Réponse au discours de réception de Jean-Sifrein Maury

Le 6 mai 1807

Roch-Ambroise CUCURRON SICARD

Réponse de M. l'abbé Sicard
au discours de M. le cardinal Maury

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 6 mai 1807

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

Monseigneur,

Lorsqu’isolé, loin de la capitale, et content du sort qui semblait devoir m’attacher, pour toujours, au sol où j’avais pris naissance, je méditais, dan s l’âge des espérances et des projets, le cœur brûlant d’émulation, les pages d’un livre où sont tracés les préceptes de l’éloquence et les modèles qui les consacrent, j’étais loin d’espérer et surtout de prévoir qu’un jour, assis au milieu de vos confrères, appelé à l’honneur de les présider, le disciple recevrait le maître, et qu’à ma faible voix, en un jour aussi solennel, s’ouvriraient, devant votre Éminence, une seconde fois les portes de ce temple où vous laissâtes des souvenirs qui le remplissent encore, et qui, à toutes nos fêtes publiques, vous replaçaient, par l’espérance, au milieu de nous.

Du haut de la chaire qui s’illustrait de vos premiers succès, vous marquâtes de bonne heure la route qui devait vous conduire à ce sanctuaire des lettres ; et, quand vous retraciez les règles dont on vous entendait donner l’exemple à la ville et à la cour avec tant d’éclat, on vous voyait former d’avance l’alliance de la chaire et de la tribune. Et c’est ainsi que vous rendiez communes à tous les orateurs de toutes les classes ces utiles leçons.

Vous parliez, Monseigneur, et l’on crut entendre encore cette voix éteinte un siècle auparavant, cette voix qui régla les accents de la vôtre et dont vous ne pûtes révéler les étonnantes merveilles sans vous élever presqu’à la hauteur de ce génie sublime , de ce grand modèle digne d’un tel disciple. Mais qu’ai-je besoin de parler de vos grands succès dans la chaire ? L’Académie française les a couronnés dans son temps, et les a dignement célébrés. L’orateur de saint Vincent de Paul nous appartient sans doute, puisque nous le recouvrons aujourd’hui ; mais son panégyrique est un titre de gloire que l’Académie française s’était approprié avant nous, et dont il ne m’est pas permis de parler, en son nom, après M. de Nivernois.

De ces hauteurs de la parole, on vous vit bientôt après, Monseigneur, descendre jusqu’aux premiers éléments du langage, analyser cette métaphysique, la plus subtile de toutes, qui échappe trop souvent aux conceptions de l’esprit le mieux organisé pour ne se laisser saisir qu’aux travaux assidus de la patience et du zèle. Il vous était réservé de mêler à la sécheresse des règles un intérêt à la fois historique et littéraire ; et la postérité dira que nous avons aussi notre Quintilien. Elle le dira bien plus encore, quand elle relira ces pages éloquemment savantes, où sans d’autre intention que d’achever un portrait si habilement commencé par le spirituel et modeste académicien à qui votre Éminence vient de créer une réputation, vous venez de nous révéler tous les secrets du génie poétique, toute la magie de l’art des vers, et ces élaborations mystérieuses que ne saurait soupçonner la médiocrité qui en jouit, et que dérobe aux regards vulgaires la perfection qui en est résultée.

Vous avez cherché les noms qui honorèrent le plus les lettres chez les anciens et les modernes. Dans le sublime portrait de l’orateur grec, votre plume énergique et concise jette les traits d’une lumière si vive, que l’âme de Démosthène en est comme éclairée. Les orateurs de Rome, de la France de l’Angleterre, de l’Italie, les hommes de tous les âges et de tous les pays, respirent ; ils passent sous nos yeux, dans une galerie où les actions de l’homme sont mises à côté des maximes de l’écrivain. L’éloquence de la chaire et celle du barreau se prêtent leurs secrets ; et les orateurs de l’une et de l’autre, cités à votre tribunal, y sont justement appréciés, et les jugements portés sur leurs écrits savamment discutés, réformés et fixés, tels que les confirmera la postérité dont vous semblez avoir deviné l’impartiale justice.

