Discours sur les Prix littéraires de l'année 1972

Le 14 décembre 1972

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 14 décembre 1972

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Mesdames,
Messieurs,

Notre Grand prix de littérature va, cette année, à M. Jean-Louis Curtis.

Son premier roman, publié en 1946, Les Jeunes Hommes, était une sorte d’Éducation sentimentale, sociale et politique, à quatre voix. L’auteur, d’emblée, y prenait ses distances, loin des facilités de l’autobiographie. Il montrait quatre jeunes gens, différents l’un de l’autre, et probablement différents aussi de ce qu’il était alors, lui, Curtis. En effet, la critique à laquelle il se livrait sur ses personnages était déjà si aiguë, si destructrice qu’on ne pouvait conclure à une ressemblance entre eux et lui. Il est rare qu’un jeune auteur s’aime si peu, ou si mal. Mais si André Comarieu et Jean Lagarde n’étaient pas J.-L. Curtis, qui étaient-ils ? Peut-être seulement des virtualités de lui-même, ou les projections caricaturales des virtualités que le jeune écrivain condamnait en lui-même. Ils étaient ce qu’il ne voulait pas être ; ce que, peut-être, il serait devenu s’il n’avait eu assez de lucidité, et de talent, pour échapper à ses propres prédestinations.

Ainsi, ce roman d’adolescence, qui par certains côtés se rattachait à un genre très traditionnel, très exploité, était en même temps un ouvrage original. Il l’était dans la mesure où il se livrait à une destruction systématique de quelques-unes des conventions inhérentes au genre même, et d’abord à la première d’entre elles, qui veut que le héros d’un roman soit quelqu’un de sympathique, à qui le lecteur puisse s’identifier volontiers. Ici, il y avait quatre héros, et aucun n’était vraiment sympathique. Tant de noirceur faisait dire à un critique que, dans ce livre, J.-L. Curtis se révélait comme un « fils de Montherlant ». Les Jeunes Hommes témoignaient en effet d’une verve caustique qui faisait songer à celle des Célibataires ou des Jeunes Filles. On pouvait aussi bien y déceler des influences d’autre sorte : par exemple, dans la composition de l’ouvrage, dans sa volonté évidente d’orchestration polyphonique, celle du Huxley de Contrepoint. Ce n’étaient pas là de mauvais maîtres. Mais on n’en sentait pas moins, chez M. Curtis, une personnalité déjà forte, qui saurait se débarrasser des influences, après les avoir assimilées.

Les Forêts de la nuit, que le prix Goncourt couronna en 1947, était une ample chronique d’époque, celle de l’Occupation. L’auteur, cette fois, avait eu le dessein non point tant de décrire la vie d’une petite ville de province au cours d’une période troublée, que de tenter une analyse de la passion politique. Pour lui, en effet, tout choix politique est passionnel avant d’être rationnel. Les personnages des Forêts de la nuit n’étaient pas collaborateurs, vichyssois, gaullistes, résistants parce qu’ils croyaient aux idées dont se réclamaient ces différentes attitudes politiques, mais pour d’autres raisons, plus obscures, plus viscérales. Les Forêts de la nuit, beau titre emprunté à un poème de William Blake, c’étaient les forêts de l’inconscient, où rôdent les fauves de nos instincts, de nos pulsions les plus irrationnelles.

Naturellement, cette façon de voir les choses dérangeait beaucoup le manichéisme rassurant qui était de rigueur tout de suite après la libération. En 1947, on savait, on devait savoir où étaient le Bien et le Mal, l’ombre et la lumière. M. Curtis montrait paisiblement que ce n’était peut-être pas tout à fait aussi simple et qu’il est difficile de juger, d’épurer. On lui en voulut beaucoup de sa franchise et de son insolence. Les éreintements, à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche, ne lui furent pas épargnés. Mais le public, lui, reconnut en cet auteur un homme qui, selon le mot de M. Robert Kanters, n’étant ni d’extrême-droite, ni d’extrême-gauche, était un homme d’extrême-vérité. Le roman, construit lui aussi selon la technique « contrapuntique » des Jeunes Hommes, était habile, animé, avec des morceaux de bravoure et quelques scènes très cinématographiques, où l’on ne reculait pas devant les grands effets. Bref, c’était un excellent Goncourt, et peut-être quelque chose de plus : une salubre entreprise de démystification. Quelques bons esprits, tels nos confrères François Mauriac et Jean Paulhan, ne s’y trompèrent pas, qui désignèrent alors J.-L. Curtis comme l’un des espoirs de la jeune littérature.

Cet espoir ne fut pas déçu par Les Justes Causes, qui reprenait les thèmes des Forêts de la nuit, dans les perspectives de l’immédiate après-guerre. C’est un tableau, impressionnant à la fois par ses dimensions et par la précision du détail, du Paris de cette époque : les passions politiques y sont encore vives, une culpabilité diffuse imprègne le climat moral ; l’occupation a laissé des blessures inguérissables. M. Curtis reconstituait avec bonheur les langages des diverses factions, notait les modes, dégageait le sens profond de l’actualité dans tous les ordres. Les historiens qui voudront étudier les années 45-50 peuvent se référer aux Justes Causes. C’était aussi un roman à clefs : il n’était pas difficile d’y reconnaître, par exemple, Roger Nimier, dont nous pouvions lire des lettres apocryphes, presque plus vraies que nature. C’est dire que déjà le pasticheur de Haute École et de la Chine m’inquiète perçait sous le romancier.

Ces trois premiers romans forment donc un tout, une chronique française qui s’étend de 1935 à 1950, du Front populaire à l’épuration, de la fin de l’après-guerre au commencement de l’ère atomique. J.-L. Curtis s’y révélait comme un observateur de son temps, doué d’un coup d’œil implacable ; et aussi comme un romancier qui, sans rejeter ce qu’une tradition romanesque a de solide, de fécond et de vivant, est ouvert aux tendances nouvelles, qu’il comprend et analyse excellemment. Il faisait un usage très souple des techniques modernes de narration, notamment de celles que le cinéma a mises au point. Mais chez lui, heureusement, nulle recherche du procédé pour le procédé : tout se fondait dans une substance homogène et lisse, où toute trace de « fabrication » avait été gommée, où l’art était sensible, jamais voyant. Ce jeune auteur avait le respect de ses lecteurs et souhaitait que ses ouvrages leur donnassent du plaisir plutôt qu’une migraine. Bref, on pouvait prévoir qu’il ne serait pas l’enfant chéri des avant-gardes, mais qu’il aurait l’approbation plus discrète et plus durable des connaisseurs.

La suite de l’œuvre n’a pas démenti ce pronostic. Les romans ont alterné avec les études de critique littéraire, les récits avec le journal, l’anticipation avec les pastiches.

