Réponse au discours de réception de Jacques-François Ancelot

Le 15 juillet 1841

Charles BRIFAUT

Réponse de M. Brifaut
au discours de M. Ancelot

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 15 juillet 1841

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Dans les États où règne la concorde, le jour de la mort d’un grand homme est aussi le jour de son apothéose : la justice préside au convoi, l’impartialité prononce l’oraison funèbre, les contemporains applaudissent, la patrie pleure, et les larmes de la patrie sont le plus bel éloge de ses enfants descendus dans le cercueil.

Quel spectacle différent se déploie chez un peuple agité par la fièvre des révolutions ! Alors, autour du tombeau qui s’ouvre pour recevoir de glorieux restes, accourent de toutes parts les passions haineuses, dont les voix, chargées de mensonges et de calomnies, insultent une mémoire qu’elles devraient honorer ; trompent ou pervertissent l’opinion, et s’efforcent de falsifier d’avance jusqu’au jugement de la postérité ; tandis que la vérité repoussée s’assied tristement à l’écart, voile son front, garde le silence et attend son heure, heure souvent bien tardive.

Aujourd’hui, Monsieur, félicitons-nous : il nous est doux de penser que nous sommes loin des temps de perturbation sociale, puisque nous pouvons, vous et moi, sans contradiction, sans réserve, au milieu d’une illustre et docte assemblée, rendre à votre vénérable prédécesseur les hommages qu’il a mérités par une vie enrichie de vertus, par des ouvrages empreints de génie.

Vous ne pouviez manquer d’être juste envers la mémoire de M. de Bonald, vous, Monsieur, que le religieux auteur de la Législation primitive initia plus d’une fois dans le secret de sa pensée, vous qu’il instruisit à l’admirer puisqu’il se découvrit à vous tout entier. Je me garderai bien de vouloir ajouter quelques traits au remarquable éloge que nous venons d’entendre ; je me contenterai d’y applaudir. Et que dirais-je que vous n’ayez déjà mieux dit que moi ? Oserais-je célébrer le triomphe de ce philosophe chrétien, qui fit reculer, devant sa parole toute brûlante de foi, une secte orgueilleuse et impie ? Votre éloquence a magnifiquement signalé le résultat de cette lutte imposante. Qui le croirait cependant, qu’il fut un temps où de prétendus précepteurs du genre humain, parés du fastueux nom de sages, ont dit au monde matériel : Cache-nous Dieu ? Et derrière la vaste épaisseur de ce monde, Dieu avait en effet disparu à leurs yeux. Il fallait qu’un homme arrivât qui, se détournant de leur chemin de ténèbres pour graviter vers les lumineuses régions où l’appelaient Descartes, Pascal, Leibnitz, Malebranche, Bossuet, Fénelon ses instructeurs et ses modèles, s’élevât par degrés, à l’aide de ces sublimes génies, de la contemplation des choses créées à la connaissance du Créateur, remplît avec la grande image de Dieu le vide incommensurable fait par les incrédules au fond du ciel, et restituât, pour ainsi dire, au Tout-Puissant son trône effacé de l’univers.

Toutefois Monsieur, en flétrissant la mémoire de ces faux docteurs dont les maximes perverses égarèrent une si grande partie de la génération qui nous a précédés, empêchons qu’on ne donne ici trop d’extension à votre pensée et à la mienne. Loin de moi, loin de vous sans doute l’injurieux dessein d’imprimer le sceau de l’impiété sur tous les fronts qui s’élevèrent dans ce siècle trop fameux ! Si nous avions à nous reprocher ce tort inexcusable, l’histoire viendrait bientôt nous confondre par un accablant démenti. La magistrature nous opposerait ses Malesherbes, l’université ses Rollin, la cour ses Penthièvre, l’épiscopat ses Belzunce. Le profond auteur de l’Esprit des lois, ranimé tout à coup par l’indignation, s’élancerait du fond de sa tombe pour nous rappeler cet incomparable éloge de la religion, tracé par la même plume qui, selon Voltaire, rendit au genre humain ses titres perdus. Le peintre sublime de la nature, sortant de son silence de mort, nous crierait à son tour : Non non, ce n’est pas moi qui ai pu, qui ai voulu renier celui dont j’ai trouvé le secret de faire encore plus admirer les ouvrages en les faisant mieux connaitre. Certes, Monsieur, si l’époque dont nous parlons n’eût produit que des hommes d’une telle science, d’une telle sagesse, d’une telle vertu, ce n’est pas à eux que M. de Bonald aurait jeté le défi, livré le combat et porté les coups dont l’effet a été si puissant et dont le retentissement prolongé n’a ébranlé un siècle que pour en avertir un autre.

