Réponse au discours de réception de Joseph Bertrand

Le 10 décembre 1885

Louis PASTEUR

Réponse de M. Louis Pasteur
au discours de M. Joseph Bertrand

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 10 décembre 1885

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Vous étiez célèbre à dix ans. On prédisait déjà que vous seriez reçu le premier à l’École Polytechnique et que vous feriez partie de l’Académie des sciences. Personne n’en doutait, pas même vous. Vous étiez vraiment un enfant prodige. Parfois, vous vous amusiez à vous faufiler dans une classe de candidats aux grandes écoles et quand le professeur de mathématiques abordait un problème difficile, que nul ne pouvait résoudre, un de vos voisins vous prenait triomphalement dans ses bras, vous faisait monter sur une chaise, pour que vous puissiez atteindre le tableau et, aux applaudissements des élèves et du professeur, vous donniez avec une assurance paisible la solution demandée.

Mais, à l’inverse de ce qui attend d’ordinaire les petits prodiges, votre vie a réalisé les promesses de votre enfance. Vous étiez à vingt-cinq ans un de nos plus grands mathématiciens. En géométrie, vous avez constitué plusieurs théories nouvelles et les nombreuses propositions que renferment vos mémoires méritent d’être placées à côté des plus belles d’Euler et de Monge. En mécanique analytique, vous prenez rang à coté des Hamilton et des Jacobi. Vous avez enfin une véritable gloire dans le monde des Ingénieurs et des géomètres.

Vos écrits mathématiques, comme ceux de Poinsot, votre maître de prédilection, se distinguent par une grande limpidité qui permet au lecteur de saisir, dans toute leur valeur, les idées ingénieuses ou philosophiques sur lesquelles reposent vos conceptions. Les principes qui vous guident vont bien au delà de l’objet que vous avez en vue et fournissent au lecteur attentif une arme puissante dont il se sert aisément dans ses propres recherches. Je pourrais en donner de nombreuses preuves. Mais quelque ravissement que cause aux initiés l’étude des sciences mathématiques, je risquerais, si je voulais être trop de votre avis et m’étendre, selon votre expression, sur l’élégance des signes de l’algèbre, de jeter sur la plus grande partie de cet auditoire le sort du palais de la Belle au bois dormant. Au lieu d’essayer de vous suivre péniblement dans les chemins où vous avez laissé des notions si précieuses, sur l’analyse, l’astronomie, le calcul des probabilités et la mécanique, il y a un moyen très simple de résumer d’un mot toute votre œuvre et de réunir tous les suffrages, c’est de vous saluer comme un chef d’école.

Peut-être, escorté d’un si grand nombre d’élèves, aviez-vous encore de glorieuses étapes à parcourir quand vous vous êtes brusquement jeté, avec votre intrépidité souriante, dans des œuvres demi-scientifiques et demi-littéraires. Pendant plus de vingt ans vous avez, d’une main prodigue, semé dans les revues et dans les journaux des articles de toutes sortes. Vous ne cessiez, dit-on, de penser tout bas à l’Académie française et, à travers cet éparpillement apparent de vos forces, de vous exercer au discours que nous venons d’entendre. De cet ensemble d’essais et de notices vous avez dégagé deux livres : l’Histoire de l’Académie des Sciences de 1666 à 1793 et les Fondateurs de l’Astronomie moderne. Dans cette entreprise délicate où vous étiez tenu d’être presque aussi ingénieux que Fontenelle et plus affirmatif que lui, vous avez montré avec un rare talent l’immense variété de vos études. On retrouve dans ces pages la netteté et l’éclat de vos leçons. Par un tour de force dont je connais peu d’exemples, vous avez su rendre la science accessible à tous sans l’abaisser. Vous avez eu ainsi la double fortune de rester un savant pour vos confrères de l’Académie des sciences, tout en devenant un lettré aux yeux des membres de l’Académie française.

Depuis la mort de M. Dumas, tout vous désignait donc, Monsieur, pour lui succéder. Comme lui, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et vous rapprochant de lui par le don des vues élevées, vous méritiez de recevoir le privilège d’une hospitalité que l’Académie française, fidèle à ses anciens principes, a toujours accordée à deux ou trois hommes de science. Nous sommes ici par faveur de tradition au milieu de tous ceux qui y sont par droit de conquête.