Depuis une dizaine d’années, deux thèmes semblent émerger, s’imposer : d’une part le changement du monde, la mutation, le passage d’une civilisation patriarcale à une autre forme de civilisation, qui se cherche à travers l’éclatement des crises : c’est le sujet de La Parade et de Un jeune couple ; d’autre part, le changement de l’individu, l’expérience immémoriale qu’est pour tout homme la découverte de sa condition mortelle : c’est le sujet de La Quarantaine, et de ce Roseau pensant dont la force comique rappelle Bouvard et Pécuchet. Ces thèmes inspirent aussi les beaux récits du Thé sous les cyprès.

Mais, à travers la diversité des ouvrages, on continue de reconnaître la manière de l’auteur, son accent personnel, sa voix. C’est toujours J.-L. Curtis, un écrivain à la fois très identifiable, et très difficilement classable. Qu’il parle de la province en proie aux affres de la promotion culturelle, des jeunes Parisiens déchirés entre l’engagement marxiste et le goût du bonheur, de la France technocratique de 1995, qu’il se mette dans la peau de Marcel Proust, de Léautaud ou de Céline, qu’il nous promène de Rome à New York, du Béarn à la Toscane, du Café de Flore à un campus américain, nous retrouvons toujours le même auteur passionnément attentif, le même dosage inimitable de sympathie et d’ironie, la même compréhension intime des êtres et des idées, — bref, la même intelligence à la fois intemporelle et actuelle.

C’est à ces qualités singulières, désormais affirmées, mais toujours verdissantes, prometteuses de belles œuvres futures qu’a voulu rendre hommage, cette année, le Grand Prix de Littérature de l’Académie française.

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Un vrai, un pur poète, fût-ce quand il écrit en prose, un poète dont le registre va de l’anxieuse gravité aux jeux verbaux et de la tendresse à l’humour : tel est M. Jean Tardieu, à qui l’Académie française vient d’attribuer son Grand Prix de Poésie.

Dans la belle étude que Mme Émilie Noulet a consacrée à Jean Tardieu, on trouve une anecdote édifiante. C’était en 1921 ; Tardieu, qui préparait la seconde partie du baccalauréat, et ne se ménageait point, dut interrompre son travail. La crise se déclara brusquement, un jour que, tout bonnement, il se rasait ; dans la glace, devant lui, quel est cet homme qu’il découvre, cet inconnu, cet étranger ? Ce fut in instant de panique, une sorte de rupture dans sa vie intérieure, mais sans doute le déclenchement de sa veine poétique.

Quel est cet homme ? C’est aussi bien le titre d’un de ses poèmes et ce titre pourrait convenir à toute son œuvre. « De moi à moi, quelle est cette distance ? » écrit-il encore dans son premier livre : Le Fleuve caché — et voilà la première expression d’un drame, qui pourrait être celui de tout homme, qui est celui de beaucoup d’écrivains, mais qu’il appartenait à une sensibilité particulière, comme à une conscience exigeante, d’assumer.

Le drame se poursuit et se développe à travers les nouveaux recueils : Accents, Le Témoin invisible, Jours pétrifiés, Une voix sans personne, Monsieur Monsieur, Histoires obscures, comme à travers les proses de Figures, Un mot pour un autre, La Première personne du singulier, et jusque dans ces pièces de théâtre que Tardieu appelle Poèmes à jouer.

« De moi à moi quelle est cette distance ? » disait-il, mais il continue : Et de moi aux autres ? Et dans chaque être, dans chaque élément du monde, dans chacun des mots de notre langage ? Quelle est cette distance entre le visible et le caché, entre la figure et l’esprit ? À la base de cette œuvre, c’est donc toujours l’étonnement d’un homme devant lui-même et devant ce qui l’entoure ; l’étonnement, le malaise, la blessure, l’angoisse, quelquefois la peur, mais çà et là aussi l’espoir de combler les distances par le miracle de la poésie et de la communion.

Il peut y parvenir de la façon la plus simple : en chantant ce qu’il éprouve. Écoutez ces vers de Jours pétrifiés, d’un art si fluide encore que rigoureux :

Est-ce pour moi ce jour ces tremblantes prairies
Ce soleil dans les yeux ce gravier encor chaud
Ces volets agités par le vent, cette pluie
Sur les feuilles, ce mur sans drame, cet oiseau ?

 

L’esprit porté vers le bruit de la mer
Que je lie peux entendre
Ou bien vers cet espace interdit aux étoiles
Dont je garde le souvenir
Je rencontre la voix la chaleur
L’odeur des arbres surprenants
J’embrasse un corps mystérieux
Je serre les mains des amis.

 

Je dissipe un bien que j’ignore
Je me repais d’un inconnu
Je ne sais pas quel est ce jour ni comment faire
Pour être admis.

D’autres fois, et de plus en plus souvent, il a recours au dialogue, comme dans les poèmes de Monsieur Monsieur, où chacun des personnages n’est que l’ombre de l’autre. Peu à peu, il essaie toutes les voix, il emprunte tous les masques, et les accuse. Ce n’est point que Jean Tardieu, tandis qu’il se prête à ces voix dérisoires, en attende son identité ; ce n’est pas non plus qu’il s’y disperse. On dirait plutôt qu’en adoptant ces figures, dont aucune n’est la sienne, mais dont aucune ne lui est absolument étrangère, il cherche à se prémunir, par une sorte d’incantation, contre les menaces confuses qui montent de lui-même des hommes et des choses.

Ainsi voit-on comment Jean Tardieu devait être conduit à ces « exercices » de langage, à ces recherches, ces trouvailles, ces créations baroques et irréfutables qui font le prix et la saveur de ses « histoires » et de ses dialogues. Tout les divers je qu’il emploie se prêtent à ses responsabilités, et chacun d’eux lui ouvre une aventure. C’est l’aventure au secret du monde, dans les coulisses, derrière les apparences. Et peut-être n’en surgit-il rien d’autre que de nouvelles apparences, le secret est bien gardé. Mais il nous fut rarement plus sensible — et, faut-il le dire, il nous parut rarement aussi absurde, aussi désespérant...

Je crains de prêter une couleur trop sombre à l’esprit de cette œuvre. S’il arrive que le poète nous semble assez proche de Michaux et de Queneau, ce n’est qu’une parenté d’occasion ; je le rapprocherais plutôt, et plus intimement, de Jules Supervielle, et je n’oublie pas qu’il a écrit une excellente introduction aux poèmes de Charles d’Orléans, ni qu’il a transposé, dans Figures, avec un rare bonheur, l’esprit et le charme des hautes œuvres de la peinture et de la musique.

Qu’il soit enfin au théâtre un novateur, on ne peut en douter, mais il reste avant tout l’« homme du chant », et il n’est point de chant qui ne cherche un accord et ne participe d’un amour.