« Bourdaloue, dites-vous, se fait oublier lui-même. Sa logique exacte et pressante exclut les sophismes, les contradictions, les paradoxes, convertissant les détails des mœurs en preuves de son sujet. »

On remarquera, Monseigneur, que vous placez son rival (Massillon) au premier rang comme écrivain, et au second comme orateur. On n’oubliera pas avec quelle énergie vous caractérisez ce Bossuet, l’orgueil de la France, la gloire de l’Église, l’orateur français par excellence, dont vous rappelez cette sublime pensée : « Attendons-nous que Dieu ressuscite les morts pour nous instruire ? Il n’est pas nécessaire que les morts reviennent ; ce qui entre aujourd’hui dans le tombeau doit suffire pour nous convertir. » Ainsi tonne ce Bossuet que vous avez rendu classique.

Oui, c’est votre Éminence qui aura l’immortelle gloire d’avoir singulièrement agrandi et comme consacré parmi nous, la réputation de notre Bossuet. C’est à vous qu’il doit la justice, qui ne lui est plus contestée, d’être admiré comme le plus grand homme et le plus beau génie qui jamais ait honoré l’esprit humain. C’est vous qui, plus juste que son siècle, l’avez mis à cette place qui lui appartenait. Louis XIV seul sut l’apprécier, et il était encore bien loin de pouvoir dignement mesurer toute l’étendue de son génie littéraire. La Bruyère eut le courage de parler comme la postérité, en l’appelant un Père de l’Église. Mais que peuvent être auprès de lui, je ne dis pas seulement sous le rapport du génie, dans lequel il n’a pas d’égal, mais encore en matière de goût, où ils devaient lui être si inférieurs dans les siècles barbares qui les avaient vus naître, les écrivains qui, l’avaient précédé, lui qui a vécu à la plus belle époque de la littérature ! Si les contemporains avaient pu lui rendre les hommages que vous lui avez assurés, Monseigneur, ce serait sans doute le législateur de notre Parnasse, ce maître du véritable goût, Boileau, qui en aurait donné le signal à son siècle. Mais comment lui déférer un pareil honneur, quand jamais il ne nomme Bossuet, et qu’on lui voit écrire au-dessous du portrait de Bourdaloue :

Enfin, après Arnaud, ce fut l’illustre en France
Que j’admirai le plus, et qui m’aima le mieux !

Nous vous devons, Monseigneur, ce morceau si sublime, cet exorde d’inspiration de cet orateur des campagnes, qui fit frémir une multitude de curieux qui s’étaient proposé de faire leur amusement de l’éloquence inculte et même un peu sauvage du missionnaire : « J’ai publié, leur dit-il, les justices du Très-Haut dans des temples couverts de chaume ; j’ai prêché les rigueurs de la pénitence à des infortunés qui manquaient de pain. Qu’ai-je fait, malheureux ! J’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ; c’est ici, où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l’humanité souffrante, ou sur des pécheurs audacieux et endurcis, ah ! c’est ici seulement qu’il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi, dans cette chaire, d’un côté, la mort qui vous menace, et de l’autre, mon grand Dieu qui vient vous juger. »

De la chaire, dont vous faites connaître et toute l’excellence et toute la nécessité pour le maintien des mœurs, quand elles ne sont pas perdues, pour en rappeler les maximes et les ressusciter, quand elles le sont, vous passez à l’éloquence de la tribune, et vous signalez tous ceux qui s’y sont distingués : les Lemaître, les Patru, et ce génie universel que Boileau appelait le plus savant mortel qui jamais ait écrit, cet Arnaud, si supérieur aux plus éloquents orateurs de la tribune, dans l’apologie des catholiques d’Angleterre, accusés d’une conspiration contre le roi Charles II. Et votre Éminence ne manque jamais en nous rappelant tous ces grands noms, de donner la prééminence au courage sur le talent, à la vertu sur le génie. Il est vrai que vous trouvez et courage et vertu, et génie et talent, dans celui de tous qui paraît être votre orateur, celui qui semble avoir toutes vos affections, dans ce Pélisson qui, en consacrant l’éloquence à la défense du malheur, en fit le plus touchant emploi, et la rendit à sa destination primitive.

Je n’ai pu Monseigneur, jeter avec vous un regard sur le barreau français, sans me souvenir, comme vous, du confrère estimable dont vous venez de nous rappeler les lumières et les services. Il fut, comme vous l’avez observé, un des premiers orateurs de cet ordre, que d’Aguesseau appelait noble comme la vertu et nécessaire comme la justice ; de cet ordre qui se distingua toujours par son zèle pour tout ce qui intéresse le bien public, et dont ce grand magistrat vantait avec raison la noble indépendance ; où Malesherbes alla chercher et trouva des amis, et qu’il honora d’une estime qui ne se démentit jamais ; Malesherbes ! dont la carrière fut si belle, et qu’il couronna par un dévouement honoré de la plus touchante des illustrations ; Malesherbes ! dont le nom traversera les âges, toujours béni, toujours recommandé à la piété publique par la reconnaissance et la douleur.

