Réponse au discours de réception de Joseph Bédier

Le 3 novembre 1921

Louis BARTHOU

Réception de M. Joseph Bédier

 

 

« Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort ? C’est de Tristan et d’Iseut la reine. Écoutez comment à grand joie, à grand deuil ils s’aimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui. »

Vous doutiez-vous, Monsieur, il y a quelque vingt ans, en écrivant ces lignes, que le chef-d’œuvre auquel elles servent de prélude vous ouvrirait les portes de l’Académie française ? Certes vous avez publié depuis des livres importants dont l’originalité, la force didactique et la qualité littéraire auraient suffi à déterminer notre choix. Mais pour l’opinion publique, qui juge nos jugements, vous êtes resté le renouveleur habile et heureux du Roman de Tristan et d’Iseut. C’est votre Vase Brisé. Sully Prudhomme avait fini par être agacé de la réputation à la fois immense et étroite qu’il devait au sien. Je sais que vous ne reniez pas le vôtre. Et combien vous avez raison ! Vous êtes un universitaire, un savant, un érudit, un critique, un historien, un philologue, un hagiographe, un médiéviste, et ce sont des titres. Mais vous avez eu un jour la bonne fortune d’être un poète : c’est elle qui vous sert aujourd’hui. Quand vous vous efforciez, pour nous dire la tragique histoire, de retrouver les formes de penser et de sentir des bons conteurs du douzième siècle, vous redoutiez de poursuivre une chimère. Un succès prodigieux eût vite fait de dissiper vos craintes. Je ne serais pas surpris qu’il vous eût étonné, mais je suis sûr qu’il ne vous troubla pas et vous eûtes la sagesse de ne pas vous laisser détourner par une griserie dangereuse de la voie plus austère où vous vous étiez délibérément engagé. Vous n’eûtes pas besoin de vous faire attacher à un mât pour résister aux sirènes : vous ne les entendiez pas. Il me souvient de vous avoir rencontré, au moment de votre gloire naissante, dans un salon que tenait avec une grâce souveraine une femme supérieure, dont les origines alsaciennes, fièrement portées, s’accordaient avec l’esprit parisien le plus pur. Les femmes vous regardaient : mais vous ne regardiez pas les femmes, et votre courtoisie, si pleine de tact, mais encore timide, ne faisait rien pour continuer dans la conversation la séduction de votre roman. Vous étiez sans doute le seul à ne pas penser à Tristan et à Iseut, à Brangien, au roi Marc, à Gorvenal, à l’ermite Ogrin, au nain Frocin, à toutes ces aventures que vous aviez racontées avec tant de « mélancolie celtique et de grâce française », pour la plus grande joie de nos esprits et de nos cœurs.

Il y avait eu dans votre entreprise une part de gageure, mais non pas peut-être celle que vous aviez craint de ne pas gagner. Depuis Wagner, il semblait que le sujet de Tristan et Iseut n’appartînt plus qu’à Wagner. Il l’avait traité à sa façon, en génie dominateur, et, enivrés par l’irrésistible magie de ses incantations musicales, nous avions fini, ou plutôt commencé, par ne connaître d’autre façon que la sienne. La puissance de sa musique nous avait imposé son poème et nous ne savions que par lui, aventures et sentiments, les personnages de l’immortelle légende de l’amour et de la mort. Grâces vous soient rendues, Monsieur, pour avoir restitué à la France un poème qui est de France. Vous n’attendez pas de moi, ni vous ni personne, que je recherche, surtout après vous, ses origines lointaines. Malgré les clartés que vous y avez apportées, c’est un problème obscur où je laisse les érudits s’embarrasser et se contredire. Je ne m’attarderai pas non plus à rechercher vos sources. Vous les avez indiquées avec votre loyauté coutumière et chacun peut juger, par vous, de ce que vous avez emprunté à vos devanciers. Vous devez l’inspiration ou les traits de quelques chapitres à Gottfried de Strasbourg et à Eilhart d’Oberg, mais surtout vous êtes le successeur et le renouveleur des « deux bons trouvères d’antan », Thomas et Béroul, qui écrivaient en français au milieu du douzième siècle, et il nous plaît de le savoir. Vous avez écrit dans vos Légendes épiques un curieux paradoxe sur les remanieurs. Que n’ont-ils tous su remanier comme vous ! Je ne suis pas sûr, quoique Gaston Paris l’ait supposé, que vous avez d’abord écrit tout le poème en vers aussi semblables que possible à ceux de Béroul, afin de donner ensuite à leur traduction la forme et la couleur primitives. Mais je soupçonne votre facilité apparente d’être le résultat d’un long effort et je ne crois pas diminuer votre grâce en disant que sa spontanéité a dû beaucoup à de patientes recherches et à de laborieux rapprochements. Heureusement que l’érudit a renseigné le poète sans l’étouffer. Vous avez le don de conter, l’aisance, l’harmonie, la simplicité émouvante, le sens de la nature, le mouvement, la mesure. Oh ! surtout la mesure ! Vous dites que « démesure n’est pas prouesse » et vous ajoutez : « Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire d’éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belle et si diverse : que servirait de l’allonger ? » Vous avez eu l’art d’éviter les longueurs. Pourtant, pris d’ici et de là, et parfois de votre propre fonds, vous avez multiplié les épisodes, mais aucun n’est de trop, et vous leur avez donné une vie durable. Qui donc ne sait, et la délicieuse allégorie de la chemise de noces de Brangien, et les morceaux d’écorce ou de menus branchages jetés par Tristan dans la fontaine pour avertir Iseut, et la farine semée par un nain malfaisant dans la chambre du roi pour garder la forme des pas de Tristan et, dans la forêt du Morois, l’épée nue entre les amants endormis ? Qui ne connait la force, dont le philtre bu en commun est le symbole, la force irrésistible, fatale et impitoyable, d’un amour à la fois innocent et criminel ?

 

« — Iseut, que savez-vous donc aujourd’hui ? Qu’est-ce donc qui vous tourmente ?

— Ah ! tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente, et cette mer, et mon corps, et ma vie !

Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan ; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, ses lèvres tremblèrent. Il répéta :

— Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ?

Elle répondit :

— L’amour de vous.

Alors il posa ses lèvres sur les siennes.

Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joie d’amour, Brangien, qui les épiait, poussa un cri, et les bras tendus, la face trempée de larmes, se jeta à leurs pieds :

Malheureux ! arrêtez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est sans retour, déjà la force de l’amour vous entraîne et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herbé qui vous possède, le breuvage d’amour que votre mère, Iseut, m’avait confié. Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l’ennemi s’est joué de nous trois, et c’est vous qui avez vidé le hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en châtiment de la male garde que j’ai faite, je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous avez bu l’amour et la mort !

Les amants s’étreignirent ; dans leurs beaux corps frémissaient le désir et la vie. Tristan dit :

— Vienne donc la mort !

Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, liés à jamais, ils s’abandonnèrent à l’amour. »

 Pourquoi ai-je choisi cet épisode ou, mieux, pourquoi ai-je cité un épisode d’un livre répandu, connu, célébré, dans le monde entier ? Il compte plus de cent éditions ; il a été illustré deux fois ; il a été traduit en allemand (à deux reprises), en suédois, en anglais, en hollandais, en grec, en tchèque, en norvégien, en italien, en catalan. Ces éditions, ces illustrations, ces traductions sont un suffrage qui a précédé celui de l’Académie française. Au moment où je vous y accueille, il me semble qu’Iseut la blonde vous y a conduit par la main. Qu’elle y soit, comme vous, la bienvenue. Sa présence est trop symbolique pour qu’elle crée contre nos traditions un précédent dangereux.

Quand parut, en 1900, votre Roman de Tristan et Iseut, vous aviez trente-six ans. Subissez, Monsieur, cette révélation sans vous en effrayer. Il est dans les traditions académiques que notre âge soit public le jour de notre réception ; puis, de la réception à la mort, chacun pense surtout à l’âge de ses voisins. Donc à trente-six ans, vous étiez célèbre. Est-ce à dire que la veille, vous fussiez un inconnu ? Évidemment non, mais votre notoriété, établie sur des travaux que le grand public a la mauvaise habitude d’ignorer, ne dépassait pas le monde restreint des savants et des écoles. Je me trompe : votre pays d’origine était déjà fier de vous, et peut-être même, tandis que vous n’y songiez pas, pressentait-il votre gloire académique. Ce n’est pas de Paris que je parle : vous y êtes né, mais par accident, comme Victor Hugo à Besançon ou Théophile Gautier à Tarbes. Vos origines les plus anciennes vous rattachent à la Bretagne, d’où votre famille, qui prit part en 1717 à la conspiration de Cellamare, fut obligée de s’exiler pour l’île Bourbon. Elle y trouva un asile, la sécurité et, bientôt, la fortune. Quoique la Bretagne puisse vous revendiquer comme l’un de ses arrières-petits-fils, dans lequel elle reconnaît la ténacité et l’imagination de sa race il faut rendre à Bourbon ce qui lui appartient : vous êtes de l’île. Vous y avez vécu vos premières années, vous y avez grandi, vous y avez pris dans une famille cultivée le goût des belles-lettres et son lycée s’honore de vous avoir, de la quatrième à la philosophie incluse, compté parmi ses plus brillants élèves. De votre temps, il s’appelait le lycée de Saint-Denis : il s’appelle aujourd’hui le lycée Leconte de Lisle. Tous les changements de noms ne sont pas aussi heureux, s’il est vrai que trop parmi eux sont dus à la faveur de la mode ou aux vicissitudes de la politique. Leconte de Lisle, c’est autre chose : il avait du génie et, sans faire de tort à la très estimable mémoire d’Édouard Hervé, on peut dire qu’il était, avant vous, l’académicien dont l’île Bourbon tirait le plus d’honneur.

À dix-sept ans, déjà bachelier, vous quittez la Réunion. Vous choisissez l’enseignement, où votre frère aîné vous a devancé en entrant dans la section des Sciences de l’École normale supérieure. Malgré la précision de votre esprit, vous préférez les Lettres et au lycée Louis-le-Grand, dont l’injustice des révolutions n’a heureusement pas débaptisé le nom glorieux, vous préparez, vous aussi, l’École normale. Vous y êtes reçu en 1883. Le philosophe illustre qui devait vous accueillir ici, en égal plus qu’en disciple, comptait parmi vos maîtres. Nous perdons tous à son absence, tous et nous deux, Monsieur, puisqu’il n’aura pas suffi de mon effort sincère, qui ne peut pas suppléer à mon incompétence, pour vous recevoir et pour vous louer selon vos mérites. Je suis sûr pourtant que M. Boutroux n’aurait pas revendiqué pour décisive qui devait orienter votre carrière et sa modestie si délicate en aurait reporté l’honneur sur deux autres de vos professeurs, Gaston Paris et Brunetière. Comment parler d’eux, après vous ? Vous pratiquez comme un culte la reconnaissance et l’amitié. Vous êtes, à vos heures, un rude polémiste : il y a eu dans votre famille un mousquetaire rouge, qui n’eut pas moins de dix duels et, comme lui, vous aimez la bataille. Mais quel respect, quelle vénération, quelle tendresse pour vos maîtres ! Il est bon d’être aimé et loué par vous.

Ceux-là même qui n’ont pas accompagné ou suivi Brunetière sur les Chemins de la Croyance rendent hommage à son courage intellectuel et à la noble probité de son désintéressement. Il vous remarqua et il vous aida. Mais ce fut surtout Gaston Paris, un « plus que père », qui décida de votre vocation et je ne saurais faire de vous un plus bel éloge qu’en vous saluant comme un disciple digne de ce maître. Vous avez hérité de lui, avec le goût et le sens des textes, une méthode de critique littéraire dont Claude Bernard avait, dans un autre domaine, posé magnifiquement les principes. La recherche de la vérité, si elle est conduite impartialement, est une, et elle obéit partout aux mêmes lois. Elle n’exclut nulle part l’imagination, mais l’hypothèse n’a le droit de s’ériger en système que si le contrôle expérimental des faits ou des documents en a démontré la réalité. D’autre part, la science, et il y a une science littéraire, ne doit pas se préoccuper des conséquences, « bonnes ou mauvaises, regrettables ou heureuses », que la vérité recherchée et établie lui a révélées. L’indépendance et la probité de l’esprit avaient pour Gaston Paris la vertu d’un dogme et la force d’une habitude. Il fit le voyage de Roncevaux pour vérifier sur place un détail discuté de la Chanson de Roland. Il y rencontra Edmond Rostand, qui, ici même, le jour de sa réception, évoqua ce souvenir : « Au seuil même de Roncevaux, j’ai quitté, un soir, Gaston Paris. Je l’avais accompagné jusqu’aux derniers lacets de Valcarlos. Il poursuivit son voyage. Je voulus redescendre pour n’être pas en tiers entre Charlemagne et lui. Debout sous un chêne qui ressemblait à son génie, près d’une source qui ressemblait à sa conscience, il me dit adieu de la main. Puis, au tournant de la route, il disparût... comme il vient de disparaître : pour continuer de monter ! »