Que vous avez raison, Monsieur, de compter déjà dans votre pensée tout le plaisir que vous donnera la série de vos combinaisons pour varier, en les alternant un voisinage académique ! Vous vous plairez infiniment dans cette rencontre conciliante de tontes les opinions et de tous les genres de talent. Au milieu de ces contrastes qui sont le charme et la force de l’Académie, vous apprécierez l’éloquence sous tous ses aspects, la poésie sous sa forme tour à tour la plus élevée et la plus attendrie, l’art dramatique depuis son analyse la plus pénétrante jusqu’à son rire le plus gai, la critique ne se bornant plus, comme autrefois, à être un cours d’admiration ou un réquisitoire, mais devenue une science investigatrice. Quand on est resté longtemps enfermé comme vous et moi, Monsieur, dans des études spéciales, des études à but fixe, et que l’on y passe encore une partie de sa vie, la brusque transition de l’atmosphère du laboratoire à l’atmosphère de l’Académie cause une impression singulière comme si, après un long travail de recherches dans une mine où l’on a marché à tâtons, on se trouvait ramené en pleine lumière à un rond-point de verdure, au milieu de grandes avenues. En dépit de critiques dont l’Académie a le droit de sourire en songeant que du temps de Bossuet, de La Fontaine et de La Bruyère, on l’accusait déjà de n’être plus dans le mouvement littéraire, toutes les qualités de notre race aboutissent à l’Académie française, ces qualités qui s’étendent de l’enthousiasme le plus généreux à la finesse la plus railleuse en passant par la grâce et la mesure. Si les lettres éprouvent de temps en temps le désir de se rapprocher et de se pénétrer des sciences, les délégués les sciences qui sont admis au milieu des lettres comme des confrères in partibus, sentent avec une émotion longtemps nouvelle le privilège de vivre dans l’intimité des idées supérieures que représente l’Académie française depuis près de trois siècles. Aussi, dans cette journée où, par une rencontre bizarre, l’Académie a nommé un savant pour recevoir un savant qui succède à un savant, suis-je moins embarrassé de cette situation un peu fausse, que fier de rappeler ce que fut ce titre de membre de l’Académie française pour les Fontenelle, les Condorcet, les Cuvier, les Flourens, les Biot et les Claude Bernard. Ils l’ont regardé comme le suprême honneur ou la plus délicate surprise de toute leur carrière. Au nom de celui que vous regrettez tous, Messieurs, en face de celui que vous recevez, en mon propre nom enfin, permettez-moi de vous renouveler les mêmes sentiments. Mais je m’exprime comme si j’étais encore un récipiendaire. Que voulez-vous ? Je ne m’habitue pas à croire que je puisse parler, fut-ce comme directeur d’un jour, au nom de l’Académie française.

Je reviens à vous, Monsieur.

Dans votre discours que vous avez, comment dirai-je ? pailleté d’anecdotes et de citations, la figure de M. Dumas se dégage-t-elle toujours dans sa grave sérénité ? M. Dumas ne vous est-il pas un peu apparu, comme vous le voyiez de la place que vous occupiez près de lui, à l’Académie des sciences, de profil seulement ? Vous esquissez d’une touche si légère ces soixante-cinq années de travail ininterrompu que l’on oublierait presque, en vous entendant, ce que représentait d’efforts cette vie pleine et glorieuse. Votre souplesse ne se joue-t-elle pas avec trop de facilité autour d’une étude redoutable on ne nous laissant qu’une impression de grâces un peu fuyantes ?