Ce poète « en exil », c’est donc par sa générosité qu’il nous émeut, et par sa délicate ferveur. De lui à lui-même, et de ce double lui aux autres hommes et au monde, il peut bien dénoncer la distance ; mais les hommes et le monde sont présents autour de lui dans son œuvre ; et l’on y perçoit, captée, ennoblie par l’un des arts les plus évocateurs que je connaisse, la profonde respiration que chantait Tardieu dans son premier livre :

D’un lourd fleuve en rumeur sous l’arbre et sous l’oiseau.

Le rapport que je viens de lire, bel hommage d’un poète au poète, est de M. Marcel Arland.

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Décerné cette année à M. Patrick Modiano, notre Prix du Roman est allé à un jeune écrivain, le plus jeune sans doute que nous ayons eu l’occasion et la joie de remarquer. Agé d’un peu plus de vingt-cinq ans, M. Patrick Modiano a pourtant derrière lui une œuvre estimée, louée, qui lui donne une place bien à lui parmi les romanciers de sa génération.

Dès son premier livre, La Place de l’Étoile, venait s’affirmer une voix. Une voix faite de violence contenue, d’humour volontiers cynique, de désespoir charmeur. On se souvient des lignes inscrites en tête de ce livre étonnant : « Au mois de juin 1942, un officier allemand s’avance vers un jeune homme et lui dit : « Pardon, Monsieur, où se trouve la place de l’Étoile ? » Et le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine. » Ce jeune homme inconnu et finalement inconnaissable, pulvérisé à l’intérieur de lui-même, tantôt triomphant, tantôt martyr, c’est lui que M. Patrick Modiano n’a cessé de vouloir rejoindre à travers de longues errances, comme s’il était porteur, tout à la fois, de son secret et de sa délivrance.

Raphaël Schlemilovitch, le héros éclaté, fabulateur et fabuleux, de la Place de l’Étoile, puis le narrateur anonyme de la Ronde de nuit, toujours en quête de son identité et de sa vérité derrière les pseudonymes et les travestissements, et maintenant Serge Alexandre, le héros, si l’on peut dire, le héros contradictoire des Boulevards de Ceinture, il est clair que ces trois personnages n’en font qu’un, et que ce personnage unique est moins un être de chair et de sang qu’une interrogation, une angoisse, un reflet, le reflet d’une blessure.

Ce qui ne peut manquer de fasciner le lecteur, dans les livres de M. Modiano, et plus particulièrement dans Les Boulevards de Ceinture, c’est justement le sentiment que M. Modiano est lui-même fasciné. Il se sent comme l’héritier d’un temps et de personnages qu’il n’a pas connus. Il se cherche inlassablement, à travers eux, dans le miroir de cette « époque trouble » qu’a été l’occupation ; il suscite autour de lui un petit monde interlope de trafiquants, de maîtres chanteurs, de délateurs, où il essaiera de se fondre afin de se mieux débusquer ; et, s’il pousse son narrateur, son double, à leur ressembler, c’est qu’il entend surtout lui faire atteindre, par l’excès même de son abaissement ou de ses humiliations, une plus totale délivrance. « Pourquoi étais-je identifié aux objets mêmes de mon horreur et de ma compassion ? » Cette phrase de Scott Fitzgerald, que cite quelque part M. Modiano, est sans doute la clé de son étonnante démarche romanesque.

Car il s’agit bien, et quand même, de roman. Plus encore que dans ses deux premiers livres, M. Modiano affirme dans celui-ci un remarquable pouvoir d’évocation. Cette starlette usée, ce directeur d’une feuille raciste à scandales, ce faux comte ancien légionnaire, cette chanteuse devenue patronne d’hostellerie, cette villa de banlieue où se trament complots et trafics, ce Paris nocturne et frauduleux participent de ce qu’on pourrait appeler une sorte de réalisme onirique. En s’appuyant sur mille détails vrais, en reconstituant avec une précision quasi maniaque le carnet demi-mondain de l’époque, en suivant pas à pas dans leurs pérégrinations parisiennes ses personnages exhibitionnistes ou traqués, M. Modiano parvient à nous imposer la vision déformante et obsessionnelle qui est celle de son héros. À force de précision, cet univers devient fantomatique ; à force de rigueur, il devient flou, irréel, et, s’il n’était pas si noir, on aurait envie de dire, on devrait dire qu’il nous tient sous son charme.

Comment oublier, fantôme entre tous ces fantômes, l’étrange figure du Père ? Une force invincible pousse le héros des Boulevards de Ceinture à rejoindre ce père qu’il a rencontré pour la première fois à dix-sept ans, avec qui il a vécu de meublés en meublés, partageant ses errances, ses petites malhonnêtetés, ce père qui finalement a tenté de le tuer en le poussant sous une rame de métro. Lassitude ? Folie ? Effet de miroir devenu brusquement insupportable ? C’est en tout cas un père humilié, vivant en parasite, perpétuellement offensé dans sa race et acceptant ces offenses, que le narrateur finira par retrouver. Un père qui lui apparaîtra comme un « mirage de pacotille », sans papier d’identité, mais que le fils identifiera, justement, à cette dépersonnalisation qui le ronge, à cette usure due à l’abaissement et au martyr.

C’est ici que se situe le passage le plus pathétique et sans doute le plus beau du livre. Alors que, une fois de plus, le père vient d’être atteint dans sa chair et dans sa dignité d’homme, le fils, cessant brusquement de vouloir ressembler à « sa légende », se révolte et tue l’agresseur. Cette mort de la victime et cette mort du bourreau sont-elles définitives ? La catharsis romanesque a-t-elle enfin réussi ? Le héros de M. Patrick Modiano, son double, vient-il, en rejoignant son père, de toucher la blessure dont il ne remarquait sur lui que la cicatrice jamais tout à fait fermée ? La réponse, bien sûr, ne nous appartient pas.

Elle appartient encore à ce jeune romancier très doué qui, en trois livres, a su imposer son univers, son angoisse et sa révolte. Il y est parvenu avec des moyens très divers (il fait penser à la fois à Kafka et à Paul Morand), avec un métier déjà très sûr, et, heureusement, avec un humour tendre et grinçant qui tempère l’expressionnisme de cet étrange et beau roman noir que sont Les Boulevards de Ceinture.

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Notre Grand Prix d’Histoire, Grand Prix Gobert, a été attribué cette année à M. Maurice Baumont pour l’ensemble de son œuvre.

M. Maurice Baumont est un des historiens les plus consciencieux, les plus probes et les plus solides de notre temps.

Dédaignant l’histoire anecdotique ou purement biographique il n’est pas pour cela tombé dans l’histoire strictement « non événementielle », laquelle comporte une grande part d’arbitraire, ne serait-ce qu’à cause de l’absence de statistiques pour les époques anciennes et de leur incertitude pour les époques modernes. M. Baumont, qui a le culte du document, possède aussi le triple don de savoir le chercher, le trouver et le critiquer.

Normalien, agrégé d’histoire et de géographie, docteur ès lettres, ancien professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, puis à la Sorbonne, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, excellent germanisant, il a constamment conservé des attaches avec l’Allemagne et sa culture.