Plus que tout autre, Monsieur, vous savez ce qu’il y a de vrai dans ces belles paroles. Quand on suit Gaston Paris comme un guide, on est sûr de monter et, malgré la topographie, la marche de la rue d’Ulm à l’Académie française est, vous en conviendrez, surtout aujourd’hui, une belle ascension. Vous l’avez faite par étapes, en voyageant et en enseignant. Vous avez professé, avec un grand succès, à Fribourg en Suisse, où l’Université venait d’être fondée, la langue et la littérature françaises, avant d’être maître de conférences à Caen. Mais c’est l’année 1893 qui marque l’étape décisive.

Vous revenez comme maître à l’École normale supérieure que vous avez, depuis six ans à peine, quittée comme élève. La voie, la large voie, qui devait vous conduire ici, est ouverte à votre talent. Vous y entrez avec cette sorte de timidité audacieuse ou, si vous aimez mieux, de modestie confiante que j’ai cru reconnaître en vous. Votre public ne passe pas pour pécher par excès d’indulgence et ces jeunes normaliens, turbulents et taquins, prolongent avec délices, au grand détriment des professeurs qu’ils guettent, l’âge qui est sans pitié. Vous les conquérez tout de suite. On ne vous donne pas de surnom, ce qui est un succès, et on vous respecte, ce qui est une victoire. Vous avez l’autorité. De quoi est-elle faite ? De la pénétration de votre esprit et de la probité de votre conscience. Vous n’êtes pas de ceux qui transigent, par coquetterie, par prudence ou par peur. L’enseignement est pour vous un apostolat et la critique littéraire, telle que vous la pratiquez, n’est jamais une négation stérile. Lamartine disait d’elle, à propos de Sainte-Beuve, et le cas particulier aggravait ainsi l’injustice générale, qu’elle est la puissance des impuissants. Cette formule, sommaire comme une exécution, exprime un ressentiment, mais non une vérité. Après Gaston Paris et après Brunetière, vous lui avez donné un démenti. Pourtant, en 1893, quand vous avez publié votre premier livre, une étude magistrale sur les Fabliaux, vous avez cru devoir vous défendre contre un agnosticisme que personne ne vous avait encore reproché. De fait, vous aviez combattu tous les systèmes sans en proposer aucun. La théorie aryenne et surtout la théorie anthropologique de l’origine des contes populaires étaient trop peu solides pour résister à vos coups, mais il n’en était pas de même de la théorie orientaliste, qui faisait dériver ces contes, pour la plus grande partie, de l’Inde des temps historiques. Elle avait pour elle la possession acquise et les autorités les plus hautes. Votre livre est dédié à Gaston Paris, en hommage de reconnaissance et d’affection. Mais Gaston Paris lui-même n’avait-il pas donné son adhésion, au moins dans de certaines limites, à la thèse orientaliste ? Ces positions prises, ces autorités, ce patronage ne troublèrent pas votre vaillance, puisque vous n’aviez d’autre souci que celui, de la vérité. En affirmant cette indépendance, vous n’aviez pas besoin de dire que par là au moins Gaston Paris vous reconnaîtrait comme de son école. Il y avait dans votre rébellion apparente la plus fervente et, j’ose le dire, la plus pieuse des fidélités, puisqu’aussi bien Gaston Paris avait, par liberté d’esprit, combattu certaines doctrines chères à son père, dans la Place même où celui-ci les avait enseignées.

Avez-vous réussi dans votre démonstration ? Je n’ai pas autorité pour le dire et je ne m’aventure pas à me prononcer comme juge dans une question où je puis à peine parler comme témoin. Dirai-je que votre livre m’a amusé ? Oui, mais entendez par là que j’y ai goûté le plus agréable des divertissements intellectuels. Quoi que vous en ayez écrit, ce gros volume n’est pas « un livre pesant sur un sujet léger », mais je ne voudrais pas non plus paraître prononcer des paroles frivoles sur une matière grave. Le tout est de s’entendre. Habitué à la discussion, j’ai aimé la clarté, le mouvement, la vie de la vôtre. Votre érudition n’est jamais pédante ; elle laisse à d’autres écoles la lourdeur massive qui écrase plus qu’elle ne démontre. Vous êtes, dans les questions de littérature populaire et d’histoire littéraire du moyen âge, plus savant qu’aucun homme au monde, mais votre science, toujours aisée et alerte, ne se prive pas au besoin d’être spirituelle, et malicieuse. À ses heures même, quand vous redevenez un mousquetaire rouge, elle a des dents et elle a des griffes. L’hypothèse indianiste, ou orientaliste, ou orientale, des contes populaires y a passé et peut-être succombé. Je dis peut-être par politesse ou par prudence, mais au fond, si mon opinion vous importait tant soit peu, je vous déclarerais sincèrement que votre démonstration négative m’a convaincu. Après avoir détruit, vous n’avez pas édifié. Par impuissance ? Non, mais par volonté réfléchie et par loyauté intellectuelle. L’origine des contes populaires vous paraît poser un problème insoluble, et vous ajoutez : « Il est indifférent que nous le sachions ou non ». En êtes-vous toujours aussi sûr ? Votre livre, si puissant qu’il soit, n’est qu’un moment de la science. Elle se renouvelle toujours. Tout problème des origines, quelle que soit l’occasion où il se pose, conserve une attraction irrésistible, et peut-être celui que vous avez déclaré insoluble tentera-t-il d’autant mieux les chercheurs. D’ailleurs vous sentiez bien que, même votre thèse admise, vous n’aviez pas épuisé toutes les questions, et celles que vous suggériez, dans des pages dont la franchise égale la force, ne laissaient-elles pas espérer à Brunetière qu’elles feraient désormais l’objet de vos études et de vos préoccupations ? Les romans de la Table Ronde, avec leurs « inventions subtiles et charmantes », lui apparaissaient comme la réaction d’une aristocratie éprise d’idéal contre les hardiesses ordurières des Fabliaux. Il vous appelait à traiter un sujet où il croyait que pourrait se complaire la délicatesse de votre goût et il citait à comparaître devant votre érudition élégante Tristan, Lancelot et Perceval. Donnerez-vous à ce Tristan, qui vous a si bien réussi, le pendant de Perceval ? On le dit. Ne trompez pas notre espérance.