Quant au système politique de votre célèbre prédécesseur, il n’est, comme vous l’avez si bien démontré, Monsieur, que la conséquence nécessaire de son système religieux. Si je ne suis pas surpris de l’admiration qu’il vous inspire, je le suis du moins de la date de sa publication. Au moment où fut imprimée la Théorie du pouvoir, nous étions en république. Qu’est-ce qu’une république ? a dit un spirituel écrivain : C’est un corps qui cherche une tête. M. de Bonald voulut nous donner ce que nous cherchions : Bonaparte le gagna de vitesse. Ce que proposait le publiciste, le général l’accomplit à sa manière. Nous vîmes dès lors se dérouler les pages du plus brillant chapitre de l’histoire de notre révolution, mais ce ne fut qu’un chapitre. Cent victoires ne purent affermir le dictateur ; il lui en fallait une de plus, elle lui manqua. La Providence, qui lui avait promis une fortune sans égale, voulut aussi qu’elle fût sans durée. Il disparut, après avoir jeté le bruit de son nom à tous les échos de la postérité, après avoir ramassé tout ce qu’il y a de gloire sur la terre, pour aller, aux pieds de son juge et du nôtre, apprendre combien pèsent les lauriers dans les balances de la justice divine.

Avertis par le retentissement de sa chute, les descendants de saint Louis et de Henri IV accoururent revendiquer l’honneur de reconstituer la France. La nation, qui leur devait d’être affranchie de l’étranger, se jeta dans les bras de ces descendants de trente souverains ; mais fatiguée du despotisme impérial, elle demanda sûreté pour ses intérêts, garantie pour ses libertés. Une charte lui fut donnée : elle ne satisfit point toutes les opinions. Une puissante opposition se forma : des orages grondèrent autour du trône. Pour les conjurer, M. de Bonald apporta de nouveau sa sévère et grave utopie, dans laquelle était renfermé le dogme de l’obéissance passive : vaine feuille, semblable à celles de la sibylle, et que l’irrésistible vent de l’opinion n’aurait pas manqué de rejeter bien loin de l’arène où luttaient déjà les partis. Le pouvoir comprit les embarras de sa position et ne voulut point les compliquer. Loin de là : il s’éloigna des conseils de M. de Bonald, qui lui semblaient trop porter le caractère de l’absolu, pour céder aux insinuations de la politique, cette timide justice des circonstances, qui se plie aux nécessités, compose avec les passions du jour, n’aspire qu’au possible, n’obtient qu’en cédant, et dont les triomphes les plus avantageux ne sont encore que des capitulations.

Ce système d’accommodement ne pouvait convenir à M. de Bonald. Les génies spéculatifs, accoutumés à vivre sans cesse avec eux et d’eux-mêmes, s’avancent seuls ou presque seuls pour combattre en faveur de la vérité qu’ils portent ou qu’ils croient porter dans leur pensée. Armés de cette forte intelligence qui n’a la mesure de rien parce que rien n’est à sa hauteur, ils ne font entrer dans leurs calculs ni les hommes ni les choses ; ils ne tiennent pas plus compte des obstacles matériels que de la résistance des esprits. Temporiser leur semble une faiblesse, transiger une trahison. Ils sont rigoureux comme un principe, ou plutôt ils sont un principe. Comme ils parlent une langue hiéroglyphique sans rapport avec la langue vulgaire, ils ne sont point compris et ne comprennent point : de là, le peu d’influence qu’ils exercent sur leur siècle dans le mouvement des affaires politiques.