Beaucoup de ses ouvrages lui ont été consacrés (L’Allemagne, lendemain de guerre et de révolution, La Grosse industrie allemande, L’Abdication de Guillaume II, La Grande Conjuration contre Hitler, etc.). Mais il a aussi publié des livres d’un caractère plus général (La Faillite de la Paix, l’Europe de 1900 à 1914, Les Origines de la IIe Guerre mondiale, etc.). Il a dirigé la publication en France des Archives secrètes de la Wilhemstrasse et il est président du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale.

En 1971, il a donné, sous le titre l’Échiquier de Metz, Empire ou République, un récit extrêmement vivant, complet et détaillé des événements consécutifs à l’investissement dans Metz de l’armée Bazaine et il a mis en lumière les multiples intrigues politiques auxquelles ces événements servirent d’occasion et de cadre.

Pour ce faire, M. Baumont s’est servi de documents encore inexploités : les dossiers et la correspondance du duc d’Aumale, président du conseil de guerre qui jugea Bazaine, des dépêches inédites figurant aux archives de la Wilhelmstrasse, les lettres de Bazaine au colonel Vilette, etc.

Ces immenses recherches confirment ce qu’on pouvait déjà supposer : Bazaine n’a pas trahi au sens propre du mot ; mais indécis, sceptique, complètement dénué de force d’âme, il a tôt renoncé à l’espoir d’une victoire ; il a surtout pensé que son armée devrait être utilisée, non à combattre le Prussien, mais à assurer en France le « maintien de l’ordre ». Un épisode jusqu’ici peu connu, l’envoi de son principal aide de camp, Boyer, auprès de Bismarck, confirme cette position.

L’ouvrage donne d’intéressantes précisions sur l’attitude pendant cette période de Napoléon III, prisonnier en Allemagne, et de l’Impératrice Eugénie réfugiée en Angleterre. Il montre aussi que Bismarck ne cessa de jouer double jeu et qu’il balança longtemps avant de renoncer à l’idée de traiter avec un gouvernement impérial.

Le livre s’arrête après la capitulation de Metz. Sans doute comportera-t-il une suite. Dès à présent, il prend une place importante dans l’œuvre de M. Maurice Baumont.

Celui-ci, doit-on ajouter, est un excellent écrivain et un fin psychologue, clair, précis, ayant le don de mettre en lumière les détails évocateurs et de dresser des silhouettes extrêmement vivantes. Signalons, entre autres réussites, le parti qu’il a su tirer du rapport adressé au roi de Prusse par son aide de camp général Hermann von Boye, chargé de surveiller Napoléon III pendant la confortable captivité de ce dernier au château de Wilhelmshöhe, l’ancienne résidence des électeurs de Hesse et aussi du roi Jérôme de Westphalie.

On peut à ce propos noter qu’il existe encore, en 1870, une sorte d’Internationale des souverains qui les fait, quelles que soient les circonstances, se traiter l’un l’autre avec beaucoup d’égards.

Nous devons ce rapport à M. Jacques Chastenet.

 

Le Second Prix Gobert est décerné à Mme Anne Denieul-Cormier.

Son livre, Paris à l’aube du Grand Siècle, souligne cette singularité à laquelle on oublie de penser. Paris, ville royale, siège du gouvernement, ne l’a pas été si souvent depuis le roi de Bourges ; tant de Valois furent itinérants et le premier Bourbon allait l’être presque autant, trop occupé qu’il fut à ressaisir tous les morceaux du royaume. Et ce va être la dernière fois avant la Révolution, sous Louis XIII, que Paris abritera le roi.

Pendant cette fraction du temps, l’auteur a bien saisi la ville, son image, son mouvement. « Cinq cents hectares de palais, d’églises et de couvents, de marchés et de ports, de barques à raz d’eau, croulant de marchandises... Des moulins à vent, des îles où le bétail surabonde, des vergers et des potagers, le lait frais, les vignes, tel est Paris au lendemain du meurtre de son roi. »

Dans ce Paris, certaines caractéristiques de la vie prennent un sens qu’on ne leur donne plus aujourd’hui : ainsi la vénalité des charges. Cette pratique, nous dit justement l’auteur, représente le plus sûr moyen d’ascension sociale ; elle associe l’individu à l’exercice et au profit de la puissance publique.

Les métiers, leur organisation, leur pittoresque tiennent une grande place dans ce Paris assez dur, mais actif et ingénieux.

Les grandes figures s’y révèlent, un saint Vincent de Paul, un Corneille, un Théophraste Renaudot, une marquise de Rambouillet. Les problèmes humains s’y posent, à leur manière et selon le temps. L’auteur regarde Paris en train de respirer autour de ses monuments, de recevoir et de renvoyer les reflets de l’histoire au passage.

Et, remarque l’historien, « mort le roi Louis XIII, disparu son ministre, Paris s’ensevelit dans d’impuissantes colères et des survies sans éclat : Paris s’abandonne lentement au sommeil des métamorphoses ».

Cet ouvrage, nourri d’une puissante érudition, sait toujours se rendre agréable et, par l’animation, par le style, atteindre au mouvement de la vie. Il mérite une récompense très importante de l’Académie.

Ainsi concluait notre rapporteur, M. le Duc de Lévis Mirepoix.

Voilà donc qui est fait, mon cher Confrère.

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Le Prix de l’Essai a été décerné à M. Paul Veyne pour son ouvrage Comment on écrit l’histoire. Il s’agit d’une mise en garde impitoyable, lucide sans jamais être polémique, contre les systèmes prétentieux qui dépassent de beaucoup les capacités de l’investigation historique. L’histoire est toujours l’histoire de quelque chose ; mais elle demeure par nécessité une connaissance mutilée. Elle ne saurait utiliser que des documents. Un événement n’existe pour elle que par les témoignages qui en font état, de même qu’avant le télescope, les étoiles non visibles à l’œil nu ne pouvaient entrer en ligne de compte. Certes, le génie de Le Verrier achève de déduire Neptune sans le secours du télescope ; niais c’est deux siècles après l’invention de l’instrument. Et qui prétendrait qu’en histoire la déduction puisse se targuer de n’être pas téméraire ?

En même temps, l’histoire requiert une sorte de totalité inaccessible. Napoléon ne pourrait écrire l’histoire de Waterloo, ni Bismarck celle de la dépêche d’Ems. Car ils n’en connaissent qu’un aspect. Il existe comme une connivence entre l’histoire microscopique et l’histoire que M. Veyne appellerait « générale », si son rappel à la modestie ne lui faisait préférer la nommer « catégorielle ».