Votre édition de la Chanson de Roland est achevée, et vous avez du temps devant vous. Parmi vos prédécesseurs dans le fauteuil que vous occupez, il y eut de Pongerville, qui le garda pendant quarante ans avec une magnifique obstination. Fauteuil oblige. Si vous jouissez d’une semblable longévité, quelles belles œuvres nous vous devrons ! Aucune pourtant, si bien que vous fassiez, ne dépassera vos Légendes épiques pour l’originalité, la puissance et la profondeur. C’est votre œuvre maîtresse, et c’est l’œuvre d’un maître. Quand vous l’aviez entreprise, en 1904, vous veniez d’être nommé au Collège de France. Elle ne naquit pas d’un plan préconçu, d’un sujet choisi, d’une préférence réfléchie, mais d’une circonstance fortuite. Vous connaissiez mal les Chansons de geste : il faut le croire, puisque vous l’avez dit. Vous prépariez une édition du Charroi de Nîmes, qui est l’une des vingt-quatre chansons du cycle de Guillaume d’Orange, et vous fûtes conduit par les nécessités de votre travail, et sans doute aussi par les curiosités de votre esprit, à parcourir le cycle en entier. Que Clio soit bénie pour vous avoir inspiré cette promenade ! Vous ne vous promenez jamais en vain dans les vieux manuscrits où palpite l’âme de la Patrie naissante. Au moment où vous pénétriez pour la première fois, et par hasard, dans le problème de la formation des Chansons de geste, il paraissait résolu par une doctrine générale dont les nuances ou les variétés ne troublaient pas l’unité fondamentale. Cette doctrine affirmait et elle croyait avoir définitivement prouvé que les romans du XIIe et du XIIIe siècle, les Chansons de geste, étaient la dernière expression d’une épopée française, vieille de plusieurs siècles et contemporaine des événements qu’elle avait chantés. Gaston Paris, dans son admirable Histoire poétique de Charlemagne, avait, dès 1865, développé cette théorie, sans la pousser jusqu’aux extrêmes conséquences où d’autres l’ont conduite, avec une force unique et irrésistible. À l’en croire, et comment ne pas le croire ? l’épopée française avait commencé dès l’époque mérovingienne. Des chants nationaux avaient célébré pendant plus de trois siècles tous les souverains, tous les héros de la France, depuis Dagobert jusqu’à Louis d’Outremer, et, particulièrement pour Charlemagne, les primitives cantilènes avaient été créées de son vivant par l’enthousiasme des Français. Trente-cinq ans après, en 1900, l’opinion de Gaston Paris n’avait pas fléchi. Vous l’avez épousée dès 1894, dans un article sur la Société des anciens textes français, sans la discuter et sans soupçonner même qu’elle pût prêter à une discussion. Vous disiez, vous aussi, qu’« il avait existé une épopée mérovingienne dont nos Chansons de geste ne sont que le dernier remaniement », et vous exprimiez cette doctrine avec un lyrisme dont vous avez eu raison de rappeler l’enthousiasme sans avoir eu tout à fait tort de vous en reprocher la déclamation mais vous êtes de l’île Bourbon, et vous aviez trente ans ! Depuis, il vous fallut en rabattre. L’étude que vous aviez entreprise en 1904 sur les légendes du cycle de Guillaume d’Orange, sans inquiéter encore votre esprit et surtout sans troubler encore votre foi, vous révéla les côtés imprévus des problèmes que vous croyiez définitivement résolus. La formation ancienne, qui aurait été contemporaine des événements eux-mêmes, des légendes épiques s’accordait mal, pour le cas particulier de Guillaume d’Orange, avec les faits que vous constatiez. L’expérience démentait l’hypothèse. Vous ne vîtes tout d’abord dans ce résultat qu’une exception, dont la doctrine générale, si solidement établie, ne se trouvait pas affectée. Pourtant, savant, curieux... et Breton, vous poursuivîtes du côté du cycle de Girard de Roussillon d’abord, du côté de la légende d’Ogier de Danemark ensuite, l’enquête que vous aviez involontairement commencée avec Guillaume d’Orange. À votre grande surprise, ces deux expériences nouvelles, conduites comme les premières avec l’impartialité méthodique dont vous êtes coutumier, démentaient par des faits précis et prouvés, contrôlés et contrôlables, l’interprétation orthodoxe de la formation des légendes épiques. Qu’était-ce à dire ? Vous ne pouviez plus étudier une chanson de geste sans éprouver le tort que vos conclusions faisaient à la théorie dominante. Un système s’ébaucha dans votre esprit ; vous en fûtes effrayé comme d’un péril et, vous l’avez dit, comme d’un ridicule. Ayant pris peur de votre audace, et pour ne pas courir le risque d’une aventure peu scientifique, vous soumîtes à une révision plus rigoureuse les faits, les textes et vos conclusions. Avant de perdre la foi, vous essayâtes de rapporter à la religion établie les hypothèses, si troublantes, qui paraissaient la contredire. Ce fut une belle lutte de conscience ; elle vous honore, Monsieur, mais l’honneur en est d’autant plus grand qu’elle n’étonna aucun de ceux qui vous connaissaient. Il vous fallut pourtant prendre un parti et vous rendre à l’évidence. Quelle était-elle ? Qui résume interprète et je risquerais de vous trahir en vous traduisant. Donc je vous cite. Les faits, les documents, les observations, enseignent que « les romans du XIIe siècle sont des romans du XIIe siècle, et qu’il faut les expliquer par cela que nous savons du XIIe siècle, du XIe au plus tôt, et non point par cela que nous ignorons du siècle de Charlemagne ou du siècle de Clovis ». C’est toute une théorie nouvelle des Chansons de geste qui se dégage de cette phrase. Mais elle ne s’affirme pas comme un dogme et, pendant sept ans, dans votre chaire du Collège de France, dont les leçons ont passé dans vos quatre volumes, vous l’avez patiemment, minutieusement et abondamment démontrée. Une à une, vous avez pris les principales légendes épiques. À mesure que votre étude se poursuivait, votre méthode se précisait et elle s’affermissait, mais elle avait trouvé et pratiqué, du premier coup, ses règles essentielles. D’abord, pour chaque légende, des analyses complètes et claires, vivantes et amusantes. Était-ce donc pour le plaisir de narrer de beaux contes ? Oh ! que non pas ! Vous disposiez seulement, et avec un art souverain, la trame de vos discussions. Pour chaque chanson votre procédé était le même ; vous groupiez les preuves qui détruisent ou démentent l’origine carolingienne de l’épopée française et, cet avantage acquis, vous donniez à votre propre théorie toute la force irrésistible d’une documentation historique, géographique et hagiographique.

