nos naufrages périodiques, les mêmes flots débordés menaçaient déjà, sans raison, de tout engloutir avec eux, il se jeta résolûment à la barre pour nous disputer aux abîmes ; et, s’il n’eut pas l’honneur de sauver la France, il sauva du moins son drapeau !
Apôtre et martyr de la liberté, tantôt emporté par elle jusqu’au sommet du Capitole, ou par elle précipité du haut de la roche voisine, M. de Lamartine aura connu, pendant sa vie sans pareille, toutes les grandeurs d’ici-bas ; celles de la défaite illustre, comme celles des glorieux triomphes ; et voilà qu’après sa mort même, par une sorte de fatalité nouvelle, dans ce lieu d’asile, presque interdit à toute autre passion qu’à celle des lettres et des arts, le chantre divin des Méditations poétiques resté privé encore, pour un temps, des adieux dus à sa tombe, des hommages dus à sa mémoire !
M. Sainte-Beuve aura été plus heureux, grâce à vous, Monsieur, qui venez de nous le peindre et qui allez nous le rendre ; nul mieux que vous ne pouvait faire ici son éloge, nul mieux que vous ne pouvait prendre ici sa place.
La vie orageuse du grand Tullius ne vous a tentés ni l’un ni l’autre ; plus modeste, mais plus riante et plus abritée, celle d’Horace vous a paru meilleure, et vous avez compris tous deux que les roses de Tibur et de Passy préservaient plus sûrement de la foudre que, les lauriers de Saint-Point et de Tusculum.
Ainsi vos deux existences, à la fois pareilles et diverses, se seront doucement écoulées sous cet ombrage et sous ces parfums, sub tegmine... — Je m’arrête, au seuil de votre demeure ; je n’y veux entrer qu’avec vous.
Vous, Monsieur, qui savez si bien le latin, et qui ne vous en cachez pas, vous rappelant à propos l’invocation d’Horace à sa vieille amphore, abondante en joie ; pleine d’amour et de sommeil, — cette traduction est de vous, — vous auriez pu aujourd’hui, non en plein parlement, comme vous le reprochiez quelque part à Mgr de Retz, mais en pleine Académie, l’adresser sans crainte à la plume de M. Sainte-Beuve, à cette plume d’or, sœur de la vôtre : O nota mecum, consule Manlio ! ou consule Planco, si vous le préférez ; le vers n’y sera plus ; mais vous avez un faible pour Plancus ; il fut l’ami de vos vingt ans, et vous nous l’avez fait aimer.
Par un hasard singulier et par une sorte de prédestination, vous naissiez le même jour, presque à la même heure, M. Sainte-Beuve et vous, l’un le 23, l’autre le 24 décembre de cette même année 1804 ; l’un au midi de la France, l’autre au nord ; à deux cents lieues de distance, il est vrai ; mais, séparés seulement au berceau, vous alliez bientôt vous rencontrer et pour toujours vous réunir, entre Boulogne et Condrieu, dans ce centre commun, dans ce carrefour général, dans cette grande ville, à la fois charmante et terrible, qui attire encore plus qu’elle ne repousse et séduit plus qu’elle ne menace ; dans cette capitale éternelle du bien et du mal, du bien surtout ; dans ce foyer de la lumière, du travail et de l’intelligence ; dans ce temple des belles-lettres, des belles-sciences et des beaux-arts ; dans ce Paris enfin dont la splendeur, déjà si grande alors aux yeux de votre jeune admiration, devait s’élever de nos jours jusqu’à tenter l’envie et lasser la fortune.
Vous voilà donc à Paris, Messieurs, assis sur les mêmes bancs du collége, sur ses bancs d’honneur, vous livrant aux mêmes études et vous abreuvant aux mêmes sources ; marchant dès lors à côté l’un de l’autre dans la vie, et suivant d’un pas égal deux voies parallèles, toujours si voisines qu’elles ont paru souvent sur le point de se confondre, sans l’avoir fait pourtant ; chacun de vous ayant toujours su maintenir ses distances et conserver intacte, jusqu’à la fin, l’originalité de son esprit, de son caractère et de son talent.
S’il eût existé jamais, dans le vieux et poétique Parnasse, une dixième Muse, spécialement préposée au culte de la critique littéraire, on croirait la voir s’emparant de vous dès le premier jour, vous adoptant tous deux pour être les instruments de ses desseins, faisant à chacun de vous sa part, assignant à chacun sa tâche, distribuant à chacun son rôle.