L’ouvrage est vigoureusement pensé et fermement écrit. Les formules heureuses y abondent. Chaque paragraphe fait réfléchir, nuance une pensée audacieuse, introduit une distinction féconde, démasque une illusion, justifie une ambition. Cet « essai d’épistémologie », d’une maturité de réflexion et d’une autorité d’expression également rares, paraît à son heure, en une époque où la sociologie et l’histoire deviennent volontiers rhétoriciennes, ou scholastiques.

Ainsi s’exprime pour nous, fermement, notre confrère M. Roger Caillois.

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C’est M. Jean Fougère qui reçoit cette année notre Prix de la Nouvelle. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages : romans, nouvelles et essais. Il s’était fait connaître par une satire, Les Bovidés, livre de guerre et surtout d’observation du troupeau humain sous l’uniforme. Plus tard, avec la même férocité allègre, il devait reprendre et développer dans Les nouveaux Bovidés le thème de l’individu face à l’instinct grégaire qui le guette aux temps où nous sommes.

Mais ce moraliste n’est pas moins à l’aise dans la fiction. Avec des romans comme Flo, Un don comme l’amour, La Vie de Château ou Les petits messieurs, des recueils de nouvelles comme Visite ou Un cadeau utile, l’art de conter de Jean Fougère s’est progressivement affirmé. Curieux et prenant mélange de rêve et de réalité, de tendresse et de causticité, il réussit à concilier deux tendances en apparence contradictoires, à faire régner l’accord entre l’observateur impitoyable et l’homme qui aime pourtant ses semblables.

Comment l’osmose se produit-elle ? Peut-être par le truchement de l’humour, présent dans chacun de ses livres. Humour divers, nuancé selon l’objet qui le provoque, parfois débridé jusqu’à la farce, parfois retenu, discret, presque secret.

La Belle Femme, tel est le titre du recueil de nouvelles auquel Académie française vient d’attribuer son Prix. On y retrouve le même lancement entre l’émotion et le rire. Quatorze récits, qui s’attachent généralement à des personnages féminins aux prises avec la difficulté de vivre. Selon Jean Fougère, qui s’en est expliqué naguère dans un court essai — la nouvelle, art d’avenir — la nouvelle contemporaine ne dépend pas nécessairement d’une intrigue plus ou moins heureusement bouclée. Elle est plutôt, depuis Tchékhov, l’élection d’un temps fort et significatif dans la vie des personnages. C’est dire quelle est un art difficile. La variété des situations y appelle des techniques différentes.

Et c’est pourquoi l’auteur, d’une nouvelle à une autre, doit user de moyens d’approche différents, et son style se plier aux exigences de chaque sujet. Ce don de la forme, toujours requis, toujours décisif, l’est particulièrement dans l’art de la nouvelle ; art strict, serré, dur aux défaillances, et qui touche à la poésie. C’est pourquoi il me plaît de rappelles aujourd’hui le souhait qu’exprimait M. Marcel Arland, lorsqu’il préfaçait le premier recueil de notre lauréat. Celui que Jean Fougère, s’il pense légitimement à des œuvres plus ambitieuses, reste fidèle à une forme qui ne l’a jamais trahi.

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C’est la seconde fois que l’Académie française décerne son prix de la Critique. En choisissant de l’attribuer cette année à M. Georges Poulet, professeur de littérature française à l’Université de Zurich, elle a voulu reconnaître l’apport essentiel d’un des grands écrivains critiques de ce temps.

M. Georges Poulet n’a jamais dissimulé le nom de ses maîtres. La lecture de Jacques Rivière, de Charles du Bos, de Ramon Fernandez, l’a conduit à penser qu’à côté d’une critique purement informatrice, impressionniste ou de jugement, il pouvait exister, il existait une pensée critique sans doute plus ambitieuse, et néanmoins, et en même temps, plus humble. Cette critique, qui se voudrait le « duplicata spirituel de l’œuvre étudiée » aurait pour but de transposer intégralement un univers de l’esprit à l’intérieur d’un autre univers.

Sur cette voie, M. Georges Poulet ne pouvait manquer de rencontrer un autre initiateur, Marcel Proust, celui du Contre Sainte-Beuve et surtout celui des pastiches. Pasticher, note M. Poulet, c’est « déjà ressembler et recréer », deux actions qui constituent le premier temps de la pensée critique. Exercer la critique, c’est donc accompagner un mouvement, poursuivre l’expérience intérieure d’un écrivain jusque dans ses lignes de faîte.

Les titres des principaux ouvrages de M. Georges Poulet, Métamorphoses du Cercle, Mesure de l’Instant, l’Espace proustien sont à cet égard révélateurs. Ce qui est dynamique, ce qui est mobile, et qui échappe, ce qui est perçu comme mouvement par le flux d’une conscience, voilà ce à quoi il faudra adhérer. Cette recherche de l’itinéraire, M. Georges Poulet l’a admirablement pratiquée dans ses Études sur le temps humain, soit qu’il se plaise à démonter et à remonter l’horloge proustienne, mettant alors en évidence l’aspect prospectif d’une œuvre plus évidemment rétrospective, soit qu’il nous fasse assister à la naissance du détachement chez Stendhal et chez le héros stendhalien, détachement vécu comme une conquête du présent sur l’avenir ; soit encore qu’il s’enquière, lecteur de Pascal, de Rousseau, de Nerval ou de Rilke, de la fonction organisatrice et métaphysique du cercle. On pourrait dire de chacun des ouvrages de M. Georges Poulet qu’il est un récit d’aventures, une enquête patiente où l’enquêteur, pour découvrir le secret de l’autre, n’aurait d’autre ressource que de retrouver son expérience primordiale en faisant coïncider sa propre conscience avec celle du créateur, objet de l’enquête qu’il mène.

La place de M. Georges Poulet dans la critique nouvelle — qu’il se refuse à confondre pour sa part avec « la nouvelle critique » — cette place est considérable. Avec M. Marcel Raymond et Charles Mauron, avec Georges Blin, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski et Jean Rousset, il représente ce qu’il est désormais convenu d’appeler la critique thématique. Mais, à la différence de ses confrères qui, pour la plupart, attachent une grande importance au travail de l’inconscient dans l’élaboration du texte, M. Georges Poulet s’est toujours attaché à l’interprétation « d’une conscience s’adressant à une autre conscience ». Il l’a fait en mettant sa grande érudition d’universitaire au service d’un talent d’écrivain que l’on peut dire poétique, dans la mesure où il réinvente ce dont il parle, et que nous avons voulu saluer.

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L’Académie a décerné cette année deux prix du Rayonnement français, l’un à M. Jean Seznec, l’autre au Comité catholique des Amitiés françaises dans le monde et à son président, Mgr Ramondot.