Les chansons de geste sont nées aux XIe, XIIe et XIIIe siècles ; — à l’occasion des grands mouvements de foule qui répandaient sur les routes menant aux sanctuaires les plus célèbres du moyen âge, ou à des foires non moins célèbres, les pèlerins ou les marchands, accompagnés de jongleurs ; — près des abbayes bordant ces routes, où l’on conservait des reliques de l’époque carolingienne. Les clercs exaltaient ces reliques, plus ou moins authentiques, pour en tirer profit en retenant les pèlerins, tandis que les jongleurs, pour divertir les pèlerins ou les marchands, exploitaient dans leurs chansons, autour des abbayes que souvent ils fréquentaient, les mêmes anciens souvenirs, la même vie, la même histoire ou la même légende. Vous avez parcouru ces routes qui conduisaient aux grands pèlerinages d’Italie, de France et d’Espagne, la Via Francesca, le Camino Francese, la Via Tolosana, et combien d’autres ! Vous vous êtes fait pèlerin ; vous avez visité les abbayes ; vous avez recherché les chapelles, les mausolées, les tombes, les reliques, les vieilles chartes. Vous avez vu les clercs et les jongleurs collaborer, directement ou indirectement, à l’exploitation des pèlerins, ceux-là empruntant aux jongleurs des traits pour leurs chroniques, ceux-ci empruntant aux clercs des motifs pour leurs chansons. Vous avez dressé une liste, qui paraît définitive, des personnages historiques dont les exploits sont célébrés dans les chansons de geste, et je ne sais pourquoi vous avez dit qu’elle vous créerait des inimitiés. Les savants ont-ils donc, eux aussi, leurs querelles, leurs ambitions, leurs déceptions et leurs rancunes ? Vous avez identifié cinquante-deux églises où il existait, soit des tombes et des châsses, réelles ou fictives, soit des légendes de personnages qui furent des personnages de chansons de geste. Et malgré tant d’analyses minutieuses, tant d’habiles concordances, tant de faits établis, tant d’heureux résultats, vous vous êtes refusé à proposer un système rigide et à l’exprimer en formules. Mais quoi que vous en ayez, un système se dégage de vos études et il précise vos conclusions. Il restitue aux chansons de geste leur véritable origine en les rattachant, non à des poésies anciennes et mystérieuses dont il ne reste aucune trace, mais aux siècles mêmes, du XIIe au XIIIe, où elles furent écrites et dont elles reflètent la vie, la foi, le mouvement, les besoins, les aspirations et les espérances. Cette éclosion était-elle un miracle ? Elle est magnifique, mais elle ne tient pas d’un prodige si on la rapproche avec vous soit des croisades, qui l’expliquent en partie, soit des « grandes initiatives françaises » du XIe siècle, la poésie des plus anciens troubadours, les premiers essais de peinture sur verre, les premiers tournois, les premiers arcs d’ogive, auxquels M. Lavisse, dans le remarquable rapport qui vous attribua le prix Jean Reynaud, n’a pas manqué d’ajouter quelques autres traits distinctifs d’une France parcellaire et anarchique, mais déjà « assez riche d’humanité pour que tous les peuples d’Europe, l’Allemagne comme l’Italie et l’Espagne, l’aient imitée ».

Ainsi tout se tient et ainsi tout s’explique. Mais ne vous ai-je pas, hélas ! mal expliqué dans un résumé qui ressemble trop à une mutilation ? Je ne suis pas un médiéviste, et malheureusement d’autres que vous s’en sont déjà aperçu. Mais croyez bien que je n’ai pas été insensible aux beautés littéraires de votre œuvre. On peut être à la fois un professeur et un homme de lettres, un grand savant et un parfait écrivain. Vous l’avez prouvé. Au service de votre système, ou de votre thèse, ou de votre hypothèse, ou de votre théorie, ou de votre idée ou de votre doctrine, — quel riche dictionnaire est le nôtre ! — vous avez déployé les qualités les plus rares : une érudition profonde et sûre, une documentation abondante et précise, un sens critique très aigu, une argumentation puissante, éloquente et impérieuse, qui ne se prive pas, s’il le faut, de malice et d’esprit. Vous avez dit d’un professeur étranger, auquel vous avez beaucoup emprunté : « Il n’a point le respect des idola des érudits, et, comme ses héros narbonnais, il a détruit bien des mahomeries. Il observe et pense par lui-même ; il oblige à penser. Il a le goût du fait concret et en même temps le pouvoir de muer les faits en idées et de lier les idées en systèmes. En ses livres robustes et lumineux, on admire à la fois son grand sens réaliste et ses dons de combinaison, et, d’ici longtemps, quiconque étudiera le cycle d’Orange, s’il n’est pas toujours son adepte, sera toujours son obligé. » Mais c’est vous, Monsieur, trait pour trait, et c’est votre œuvre ! Il me faut ajouter que vous avez toujours sacrifié l’habileté à la probité. Ce que vous devez aux autres, vous le dites, et je ne sais pas de livre qui, plus que les Légendes épiques, abonde en références et en citations, en remerciements et en hommages. N’avez-vous pas déclaré tout à l’heure qu’on peut recevoir, même de ses élèves, la leçon de l’exemple ? D’autres se posèrent, avant vous et autour de vous, la question que votre ouvrage résout, mais accessoirement, partiellement et localement, sans aborder le problème dans sa plénitude si complexe et sous tous ses aspects si variés. L’histoire littéraire n’interdit pas la recherche de la paternité. Soyez tranquille, Monsieur : votre livre est bien vôtre. Un éminent romaniste, qui est de vos amis, a écrit il y a huit ans : « Il est possible que cette œuvre maîtresse, sans doute la plus parfaite qu’ait suscitée la littérature du moyen âge français, vieillisse rapidement, précisément parce que ses enseignements passeront très vite dans le domaine public. » Je suis sûr du plaisir que cette prophétie vous a fait. Votre œuvre si vivante ne paraîtra vieillie que le jour où elle sera dépassée par les travaux de l’école qu’elle a fondée. Elle a du temps devant elle. Il reste encore bien des questions à résoudre dans le problème mystérieux de l’origine des Chansons de Geste, et vous les avez posées. Mais, grâce à vous, un résultat est définitivement acquis : vous avez rendu à la France ce qui appartient à la France. « Je sens passer dans ces épopées, écrit l’un des frères Grimm, le souffle des forêts germaniques. » Avant lui, Frédéric Schlegel avait dérivé de l’épopée germanique tout ce que la poésie de l’Europe moderne ne devait pas à la grâce orientale. Mais c’est Uhland qui avait trouvé la vraie formule, trop longtemps subie, même par nous, de cette expropriation littéraire pour cause d’utilité prussienne. « L’épopée française, c’est l’esprit germanique sous une forme romane. » On nous laissait la forme pour prendre le fond. Vous avez discuté cette théorie avec la haute impartialité qui fait le prix de vos découvertes. Ainsi l’esprit français a recouvré les droits dont on l’avait injustement dépouillé. La Chanson de Roland exalte la fidélité, l’honneur, le respect de la parole jurée. Elle est de chez nous et elle est à nous. Nous vous remercions, Monsieur, d’avoir démontré ce que nous sentions.