Au poëte rêveur et malheureux, frère de Werther et de René, qui ne demandait qu’à se réfugier dans le travail, sans aller, pour cela, tout à fait jusqu’à sacrifier la philosophie d’Épicure à celle de Platon et la coupe d’Horace à celle de Socrate, elle ouvrira, au milieu des livres, une retraite austère, et l’y enfermera comme dans un cloître. Quant à l’autre... heureux vivant s’il en fut, facile au plaisir, plein d’entrain, de bonne grâce et de belle humeur, ce n’est pas à la vie solitaire, mais à la vie mondaine ; ce n’est pas au cloître, mais au théâtre, qu’il est réservé ; ce ne sont pas les livres du matin, mais les comédies du soir, qui seront son partage. Le sort en est jeté ! chacun a sa destinée qui l’entraîne, et chacun va lui obéir ! Armés tous deux de la plume et du scalpel, de cet outil de Falconnet que vous connaissez si bien ; s’en servant tour à tour d’une main virile et légère, avec la même finesse et la même audace, tous deux vont fouiller en maîtres dans les œuvres de la pensée humaine ; et l’analyse à la fois savante et gracieuse qu’ils sauront en faire aura, sans jamais s’interrompre, pendant près d’un demi-siècle, le privilége de charmer, en les instruisant, deux générations de lecteurs.
Déjà vous avez vingt-cinq ans ! vous écrivez dans la Quotidienne, et aussi dans la Revue de Paris, fondée de la veille, et que M. Sainte-Beuve, apôtre alors du cénacle romantique, et l’un des porte-drapeau de la nouvelle école, avait bruyamment inaugurée par ce terrible article sur Boileau, qu’il désavouera loyalement quelques années plus tard, en datant du château de Bâville ses honorables excuses :

O toi, dont un seul jour j’osai nier la loi,
Veux-tu bien, Despréaux, que je parle de toi ;
Que j’en parle avec goût, avec respect suprême,
Et comme t’ayant vu dans ce cadre qui t’aime ?

Le Tableau historique de la poésie française au seizième siècle venait de paraître ; et Joseph Delorme, le suivant de près, paraissait, à son tour, au commencement de l’année 1829. Pour n’être pas en reste avec M. Sainte-Beuve, vous vous dépêchiez de publier, presque en même temps, non un volume de vers ; — vous avez échappé à cet écueil ; — mais un roman ; un roman de l’autre monde, dont le titre seul, étrange, il est vrai, s’il en fut, suffit alors à défrayer et à effrayer tout Paris pendant plus d’un mois.
L’Âne mort et la Femme guillotinée ! Le beau titre, Monsieur ! à cette époque triomphante de la littérature cadavérique ; et le bel ouvrage ! — meilleur qu’il n’en a l’air ; qui ne manque ni de charme ni de philosophie ; où le gracieux lutte contre l’horrible, et le bon sens contre le paradoxe, et que, dans votre Histoire de la littérature dramatique, vous avez, appelé vous-même « un assemblage de choses délicates et monstrueuses. »
La critique vous rencontrait pour la première fois sous sa férule ; elle vous souhaita la bienvenue en jetant les hauts cris, et j’ai quelque plaisir à vous voir alors vous fâcher tout rouge contre elle ; contre cette... capricieuse déesse que vous prétendiez avoir reconnue à son air ennuyé. Cet air-là, Monsieur, elle ne l’a plus depuis longtemps !
De son côté, Joseph Delorme, qui, suivant M. Sainte-Beuve, fut, à son heure, quelque chose de neuf en poésie et d’original, même dans la nouvelle école, Joseph Delorme faisait éclat, presque scandale. « À peine publié, dit à ce moment même un des maîtres de la plume, l’éloge et le blâme ont été extrêmes ; surtout le blâme ! »
Blâme ! éloge et scandale ! en vérité, la capricieuse déesse vous traitait en enfants gâtés !
À partir de ce jour, vous étiez célèbre ; M. Sainte-Beuve l’était aussi ; vous aviez conquis tous deux, au soleil, le présent et l’avenir.
Pour vous accompagner pas à pas, et jusqu’au bout, dans le prodigieux développement et le rapprochement continuel de vos deux carrières, le temps me manquerait, Monsieur, et la force plus encore. Déjà, d’ailleurs, vous avez fait la moitié de ma besogne en nous parlant de M. Sainte-Beuve comme vous seul pouviez le faire ; en citant chacun de ses livres à votre tribunal ; en les jugeant devant nous avec grâce et sagacité ; en nous introduisant dans son atelier et dans sa cellule ; en nous nommant tous les hôtes illustres qui l’y ont visité ; en nous donnant, en quelque sorte, le catalogue des portraits de tout genre, portraits littéraires, portraits contemporains et autres, qui ont pris place dans le grand salon des Lundis, anciens et nouveaux.
Souffrez que je pénètre à mon tour, un moment, dans ce domaine de M. Sainte-Beuve, dans ce monument composite dont il a été l’architecte, le sculpteur et le peintre. Relevée et rendue par lui à sa grandeur historique, l’abbaye de Port-Royal en occupe majestueusement le centre ; un musée immense l’environne de toutes parts ; et tout d’abord, au moment d’en franchir l’entrée, le bas-relief poétique de Joseph Delorme m’arrête au seuil du gracieux portail qu’il décore.
Joseph Delorme, c’est le poëte lui-même ; c’est sa jeunesse triste et souffrante, passionnée et maladive ; inconstante aussi, heureusement, et qui, dans six mois, sera morte ou guérie ; guérie plutôt, et consolée !