Ce premier voyage de M. Dumas d’Alais à Genève, que vous racontez en quelques mots comme la première excursion d’un enfant de seize ans, m’apparaît et m’émeut comme la tentative courageuse, presque héroïque, d’un jeune homme pauvre attiré vers l’étude. Il me semble le voir, ce petit commis, au fond de cette boutique d’un pharmacien d’Alais, rêvant, un formulaire à la main, de science lointaine, comme un écolier rêve de voyages en lisant Robinson. Tout à coup, ses pensées méditatives sont troublées par le bruit de la rue : on est en 1816. La politique a tourné toutes les têtes et la religion loin d’apaiser les âmes, les a jetées dans la violence. On se bat dans Alais. Trop jeune pour être mêlé à de telles luttes, trop indépendant pour s’y intéresser, Jean-Baptiste Dumas, impatient de travail, déclare à ses parents qu’il veut quitter Alais et se rendre à Genève. Les parents effrayés essayent d’ébranler un tel projet. L’enfant tient bon. Par un changement de rôles attendrissant, c’est le fils qui démontre à son père et à sa mère l’utilité de ce départ. Le voilà sur la grande route, doublant les étapes pour arriver plus tôt vers ce foyer d’études, près de ces facultés de Genève où Candolle enseignait la botanique, où Pictet enseignait la physique et Gaspard de La rive, la chimie. Tout en s’inscrivant pour suivre leurs cours, M. Dumas obtient un emploi dans une grande pharmacie. Il a un coin de laboratoire : il est pleinement heureux. Dans ce milieu si différent du milieu agité qu’il vient de quitter, il se sent des forces grandissantes. La physique, la chimie, la botanique, il aborde tout. Ses camarades parlent de lui avec enthousiasme et lui demandent de leur faire, à ses moments perdus, des conférences scientifiques. Les professeurs regardent avec intérêt ce travailleur qui, non content de suivre le vaste programme des leçons, se jette en pleines recherches personnelles. Mémoire sur l’iode, études variées sur le sang, travaux sur la contraction musculaire et sur l’hybridité des plantes, il publie tout coup sur coup. En cherchant sa voie, il marque chacun de ses pas par la constatation de faits nouveaux qui tous sont restés dans la science.

Mais Paris maintenant lui apparaît comme Genève lui était apparue à Alais. À Paris, la science était représentée par Laplace, Vauquelin, Gay-Lussac, Alexandre Brongniart, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Arago, Ampère et M. Chevreul, qui dans quelques mois n’aura que cent ans.

Au nom de cette assemblée tout entière, cher et illustre maître, permettez-moi de saluer votre siècle de labeur et de gloire.

Vous avez bien compris, Monsieur, ce que pouvait être pour M. Dumas la vision lointaine de tous ces grands hommes. Bien que vous accusiez de témérité le départ de ce simple étudiant qui signait encore ses mémoires : Un élève en pharmacie, et qui, pour l’amour de tels noms, allait se jeter ainsi en plein inconnu, on sent que vous eussiez fait comme lui. Tous nous avons eu de ces entraînements et nous ne nous les reprochons guère.

Il y a, en effet, dans la jeunesse de tout homme de science et sans doute de tout homme de lettres, un jour inoubliable où il a connu à plein esprit et à plein cœur des émotions si généreuses, où il s’est senti vivre avec un tel mélange de fierté et de reconnaissance que le reste de son existence en est éclairé à jamais. Ce jour-là, c’est le jour où il s’approche des maîtres à qui il doit ses premiers enthousiasmes, dont le nom n’a cessé de lui apparaître dans un rayonnement de gloire. Voir enfin ces allumeurs d’âmes, comme disait un de nos confrères, les entendre, leur parler, leur vouer de près, à côte d’eux, le culte secret que nous avions si longtemps garde dans le silence de notre jeunesse obscure, nous dire leur disciple et ne pas nous sentir trop indignes de l’être ! Ah ! quel est donc le moment, Messieurs, quelle que soit la fortune de notre carrière, qui vaille ce moment-là et qui nous laisse des émotions aussi profondes ?

M. Dumas en avait gardé l’ineffaçable souvenir. Pendant que Laplace aimait à causer avec lui de hautes questions de physiologie, l’amitié d’Arago l’introduisait comme répétiteur à l’École Polytechnique et Ampère le faisait nommer professeur à l’Athénée. Il se liait en même temps avec des jeunes gens de son âge, le zoologiste Audouin, le botaniste Adolphe Brongniart, le physiologiste Milne Edwards ; et au milieu des admirations qu’il éprouvait et de celles qu’il provoquait déjà, vous l’avez dit, Monsieur, il trouvait encore le bonheur : il épousait la sœur de son ami, Adolphe Brongniart.