La science n’a pas de patrie, mais il n’est pas interdit à la patrie de se réjouir de ce qu’elle doit à la science. Vous avez servi l’une par l’autre et vous avez écrit : « Je suis de ceux qui cherchent la vérité et non pas la victoire. » Cette fière devise que vous avez si bien remplie, vous rendait digne de succéder au grand poète, dont le même souci s’est exprimé dans ces vers admirables :

 

Je pense à la lumière, et non pas à la gloire.
Chanter, c’est ma façon de me battre et de croire ;
Et si de tous les chants mon chant est le plus fier,
C’est que je chante clair afin qu’il fasse clair.

 

Vous avez analysé les chants d’Edmond Rostand et toute sa production dramatique avec une sûreté et une pénétration qui m’accableraient sous leur force démonstrative si je n’avais pas la ressource d’associer les « grâces morales » de l’homme, avec la brièveté délicate qu’il eût voulue, à l’éloge définitif que vous avez fait de son œuvre. Cette œuvre, vous l’avez étudiée selon la méthode que vous aviez employée pour les Légendes épiques, et en particulier pour le cycle de Guillaume d’Orange, dont vous avez écrit : « J’ai lu et relu avec ferveur les poèmes de cette geste ; j’ai lu et médité ce que tant de critiques en ont dit, ou à peu près tout, je crois. » De même vous avez lu au cours d’une étude approfondie, d’affilée et la plume à la main, dans tous les journaux du monde, les articles innombrables, les panégyriques, les dithyrambes, et sans doute aussi les éreintements, que la critique et la chronique ont consacrés à Edmond Rostand. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez, puisque, ne l’ayant jamais rencontré, l’homme vous échappe. Vous ne pouvez pas savoir tout ce que vous y avez perdu. Vous avez interrogé ses amis et vous avez, au contact de leurs souvenirs, dégagé, dans une légère esquisse, les traits essentiels de sa physionomie si captivante, mais, pour le reste, une exégèse n’est pas un portrait, surtout quand les qualités du cœur égalent ou même dépassent chez un homme les dons les plus riches de l’esprit. Mon regret, d’ailleurs, n’est pas un reproche. Il y a des délicatesses et des pudeurs qui échappent à l’analyse, et que les meilleurs peintres de l’âme sont impuissants à dépeindre. Edmond Rostand me fit l’honneur de son amitié. Je garde à sa mémoire un culte fervent, où il entre de l’admiration, de la fierté et de la gratitude. Je sais pourquoi je l’aimais, mais en même temps, malgré ma sincérité profonde, je suis embarrassé pour le dire. Ce timide m’intimidait : je sens qu’il m’intimide encore.

Il avait une âme si haute et douée de si belles élégances morales que, même tout jeune, il inspirait le respect que l’on doit à un aîné. Il croyait à ce qu’il faisait : son génie avait une conscience. Vous avez dit qu’il regardait peu et qu’il n’observait guère, et je sais comment vous l’avez dit, mais si quelqu’un prenait à la lettre votre affirmation, il commettrait une grave erreur. Jamais un homme ne fut, au contraire, riche à un tel degré du don d’observation. Son regard avait une pénétration qui allait jusqu’au fond de l’être qu’il dévisageait. Aussi s’est-il rarement trompé, et il ne faut pas prendre pour une faiblesse de son jugement ce qui n’était qu’une abdication généreuse de sa bonté. Il était serviable, accessible, secourable, mais il répugnait aux camaraderies faciles et aux familiarités trop libres d’une époque où le tutoiement si répandu ne crée qu’une égalité apparente, au détriment du vrai mérite. Son amitié était une investiture. Aux heures où l’on se regarde dans les yeux pour lire jusque dans les âmes, sa poignée de main prenait toute la force d’un serment. Il n’aimait pas les compromissions et il méprisait les compromis. D’une politesse raffinée, il ne pouvait pas toujours se dérober aux exigences du monde, qui guette et accable les hommes célèbres, mais il leur préférait l’intimité, la vie intérieure, le recueillement et les mystères de la solitude. Sa gloire si rapide ne l’avait pas grisé et il la portait avec une simplicité charmante, où il y avait une sorte de frayeur étonnée qui lui interdisait l’orgueil. Vous avez eu raison de rappeler qu’il avait souffert du faste et du fracas d’une renommée trop tumultueuse : sa délicatesse y voyait une faute de goût et sa modestie un péril, La modestie d’Edmond Rostand n’est un paradoxe qu’aux yeux de ceux qui le jugent par la légende. Elle est une vérité, dont j’ai été le témoin ou le confident. Il se méfiait de lui-même et il doutait de son génie. Chaque pièce nouvelle lui était l’occasion d’une angoisse douloureuse. À la veille de la soirée triomphale du 28 décembre 1897, qui ajoutait le nom de Cyrano aux noms immortels de la scène française, Coquelin entendit, au cours de la dernière répétition, des sanglots qui venaient de la coulisse voisine. Quand il y rentra, l’acte achevé, il vit Rostand se précipiter vers lui en lui demandant pardon de lui faire jouer une pièce indigne de son talent : « Mais vous êtes fou, mon enfant, vous êtes fou de vous excuser, répondit-il en l’embrassant, vous m’avez donné un chef-d’œuvre. » Je tiens cette anecdote du grand et bon Coquelin, mais je peux assurer, par mon propre témoignage, que la réclame prématurée et tapageuse battue autour de Chantecler fut pour l’auteur une vraie souffrance. Il savait le tort que l’œuvre pouvait en ressentir, mais son intérêt comptait peu auprès de l’offense qui était faite à son goût, à son tact et à sa délicatesse. Il livrait une bataille, la plus sérieuse de sa vie dramatique, une vraie bataille d’art, et il avait l’horreur de tout ce qui paraissait annoncer ou préparer une exhibition.