« L’impression même sous laquelle j’ai écrit les Consolations n’est jamais revenue, dit M. Sainte-Beuve, et ne s’est plus renouvelée pour moi. Ils ne se sont plus renouvelés, ces six mois célestes de ma vie, comme je les appelle, ce mélange de sentiments tendres, fragiles et chrétiens. Ceux qui croient pouvoir expliquer pourquoi j’ai renoncé à la poésie en donnent la raison suivante : Je suis critique, disent-ils, je devais l’être avant tout et après tout ; le critique devait tuer le poëte, et celui-ci n’était là que pour préparer l’autre. »
C’est surtout par le sentiment et la passion que M. Sainte-Beuve avait été poëte ; le jour où la passion et le sentiment cessèrent de le maîtriser, la force de l’esprit l’emporta naturellement sur les faiblesses du cœur, la réalité détrôna l’idéal, et le bon sens mit la rêverie en déroute. Si, plus tard, pour la dernière fois, il donna encore une heure à la poésie en publiant ses Pensées d’août, plus sévères et plus graves, qui sont comme le post-scriptum moral et l’épilogue philosophique de ses premières ardeurs, déjà, suivant une de ses expressions, c’est au service de la pensée qu’il appartenait tout entier.
Il resta fidèle à ce service et ne le quitta plus.
Les Lundis, que tout le monde a lus, et que vous venez, Monsieur, de relire à notre profit, auraient pu facilement, sous une autre plume et en d’autres mains, n’être, en fin de compte, qu’un long recueil de biographies, une sorte de lanterne magique, ancienne et moderne, dans laquelle chacun des personnages serait venu à son tour défiler devant le public, sans l’intéresser autrement. Entre les mains de ce penseur et sous la plume de cet écrivain, chacune des notices de M. Sainte-Beuve, étudiée avec soin, méditée avec scrupule, approfondie avec l’amour et la recherche de la vérité, écrite d’ailleurs avec infiniment d’art et de goût, de grâce et de force, de souplesse et de charme, a pris toute la sérieuse importance d’un chapitre d’histoire, attachant et instructif, amusant même, intéressant au dernier point ; et l’ensemble de ces études, presque sans taches et sans faiblesses, sera pour l’avenir un trésor d’enseignements utiles et de précieux renseignements ; ce que nous cherchons aujourd’hui avec curiosité dans les mémoires de Saint-Simon et dans tous ceux du XVIIIe siècle, dans les lettres de Grimm, dans la grande œuvre de d’Alembert et de Diderot, et dans la correspondance de Voltaire, la postérité le trouvera un jour avec reconnaissance dans les archives encyclopédiques de M. Sainte-Beuve.
Parmi les nombreux portraits que vous venez de passer en revue, il en est un que vous avez oublié, exprès peut-être ; qui a été tracé à part, mais qui rentre de droit dans la collection. Je n’en parlerais pas, Monsieur, s’il ne me fournissait l’occasion de vous présenter M. Sainte-Beuve sous l’une de ses faces les moins connues. On a dit souvent qu’il tenait du moine et du prélat ; on a dit même, et je ne sais trop pourquoi, qu’il tenait du diplomate ; il tenait aussi... le croiriez-vous ? il tenait du militaire ; et, bien qu’il n’eût pas le physique de l’emploi, il en aurait eu le goût et il en exprimait volontiers la prétention. C’est avec amour et avec compétence qu’il parlait des grands capitaines et des grands tacticiens. Après avoir combattu en Flandre sous Catinat ; après nous avoir dit le dernier mot de la bataille de Denain et du maréchal de Villars, nous l’avons vu faire et refaire, étape par étape, volume par volume, avec celui qui en fut l’illustre et impartial historien, toutes les glorieuses guerres de l’épopée impériale. À la veille de sa mort enfin, revenant encore sur un champ de bataille et y rencontrant un blessé de la fortune, c’est à la défense du général Jomini qu’il consacra les derniers efforts de sa plume ; j’ai failli dire de son épée !
Dans le mécanisme de son travail hebdomadaire, M. Sainte-Beuve appliquait, pour son propre compte, la tactique dont il avait étudié l’art et enseigné la théorie. Quant il avait préparé son article du prochain lundi ; quand il l’avait bâti, suivant son expression ; c’est-à-dire quand il en avait dessiné les plans, réuni les matériaux, dressé les charpentes et crayonné les idées ; quand il n’avait plus enfin qu’à l’écrire... « Mon siège est fait ! » s’écriait-il ; « allons dormir ! » — Et le lendemain, après ce bon sommeil qui précède, dit-on, les jours de bataille, éveillé avec l’aurore, il donne le signal et démasque ses batteries ; le feu est ouvert ; le combat s’engage ; la place est prise ; la victoire est gagnée ! et le général Sainte-Beuve refait son siège tous les huit jours.
M. Sainte-Beuve procéda tout autrement, quand, puisque bâtir est son mot, il voulut bâtir Port-Royal. La tâche était tout autre, il est vrai, et, pour cette fois, son siège ne fut pas fait en huit jours. Non-seulement vingt années s’écoulèrent entre la publication du premier et celle du dernier volume, mais on peut dire que ce monument, qui était le but, qui était la vocation, et qui devait être la gloire de sa vie, en fut aussi la préoccupation constante et l’incessant labeur. Il y pensa dix ans avant de l’entreprendre, et, dix ans après l’avoir achevé, il le reprenait en sous-œuvre et y travaillait encore.