Si je ne craignais de noyer sous des détails les idées qui dans un éloge académique doivent nettement se dégager, je m’arrêterais à cette année 1826. Ce fut une grande date dans la vie de M. Dumas. Il a trouvé sa voie. La chimie sera désormais sa science, son domaine. Bientôt les plus hauts problèmes lui deviennent familiers. Ses mémoires se succèdent sans interruption et comme si tout ce travail ne suffisait pas à éteindre les ardeurs de cette âme active, il publie le premier volume de la Chimie appliquée aux arts ; il fonde l’École Centrale, il étudie la constitution des éthers, il découvre l’oxamide.

Vous qui avez eu, Monsieur, dans maintes circonstances, le talent de rendre avec une telle clarté les idées scientifiques devant un public mondain que vous êtes arrivé, non pas à lui faire croire qu’il comprenait, mais à lui faire réellement comprendre des problèmes difficiles, n’avez-vous pas éprouvé un scrupule excessif, ou ne m’avez-vous pas fait un sacrifice trop délicat en ne développant pas l’œuvre capitale de M. Dumas en chimie, la théorie des substitutions ? Comme vous auriez bien mis en lumière ce moment où la chimie des corps organisés et de leurs principes venait de naître ! Elle se trouvait entraînée dans les conceptions de Lavoisier, conceptions fortifiées par les travaux de Berzélius et consacrées par les théories électriques. Le dualisme était partout, c’est-à-dire que partout les espèces chimiques, même les plus complexes, semblaient pouvoir se ramener à un antagonisme de deux substances simples ou elles-mêmes déjà composées. M. Dumas déclara qu’il était d’une opinion entièrement différente. Il envisageait les espèces chimiques comme des édifices moléculaires dans lesquels on pouvait remplacer un élément par un autre sans que l’édifice fût modifié dans sa structure, à peu près comme on pourrait substituer pierre à pierre aux assises d’un monument des assises nouvelles.

Comme devant toute idée neuve, les contradictions se précipiteront. Berzélius, comprenant que le système dualistique était en péril, déclara qu’il était impossible qu’un élément électro-négatif comme le chlore put prendre la place de l’hydrogène élément électro-positif. Mais le jeune chimiste français, comme Berzélius appelait M. Dumas avec l’ironie un peu hautaine d’un vieux savant contredit, le jeune chimiste accumule les preuves. Il entraîne les convictions, il est suivi par les Laurent, les Regnault, les Malaguti, les Cahours, les Deville ; il termine enfin par cet admirable travail sur l’acide acétique chloré soit tout l’hydrogène du radical acétique est remplacé par du chlore, atome par atome. Le nouveau composé chloré, comparé à l’acide acétique dont il dérive, offre les propriétés les plus voisines, de telle sorte qu’à l’idée de substitution d’un élément à un autre, vient s’adjoindre l’idée de parité dans les voies chimiques des deux corps qui se remplacent, ainsi qu’Auguste Laurent l’avait pressenti et annoncé.

Une grande révolution était faite en chimie. Un mot de Liebig en indique la portée. À l’Exposition internationale de 1867, il y eut un grand banquet des présidents du jury. M. Dumas, qui était à la place d’honneur, questionna Liebig sur les motifs qui l’avaient éloigné de la chimie organique théorique pour s’occuper de chimie agricole. « J’ai renoncé à la chimie organique, lui répondit Liebig, parce qu’avec la théorie des substitutions pour base, la chimie organique n’avait plus besoin que d’ouvriers. »

La période de 1826 à 1848, a été la grande période de gloire de M. Dumas. À la théorie des substitutions il ajoute la théorie des alcools, la théorie des acides gras, les vues fécondes qui lui sont communes avec son grand ami M. Boussingault sur la statistique chimique des êtres vivants, les synthèses de l’acide carbonique et de l’eau, qui fixent en les rectifiant les constantes fondamentales de la chimie organique ; il professe à l’École Centrale, il supplée Thénard à l’École polytechnique et au Collège de France ; il est nommé professeur et doyen à la Faculté des sciences ; il est partout et partout il exerce une influence et suscite un enthousiasme dont rien ne peut vous donner l’idée. Ah ! quel admirable professeur !