Si, méfiant pour lui, Edmond Rostand était brave pour les autres. Quand une cause lui paraissait juste, il se livrait tout entier à sa défense avec une ardeur passionnée et véhémente qu’aucun obstacle n’arrêtait. Il ne transigeait jamais avec sa conscience et on lui eût fait injure en louant comme un acte de courage ce qui lui apparaissait comme un devoir. Je me souviens de son indignation, qui ne ménageait personne, un jour où il apprit l’exécution, ailleurs qu’en France, d’une sentence qui avait blessé son esprit de justice. Il y avait dans les frémissements de sa parole un accent pathétique et émouvant qui commandait le silence et le respect. La révolte désintéressée de cette conscience, outragée dans son sentiment du droit, est pour moi inséparable du souvenir d’Edmond Rostand.

Comme dans tout grand homme, il y avait en lui plusieurs hommes. Les grâces conquérantes de son esprit égalaient la fidélité et la fermeté de son cœur. Vous avez loué sa gentillesse. Ce vieux mot, si riche en nuances, évoque son élégance aisée, sa distinction souveraine et charmante, la séduction de sa bonne humeur, et aussi la noblesse de ses sentiments, la finesse de ses reparties, son tact irréprochable, sa coquetterie enfin où l’art de plaire ne procédait jamais d’une contrainte ou d’une affectation. Il avait des gamineries exquises, des mots drôles, des plaisanteries bouffonnes, mais jamais il ne dépassait la mesure, ayant de la propreté de son esprit le même souci que de la tenue toujours si soignée de sa personne. Le Midi chantait et s’épanouissait en lui. Il était du pays de « l’imagination toute puissante », de cette Provence « amoureuse de l’amour », qui lui inspirait, à l’âge de dix-huit ans, dans un concours littéraire, une comparaison, plus ingénieuse que profonde, entre le roman sentimental d’Honoré d’Urfé et le roman naturaliste d’Émile Zola. Le livre est rare, mais il est précieux autrement que par sa rareté. Écrit « près de la mer chantante, sous le ciel bleu, dans l’air parfumé », il célèbre déjà le soleil, « ce soleil, dont la lumière chaude transfigure et fait resplendir. La couleur éclate partout où il pose sa caresse d’une vieille rue grimpante dans un quartier sale, d’un groupe déguenillé, il fait quelque chose de pittoresque et de saisissant. Demandez à tous les peintres : d’un rien on fait un tableau avec le soleil ». C’est le thème de l’ode de Chantecler. Mais il y a autre chose. Les Musardises, que l’on prend trop généralement comme l’entrée de Rostand dans la carrière littéraire, sont, il est vrai, la première expression de son talent poétique, mais elles sont moins révélatrices de son tempérament que ces quelques lignes de la petite brochure couronnée en 1888 par l’Académie de Marseille. « A-t-on noté comme en Provence le moindre incident de la vie banale, une anecdote insignifiante, triviale, se transforme et se dramatise ? Et cela, grâce à cette facilité de conter — peut-être aussi un peu d’en conter — que presque tous possèdent, à cette verve, à cet enthousiasme dans le récit qui le font vif, coloré, entraînant, l’enveloppent de détails précis, point authentiques toujours, mais choisis à merveille, propres à faire voir, si naturels qu’ils donneraient de la vraisemblance à la vérité même, qui peut en manquer... Il faudrait être bien ennemi de son plaisir pour reprocher une pointe d’exagération méridionale — si inconsciente d’ailleurs — et ne pas admirer l’art surprenant de mettre en scène, de camper les personnages, d’engager le dialogue... » Vous avez cherché, Monsieur, le secret de la poétique d’Edmond Rostand, et vous y avez eu quelque peine. Vous n’êtes qu’un savant : si vous aviez été bibliophile ! Ce secret est dans cette plaquette rarissime. Elle n’exprime pas une doctrine, et je ne la compare pas à la préface de Cromwell, mais elle révèle l’influence d’une origine. D’autres influences suivirent. Après sa patrie natale, Rostand eut un pays d’adoption. Né provençal, il devint pyrénéen, de Luchon d’abord, du pays basque ensuite. Quel pays délicieux, si noble, si achevé et si propre au rêve, où voisinèrent deux grands poètes, celui de Ramuntcho et celui de Chantecler !

Calme horizon, bornant les vœux, mais pas le songe !
Fins peupliers. Belle colline qui s’allonge
Comme une bête ayant un village au garrot.

Le ciel est de chez nous. Et lorsque illuminée
Fumera dans un coin quelque humble cheminée,
On croira voir fumer la pipe de Corot.

Certes je suis suspect d’une tendresse partiale pour ce divin coin de terre — hélas ! trop envahi, trop encombré, trop sali par le tourisme tapageur — mais n’est-il pas vrai que si Cyrano est de Marseille, et la part est belle, Chantecler est du pays basque, où Rostand trouva une autre inspiration et vécut d’un autre rêve ? À un journaliste indiscret qui lui demandait, comme à d’autres hommes célèbres, ce qu’il faisait, il répondit :

 

Ce que je fais, Monsieur ? Des courses dans les bois
À travers des ronciers qui me griffent les manches ;
Le tour de mon jardin sous des arceaux de branches ;
Le tour de ma maison sur un balcon de bois.