Discute-t-on des questions morales, ils reprennent aussitôt leurs avantages. Ils parlent la langue du peuple comme celle des initiés ; ils communiquent avec toutes les âmes : pourquoi ? Parce qu’ils ont touché la sphère de l’immuable. Là, point de principes qui ne soient généralement reconnus, point de lois dont chacun n’ait la notion en soi-même, point de règles qui n’obligent simultanément tout et tous. Faites un appel à l’intérêt de la nature, au sentiment de la justice, du devoir, de l’humanité, à toutes les saintes affections dont le type est gravé au fond des cœurs dans les mille contrées de l’univers, demandez-nous de croire à l’existence de Dieu, à l’immortalité de notre âme, à une vie future, vous êtes sûrs d’être entendus, vous persuadez, vous triomphez. Telle est, je pense, Monsieur, la cause de l’immense crédit que votre illustre prédécesseur a toujours obtenu dans le monde moral, tandis que l’autorité de ses maximes échouait dans le monde politique.

Toutefois, sur ce champ de bataille même, M. de Bonald remporta des victoires. Je n’en veux pour preuve que l’abolition de la loi du divorce ; mais remarquons, Monsieur, que la morale était encore intéressée dans ce grave sujet.

L’abolition de la loi du divorce fut un des plus grands événements de l’époque moderne. Il s’agissait de savoir si le mariage garderait comme chez les anciens, son caractère brutal et grossier, s’il ne serait que l’adultère légal, l’infidélité autorisée, ou si, reprenant son auguste influence sur la destinée de l’un ou de l’autre sexe, il s’appuierait encore du génie de la religion pour épurer et perfectionner les mœurs, pour sanctifier et éterniser les nœuds de l’homme sérieusement associé à la femme. Il s’agissait de savoir enfin si l’humanité continuerait à rétrograder de deux mille ans, ou si jalouse de revenir au point de départ qu’elle avait abandonné, elle se rallierait à cet esprit civilisateur auquel le monde doit les nouvelles vertus qui l’honorent et le bel ensemble des lois sociales qui le régissent. En faisant cesser la plus étrange anomalie dans nos institutions ; en nous replaçant dans la véritable voie du progrès, M. de Bonald résolut une immense question. L’adoption de la mesure qu’il proposa aux chambres législatives peut être considérée comme le triomphe du spiritualisme chrétien sur le sensualisme païen. Tout un code de morale, toute une civilisation est là.

Un si admirable résultat suffirait à l’éternelle gloire du noble publiciste dont nous rappelons les travaux. Mais cette gloire, est-ce donc tout ? Ne doit-on qu’un tribut d’encens à la mémoire de M. de Bonald ? Ah ! si quelque étincelle du feu sacré qui animait nos ancêtres vivait encore au fond des cœurs ; si l’enthousiasme des belles actions se manifestait encore parmi nous par des signes éclatants, les pères, les époux, les enfants se réuniraient d’un mouvement spontané pour élever, sur la tombe de celui qui fut leur bienfaiteur, un impérissable monument d’amour et de reconnaissance. Là, on verrait les arts consacrer sa vénérable image, et au bas du marbre destiné à reproduire les traits du patriarche, la postérité attendrie lirait en pleurant : Il fut l’ange du foyer, le protecteur du berceau, le gardien des vertus domestiques ; en sauvant la famille, il sauva la société.