Le nom de M. Target est honorablement inscrit parmi ceux des Cochin et des Gerbier. Établir dans son cabinet un premier tribunal où la conscience juge la cause qu’il doit défendre ; se dévouer sans réserve, quand elle est juste ; ménager une conciliation, quand elle ne le paraît pas ; ne redouter ni le crédit, ni les vexations, et toujours libre sans cesser d’être juste : tel est le noble devoir d’un avocat. M. Target sut le remplir. Dès ses jeunes années, il obtint ces premiers succès qui, s’ils ne sont pas toujours le gage certain du mérite, ajoutent à son éclat quand ils n’ont pas été une vaine promesse. M. Target parut avec honneur dans les conférences des jeunes avocats, réunions utiles, où l’étude de tous diminue le travail de chacun, et permet d’en recueillir les fruits en commun.

Il parut d’abord dans l’affaire des jésuites, et il défendit cette grande cause de manière à prouver que, seul, il aurait pu en augmenter l’importance et la célébrité.

Son talent, dans toutes les affaires savait surtout interroger les passions, s’ouvrir les routes du cœur humain, faire la part des événements dans les fautes qu’ils font commettre pour leur en laisser tout le tort.

Il défendit un mariage d’un fils contre la volonté de son père, et il développa, dans cette cause, cette heureuse habileté d’affaiblir et d’excuser ce que blâment les premières lois de la société. Cette époque touche au deuil de notre magistrature.

Tout à coup la justice n’eut plus ses organes accoutumés, et sa balance fut remise en d’autres mains. C’est alors que l’ordre des avocats donna l’exemple d’un grand courage. Fidèles à ces lois anciennes dont l’observance, dans l’ordre civil était une sorte de point d’honneur, ils laissèrent la tribune muette. Silence éloquent ! trait caractéristique des mœurs modernes, qui peut se placer avec honneur parmi les beaux souvenirs de la Grèce et de Rome !

M. Target quitta Paris, emportant dans sa retraite une considération distinguée, dont ce courageux silence relevait encore l’éclat. Il écrivit les fameuses Lettres d’un homme à un homme. Les grands changements opérés par le chancelier Maupeou, dans toute la magistrature de France, y étaient attaqués avec une force de style qui fit autant d’honneur à son caractère qu’à son talent. Les parlements furent rappelés et M. Target rentra dans la carrière.

Il défendit la cause de la rosière de Salency. Sa défense fut un tableau dont les Grâces semblaient avoir broyé les couleurs.

Il examina, dans une autre cause, l’importante question de l’influence des lois de l’État sur les mariages contractés en pays étranger.

En 1784, il se retira du barreau, emportant dans son cabinet la réputation qu’il avait acquise ; et c’est alors que s’ouvrirent à ses désirs les portes de ce sanctuaire, qui ne devaient pas rester plus longtemps fermées pour cet ordre si digne d’avoir sa place partout où les vertus rivalisent de courage avec le talent.

Il apporta à l’Académie française cette finesse de tact, cette justesse d’esprit qui, dans ces derniers temps, nous étaient si utiles pour le travail du dictionnaire. Il y apporta ce liant de caractère, cette simplicité de mœurs qui lui avaient toujours fait des amis de tous ceux dont il avait partagé les occupations. A ces précieuses qualités, il joignait celles du meilleur des pères et du meilleur des époux. L’amour du bien était naturel à son âme tranquille et douce. Mais il est des temps difficiles où cet amour du bien (ayons le courage de le dire) n’a plus le caractère auguste de la vertu, lorsque l’honneur commande d’en avoir l’héroïsme, et qu’on en redoute les dangers.

D’un mouvement subit, tous les yeux se tournent vers vous, Monseigneur. C’est que dans cette assemblée, on se rappelle encore, c’est que jamais on n’oubliera le grand caractère que votre Éminence montra, à cette époque qui, déjà loin de nous, demeure placée, comme une éternelle leçon pour les hommes, entre la monarchie qui finit et la monarchie qui recommence.