J’arrivais du fond de ma province quand je l’entendis pour la première fois. Il avait alors quarante-trois ans. J’étais élève de l’École normale. Nous suivions assidûment ses leçons de la Sorbonne. Longtemps avant son arrivée, la salle était pleine, les hauteurs couronnées de groupes d’auditeurs ; les derniers arrivés étaient refoulés jusque dans l’escalier. À l’heure sonnante, il apparaissait. Les applaudissements éclataient de toutes parts, des applaudissements comme la jeunesse seule sait en donner. Toute sa personne avait quelque chose d’officiel habit noir, gilet blanc et cravate noire, il semblait qu’il se présentât devant le public comme devant un juge difficile, presque redoutable.

La leçon commençait. On sentait dès les premiers mots qu’une exposition claire, facile, quoique mûrement étudiée, allait se dérouler. Comme il cherchait à rendre la chimie populaire en France, il voulait à la fois être compris immédiatement, de tous ses auditeurs et habituer les réfléchis à l’esprit d’observation. Nulle surcharge dans les détails, quelques idées générales, des rapprochements ingénieux, un choix d’expériences dont l’exécution était irréprochable. Son art consistait, non pas à accumuler les faits, mais à en présenter un petit nombre, en demandant à chacun d’eux toute sa valeur d’instruction. Son respect pour le public était tel que si son préparateur, M. Barruel, laissait échapper la plus petite faute. M. Dumas était, presque déconcerté. Autant il se fût imposé à chacun de ses auditeurs pris isolément, autant leur ensemble le dominait. Un jour, M. Dumas, avec ce ton solennel, un peu théâtral qu’il prenait quand il voulait provoquer une plus vive attention, annonce que par le mélange de liquides contenus dans deux verres, qu’il tenait dans les mains, tel résultat allait se produire. Les réactifs étalent impurs : le résultat est tout autre. M. Barruel court au laboratoire et rapporte de nouveaux liquides. M Dumas recommence : même insuccès, et l’auditoire de sourire. Plein de confusion, M. Dumas, comme pour cacher la rougeur de son visage, saisit un torchon qui était à portée de sa main et essuyant machinalement la table placée devant lui, il murmure à voix basse : « Monsieur Barruel, Monsieur Barruel, vous me rendez la risée du public. »

Tout autre professeur eût gaiement pris son parti de cette légère déconvenue ; mais M. Dumas n’admettait pas le moindre échec dans les expériences de ses leçons si scrupuleusement préparées.

La grandeur des découvertes, le don des idées générales et des vues personnelles, le goût et la recherche des applications utiles de la science, tout un ensemble enfin de qualités maîtresses motive le rapprochement que nous faisions sur les bancs de la Sorbonne et que l’histoire ratifiera du nom de M. Dumas et de celui de Lavoisier. M. Dumas, en parlant de Lavoisier porte ce jugement : « Il avait, dit-il le calme de la pensée, l’esprit logique, l’imagination brillante et réglée ; en toutes choses, l’art d’expérimenter, poussé à un degré qui n’a pas été dépassé. » Dans l’énumération de telles qualités, M. Dumas me semble revivre tout entier.

Je ne puis me détacher de ces premières impressions. Elles ont eu sur ma vie une telle influence ! C’est au bas de cette chaire que j’ai éprouvé pour M. Dumas les sentiments qu’il avait éprouvés lui-même pour les grands maîtres de sa jeunesse. Cette éloquence émue, cette raison hardie mais sûre d’elle-même, ces séries de vérités inductives aujourd’hui démontrées, cet enseignement aux grands horizons, tout cela faisait de M. Dumas un de ces éveilleurs d’idées qui suscitent les vocations scientifiques. Quand je fus envoyé au loin professeur suppléant de chimie, son souvenir me soutenait, m’encourageait dans ma solitude. C’est à lui que je songeais toujours, et devant un résultat heureux je me disais : Qu’en pensera-t-il ? Plus tard, lorsque, devenu moi-même de plus en plus ardent aux recherches personnelles, j’essayais d’apporter quelques progrès dans cette science où il fut notre maître à tous, une approbation de lui me payait de toutes mes peines. Ce qu’il fit pour moi, il le fit pour tant d’autres ! Il avait l’esprit ouvert à tout homme et à toute œuvre.