Que si nous nous séparons de l’homme public pour vivre familièrement avec l’homme privé, sous quel aimable et gracieux aspect il vient se présenter à nous ! Quelle simplicité dans ses manières ! Quel charme dans son langage ! Jamais on ne mit tant d’esprit en communauté avec tant de raison ; jamais l’accent de la bonté ne tempéra mieux ce qu’il y a toujours d’austère dans la parole du génie. Loin d’apporter par sa présence la gêne et la réserve, il montrait d’abord un laisser-aller si séduisant, que les cœurs s’épanouissaient, que la conversation roulait plus rapide, et qu’il n’était pas un des interlocuteurs dont il ne fit en quelques minutes, je ne dirai pas seulement un admirateur, mais, ce qu’il y a de plus difficile et de plus doux, un ami : tant il savait encourager la timidité, gagner la confiance, intéresser le sentiment ; toujours prêt à traiter tous les sujets, toujours habile à saisir tous les tons ; tantôt s’élevant en homme d’État aux plus hautes considérations, qu’il sillonnait de mille traits de lumière, tantôt se jouant comme un enfant dans le terre-à-terre des discussions frivoles, où il portait sa facilité entraînante et sa piquante finesse d’aperçus.

C’est dans une de ces conversations que, exerçant sur notre caractère sa critique enjouée et inoffensive, il nous disait un jour. (je ne prends point sur moi la responsabilité de ses paroles), il nous disait donc : Qu’est-ce que la France ? Une terre aussi riante que féconde, habitée par des hommes industrieux et vains, penseurs et parleurs, profonds et étourdis, qui ne savent pas toujours ce qu’ils veulent, qui courent plus après les choses brillantes qu’après les choses raisonnables, qui s’aiment assez entre eux et font souvent comme s’ils se détestaient, qui méprisent les méchancetés et en rient, qui ont pris le bon parti de n’être jamais d’accord sur rien par amour pour la variété : gens naturellement gais, mais affectant la gravité sans pouvoir porter du sérieux dans les affaires, pétris de défauts et de qualités, pleins d’inconséquences et de grâces, se plaignant le matin et dansant le soir, amis de la liberté tant qu’ils ne possèdent pas le pouvoir, désintéressés tant qu’ils lorgnent inutilement les places, assez philosophes pour se moquer de leurs travers, mais pas assez pour s’en corriger.

Quand M. de Bonald reprenait le ton élevé qui lui convenait encore mieux, il fallait voir sous quels nobles traits il peignait sa nation, comme il l’élevait au-dessus des autres, comme il s’enflammait au récit de quelque grande action qui faisait honneur au caractère français.

Et pourrais-je oublier, Monsieur, la plus louable de ses qualités ? Je veux parler de cette humeur indulgente qui le portait à pardonner les torts, les injustices, les critiques, et beaucoup plus que les critiques : heureuse disposition d’un cœur plein d’aménité, mansuétude charmante, dont j’ai besoin de me souvenir pour me mettre l’esprit en repos sur la hardiesse des censures que j’ai tout à l’heure hasardées moi- même à propos de ses plans politiques.

Quoique vous ayez négligé volontairement quelques-uns des titres de M. de Bonald à l’estime publique, pour me laisser le soin de cette partie de sa renommée, je sens que de plus longs détails pourraient lasser l’attention et nuire aux intérêts de cette gloire qui a tout ce qu’il faut pour se passer de mon secours. Ainsi, Monsieur, en abandonnant ce beau sujet, je me contenterai de dire avec vous et avec tous les hommes de bien : Honneur au pays qui produit un tel génie, associé à une telle vertu ! Honneur au pays qui voit les fils marcher dignement sur les traces du père !

De M. de Bonald à vous, Monsieur, la transition est plus naturelle qu’on ne le croirait au premier coup d’œil. Si les travaux de son intelligence et de la vôtre furent différents, le même ordre d’idées signala chacun de vous dans sa carrière. Le goût du vrai, du bon, du beau, le respect pour les convenances sociales, le désir de ramener la nation aux objets sacrés de son culte, distinguèrent également le philosophe et le poëte. Quand vous évoquiez sur la scène l’ombre majestueuse de saint Louis ; quand vous rendiez à ce grand roi ses traits, son caractère, ses vues généreuses, son langage chrétien, sans y penser peut-être vous prêtiez à M. de Bonald le plus sublime défenseur de la cause du passé. Votre drame, Monsieur, était pour lui le meilleur des arguments. Chacune des paroles du héros gagnait des milliers d’adhérents au publiciste. Les cœurs entraient dans votre parti, l’admiration vous livrait vos juges, et la question était décidée par les larmes. Voilà sans doute, Monsieur, le secret de l’honorable prédilection dont M. de Bonald vous donna tant de témoignages. Et comment ne vous aperceviez-vous pas que ses applaudissements n’étaient que des remercîments déguisés, et qu’en vous serrant sur son sein après votre succès, il embrassait, en conspirateur intéressé, son glorieux et brillant complice ?