Et dans quelle assemblée étiez-vous appelé ? Dans cette assemblée célèbre, où tant d’esprits divers, l’élite de notre nation, étaient venus apporter leur tribut de talent et de zèle ; où des hommes, animés d’un ardent amour de l’humanité, connaissaient tout, excepté la perversité des hommes ; où toujours on adopta les principes sans en prévoir les conséquences : assemblée vraiment illustre, qu’on accusera moins du mal qu’elle a fait, que de n’avoir pas saisi l’occasion toujours si rare de faire le bien. Mémorable exemple du danger des théories et de l’incertitude des connaissances humaines ! elle brilla parmi nous comme un de ces météores qui éclairent un moment le ciel pour le laisser plein de ténèbres.

Vos premières paroles vous signalèrent avec éclat parmi tant d’hommes remarquables. Et quels personnages se pressaient autour de vous ! que de talents dignes d’admiration, dans vos adversaires comme dans vos rivaux ! quelle science profonde, quel art dans les discussions, quelle sagacité dans le raisonnement, et quelle variété dans les moyens !

Là, placé au poste le plus flatteur pour un grand talent, à la tête du parti de l’opposition, vous aviez pour adversaire un homme que la postérité jugera, et dont la tombe n’est plus aujourd’hui nulle part. Son esprit était brûlant comme le soleil qui vit son berceau, sa tête remplie de principes justes et sains : mais à la place des principes, il mettait ses passions. L’éloquence n’était pour lui qu’un jeu d’adresse ; les intérêts les plus chers, que les ressorts de son ambition. Il avait accoutumé ses lèvres à parler contre sa pensée. Homme étonnant, qui toujours comptait, avant tout, sa propre célébrité, et qui jamais ne compta la vérité pour quelque chose. On sait comment et par quels moyens il trouva toujours en vous un vainqueur.

Du sanctuaire qui tant de fois avait retenti de votre voix éloquente, transporté tout à coup dans le labyrinthe des affaires publiques, on eût dit que c’était de chaque branche d’administration que vous aviez fait l’étude de votre vie entière. Quelle étonnante présence d’esprit dans les discussions les plus tumultueuses ! Souvent on vous a vu composer vous-même l’objection qu’on pouvait vous opposer ; vous ne craigniez pas de l’envisager sous ses rapports les plus spécieux : on eût dit que vous trouviez un plaisir secret à doubler sa force ; et lorsqu’on imaginait que rien ne pouvait plus l’ébranler, d’un seul mot, d’un mot rapide et concluant, on vous voyait combattre et détruire jusqu’à la trace d’une opinion que vous n’aviez envisagée un moment que pour l’anéantir à jamais.

Aussi, ne soyons plus surpris que de pareils succès, obtenus par plus de mille discours improvisés à la tribune, et souvent au milieu des vociférations de la rage, en créant chez les Français un nouveau genre d’éloquence, l’éloquence politique, vous aient fait une réputation populaire. Ce qui étonne bien davantage, c’est que, dans l’agitation des esprits, dans le tumulte des passions, entouré d’adversaires intéressés à vous surprendre dans vos paroles et à vous trouver en défaut, jamais on n’a pu vous faire un reproche d’incorrection dans le style, ni d’erreur dans vos citations, ni de méprise dans les principes ; jamais une contradiction n’a été relevée. Vos adversaires devinrent vos plus grands admirateurs. On les voyait se débarrasser de votre éloquence par les applaudissements qu’elle leur arrachait ; ils opinaient contre vos principes, et ils applaudissaient au talent qui les défendait : et dans toutes les questions où l’esprit de parti était ou neutre ou étranger, vous sembliez être l’oracle consulté et la principale puissance qui formait les décrets proposés.

Jusqu’à nos jours, nos orateurs, étrangers aux formes des assemblées délibérantes, s’adressaient à un auditoire paisible où, dans le recueillement, on écoutait un discours médité dans le silence, et qu’un studieux loisir avait poli. Mais qu’il était différent d’être forcé, pour ainsi dire, de dompter ses auditeurs ! La mobilité des débats donne, à chaque instant, un nouvel aspect à la question ; la discussion se change en un combat où le mérite de la défense est sans cesse subordonné au plan de l’attaque ; où, sans avoir jamais l’avantage de rien prévoir, il faut conserver toujours la faculté de parer à tout. Cette sorte de succès est l’attribut caractéristique d’un genre d’éloquence dont jusqu’à vous, chez les Français, il n’existait pas de modèle.