Au moment où Daguerre méconnu, presque bafoué, rêvait de saisir et de fixer les images de la chambre obscure, personne ne croyait au résultat de telles tentatives. Sa famille inquiète envoya un ami chez M. Dumas pour le consulter, moins sur la valeur de ses essais que sur l’opportunité d’une mesure décisive. On voulait faire enfermer Daguerre dans une maison de fous. M. Dumas, après avoir écouté les doléances effrayées de cet ami plein de sollicitude, plaida avec son ton d’autorité apaisante la cause de Daguerre. Cette cause, il la plaida pendant quinze ans ; il ne se contenta pas de défendre Daguerre, il le soutint, il lui répéta : « Courage, et au bout de ces quinze ans, Daguerre arriva chez M. Dumas, ses planches à la main. Le daguerréotype et par là même son idée sœur la photographie étaient trouvés.

Mais ce n’étaient pas seulement les inventeurs qui le consultaient. De toutes parts on venait à lui, on s’en remettait à sa haute et calme autorité. Appelé sous le roi Louis-Philippe dans plusieurs commissions parlementaires, il avait eu à donner son avis sur la refonte des monnaies, sur la confection des papiers timbrés, sur les impôts du sel et du sucre. Ses succès d’orateur furent malheureusement aussi grands que ses succès de professeur. Oui, malheureusement, car la politique allait le prendre dans ses engrenages. Il était à peu près perdu pour la science et il n’avait pas cinquante ans !

Au lendemain de 1848, les habitants de Valenciennes lui demandèrent d’accepter la députation et de défendre leurs intérêts industriels menacés. M. Dumas ne se déroba point. Pensait-il que dans ces jours troublés il pouvait rendre plus de services à son pays qu’en restant enfermé dans un laboratoire ? Rêvait-il, après avoir répandu tant d’idées fécondes du haut des chaires universitaires, d’en offrir aux assemblées du haut de la tribune ? Il y eut de tout cela, et peut-être aussi quelque grain d’ambition. Quand, peu de mois après, le prince-président lui offrit le ministère de l’agriculture, M. Dumas accepta sans hésiter, en pensant probablement à Lavoisier qui avait été fermier général. Il aimait le pouvoir. C’est un goût qui n’est pas original en France, mais ce qui était original, c’était la manière dont il comprenait l’exercice du pouvoir. L’équilibre constant de son esprit, sa modération, son respect du mérite d’autrui, son besoin de ne consulter que l’intérêt général, enfin le don d’être supérieur à ses fonctions, faisaient de lui un ministre très particulier. Sénateur sous l’Empire, président du Conseil supérieur de l’Instruction publique, président du Conseil municipal de Paris, président de la commission des monnaies, il passa vingt années à recevoir des honneurs sans les solliciter et sans en être surpris.

Vous l’avez dit, Monsieur, il avait le goût des grands desseins. C’est qu’en toutes choses il pensait grand. Ainsi que tous les hommes supérieurs, il avait le sens des idées générales. Quel que fut l’objet d’une discussion, il l’élevait jusqu’à lui. Comme il avait au plus haut degré la conscience des services rendus soit par les hommes, soit par les institutions, il était toujours prêt à les défendre de son intelligence et de son cœur. À la moindre alerte, il avait l’instinct du danger et de ce qu’il fallait faire pour le déjouer.