Dans le Maire du Palais, pièce qui suivit la tragédie de Louis IX, on aime à reconnaître un but aussi moral et aussi dramatique en même temps. Le portrait de ce jeune Clovis, tout bouillant d’honneur, tout épris de la gloire, mais encore plus pénétré du sentiment de la justice, venant se prosterner aux pieds de Thierri, dont, sans le savoir, il a usurpé le trône, est une des plus touchantes créations de votre pinceau.

L’habileté prudente avec laquelle vous avez transporté sur la scène française un sujet emprunté au génie allemand, prouve que le talent joint au goût sait naturaliser tous les plants étrangers sur une terre sagement préparée. Oui, Monsieur, dans la conjuration de Fiesque, rien ne semblait plus difficile à mettre sous nos yeux que certains tableaux dont la scandaleuse hardiesse n’avait pas effarouché la candeur et la bonhomie germaniques. Grâce à l’heureuse précaution que vous avez prise de laisser dans l’ombre ce qui devait y rester, la délicatesse de notre public a pu tout tolérer, parce que vous aviez tout adouci.

La brièveté du temps qui m’est laissé m’oblige à passer sous silence Elisabeth d’Angleterre et Olga, autres grandes compositions dramatiques, dont la réussite, presque égale à celle de vos premiers ouvrages, devait contribuer à vous ouvrir les portes de l’Académie ; mais je ne tairai point, Monsieur, une vérité qui vous fait honneur : c’est que le jugement du cabinet ne vous a pas été moins favorable que l’épreuve de la représentation. Eh ! qui pourrait, spectateur ou lecteur, se montrer insensible aux nombreuses beautés semées dans vos tragédies ? L’art d’inventer des situations fortes ou pathétiques, de créer des caractères, de les faire contraster, de mettre en jeu tout ce qui dans le fond de nos cœurs répond au noble appel de la vertu, l’heureuse nouveauté de quelques-uns de vos sujets, la simplicité antique de vos intrigues, cette éloquence de l’âme qui anime toutes vos pensées, cet éclat d’expression qui les colore : telles sont les ressources qu’une féconde imagination prête à votre raison pour l’embellir ; telles sont les causes durables de vos succès et de nos jouissances.

Je ne me pardonnerais pas, Monsieur, d’oublier ici parmi vos titres ce poëme de Marie de Brabant, ouvrage plein de charmes, dont les amis des lettres ont retenu tant de vers et que, sous une autre forme, vous avez depuis si heureusement reproduit sur la scène : tant le genre dramatique vous est propre, tant vous éprouvez le besoin, sitôt que vous en êtes sorti, de rentrer dans votre élément !

S’il vous est arrivé de descendre des hauteurs du premier théâtre pour faire de nombreuses excursions sur des théâtres secondaires ; si vous avez déposé le poignard tragique pour saisir la marotte de la Folie, à qui la faute, Monsieur ? Est-ce à vous ou aux événements ? Sorti en 1830 de vos places dans l’administration publique, proscrit en même temps dans votre patrie dramatique depuis l’ouverture d’une école dont vous refusiez de suivre les préceptes, vous cherchiez inutilement un refuge pour vous, votre famille et votre talent, lorsque la joyeuse patronne du vaudeville, la veuve très-peu inconsolable de Panard, de Piron et de Désaugiers, vous tendit la main en chantant, vous offrit gaiement l’hospitalité ; et qu’aviez-vous de mieux à faire que d’accepter, Monsieur ? Vous acceptâtes, vous fûtes sauvé. Quel est le casuiste qui puisse sur ce point vous adresser un reproche ? N’est-il pas évident pour tous que votre conduite fut dictée par le plus impérieux des devoirs, et ne reconnaît-on pas aujourd’hui que cette association momentanée qu’on prenait pour une mésalliance, ne fut qu’un mariage de raison ?