M. Jean Seznec a accompli la plus grande partie de sa carrière en Grande-Bretagne. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé des Lettres, il enseigne d’abord à Cambridge, puis à Florence, puis à Harvard, dont l’Université lui confie la chaire de langue et de littérature romanes. C’est à cette époque que M. Seznec publie son premier ouvrage, consacré à la survivance des mythologies antiques dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, ouvrage très remarqué et que distingua d’emblée l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

En 1950, M. Seznec se voit offrir la chaire de littérature française à l’Université d’Oxford. Ses recherches prennent alors une autre et double direction : partageant son temps entre Flaubert et Diderot, il publie d’excellents ouvrages, les uns portant sur les dieux, les mythes et les religions dans l’œuvre de Flaubert, les autres sur Diderot critique d’art.

Les grandes revues internationales d’histoire littéraire et d’histoire de l’art lui sont désormais ouvertes. Par une longue suite d’articles nourris de sa vaste culture, il éclaircit tel ou tel point resté obscur, propose des rapprochements judicieux et stimulants. Chemin faisant, il rencontre de nouveaux auteurs, de nouvelles œuvres, qu’il éclaire d’un jour nouveau : Fénelon, Voltaire, Stendhal, Michelet, Proust. Mais à aucun moment M. Seznec ne perd de vue son dessein fondamental, les rapports de la littérature et de l’art pictural, ceux de la littérature et des mythologies antiques.

Par ses écrits comme par son enseignement, M. Jean Seznec s’est affirmé de la race de ces grands universitaires — je pense à MIM. Raymond Las Vergnas, Henri Peyre, -Marcel Raymond, tous trois précédents lauréats de notre prix de Rayonnement français — en qui l’Académie est heureuse de reconnaître des alliés et des amis.

 

Le Comité catholique des Amitiés françaises dans le monde fut fondé sur l’initiative de deux des nôtres. C’est en effet en mai 1915 que, pour contrebattre l’effet de la propagande allemande auprès des pays neutres, Mgr Baudrillart et Paul Claudel décidaient de réunir autour d’eux une sorte de Comité de défense spirituelle et intellectuelle de la France. Un bulletin mensuel traduit en plusieurs langues, plusieurs ouvrages collectifs, plus de 140 brochures et tracts diffusés dans le monde entier devaient jouer un rôle considérable dans la préparation de la paix et encore, après l’armistice, dans le rapprochement des blocs antagonistes.

À partir de 1920, l’action du Comité s’étend et se diversifie. À l’intérieur, il développe les contacts, facilite l’accueil des étudiants étrangers, met à leur disposition des locaux et des bourses. À l’extérieur, en Europe, mais aussi en Orient, en Amérique, son action tend à promouvoir l’étude de la langue française : envoi de livres, création de bibliothèques et de cercles français, organisation de conférences, vont attester et affermir, hors de chez nous, la culture et la présence françaises.

Cette activité, déjà si remarquable, devait s’amplifier encore après la Seconde Guerre mondiale. Depuis quelques années elle a pris un essor considérable dans les pays liés à la France par un contrat de coopération. Chaque été, les Cours universitaires que le Comité organise — ils furent fondés par Mgr Ramondot, successeur de Mgr Baupin et du cardinal Baudrillart — rassemblent un millier de professeurs et d’étudiants de 80 pays, venus parfaire leur connaissance de notre langue et de notre civilisation.

Ici encore, devant tant de zèle, de compétence, de dévouement, je suis certain, Messieurs, d’être votre interprète en adressant un merci tout particulier à Mgr Ramondot, dont j’ai pu mesurer et admirer personnellement l’ardeur qu’il met à défendre notre langue contre ceux qui la malmènent. Mais je sais qu’il est avec moi pour remercier aussi les collaborateurs qui l’entourent, et qui contribuent à faire du Comité catholique des Amitiés françaises dans le monde un centre de rayonnement et un lieu d’échanges incomparable.

 

Je voudrais maintenant associer à nos deux prix du Rayonnement français M. Jean Eeckhout, à qui l’Académie a décerné sa médaille d’or du prix de la langue française. Ce prix, je le rappelle, a été institué « pour reconnaître les services rendus au-dehors à la langue française ». Tout l’œuvre et l’action de M. Eeckhout le désignaient à nos suffrages. Magistrat, professeur (il succéda pendant quelques mois à notre ami Pierre-Henri Simon à la chaire de littérature française de l’École des Hautes Études de Gand), journaliste, homme politique, M. Eeckhout s’est acquitté de ses tâches dans un constant souci d’humanité et d’humanisme.

Les Amitiés françaises et le Cercle royal de Gand ont été et sont pour lui des lieux d’action privilégiée. Mais c’est surtout au sein d’une autre association gantoise que M. Eeckhout a pu donner toute la mesure de sa généreuse influence, je veux parler de l’Association flamande pour la vulgarisation de la langue française à Gand. Beaucoup d’entre vous, Messieurs, ont été à même de constater avec quelle flamme, dans des conditions souvent difficiles, M. Eeckhout a témoigné pour la culture et pour la langue française. Qu’il en soit ici remercié.

Et avec lui, Mme Hellas Duras. Et après lui ses compatriotes belges, Mme Hélène Bourgeois-Gielen, MM. Joseph Hanse et Albert Doppagne. Je devrais, je le sais, rappeler ici leurs singuliers mérites. L’heure mesurée, impitoyablement, me ramène aux regrets qui me tourmentent chaque année. Qu’ils sachent du moins que nous mesurons ces mérites, et ainsi l’étendue de notre dette. Les médailles que nous leur offrons ne sont qu’un faible signe de notre gratitude envers eux, jeunes vétérans toujours sur la brèche, vigilants, efficaces, généreux, fidèles à la mission à laquelle ils se sont librement voués : la défense, le prestige et le rayonnement du français.

 

Belge aussi, Mme Émilie Noulet, à qui nous avons décerné l’un de nos prix les plus récents, le prix Henri Mondor. Professeur et critique littéraire, Mme Émilie Noulet a apporté sa collaboration, sa parfaite connaissance des lettres françaises, sa culture à la plupart des grandes revues de Belgique et de France. Les ouvrages qu’elle a consacrés à Stéphane Mallarmé, à Valéry sont parmi les plus neufs et les mieux informés. Son dernier livre, le Toit poétique, a été salué par la critique unanime. Qu’elle voie, elle aussi, dans ce Prix Henri Mondor un témoignage de notre gratitude.

 

À Mme Marie-Jeanne Durry, lauréate cette année du Prix Gustave Le Métais Larivière, nous devons beaucoup. Professeur de littérature du XXe siècle à la Faculté des Lettres de Paris, directrice de l’École normale supérieure de jeunes filles, Mme Durry est avant tout, et quoi qu’elle écrive, un poète. Qu’elle consacre à la Vieillesse de Chateaubriand des volumes devenus classiques, qu’elle touche aux secrets de l’Éducation sentimentale, nous fasse redécouvrir Nerval, Laforgue ou Apollinaire, elle reste le merveilleux poète du Huitième jour, de La cloison courbe, de Mon ombre, et, tout récemment, de Lignes de vie. Cette foi, cette ferveur, cette générosité, cette volonté de servir, viennent d’amener Mme Durry à fonder et à animer une excellente revue, Création, réservée aux seuls poètes. C’est en leur a, comme en votre nom, Messieurs, que je lui dis un amical et grand merci.