Un jour, le Muséum d’histoire naturelle fut à la veille d’être atteint par ce que l’administration, avec son euphémisme habituel, appelait un projet de réorganisation. M. Dumas, sentant que la personnalité morale de ce grand établissement pouvait être menacée, s’écrie comme s’il s’agissait d’un attentat : « Comment oseriez-vous porter la main sur le Muséum ? Ces belles allées, elles ont été alignées par les mains mêmes de Buffon. Cette école de botanique, elle est l’œuvre des Jussieu. Ces herbiers ont pris naissance par les récoltes de Tournefort et de Vaillant. Cette ménagerie, elle a été improvisée par Geoffroy Saint-Hilaire. Ces animaux fossiles restitués, ces innombrables types d’anatomie comparée, cette classification savante des animaux appartenant aux galeries de zoologie, tout cela conserve la marque ineffaçable de Cuvier. Le voyageur qui pénètre pour la première fois dans cet asile séculaire du travail et de la méditation s’étonne de n’y pas voir exposées au respect de la foule et à l’émulation de la jeunesse les statues ou les images des illustres fondateurs de la science de la nature qui l’ont habité. »

Après l’évocation de tels souvenirs et ce ton même de prosopopée, quel ministre eut osé toucher au Muséum d’histoire naturelle, si ce n’est pour l’honorer et l’agrandir !

Mais quelque reconnaissance que doivent à M. Dumas les institutions et les savants qu’il ne cessa de protéger et d’honorer durant vingt-deux années de politique active, on ne peut se défendre d’un amer regret on songeant à ce grand espace de vie perdu pour ta science. Ce regret, je l’ai senti plus vivement que personne quand, au lendemain de la chute de l’Empire, M. Dumas me demanda, avec un mélancolique sourire, de venir travailler dans mon laboratoire.

Malgré ses soixante-douze ans, il n’avait rien perdu des qualités qui avaient fait de lui un grand investigateur. Outre l’imagination qui, par les idées qu’elle éveille, est l’inspiratrice de toute recherche, il possédait encore dans sa force entière le don d’observer, d’interroger l’expérience et cet esprit de critique ingénieuse et décisive qui sait enfermer les faits dans une explication théorique. L’étude qu’il publia en 1872 sur les fermentations mérite de prendre place à côté de ses lointains mémoires précédents. Et en travaillant près de lui, à côté de lui, je retrouvais, moi son élevé vieilli, toutes mes émotions et tous mes enthousiasmes de jeunesse. Ah ! pourquoi la politique l’avait-elle éloigné de la science ? Pourquoi faut-il que cette accapareuse prenne trop souvent les meilleurs, les plus forts d’entre nous ? Un de vos prédécesseurs, Monsieur, disait ici même, il y a deux ans, à la place où vous êtes : « Quand je songe à l’attrait impérieux, irrésistible des sciences et des lettres et que je rencontre un écrivain ou un savant, en un mot un penseur qui se fait homme politique, j’admire son abnégation. Sacrifier la paix auguste du laboratoire, la féconde solitude du cabinet au devoir de l’homme d’État dans le tumulte et le bruit de la vie politique, est un héroïsme devant lequel je m’incline. »

Héroïsme, soit, dirai-je à mon tour, lorsque, pour me servir d’une expression familière, on ne peut pas faire autrement, lorsque le pays vous appelle à son secours dans un jour de désastre. Mais que de sauveurs en disponibilité passent leur temps à offrir leurs secours que personne ne réclame ! La vraie conduite de la vie consiste à discerner dans quelle mesure on contribuera le mieux à la fortune publique. Ne peut-on pas servir utilement et glorieusement son pays sans prétendre à la solution des problèmes qui ne ressemblent pas, Monsieur, à ceux que vous aimez ? Dans les problèmes politiques la preuve est si difficile à donner ! Ce que la politique a coûté aux lettres, la littérature le calcule souvent avec effroi. Mais la science elle-même peut faire le triste dénombrement de ses pertes. De part et d’autre, combien de forces déviées de leur cours vont s’abîmer inutilement dans des questions trop souvent aussi mouvantes et aussi stériles qu’un monceau de sable !