Aujourd’hui rien n’y manque ; la maison est debout ; les murs qu’avait fait raser la prévention du grand roi sont relevés ; le sol sacré qu’avait déchiré sa colère est redevenu fécond ; la vie s’est réveillée partout dans ce temple de la mort, et, sous ces voûtes reconstruites par M. Sainte-Beuve, comme autrefois sous les arceaux du vieux cloître, nous saluons avec respect, en les voyant passer silencieux et graves, les pieux solitaires qui, au milieu des splendeurs et des fêtes du XVIIe siècle, retirés du monde et lui portant ombrage, devaient, à force de vertu, mériter bientôt les honneurs de la persécution et du martyre.
Les solitaires de Port-Royal étaient, avant tout, religieux et chrétiens dans le sens le plus rigide du mot, sans réserve et sans arrière-pensée. S’ils songeaient d’abord à faire leur propre salut dans la retraite, du fond même de cette retraite, et ne s’occupant plus du monde que pour le sauver aussi, ils travaillaient à réformer les mœurs par la sévérité de leur doctrine, et à régénérer par la foi la société en péril, à la veille de ce XVIIIe siècle, dont ils apercevaient de loin les torches plus que les flambeaux. C’étaient de fortes âmes et aussi des âmes heureuses ; on s’aimait à Port-Royal ; on y vivait dans l’ombre, d’une vie intérieure et douce, et, pendant longtemps, il ne s’échappa ni chants ni parfums de cette austère enceinte dont la porte, presque murée, n’ouvrait même plus son guichet célèbre au respectable chef de la dynastie des Arnauld !
Cette porte, si rigoureusement fermée alors, et qui bientôt devait imprudemment s’entr’ouvrir d’elle-même, M. Sainte-Beuve l’a ouverte pour nous toute grande sur le grand siècle. Du sommet de son monastère, il a tout vu et nous a fait tout voir. De l’histoire religieuse, de l’histoire littéraire, de toute l’histoire enfin, il a tout appris et nous a tout raconté. « Si M. Sainte-Beuve est trop long à mon gré, a dit l’un de vos plus illustres amis ( ), c’est lorsqu’il revient au monde, à la littérature et au théâtre. Il sort de son sujet, qui est, quoi ? l’histoire des âmes. » Cette histoire des âmes, bien que le respect me ferme à demi la bouche, j’oserais presque croire qu’elle a plus gagné que perdu au voisinage du théâtre et de la littérature.
Pour qu’ils fassent du bien il ne suffit pas que les livres soient bons, il faut d’abord qu’ils soient lus, et j’espère ne scandaliser personne en disant que l’histoire pure et simple de la grâce dans les âmes eût paru peut-être quelque peu grave et aride aux mondains qui, comme vous et moi, Monsieur, commencent, au contraire, à moins redouter Jansénius, quand ils le voient saluant Corneille ; qui se rapprochent de M. de Saint-Cyran, quand il cause avec Rotrou, et du grand Antoine Arnauld, quand il sourit à Racine ; à qui il ne déplaît même pas que le Tartuffe donne un peu la main aux Provinciales, quoique Pascal et Molière, si contemporains qu’ils fussent, ne se soient jamais rencontrés que dans la gloire.
Laissons M. Sainte-Beuve à Port-Royal. La compagnie est bonne, la société lui convient, et, à beaucoup d’égards, il eût trouvé là sa vraie place. Comme il avait été poëte sous le nom de Joseph Delorme, il eût été volontiers solitaire sous celui de l’abbé Amaury, cet autre lui-même, ce second roman de sa vie, ce héros de Volupté, que tant de liens moraux, philosophiques et religieux rattachent à Port-Royal. C’est dans ce refuge des âmes qu’il eût achevé tranquillement de vivre. « J’en suis aux mers calmes, disait Amaury, se tournant vers le ciel à sa dernière heure ; j’approche du grand rivage ; encore un peu d’effort, ô mon âme ! »
Je reviens à vous, Monsieur, sans en avoir fini avec M. Sainte-Beuve, sans l’avoir suivi, même de loin, dans d’autres pensées et d’autres travaux de l’ordre philosophique et social, et sans avoir achevé de lire son importante étude sur Proud’hon, que lui-même n’a pu achever d’écrire.
« Je n’ai jamais connu Proud’hon qu’après la politique et en dehors de la politique, dit M. Sainte-Beuve ; je ne l’avais rencontré que tard ; mais j’avais pu reconnaître directement sa ferme intelligence et sa droiture morale. La littérature pour lui n’était qu’un hors-d’œuvre et un luxe. »
Je me suis arrêté là, Monsieur, me sentant sur un terrain étranger, et préférant de beaucoup rejoindre ceux pour qui la littérature peut être un luxe, mais pour qui elle ne saurait être un hors-d’œuvre.