Je ne puis que nommer, mais je tiens à le faire, en préalable à la lecture du Palmarès par notre Chancelier M. Jacques Rueff : MM. Claude Vigée, dont le Prix Pierre de Régnier honore l’œuvre pur poète ; Henri Chabrol, Hubert Juin et James Sacré qui reçoivent chacun, dans le même sentiment, un Prix d’Académie pour l’ensemble de leur œuvre poétique ; Mme Liliane Brion-Guérry, à qui nous sommes heureux, j’allais dire confraternellement, de décerner le Prix Charles Blanc pour son remarquable ouvrage : L’année 1913. Les formes esthétiques de l’œuvre d’art à la veille de la Première Guerre mondiale ; MM. Jean Deprun, Roland Desné et Albert Soboul, à qui va le Prix Dumas-Millier, pour leur édition des Œuvres complètes de Jean Mesnier ; et Mme Marthe Robert, qui reçoit le Prix Jeanne Scialtel, pour sa traduction des Œuvres complètes de Kafka.

 

En attribuant au Dr Robert Baldick le Prix Dupau, l’Académie a voulu reconnaître les services rendus à nos Lettres par un éminent universitaire anglais.

Parfaitement bilingue, ainsi qu’en témoigne son ingénieux ouvrage sur les Dîners Magny, Robert Baldick était, à quarante-quatre ans, l’une des plus fortes personnalités d’Oxford.

Hélas, notre hommage est devenu posthume, car la mort a brutalement interrompu, au cours de cette année, une œuvre entièrement consacrée à la littérature française du XIXe siècle et où, entre maints autres titres, une magistrale Vie de Huysmans qui fait autorité suffit à signaler l’érudit, le critique et l’ami que nous avons perdu.

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Pour la première fois, en 1972, l’Académie française a eu le privilège d’attribuer un Prix qui porte le nom d’un homme qui, pendant trente années, présida aux destinées d’un de nos grands établissements de cinématographie, M. Jean Le Duc. On pourrait s’étonner qu’après les prix de vertu et les prix de familles nombreuses, l’Académie française se voie chargée de décerner une sorte de nouvel « oscar » de cinéma. Rien de moins surprenant pourtant. Car ce que nous avons mission de distinguer, tout autant et plus encore que les qualités d’invention ou d’expression cinématographiques, c’est une construction dramatique bien imaginée, bien conduite, des dialogues naturels, écrits dans une bonne langue, c’est un accent, une présence, dignes des meilleures réussites littéraires.

Toutes ces qualités, nous avons été heureux de les retrouver dans Églantine, le premier film qu’ait réalisé M. Jean-Claude Brialy, en collaboration, pour le scénario et les dialogues, avec M. Éric Ollivier. « Un scénario bien écrit, a remarqué M. Brialy, c’est comme un souvenir qui nous revient sans cesse à la mémoire. » Voilà justement ce qui fait l’originalité de cette chronique familiale située en 1895, où l’on voit ressuscitée avec une fervente nostalgie et une grande tendresse du regard, cette clairière merveilleuse, cet éden de deux mois qu’on appelait « les grandes vacances ». Paradis sans doute perdu, qui a mal résisté, sauf dans le cœur et la mémoire des hommes, aux changements des mœurs, à la hâte, à la technique et à l’indifférence. Oui, c’est bien dans un espace que les nouvelles générations ne connaîtront plus, dans un autre sentiment de la durée et du rythme de la vie, que nous plonge, par un charme savant et un métier très sûr, ce film-poème.

Analyse des cœurs, étude psychologique, hommage à Auguste Renoir et à Colette, Églantine est aussi tout cela. Mais c’est en même temps et surtout un hommage à l’enfance, à cette part d’enfance que la littérature et l’art se doivent de nous aider à préserver en nous.

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Le Prix Louis Castex est décerné pour la seconde fois. Il l’est à M. Jean-Yves Domalin, pour son ouvrage Panjamon, une expérience de la vie sauvage.

C’est un récit très curieux, nous dit M. Pierre Gaxotte. L’auteur, un Breton de vingt-neuf ans, a la passion des animaux sauvages et tout particulièrement des serpents. À vingt et un ans, avec un compagnon, il quitte l’Europe pour gagner l’Inde et l’Insulinde, tantôt en avion, tantôt à pied, tantôt se faisant prendre en charge par des automobilistes. Le voyage est marqué d’incidents tantôt tragiques, tantôt burlesques, souvent interrompu ou détourné par les guerres. Finalement abandonné par son compagnon à bout de forces, Domalain explore seul, dans l’île de Bornéo, la région frontière du Kalimantan. Il se perd, est capturé par deux chasseurs d’un clan primitif, adopté par le village, initié à la vie guerrière, marié à la fille du chef, puis obligé de s’enfuir pour échapper au sorcier qui veut sa mort et qui essaie de l’empoisonner.

Le livre est un peu touffu, avec une surabondance de détails : c’est ainsi que, par deux fois, l’auteur croise la route de la drogue, en Turquie et au Népal. Mais le tout reste, conclut M. Gaxotte, extraordinairement neuf et surprenant.

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En novembre 1965, M. Bernard Moitessier, accompagné de Françoise, sa femme, prenait la mer en direction du Cap Horn, qu’il franchissait quarante-neuf jours plus tard par la voie la plus dangereuse. Non contents d’avoir réussi sur leur ketch de 12 mètres là où de grands voiliers de mille tonnes s’étaient perdus corps et biens, Françoise et Bernard Moitessier doublaient la mise. Continuant sur leur lancée, ils remontaient vers Gibraltar et réussissaient, ayant parcouru plus de 14 000 miles en quatre mois, la plus longue traversée sans escale jamais réalisée jusqu’alors par un yacht.

À cette victoire d’un couple, Bernard Moitessier devait ajouter deux ans plus tard celle du plus long voyage solitaire accompli sans aborder une terre. En dix mois, à bord de son voilier Josuah — dont il parle comme d’un être vivant — il parcourt une fois et demi le tour du monde, après avoir, à plusieurs reprises, frôlé le naufrage.

« Les joies du marin, écrit Bernard Moitessier dans La longue route, sont aussi simples que celles des enfants. » Croyons l’en. Car c’est bien cela, l’esprit d’enfance, une simplicité nourrie des durs combats du marin, que retrouve le navigateur solitaire au contact de la vie à l’état pur, quand il sent respirer la mer et reconnaît d’instinct la valeur de chaque minute.