En plus d’une circonstance d’ailleurs, M. Dumas a laissé percer le sentiment de tristesse que lui causait ce long détournement de sa vie : « Le vrai bonheur, disait-il, il y a peu d’années, dans une sorte d’examen rétrospectif de sa propre carrière, le vrai bonheur m’apparaît sous la forme du savant consacrant ses jours et ses veilles à pénétrer les secrets de la nature et à découvrir des vérités nouvelles. Laplace, Cuvier, Candolle, Brongniart, ajoute-t-il, en se reportant vers ses premiers et meilleurs souvenirs, ont connu la vie heureuse. Animés de l’amour de la vérité, indifférents aux jouissances de la fortune, ils ont trouvé leur récompense dans l’estime publique. »

Les dernières années de M. Dumas furent, remplies par les fonctions de présidences de commissions internationales, présidences acclamées, qui étaient autant de solennels hommages rendus par les savants du monde entier à sa supériorité. Il y apporta ce don suprême d’agréments et de lumières que l’Académie française se plaisait à goûter en lui et ces autres qualités dont chaque semaine, à l’Académie des sciences, nous étions les témoins émerveillés. Avec quelle hauteur de vues, avec quelle modération et quelle sagesse il intervenait dans les discussions ! Souvent, quand emporté moi-même dans une lutte vis-à-vis de confrères que j’estime et que j’aime profondément, je me laissais cependant entraîner, pour la défense de la vérité, à une expression trop vive (je n’étais pas alors de l’Académie française), un regard presque suppliant de M. Dumas s’arrêtait sur moi et s’efforçait de calmer mon animation. Partageant encore ce dernier trait de ressemblance avec Lavoisier, M. Dumas n’était pas un homme de discussion, mais un homme de persuasion. Sa sérénité dominatrice s’étendait sur toute une assemblée.

On raconte qu’à la mort du grand Cuvier, Arago s’écria : « Cette mort nous rapetisse tous. »

Vous, Monsieur, qui avez été pendant plus d’un quart de siècle le confrère de M. Dumas, qui avez partagé avec lui la direction des travaux de l’Académie des sciences, vous ne me démentirez pas si je dis à mon tour que la mort de M. Dumas nous a tous diminués.

Et maintenant que vous et moi nous avons rendu, selon les touchantes traditions de l’Académie française, un double hommage à cette grande figure. Permettez-moi, dans ce dernier adieu que j’envoie à celui qui fut mon maître et mon ami et dans ce souhait de bienvenue que je vous adresse, de rapprocher un instant vos deux noms et vos deux destinées. De bonne heure vous avez eu l’un et l’autre les ambitions généreuses qui font les hommes de progrès et de force nationale. L’un et l’autre, par une somme étonnante de travail, vous avez exercé sur le développement des études une influence heureuse et durable. En vivant dans la familiarité intellectuelle des grands esprits disparus, vous vous êtes, t’un et l’autre, inspirés de leurs méthodes et de leurs idées directrices. Vous avez eu l’un et l’autre la gloire d’ajouter à leur propre gloire. Rien n’a manqué à l’éclat de vos deux destinées et vous avez reçu dans leur plénitude les témoignages de reconnaissance qui vous étalent dus.

S’il m’était permis de terminer par une de ces idées générales qu’aimait M. Dumas, je dirais que vous et lui vous êtes la personnification de ce que peuvent atteindre à notre époque les existences laborieuses. Le vrai mérite dans la vraie démocratie, voila ce que vous représentez tous deux.

La vraie démocratie est celle qui permet à chaque individu de donner son maximum d’efforts dans le monde. Un commis de pharmacie d’Alais s’élevant par son travail, à la présidence des savants du monde entier, quel grand exemple ! Pourquoi faut-il qu’à côté de cette démocratie féconde, il eu soit une autre stérile et dangereuse qui, sous je ne sais quel prétexte d’égalité chimérique, rêve d’absorber et d’anéantir l’individu dans l’État ? Cette fausse démocratie a le goût, j’oserais dire le culte de la médiocrité. Tout ce qui est supérieur lui est suspect. En renversant le sens d’une phrase célèbre du général Foy, on pourrait définir cette démocratie : la ligue de tous ceux qui veulent vivre sans travailler, consommer sans produire, arriver aux emplois sans y être préparés, aux honneurs sans y être digues.

Soyez donc le bienvenu. Monsieur, à l’Académie française, dans cette République des lettres qui a la passion de tous les talents qui consacre à certains jours toutes les vertus et qui place dans la supériorité en toutes choses l’idéal de l’égalité.