Réponse au discours de réception de Claude-Henri Watelet

Le 19 janvier 1761

Georges-Louis LECLERC, comte de BUFFON

Réponse de M. de Buffon,
au discours de M. Watelet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
Le lundi 19 janvier 1761

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Monsieur

Si jamais il y eut dans une compagnie un deuil de cœur général & sincère, c’est celui de ce jour. M. de Mirabaud auquel vous succédez, Monsieur, n’avoit ici que des amis, quelque digne qu’il fût d’y avoir des rivaux : souffrez donc que le sentiment qui nous afflige paroisse le premier, & que les motifs de nos regrets précédent les raisons qui peuvent nous consoler. M. de Mirabaud, votre confrère & votre ami, Messieurs, a tenu pendant près de vingt ans la plume sous vos yeux ; il étoit plus qu’un membre de notre corps, il en étoit le principal organe ; occupé tout entier du service & de la gloire de l’Académie, il lui avoit consacré & les jours & ses veilles ; il étoit, dans votre cercle, le centre auquel se réunissoient vos lumières qui ne perdoient rien de leur éclat en passant par la plume : connoissant par un si long usage toute l’utilité de la place, pour les progrès de vos travaux Académiques, il n’a voulu la quitter, cette place qu’il remplissoit si bien, qu’après vous avoir désigné, Messieurs, celui d’entre nous que vous avez tous jugé convenir le mieux, & qui joint en effet à tous les talens de l’esprit, cette droiture délicate qui va jusqu’au scrupule dès qu’il s’agit de rempli ses devoirs. M. de Mirabaud a joui lui-même de ce bien qu’il nous a fait ; il a eu la satisfaction pendant ses dernières années de voir les premiers fruits de cet heureux choix. Le grand âge ne l’avoit point affaissé, il n’avoit altéré ni les sens ni les facultés intérieures ; les tristes impressions du temps ne s’étoient marquées que par le dessèchement du corps : à quatre-vingt-six ans M. de Mirabaud avoit encore le feu de la jeunesse & la sève de l’âge mur ; une gaieté vive &douce, une sérénité d’ame, une aménité de mœurs qui faisoient disparoître la vieillesse, ou ne la laissoient voir qu’avec cette espèce d’attendrissement qui suppose bien plus que du respect. Libre de passions & sans autres liens que ceux de l’amitié, il étoit plus à ses amis qu’à lui-même ; il a passé la vie dans une société dont il faisoit les délices, société douce quoiqu’intime, que la mort seule a pu dissoudre.

Ses ouvrages portent l’empreinte de son caractère ; plus un homme est honnête, & plus ses écrits lui ressemblent. M. de Mirabaud joignoit toujours le sentiment à l’esprit, & nous aimons à le lire comme nous aimions à l’entendre ; mais il avoit si peu d’attachement pour ses productions, il craignoit si fort & le bruit & l’éclat, qu’il a sacrifié elles qui pouvoient le plus contribuer à la gloire. Nulle prétention, malgré son mérite éminent, son empressement à se faire valoir, nul penchant à parler de soi, nul désir, ni apparent, ni caché de se mettre au-dessus des autres, les propres talens n’étoient à ses yeux que des droits qu’il avoit acquis ; pour être plus modeste, & il paroissoit n’avoir cultivé son esprit, que pour élever son astre & perfectionner ses vertus.

Vous, Monsieur, qui jugez si bien de la vérité des Peintures, auriez-vous saisi tous les traits qui vous sont communs avec votre Prédécesseur dans l’esquisse que je viens de tracer ? Si l’art que vous avez chanté pouvoit s’étendre jusqu’à peindre les âmes, nous verrions d’un coup d’œil ces ressemblances heureuses que je ne puis qu’indiquer ; elles consistent également & dans ces qualités du cœur si précieuses à la société, & dans ces talens de l’esprit qui vous ont mérité nos suffrages. Toute grande qu’est notre perte, vous pouvez donc, Monsieur, plus que la réparer : vous venez d’enrichir les Arts & notre Langue d’un ouvrage qui suppose, avec la perfection du goût, tant de connoissances différentes, que vous seul peut-être en possédez les rapports & l’ensemble ; vous seul, & le premier, avez osé tenter de représenter par des sons harmonieux les effets des couleurs ; vous avez essayé de faire pour la Peinture ce qu’Horace fit pour la Poésie, un monument plus durable que le bronze. Rien ne garantira des outrages du temps ces tableaux précieux des Raphaël, des Titien, des Corrége ; nos arrières neveux regreteront les chefs-d’œuvres, comme nous regretons nous-mêmes ceux des Zeuxis & des Appelles ; si vos leçons savantes sont d’un si grand prix pour nos jeunes Artistes, que ne vous devront pas dans les siècles futurs l’Art lui-même, & ceux qui le cultiveront ? Au feu de vos lumières ils pourront réchauffer leur génie, ils retrouveront au moins, dans la fécondité de vos principes & dans la sagesse de vos préceptes, une partie des secours qu’ils auroient tiré de ces modèles sublimes, qui ne subsisteront plus que par la renommée.