Mieux qu’un journal de bord, La Longue route apparaît alors comme un livre de sagesse. Sur le point de regagner l’Europe, Bernard Moitessier se sentit envahi par des « choses violentes qui grondaient » en lui. « Je porte plainte, écrit-il, contre le monde moderne. C’est lui, le Monstre. Il détruit notre terre, il piétine l’âme des hommes. » Si cette révolte nous touche, si nous ne la considérons pas comme un simple verbalisme, c’est parce que cet homme d’exception est de ceux qui ont su aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, de leur courage comme de leur désespoir.

Aussi La longue route est-elle un beau livre. Pour une part à cause de l’univers de mots où il nous plonge. « Faire sud à tout prix », « border plat », « renvoyer le génois », langage de marin, certes, et savoureux, et précis, mais aussi langage d’homme, langage de gestes et d’action. Mais l’essentiel est ailleurs dans cette communion retrouvée avec les éléments, dans cette volonté de n’écouter que ses voix intérieures « sinon, dit Moitessier, c’est le troupeau », dans cette passion d’être homme et de témoigner pour le meilleur de l’homme. En décernant à Bernard Moitessier son prix Jean Walter, l’Académie française a eu le sentiment de répondre pleinement à la mission qui lui a été confiée.

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Messieurs, je retiendrai ce mot. Les missions qui sont nôtres, qu’il s’agisse de nos nombreuses fondations, de leurs vocations diverses et des responsabilités qu’elles entraînent, qu’il s’agisse des prix littéraires dont on nous a confié l’attribution et le souci, qu’il s’agisse de notre dictionnaire et du « bon usage » qui l’oblige, toutes se ramènent en définitive à une seule, et qui réclame de nous la vigilance, la confiance, le courage et la persévérance.

C’est pourquoi aujourd’hui encore et, je pense, pour la quinzième fois, je dirai que l’Académie française entend bien se tenir sur la brèche. Parce que nous restons et voulons rester des mainteneurs, parce que nous voulons demeurer fidèles aux vertus et à l’âme de notre langue maternelle, le français, nous voulons, du même mouvement, être attentifs aux transformations qui affectent tout ce qui vit, aux apports qui enrichissent, à des nourritures nécessaires, mais qui soient saines, et qui ne corrompent point.

Le fait n’est pas nouveau dans la longue histoire de notre langue. Au XVIe siècle, l’un des Estienne, le deuxième Henri, dénonçait déjà « le nouveau langage italianisé ». Le français s’en est guéri : preuve, soit dit en passant, que ces sortes de maladies peuvent ne pas être mortelles. Aujourd’hui, c’est d’anglicismes que nous souffrons : les machines importées, lorsqu’elles arrivaient chez nous, étaient d’avance baptisées. De là ces milliers de termes anglo-saxons, les flat-twin, les jamming, les discount bouses, torrent dont le déferlement a bien de quoi nous suffoquer par sa cosmic velocity ! De là aussi, en fâcheuse conséquence, ces dérivés, ces calques syntaxiques, plus insidieux et plus dangereux, les cosmétic-gérant, les drogue-parties, les vapo-craquages. Anglicismes clandestins qui, loin de l’enrichir, anémient notre langue ou l’émoussent. Par ailleurs, que de clichés adoptés par la mode, accueillis par la facilité, par la paresse : les « sommets », européens ou autres, les « mettre l’accent sur », les « contextes », les « sous le signe de » !... Sous le signe de l’abus des sigles, sous le règne du Time is money et de l’Administration. Je relève, entre mille encore, la Snecma, l’Onisep et le Girracédécé, qui est le « Groupement des institutions de retraite par répartition affiliées à la Caisse des Dépôts Consignations ».

De là ces mots-centaures, ainsi baptisés par André Rigaud. La langue populaire les aime, et tant mieux, ils ont parfois de la saveur : témoins les franfreluches, les niquedouille, et même les tripatouiller. Mais que dire de la stagflation, même en ces temps de stagnation et d’inflations combinées, ou de ce brunch, cumul de breakfast et de lunch, que l’on avale en hâte avant d’aller, disons à l’érothèque ?

Ainsi la maladie gagne-t-elle, à son tour, la syntaxe. Le verbe, au profit du nom, perd sa valeur sémantique ; bientôt le nom la sienne au profit de l’adjectif. On n’est plus accusé, mais l’objet d’une accusation. On cesse d’être suspendu, pour devenir l’objet d’une mesure de suspension. On vote utile, on achète français, on s’habille jeune, on mange bizarre. À quoi bon même subordonner ? Il suffit de juxtaposer. Que pensez-vous d’un crédit-client, d’un safari-auto ou d’un parfait-séjour-sportif ?

C’est ainsi, finalement, que s’aveulit le style, par l’abus continu des figures de rhétorique, de la litote (il n’est pas exclu que, pas indiqué de) ; de l’euphémisme hypocrite (l’erreur n’est plus l’erreur, mais un accident de parcours, la vieillesse le cède au troisième âge, la mort au processus biologique terminal) ; et encore des images-clichés, mères de l’impropriété. Le très regretté Jules Romains disait de l’impropriété qu’elle est « le vice capital du style ». Comme il avait raison ! Quelle était cette table ronde qu’un orateur politique souhaitait voir réunie pour mettre sur les rails un nouveau contrat social ? Je ne m’en souviens plus, mais je retrouve tout aussi vif le sursaut dont elle m’a secoué.

Le langage, Messieurs, n’est pas neutre. Né d’une culture, expression d’une culture, si par malheur il dégénère, il agit sur les structures mentales qu’il affaiblit sournoisement. Je l’ai dit l’an passé, je le répète : c’est bel et bien d’une crise de civilisation qu’il s’agit. Si ce processus devait encore s’aggraver, la langue ne dirait plus, elle cacherait, elle déroberait. Les mots, devenus tabous, feraient peur. Ils cesseraient alors de signifier : ils voileraient, ils cèleraient, ils trahiraient. Ils deviendraient des moyens d’intimidation, les instruments d’un terrorisme au service d’intentions moins innocentes, peut-être, qu’il n’y paraît.

Mais peut-être, en définitive, est-ce un hommage involontaire rendu par la subversion même aux merveilleux pouvoirs du langage. Nous l’acceptons en tout cas comme tel. Nous en serions rassérénés s’il en était besoin. Il n’en est pas besoin. Je puis vous assurer de notre vigilance et de notre résolution. Partout où il le faut, nous sommes présents, attentifs, combatifs s’il convient de l’être, compréhensifs et libéraux d’autant, encouragés d’ailleurs et de jour en jour davantage par l’intérêt passionné, par les efforts d’une sollicitude grandissante envers notre parler français. Les signes, les témoignages, les réussites s’en multiplient autour de nous. Tout cela s’organise, se coordonne. Et toutes ces bonnes volontés, je suis heureux de le dire ici, font à l’Académie française une confiance qui l’honore grandement, reconnaissent son autorité, ratifiant ainsi la mission que j’ai évoquée tout à l’heure et qui nous oblige en effet. Messieurs, nous n’y faillirons pas.