Ce luxe de la littérature, qui l’a jamais eu plus que vous ? vous, Monsieur, qui, de tout temps étranger aux calculs de l’intérêt et aux ambitions de la vanité, avez constamment et uniquement vécu de la vie des lettres, « cette honorable vie des lettres, disait M. Villemain à propos d’un de vos doyens, M. de Féletz, cette honorable vie des lettres, indépendante et simple, qu’on est heureux de reprendre et plus heureux de ne quitter jamais, quand on a osé la choisir. »
Une fois seulement, par hasard et pour un jour, la passion politique sembla vouloir s’emparer de vous ; c’était en 1830, à l’époque de votre révolution de Juillet, la nôtre aussi, que nous admirions déjà, au collége, comme chaque génération se croit, tous les vingt ans, obligée d’admirer la révolution qu’elle a faite ou qu’elle a vu faire. Vous veniez de publier, coup sur coup, deux ouvrages inspirés plus ou moins par les circonstances, une histoire et un roman. Le roman s’appelait Barnave. Non, Barnave, c’était l’histoire, et le roman s’appelait Confession.
La préface de Barnave fit grand bruit dans le monde, et fut pour vous ce que l’article contre Boileau avait été pour M. Sainte-Beuve. Un noble désaveu vous fut bientôt inspiré par votre cœur, guide éclairé de votre esprit, et, trente ans après, vous écriviez encore à propos de Barnave : « Ce livre est un des péchés de ma jeunesse. »
Votre jeunesse ! ne calomniez pas trop ses péchés ; ne la traitez pas elle-même trop durement, comme dans votre dernière préface des Contes fantastiques et littéraires, et ne me forcez pas à la défendre contre vous. Elle a bien pu faire parfois l’école buissonnière dans le pays du rêve et de la fantaisie, couper un peu son blé en herbe et jeter son esprit par quelques fenêtres en menue monnaie. Mais, pendant que vous couriez avec elle, à droite et à gauche, par tous les sentiers, suivant tantôt la grande route, tantôt préférant le chemin de traverse ; pendant que vous nous promeniez dans les galeries de Versailles et de Fontainebleau, que vous visitiez pour nous, après l’Orient, l’Italie et les Catacombes, puis la Normandie historique et la Bretagne pittoresque ; pendant que vous abrégiez les aventures de Clarisse Harlowe et que vous allongiez celles de Manon Lescaut ; pendant que vous écriviez la Religieuse de Toulouse et les Gaietés champêtres... cela a duré vingt ans, de 1830 à 1850, et pendant cette première période, cette première moitié de votre vie littéraire, une fois par semaine, tous les lundis ; — car vous aussi,Monsieur, vous avez eu vos Lundis ; que dis-je ? vous les avez eus le premier, et vous avez le droit d’en être fier, — tous les lundis, comme le fit depuis M. Sainte-Beuve pour la critique littéraire, la critique théâtrale tenait, sous votre présidence, ses grandes assises au rez-de-chaussée du Journal des Débats, et son réquisitoire, désiré par les uns, redouté par les autres, était également attendu par tous : par les auteurs dont vos arrêts étaient la loi, et par le public dont vos feuilletons étaient la fête.
« Il a écrit des pages délicieuses, qui méritent d’être conservées, des jugements rapides, nuancés à l’heure même, qu’on ne refera pas et qu’il faudrait découper, isoler de ce qui les entoure, disait, à propos de vous et de vos feuilletons, M. Sainte-Beuve lui-même en rendant compte de la Religieuse de Toulouse, cette histoire romanesque, ce roman historique, qui traverse gravement certains coins du grand règne et qu’un reflet de Port-Royal éclaire.
« M. Janin a l’ambition de faire un livre, » disait encore M. Sainte-Beuve quelques mois plus tard, à la fin de son article sur vos Gaietés champêtres, ce nouveau roman qui, sous tous les rapports, succédait à l’autre comme Louis XV à Louis XIV. « Ce livre, auquel il songe tant, il le fait chaque jour sans y songer, ou plutôt le livre se fait bon gré mal gré, de lui-même ; les chapitres en sont divers, variés, bigarrés comme la vie littéraire de ce temps-ci. Il n’a qu’à choisir ; un ami n’a qu’à choisir pour lui, dans la masse de ces feuilletons que nous donne Jules Janin depuis vingt ans, comme l’arbre pousse ses feuilles. »
Vous avez suivi le conseil de M. Sainte-Beuve, mais non son programme, et vous avez fait vous-même ce travail qu’il vous conseillait de confier à d’autres mains. En choisissant pour vous dans cette masse de vos feuilletons, en recueillant les plus belles feuilles de votre arbre, un ami en eût gardé trop peut-être ; vous, Monsieur, vous en avez certainement trop ôté.
Telle qu’elle est, bien qu’inachevée encore et privée, par les scrupules de votre goût, d’une partie de ses plus piquants attraits, l’Histoire de la littérature dramatique est, elle aussi, un monument. C’est à la fois votre Port-Royal et le musée de vos Lundis. Mais nous devons à M. Sainte-Beuve plus de vingt volumes de portraits ineffaçables, et vous nous deviez, Monsieur, vingt volumes au moins de vos précieuses photographies, plus légères peut-être, mais plus ressemblantes encore, s’il est possible, saisies au vol sur la nature même et dans lesquelles se reproduirait, en quelque sorte, la vivante image des personnes, des circonstances, des sentiments et des impressions qui les auraient inspirées. Six tomes de la littérature dramatique, dites-vous à votre dernière page, avec plus de modestie que de raison qui les a lus ? qui les lira ?