Espérons que, rendu bientôt à vos inclinations premières, vous recommencerez ce bail de gloire dont le renouvellement intéresse notre orgueil autant que le vôtre. Déjà les secrètes sollicitations de votre talent, et sans doute les conseils éclairés d’une compagne qui recueille aussi d’honorables palmes dans le champ où vous fîtes de si brillantes moissons, vous ont rappelé à vous-même. Tout Paris vous a retrouvé, Monsieur, dans cette Maria Padilla qui est venue prendre place au milieu de votre famille d’héroïnes, et qui enrichit d’un rayon de plus votre poétique auréole.

Rentrez donc dans la lice avec toute la confiance que doit vous inspirer le choix de cette compagnie, choix consacré par l’approbation générale. Vous, Monsieur, et vous tous que le ciel a doués de l’heureux don du talent, vous dont la pensée publiée devient la pensée nationale, poëtes, orateurs, savants, philosophes, littérateurs, publicistes, pénétrez-vous bien de l’importance du rôle que vous êtes destinés à remplir ; élevez-vous à toute sa hauteur. Que le bonheur de la patrie soit le sujet fécond de vos méditations et de vos travaux. Après de longues déviations politiques, il est un degré de lumière où tous les esprits supérieurs se rencontrent ; il est une force où ils se réfugient tous et qui centuple leurs succès : c’est la modération. De là ils tendent les mains aux nations encore agitées, et les attirent jusqu’à eux. Ne manquez point à ce sublime rendez-vous : sachez vous rallier pour le bien commun ; propagez à l’envi, dans chacune de vos œuvres, les idées d’ordre et de justice ; faites-nous porter vers les arts de la paix toute l’activité de cette intelligence qui nous a menés si loin dans la science de la guerre. Les limites du monde matériel sont étroites, celles du monde intellectuel ne sont pas connues. Dans cette sphère, l’esprit de l’homme peut incessamment faire de nouvelles découvertes, et rien n’y captive son généreux essor : une seule vérité utile qu’il y aura recueillie, en ajoutant au trésor des idées sociales, le recommande à l’éternelle gratitude des siècles.

Et quel temps sembla plus favorable, Monsieur au développement utile des talents ? Notre siècle s’est instruit par ses fautes. De sérieuses et salutaires occupations nous éloignent peu à peu de l’ingrate et stérile arène où les passions nous avaient précipités. Les hommes se rapprochent, les cités s’agrandissent, les besoins enfantent les ressources, les talents échangent et multiplient leurs produits, l’abondance et le luxe même descendent des sommités sociales jusque dans les positions inférieures. Voyez la population augmentée d’un tiers, enrichie de moitié, donnant à la fois des bras à l’agriculture, au commerce, à la guerre, à la marine, inventer chaque jour de nouveaux secrets pour doubler la prospérité publique. N’y a-t-il pas une grande pensée morale dans ce mouvement imprimé à l’activité de l’esprit de l’homme, de l’homme empressé maintenant à féconder la terre au lieu de la ravager, tournant toutes les facultés de son intelligence vers les sciences qui mettent les forces de la nature à sa disposition, vers l’industrie qui le délivre de ses besoins, vers les arts qui le consolent dans ses maux ?

Ah ! c’est une nation privilégiée que la nôtre ; souvent, à force d’imprudence, elle se jette dans un labyrinthe de malheurs, d’où elle sort toujours à force de courage ; de ses vices mêmes naissent des vertus extraordinaires. Ses fautes contribuent à sa gloire. Vous la croyez perdue, elle se retrouve et vous étonne par le déploiement d’une énergie que ni elle ni ses adversaires ne lui connaissaient ; plus grande après une chute, plus puissante après un revers, et victorieuse de tous ses ennemis quand elle sait l’être d’elle-même.