Discours prononcé lors de la réception de l'Académie brésilienne des Lettres, à l'Académie française

Le 19 mars 2015

Florence DELAY

Réception de l’Académie brésilienne des Lettres

à l’Académie française

Séance du jeudi 19 mars 2015

DISCOURS

DE

Mme Florence DELAY

 

De la Croix du Sud à la Croix des Âmes

 

Un des bienfaits des Académies est de disposer du temps à leur guise et de n’être pas soumises au présent. Elles peuvent librement se montrer inactuelles, évoquer la Cité de Dieu de Saint Augustin plutôt que celle de Paulo Lins, vagabonder aux frontières d’hier à aujourd’hui.

J’aimerais saluer en commençant « La Croix du Sud », non point le groupe d’étoiles très brillantes du ciel austral mais une autre constellation qui, au milieu du siècle dernier, a éclairé la France des lettres, des lettrés dirait Valery Larbaud, en lui offrant la littérature de votre continent.

C’est Roger Caillois qui a fondé en 1951 cette brillante collection et il l’a dirigée jusqu’en 1970. Notre confrère, qui est aussi le vôtre puisque vous l’avez accueilli dans votre Académie, a eu un étonnant parcours : du Surréalisme au Collège de sociologie, d’une théorie des sciences diagonales à l’exploration de l’imaginaire, à l’exploration du monde des pierres et des minéraux — Marguerite Yourcenar le surnommait « l’homme qui aimait les pierres ». Je ne retiendrai ce matin que le directeur de La Croix du Sud pour dire tout ce que plusieurs générations dont la mienne doit à cette collection où nous avons découvert tant d’auteurs considérables, brésiliens, argentins, chiliens, mexicains, cubains, admirablement traduits. Et ajouter, en passant, que cette collection n’aurait pas été ce qu’elle fut sans la femme qui avait fondé la revue Sur, la très belle, intelligente et chère Victoria Ocampo.

Roger Caillois avait rencontré Victoria Ocampo lors d’un dîner donné par le poète Jules Supervielle (membre du comité de rédaction de Sur) à Paris, en 1938. De l’importance des dîners en ville ! L’année suivante il la rejoignit en Argentine où il passa la seconde guerre mondiale. Revenu en France en 1945, il s’assigna pour mission de fonder une collection d’auteurs sud-américains qu’il proposa à Gaston Gallimard. Elle vit le jour en avril 1951 avec Fictions de Borges.

J’ai le bonheur de parler la langue de Borges, le malheur de ne pas connaître la vôtre, mais je ne connais pas plus l’Argentine que le Brésil. J’ai commencé à parcourir votre immense pays grâce aux premiers ouvrages brésiliens traduits dans cette collection :

Jorge Amado, Capitaines des sables

Graciliano Ramos, Enfance, puis Vidas secas (d’abord traduit par Sécheresse, retraduit Vies arides). Vous ne pouvez guère imaginer le choc produit sur une fille dont l’enfance fut heureuse par l’enfance d’un petit garçon du sertao, sur une fille née à Paris, citadine, qui passait les vacances dans une campagne verte et humide, celle du Pays Basque, le choc, disais-je, produit par la sévère sécheresse, l’aride climat, l’aridité même de l’existence. Vidas secas. Par la seule force des pages découvrant d’immenses paysages presque vides.

Gilberto Freyre, Maîtres et EsclavesCasa grande e Senzala, maison de maître, masure d’esclave — traduit par le grand Roger Bastide en personne qui enseigna la sociologie à l’université de Sao Paulo. Dès lors je considérai autrement les maisons de ma famille, celle des parents, des grands parents : j’en venais, puisque selon Freyre l’homme social est façonné par la famille et la famille par la maison. Quel choc aussi pour une adolescente tournée vers la littérature, n’ayant aucune idée de la sociologie, qui n’a pas encore lu Claude Lévi-Strauss, de découvrir grâce à cet extraordinaire écrivain brésilien le lien entre sciences sociales et littérature.

Dans la préface qu’il écrivit pour l’édition française, en 1956, de Terres du sucre« tentative d’étude écologique » du Nordeste où règne la mono culture de la canne à sucre — Freyre évoque son désir de se laisser imprégner par une sorte d’osmose affective qu’il qualifie de proustienne. « Par ce procédé proustien, pourrait-on dire, de recherche, non seulement du temps mais de l’espace-temps jusqu’à un certain point perdus, je tentais de compenser en moi tout ce qui, par l’effet d’une science seulement européenne, d’une sociologie seulement anglo-américaine, aurait pu m’éloigner de cette réalité tropicale. Tropicale, et brésilienne. »

Ce livre, confie-t-il, fut écrit, « comme s’il se fût agi surtout de littérature, mais de littérature qui n’eût pu être écrite que par un homme marqué des cicatrices de l’apprentissage scientifique. » Le mot est dur, mais ces cicatrices n’apparaissent pas, demeurent secrètes, comme voulait l’auteur, contribuant sans doute à ce qui fait la force et l’originalité de ce chef-d’œuvre. La canne à sucre et la terre, la canne à sucre et l’eau, la canne à sucre et la forêt, la canne à sucre et les animaux, la canne à sucre et l’homme.