Tout le monde a fait ou voudra faire avec vous ce voyage rétrospectif dans le passé d’hier que vous nous avez rendu, et assister, du fond de votre loge, à la représentation, à la reprise de ces vingt années de la vie parisienne, de ses spectacles, de ses plaisirs, de ses succès et de ses joies ; de ses défaites aussi et de ses larmes.
Si les feuilletons de M. Sainte-Beuve sont des archives, les vôtres, Monsieur, sont des mémoires ; les mémoires de votre vie et de votre temps, écrits à votre manière et que votre cachet distingue. Héritier légitime des maîtres qui vous avaient devancé, mais n’acceptant leur héritage que sous bénéfice d’inventaire, vous rompiez tout d’abord avec la tradition antique et solennelle ; vous éloignant à la fois de la rhétorique un peu pédante de Geoffroy et de la dialectique un peu glacée de Duviquet, vous vous seriez plutôt rapproché, à certains égards, de ce bon et aimable Hoffmann, votre ancien voisin de campagne, qui vécut comme vous à Passy, solitaire au milieu des livres. En réalité, Monsieur, vous ne procédiez que de vous, sans même pour cela vous appartenir tout à fait ; sans avoir eu jamais un système absolu, un parti pris ni une théorie inflexible ; vous inspirant de l’heure présente, obéissant à votre goût, cédant à votre caprice et sans cesse emporté, dans le ciel ou ailleurs, par votre fantaisie, que votre style, ailé comme elle, n’avait aucune peine à suivre.
C’est ainsi que vous avez rempli vos feuilletons et, par eux, votre Histoire de la littérature dramatique, d’une foule de choses étrangères au théâtre, qui n’avaient rien à y faire et qui y faisaient très-bien. Assistant plus ou moins aux spectacles dont vous aviez à rendre compte ; dédaignant l’analyse, et ne préférant pas la synthèse ; parlant de tout beaucoup, et même un peu de la pièce nouvelle, des bals d’hier et des accidents d’aujourd’hui, des tragédies de la rue et des drames de la scène, du sac de Saint-Germain l’Auxerrois et du siège d’Hernani, de Paganini et du choléra, du théâtre de l’abbé Châtel et du théâtre de Debureau ; ayant commencé par nous conduire, le même jour, à la dernière représentation de Mlle Mars, que vous appelez : l’esprit de Molière, et au premier début de Mlle Rachel, qui sera le cœur de Racine et l’âme de Corneille ; et finissant, puisque tout finit, hélas ! par déposer vos couronnes et les nôtres sur, les tombes de Célimène, de Kitty Bell et d’Hermione.
Vous m’avez dit un jour, à moi, dernièrement peut-être, que vous n’aviez jamais aimé le théâtre et que jamais vous n’aviez vu deux fois la même pièce. Pardonnez-moi de vous trahir, et permettez-moi de ne pas vous croire, ou de ne vous croire qu’à demi. Vous n’auriez pas parlé du théâtre ancien, de notre ancien et glorieux répertoire, comme vous l’avez fait, si vous n’eussiez eu vis-à-vis de lui qu’un simple devoir de feuilletoniste à remplir. Vos études sur les grands maîtres et les petits maîtres de la littérature française, de Molière, à Marivaux, protestent contre vous, et témoignent au contraire, d’une passion ardente pour les chefs-d’œuvre, qu’on ne juge ainsi que quand on les aime ; le goût, venant du cœur au moins autant que de l’esprit.
La publication de votre Histoire de la littérature dramatique ne fut pour vous qu’une étape, un repos d’une heure, une halte dans le succès ; et, dès le lendemain, dès le jour même, vous repreniez avec ferveur ce travail forcé de la critique hebdomadaire, que, pendant vingt nouvelles années, rien n’a pu jamais interrompre.
Dans un curieux article sur la littérature industrielle, M. Sainte-Beuve avait dit de vous en 1839 : « On en est réduit, sur certaines questions courantes et vives, à n’avoir plus pour sentinelle hardie que l’esprit et le caprice de M. Janin, qui dit, ce matin-là, avec un bon sens pétulant et sonore, ce que chacun pense. »
Ce rôle de sentinelle hardie, disant ce que chacun pense, et qui est le vrai rôle du critique honnête, vous n’avez pas cessé de le remplir. Toutes les bonnes causes, celle de l’ordre et de la morale, comme celle des lettres et des arts, vous en avez toujours été le courageux défenseur. Veillant au salut du goût quand il s’égare, et de la société quand elle se perd ; criant, comme hier encore : « Au secours ! » quand le danger menace ; « À moi, d’Auvergne ! » quand l’ennemi se montre ; « Au feu ! » quand Clodius agite ses torches incendiaires ; et contraignant enfin, pour son châtiment, Verrès lui-même à contempler avec vous les ruines de la ville éternelle, du haut de la colonne... Trajane !