Enrichissez donc, Monseigneur, et la politique et les lettres de la collection de vos opinions. Que nos neveux aient une sorte de code diplomatique où ils étudient le droit public ; et que nous puissions relire nous-mêmes tout ce que vous avez improvisé sur toutes les questions de constitution de jurisprudence criminelle, de religion politique, de commerce, d’agriculture, de finances, de navigation, d’administration intérieure, depuis la souveraineté du peuple jusqu’à la culture de cette plante dont on use d’abord par imitation et par fantaisie, et qui devient bientôt un besoin. C’est la table, c’est l’abrégé, c’est une sorte d’encyclopédie de l’homme d’État. Que ne pouvez-vous, Monseigneur, en y transmettant votre esprit, y faire passer ce sang-froid, la marque toujours certaine du vrai courage, qui n’est que la résignation des âmes fortes ! Nous croirions alors, en vous lisant, vous entendre encore à la tribune, et nous dirions : Là, il réclamait les droits de la liberté véritable, qui ne fut jamais la licence ; et, c’est à côté des ruines de la Bastille, c’est, pour ainsi dire, à la dernière pierre d’une prison d’État qu’il faisait demander la liberté d’un de nos plus habiles marins, et qu’il arrachait cette illustre victime au fer des assassins ; comme autrefois la France demanda la liberté de Luxembourg, que la violence lui avait enlevée.

Ici, il rappelait les priviléges des cours souveraines et l’histoire d’une province ancienne ; et sa mémoire lui fournissait jusqu’aux dates des traités, jusqu’aux heures de chaque époque ; et la chronologie s’étonnait d’obéir à la promptitude d’un discours prononcé sans préparation.

On s’occupait de l’impôt, et il parlait en administrateur. Il défendait un mode de perception que l’expérience du passé nous a rendu. La science des Sully et des Colbert n’avait rien où il n’entrât avec facilité, et dont il ne sût poser les bases.

L’assemblée traite d’une grande question, où le sort de notre commerce dans l’Inde est attaché. Il paraît à la tribune, et tous les grands principes sur le commerce sont connus. Et il cherche, chez nos orgueilleux rivaux, un grand exemple de prospérité publique. Si l’Océan s’aplanit devant eux, il trace la route qui doit nous en rendre aussi les maîtres et nous livrer les trésors de l’Inde.

La France se souvient, Monseigneur, pour son malheur et à votre immortelle gloire, qu’elle eut un papier-monnaie. Elle vous voit encore à la tribune nationale, tenant dans vos mains prophétiques les billets du système. Elle vous entend nommer Law, et nous montrer nos pleurs et notre misère dans les larmes et le sang de nos pères, dont le papier de Law fut trempé.

Ils vous ont dû leur asile, Monseigneur, ces nobles et vieux enfants de la victoire qui s’honorent des membres qu’ils n’ont plus, et qui ont laissé leurs débris dans les camps pour y marquer le chemin des vainqueurs.

Bientôt une époque affreuse allait commencer, et vous demandiez la conservation du droit de faire grâce. C’était comme un pressentiment de votre âme qui soulevait le voile qui dérobait le fer prêt à frapper tant de victimes. Oh ! vous qui vous étiez fait un besoin de la haine, peut-être vous aviez retenu ces paroles de paix ; et lorsque vous pérîtes victimes de vos propres fureurs, vous approuviez sans doute, mais trop tard ce cri de l’humanité qui voulait donner aux souverains de la terre ce droit qui les égale au roi des rois, le droit si doux de pardonner.

Une des plus importantes bases de notre droit public allait être posée : vous ne craignez pas de vous enfoncer dans ces obscurités de nos lois antiques où Montesquieu lui-même n’a répandu que quelques lueurs. Depuis les lois ripuaires et saliques jusqu’aux traités les plus modernes, vous les faites lire sur les pages de notre histoire.

On voulait refuser au prince le droit de guerre et de paix ; on venait de dire qu’une pensée insensée avait dicté les dernières paroles belliqueuses du grand Henri ; et aussitôt, dans un de ces moments d’inspiration qui sans doute vous révélait les hautes destinées de notre patrie, vous réclamez une pensée heureuse pour la gloire de Henri IV. « Il allait, dites-vous, former une grande confédération ; voilà, continuez-vous, ce qui lui faisait écrire, la veille de sa mort : « Si je vis lundi, lundi ma gloire commence » ; et ce fut le vendredi qu’un monstre rendit nos pères orphelins, et fit verser à toute la France des larmes qu’une révolution de près de deux siècles n’a pu tarir encore. » Oh ! rapprochement remarquable ! Elle appartient aussi à notre héros cette pensée du grand Henri ; et l’Europe consolée la voit enfin se réaliser pour le bonheur du monde. Le laurier de Napoléon s’élève pour tous les peuples qu’il gouverne ou qu’il protége, qu’il vient de vaincre et qu’il veut sauver. La confédération de l’Europe est fondée.