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Pendant que Caillois en Argentine découvrait les écrivains de sa future collection, que cherchait donc Georges Bernanos au Brésil de 1938 à 1945 ? À « cuver la honte » de l’esprit de Munich, à créer une paroisse française sous le tropique, ou à devenir vacher, comme il le prétendait, vaqueiro ?

Quand des télégrammes du général De Gaulle le rappellent en France — « Bernanos, votre place est parmi nous » — il éprouve une immense tristesse. De retour, il écrira en 1946 à son ami Raul Fernandes : « Depuis que je suis rentré dans mon pays, je comprends mieux qu’autrefois que mon séjour au Brésil n’a pas été un simple épisode de ma pauvre vie, mais qu’il était inscrit depuis toujours dans la trame de mon destin. J’ai aimé le Brésil pour bien des raisons, mais d’abord et avant tout parce que j’étais né pour l’aimer. »

J’emprunte au beau livre de Sébastien Lapaque, Sous le soleil de l’exil, paru en 2003, les traces de sa pérégrination : « J’ai trouvé en ce pays, sinon la maison de mes rêves, du moins celle qui ressemble le mieux à ma vie. Les portes n’y ont pas de serrures, les fenêtres pas de vitres, les chambres pas de plafond, et l’absence de plafond fait qu’on y découvre tout ce qui dans les autres est caché »

C’est à Piripora, à l’extrême nord du Minas Gerais, dans un décor de « désert tropical d’herbes coupantes, de lianes mortes, d’arbres nains, de fleuves d’eau tiède, avec sous les yeux cette terre nue, terriblement nue sous son linceul de sable », qu’il s’installe avec sa tribu  à la fazenda Paulo Geraldo. Cinq mille hectares, 280 vaches, boeufs, veaux, taureaux, huit chevaux.

« En tant qu’homme de lettres, et homme du monde, j’étais lié par une foule de nécessités superflues ; en tant que vacher, je pourrai écrire ce que je pense. »

Il échoue, l’élevage ne l’enrichira pas, au contraire, il y engloutira ses économies.

Mais là il commence la rédaction du « Journal de Piripora », le plus brésilien de ses livres, qui sera publié après sa mort sous le titre Les Enfants humiliés. Dédié à M et Mme Virgilio de Mello Franco, auxquels il a offert « ces pauvres cahiers d’écolier achetés à la papeterie de Pirapora »

Le départ de ses fils aînés rappelés sous les drapeaux de la France en guerre accentue sa solitude. C’est alors, en février 40, qu’il se remet à Monsieur Ouine, le roman qui depuis des années sans cesse lui échappe, à mes yeux son chef-d’œuvre. C’est à Piripora qu’il écrit le dernier chapitre, le délire et l’agonie de M. Ouine, le terrible maître nihiliste, le malfaisant.

Après il quitte la fazenda, se rapproche de Belo Horizonte, renoue avec le journalisme, son autre passion, s’installe dans la petite ville de Barbacena.

C’est alors que je découvre votre Académie, car dans sa quête et son enquête sur Bernanos au Brésil, Sébastien Lapaque veut rencontrer l’ami de Barbacena, Geraldo França de Lima. Ce dernier lui donne rendez-vous à l’Académie brésilienne des lettres : « Tout le monde connaît cet endroit à Río.Vous n’aurez qu’à demander au chauffeur de taxi. » Et l’auteur de commenter : « les pays où les chauffeurs de taxi savent où se réunissent les écrivains ne sont pas tout à fait perdus pour la civilisation. »

J’espère qu’il en est de même à Paris.

« Le siège de l’Académie, écrit l’enquêteur, ressemble à une maison bourgeoise. Un morceau du Brésil d’autrefois, dont l’empereur correspondait avec Victor Hugo et Louis Pasteur… Au cours de mon long entretien avec Geraldo França de Lima, plusieurs de ses pairs viennent nous saluer. Des messieurs élégants, vêtus de tweed, qui parlent un français impeccable. »

Tout comme vous.

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Une dernière histoire de maison avant de conclure. Bernanos et l’ami brésilien visitent, près de Barbacena, une petite ferme en vente. Rien ne plaît à Bernanos qui, avant de partir, demande quand même le nom de l’endroit. Cruz das almas. Le nom saisit et renverse Bernanos, il sourit, décide d’acquérir la ferme. C’est là que viendront le trouver Stefan Zweig et son épouse quelques jours avant leur suicide. Cette maison est entrée dans la mythologie française puisque l’écrivain donnera son nom au recueil de ses articles de guerre : Le Chemin de la Croix des Âmes.

De la Croix du Sud à la Croix des Âmes, ainsi s’achève le petit sentier d’autrefois que je voulais reconduire vers notre présent.