De pareils feuilletons, Monsieur, appartiennent de droit à l’histoire.
Ma tâche n’est pas plus terminée ici que la vôtre ne l’est ailleurs, mais je sens que l’heure me presse. Comment me séparer de vous, pourtant, sans avoir encore salué au moins trois de vos meilleures œuvres, auxquelles je devrais plus qu’un compliment au vol et qu’un sourire au passage ?
Ami d’Horace et de Diderot, vous deviez nécessairement être un jour le continuateur de l’un et le traducteur de l’autre. La Fin d’un monde et du neveu de Rameau est à la fois un livre de critique et un livre d’histoire, auquel rien ne manque, pas même l’intérêt du roman. Encore quarante jours et Ninive sera détruite, criait à cette époque le Pauvre de Molière, le terrible Pauvre dont vous nous signaliez l’approche menaçante dans les feuilletons célèbres que vous avez consacrés à Don Juan ; et, en effet, voilà que s’écroule dans le vice et la débauche le monde de Louis XV et de Mme du Barry, du duc de Richelieu et de Vadé, le Dancourt de la halle ; tandis que, dans sa dernière confession, la première peut-être, le cynique avili, qui a illustré aussi, à sa manière, le nom glorieux de Rameau, raconte à un jeune prêtre, amené là par Diderot lui-même, l’horrible histoire de sa vie ; sans se croire pourtant tout à fait indigné de pardon, par cela seul que, dans cette nuit profonde, il a sauvé encore du moins l’amour des belles choses et de la grande musique.
« J’aurais fait un crime de théâtre, disait Corneille, si j’avais habillé un Romain à la française. » C’était un écueil, pour vous surtout, Monsieur, à raison de vos qualités mêmes, et, quand vous entrepreniez de traduire Horace, vous couriez grand risque de faire ce crime qui effrayait Corneille, en habillant à la française le plus attique des Romains. Vous n’êtes pas tombé dans le piège, ayant su tout à la fois éviter les écarts de la fantaisie et le servilisme du mot à mot ; si bien que l’un de vos meilleurs confrères en critique et en académie ( ) a pu dire avec raison : « M. Janin ne ressemble guère à Horace ; il lui a ressemblé pour le traduire ; il a pris à son école la précision, la tempérance, la mesure, le secret de se borner, la concision expressive, la brièveté rapide, toutes sortes de qualités qu’il n’était pas dans sa destinée d’exagérer pour lui-même. »
Une qualité qu’il était peut-être dans votre destinée d’exagérer pour vous-même, c’est l’amour des livres, des bons livres et des beaux livres. Cet amour vous a inspiré deux volumes, beaux et bons, également précieux l’un et l’autre, quoique entre eux bien inégaux : l’un, tout petit, tout pimpant et tout musqué, qui s’appelle l’Amour des Livres et qui contient à peine soixante pages ; l’autre, grand, gros et fier, qui s’intitule majestueusement le Livre, savant s’il en fut, et qui, pendant quinze journées de suite, nous promène, comme dans un train de plaisir, à travers tous les espaces imaginables, de l’île de Gnide à l’île Barbe ; de Pindare à Voltaire ; de l’original du Coran à la divine Imitation ; de Polycrate de Samos, sous qui chantait, il y a 2,500 ans, votre aïeul Anacréon, jusqu’à la chute du roi Charles X et jusqu’à M. de Corbière, qui, permettez-moi de vous le dire, serait quelque peu surpris s’il apprenait, dans sa tombe, que vous avez fait de lui l’un des ministres responsables des ordonnances de Juillet.
« Oh ! mes livres ! mon juste orgueil ! ma fête suprême ! » dites-vous dans le premier, dans le plus petit de ces ouvrages, dans cet amour de livre, si rare aujourd’hui que vous-même, Monsieur, vous n’en avez pas un exemplaire ; et, voyant déjà de loin ce trésor intime tôt ou tard dissipé par la loi de l’avenir, vous vous rassurez bien vite en ajoutant que, « grâce à Dieu, les impatients qui les convoitent attendront encore un demi-siècle les livres du chalet qu’une femme est là, jeune, vaillante et forte, qui gardera, par piété conjugale, l’honneur de son toit désert, ces historiens, ces poëtes, ces amis, en souvenir du fidèle écrivain qui l’entoura, comme il eût fait pour sa reine, de dévouement, de reconnaissance et de tous les respects. »
Ce sont vos propres expressions, et ce cantique d’actions de grâce, d’une sincérité naïve, tribut touchant payé par vous au bonheur de votre foyer domestique, vous l’avez écrit partout et partout chanté, dans tous vos livres et dans vos feuilletons même, à chaque pas et à chaque page ; presque trop tôt peut-être, puisqu’il y eut une heure où l’on put prendre pour un téméraire et un présomptueux celui qui, en réalité, n’était qu’un croyant et un prophète !