 

Lorsque les piments verts m’ont donné soif, je bois
De l’eau fraîche en prenant la cruche par les hanches ;
J’écoute, lorsque l’heure éteint les routes blanches,
Le soir plein d’angélus, de grelots, et d’abois.

 

Ce que je fais ? Je fais quelquefois une lieue
Pour aller voir plus loin si la Nive est plus bleue.
Je reviens par la berge... Et c’est tout, s’il fait beau.

 

S’il pleut, je tambourine à mes vitres des charges ;
Je lis, en crayonnant des choses dans les marges,
Je rêve ou je travaille.

Edmond Rostand.

CAMBO.

Qu’un sonnet sans défaut vaille seul un long poème, Boileau nous l’a dit, et Arvers nous l’a presque prouvé. Mais ce sonnet, que je viens de lire, ne vous apparaît-il pas, avec sa gamme si habilement nuancée, comme la révélation ou comme l’expression d’Edmond Rostand tout entier « jouant du triste et du gai tout ensemble », railleur et mélancolique, spirituel et tendre, gamin et profond, s’amusant de lui-même et sincèrement remué par la splendeur ou par la douceur des choses ? Si j’avais, comme vous, lu tout ce qui a été écrit au profit... ou au détriment de Chantecler, j’oserais dire qu’on n’a pas fait à la nature sa juste et grande part dans l’immense poème symbolique. Elle le baigne et elle l’imprègne. Elle est plus qu’un décor, puisqu’elle est une atmosphère, et presque un personnage, dont le rôle, du magnifique prélude au tragique épilogue, ne cesse pas d’accuser la présence.

 

Chut ! Avec tous les bruits d’un beau jour, la Nature

Fait une rumeur vaste et compose en rêvant
Le plus mystérieux des morceaux d’ouverture,
Orchestré par le soir, la distance et le vent.

 

Avant Chantecler, Edmond Rostand avait célébré le val, la lande, la forêt, et

... la verte douceur des soirs sur la Dordogne,

 

mais ces vers délicieux n’exprimaient qu’une impression passagère. Au contraire, Chantecler est né d’un contact profond de l’âme de Rostand avec la nature et le drame est une confession. De cette confession vous avez senti, Monsieur, et vous avez délicatement exprimé l’ardeur passionnée et la sincérité émouvante. Le théâtre de Rostand a fourni à vos dons d’analyse l’occasion de chercher et de décrire la marche lente et indécise d’une âme qui s’oriente vers la lumière. Dans ce poète dramatique vous avez vu un lyrique qui se raconte, et vous avez cru le reconnaître, au moins par certains de ses sentiments et de ses passions, de ses espérances et de ses désillusions, dans Joffroy Rudel, dans Cyrano et dans le duc de Reichstadt. Je vous l’accorde dans la mesure où il est vrai, selon un mot célèbre, que nous ne nous souvenons que de nous-mêmes, et je veux d’autant moins vous contredire que vous vous êtes presque excusé d’avoir risqué à cet égard une hypothèse plus ou moins spécieuse. Mais avec Chantecler vous reprenez tous vos avantages, ayant pour vous l’évidence, et l’aveu même d’Edmond Rostand. Cette pièce, symbolique, satirique et lyrique, est l’histoire d’une âme. Ses jeux rustiques et animaux n’en sont que l’apparence ou, si l’on veut, la gageure. L’homme n’y arrive qu’au moment où le rideau tombe, mais il n’est pas de drame plus profondément humain. Il est la confession ardente d’un génie, tantôt illuminé par l’inspiration et tantôt découragé par son impuissance qui, à travers les jalousies et tes perfidies, les déceptions et les angoisses, transforme son idéal en devoir et, sachant que nul

N’a tout à fait le chant qu’il rêverait d’avoir,

n’en continue pas moins l’ouvrage, même s’il doute de l’œuvre.

Chantecler est contemporain par la composition du discours de réception d’Edmond Rostand à l’Académie française. Aussi ne faut-il pas être surpris de trouver dans ce discours cette phrase : « Jamais il ne daigna soupçonner le danger qu’il peut y avoir à être sublime, ni s’attarder aux réflexions qui diminuent l’élan. » C’est pour avoir soupçonné ce danger qu’Edmond Rostand sentit, à de certaines heures, son élan faiblir. Il redoutait d’autres périls, non pour lui, mais pour son pays, dont il était l’un des fils les plus pieusement ardents et devant lequel, le mettant au-dessus de tout, il abaissait sa gloire avec une humilité fervente. Il était clairvoyant. Il sentait venir dans l’air l’ombre menaçante du Rapace, qui escomptait comme complices, dès longtemps entretenus par ses soins, « l’égoïsme narquois, la veulerie brillante et les abdications enjouées. » Mais il n’avait pas désespéré. Il savait que sous les dehors bariolés et sous le mensonge des apparences, il y avait une race, une âme, une France : il croyait à l’âme de la France. Quand l’Épervier passe, Chantecler, soudain relevé et grandi, crie vers le ciel de sa voix éclatante de commandement Oui, tous autour de moi ! Je suis là ! Et tous aussitôt viennent se blottir autour de lui. La scène est sobre, rapide et sublime. Mais est-ce seulement au théâtre que « les âmes côte à côte peuvent se sentir les ailes ? » Comme les Athéniens se ruèrent un jour vers les temples et frappèrent les boucliers des portes en criant : « Patrie ! Patrie ! », tous les Français, tous, accoururent, à l’heure du péril, autour de la France provoquée qui criait de sa voix de commandement : Oui, tous autour de moi ! Je suis là ! Vous y vîntes, Monsieur, et aussi Edmond Rostand. Il y a plusieurs manières de se battre, et la plume peut aider l’épée, Tandis que vous dénonciez, avec une précision accablante, les mensonges et les crimes allemands, auxquels vous opposiez la ténacité de l’Effort français, Edmond Rostand, suspendu au Vol de la Marseillaise, exprimait dans de magnifiques poèmes sa foi ardente dans la victoire. Ainsi l’un et l’autre, vous avez servi, chacun à votre façon, qui fut également bonne. L’Académie française est fière de décerner aujourd’hui le même hommage au grand poète et au grand savant qui surent, dans la paix et dans la guerre, accroître et défendre la gloire de la Patrie.