Que nous étions loin de les prévoir, Monseigneur, ces grands résultats qui vous ont ramené au milieu de nous, lorsque vous allâtes pleurer, en d’autres climats, les malheurs qui menaçaient notre patrie Vous vous éloignâtes d’un pays qui allait être en proie au déchirement de toutes les factions. Amèrement contristé de n’avoir pu préserver de leur chute et le trône et l’autel, défendus avec tant de courage, vous entendîtes tous les bons Français, vous accompagnant de leurs regrets, répéter avec ce héros, l’orgueil, l’amour et l’espoir des Troyens (Hector), ces tristes paroles :

Et si Pergama dextrà
Deffendi possent, etiàm hâc deffensa fuissent.

Bientôt vous vîtes se réaliser vos noirs pressentiments ; nos malheurs furent à leur comble. Les plus grands honneurs ne purent vous en consoler. Un illustre pontife (Pie VI), dont la vie fut digne des plus grands saints et la mort digne des martyrs, vous admet dans son intimité. Il charge votre Éminence des intérêts les plus chers, et l’Europe entière, accourue à la diète de Francfort, croit vous entendre à l’assemblée nationale toutes les fois que votre qualité de nonce vous défère la parole.

Retourné dans votre patrie d’adoption, nouveau Néhémie, vous allâtes attendre, dans le silence et les gémissements, les moments de la Providence. Enfin, vous apprenez qu’un nouveau Cyrus nous est donné, et vous vous êtes dit : Les temps sont arrivés. Heureux retour, qui prouverait à l’Europe, s’il en était encore besoin, si la réunion de tous les partis en un seul ne rendait cette preuve désormais inutile, qu’il n’y a plus en France qu’un seul parti, ou plutôt qu’il n’y en a plus aucun, et que la troisième révolution est consommée !

Cette fête littéraire si chère à tous les cœurs, qui a rassemblé tant d’auditeurs autour de vous, impatients de vous revoir à votre place, n’aurait jamais eu lieu ; et ce temple auguste, qui vient de reconquérir sa dernière colonne, eût été achevé le jour même où l’idée en fut conçue, si vous eussiez été au milieu de nous. Vous manquiez à notre gloire, nous manquions à votre bonheur. Tous nos vœux vous appelaient, et vous ne souhaitiez pas moins ardemment d’être rendu à votre famille académique.

Qu’on nous pardonne donc, Monseigneur, d’avoir un peu cédé à cet orgueil de corps, qui, regardant comme une propriété commune ce qui distingue chacun de ses membres, ne sait rien négliger au jour solennel de leur entrée dans la famille, et surtout quand ce jour est l’époque d’un retour désiré. Dignités éminentes, talents, travaux, succès, alors on rappelle tout, parce qu’on s’honore de tout. Ce qui a été dit est recueilli comme ce qui a été fait ; et dans ce qui a été dit, on remarque jusqu’à ces reparties soudaines, toujours si justes et devenues proverbes ; jusqu’à ces mots heureux qui, plus efficacement que les raisonnements les plus concluants et les mouvements les plus pathétiques, calmèrent plus d’une fois le délire d’une populace effrénée, menaçant, dans ses agitations tumultueuses, les jours de son véritable ami, de son plus zélé défenseur … Votre Éminence craint, Monseigneur, que j’achève le tableau. Mais ce serait embarrasser trop longtemps votre modestie et l’affliger. C’est assez pour moi d’avoir fait éprouver un mouvement de crainte à celui qui ne la connut jamais.

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Notes:

Discours sur l’éloquence de la chaire.

Bossuet.

M. Jacques Delille.

M. l’abbé de Radonvilliers.

Opinion pour M. d’Albert.

La province de Bretagne.

Tout le monde connaît cette réponse courageuse, et, en même temps, plaisante et badine de M. le cardinal, que le peuple menaçait de mettre à la lanterne : « Eh bien ! leur répondit-il quand vous m’aurez mis à la lanterne, y verrez-vous plus clair ? »
On sait aussi que, malgré tout le danger qu’il y avait alors de se montrer avec l’habit ecclésiastique, il ne le quitta jamais.