Le bonheur vous a été fidèle ; en revanche, Monsieur, vous avez été fidèle au malheur. Le jour où le souverain que vous aviez aimé sur le trône mourait à son tour dans l’exil, loin d’un pays toujours si facilement oublieux ; après avoir retracé sa vie et vengé sa mémoire dans un feuilleton qui a mérité qu’on en fît un livre ; sachant bien quel est le premier besoin des peuples et le premier service à leur rendre : « Durant dix-huit ans, disiez-vous, il nous a donné, au péril même de sa couronne, une sécurité bien heureuse. »
Ce n’est pas moi qui vous reprocherai un pareil langage, quand je vous l’envie au contraire. Vous avez raison, Monsieur ; n’effaçons rien de notre histoire, et, plus justes que la fortune, ne craignons jamais d’honorer ceux qui, durant dix-huit ans, auront su donner à la France une sécurité bienheureuse.
Au moment de vous quitter, Monsieur, et quand je m’adresse à vous pour la dernière fois, souffrez que je vous loue encore et hautement d’avoir accompli avec bonté la plus douce tâche que j’aie connue, celle de tendre la main au talent et d’encourager ses efforts. Comme M. Sainte-Beuve, vous aimiez à sonner le premier coup de cloche, sans redouter autant que lui d’avoir ce qu’il appelait des complaisances de maître des cérémonies, en ouvrant la porte aux nouveaux venus, en proclamant leur nom ignoré dans un feuilleton, ou en célébrant leur naissance dans ces préfaces charmantes qui, signées de vous, devenaient pour eux, auprès du public, de véritables passe-ports.
Un jour, Monsieur, j’en rappelle un seul entre mille, et celui-là fut un jour heureux pour vous, pour les lettres et pour l’Académie ; un jeune homme inconnu, timide à la fois et fier, arrivant de loin, comme vous jadis, et presque de chez vous, frappait, non sans crainte, un manuscrit à la main, à la porte de votre maison, à la porte de votre cœur. Dès le lendemain, Monsieur, vous annonciez avec grand fracas à l’univers, urbi et orbi, qu’un petit-fils de Sophocle venait d’apparaître, tout armé en guerre, prêt à la bataille et sûr de la victoire ! Vous aviez engagé pour lui votre parole, Lucrèce la dégagea ; et depuis lors, loin de se réfugier dans l’ingratitude, votre protégé fidèle ne cessa jamais de vous rapporter la joie de tous ses succès et de tous ses bonheurs ; jusqu’au jour sombre où, frappé avant l’âge, il, alla de nouveau vous demander, non plus la faveur de naître chez vous, mais l’honneur d’y mourir, dans ce Pavillon-Ponsard que vous avez consacré à sa mémoire ; au foyer du maître qui avait été l’ami de la première heure, et fut l’ami de la dernière.
Si, d’un autre côté et tout à la fois, le prince de la critique a pu, pendant plus de quarante années de règne, s’attaquer à tous les amours-propres et à toutes les prétentions, à toutes les vanités et à tous les intérêts, sans qu’amis ni ennemis lui aient longtemps gardé rancune et sans qu’aucun de ses sujets se soit jamais armé contre lui, c’est que la rigueur même de ses jugements les plus sévères était d’avance tempérée par un fond de bienveillance naturelle, adoucie en outre par la grâce du plus aimable langage et par ce charme d’un style à mille facettes qu’on a trop comparé aux fusées d’un feu d’artifice. Tandis que, pétulante et sonore aussi, comme votre bon sens, la vraie fusée éclate à nos yeux en gerbes éblouissantes, souvent la baguette invisible qui l’a emportée dans le ciel vient, en retombant sur la terre, blesser perfidement, au milieu de la foule, quelque spectateur innocent. Chez vous, Monsieur, la fusée éblouit toujours ; mais, si la baguette retombe, à vrai dire elle ne blesse jamais.
Entrez avec confiance dans cette Académie dont la porte n’a plus de guichet pour vous, et soyez le bienvenu dans notre port sans orage, où les cœurs s’abritent comme les esprits, où toutes les fidélités se rencontrent avec estime et se coudoient avec respect. Si parfois les bruits passionnés du dehors se font encore entendre jusque sur notre seuil, c’est là du moins qu’ils expirent, et l’harmonie intérieure n’en est pas troublée. M. Sainte-Beuve, qui avait aussi la fusée, et parfois un peu la baguette, eût aimé à vous faire lui-même les honneurs de la maison ; plus que personne, plus que moi surtout, il eût su dignement apprécier et faire apprécier les rares mérites d’une longue et laborieuse carrière, que je n’ai pu mieux louer qu’en la comparant à la sienne. C’est ici que tous deux vous sembliez devoir enfin vous réunir et vous confondre un jour, sinon dans les mêmes souvenirs et les mêmes regrets, au moins, comme l’eussent fait Horace et Virgile, dans une douce et suprême communauté de sentiments littéraires. Ce bonheur vous a été refusé à tous deux. M. Sainte-Beuve voulait vous donner sa voix ; il a fait plus encore, et l’Académie, qui depuis deux ans le regrette, croit aujourd’hui l’avoir moins perdu, en vous voyant occuper sa place.

Notes :

M. Patin.

M. S. de Sacy.

M. Cuvillier-Fleury.