Rapport sur les prix de vertu 1938

Le 15 décembre 1938

André BELLESSORT

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. ANDRÉ BELLESSORT
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Le jeudi 15 décembre 1938

 

Messieurs,

Je vais vous entretenir de prix dont les lauréats n’ont point travaillé en vue de les obtenir et dont beaucoup d’entre eux ignoraient même l’existence. Quand on écrit un roman ou un livre d’histoire, si on ne le fait pas pour être couronné par l’Académie, on peut du moins en espérer le plaisir. Mais vous ne concevez pas une humble fille se disant : « Je me consacrerai aux tâches les plus pénibles et souvent les plus rebutantes, je renoncerai à toutes les joies que j’étais en droit de demander à la vie, cela pendant vingt, trente ou quarante ans ; et peut-être alors l’Académie française m’accordera-t-elle un prix de mille ou deux mille francs. » Vous n’imaginez pas plus un fondateur ou une fondatrice d’œuvre animé de la même ambition. Encore ceux-ci, habitués à frapper aux portes et à solliciter des subventions, savent-ils en général ce que fait l’Académie. Mais il est bien rare que les sacrifices isolés, les dévouements solitaires ne l’ignorent pas. La vertu secrète nous ignore. Heureusement elle a des témoins, — prêtres, maires, notaires, instituteurs, notables, — qui sont instruits du merveilleux privilège, que nous devons à M. de Montyon, non de soulager les misères, hélas ! — car nous ne pouvons les alléger qu’un temps très court, — mais de les connaître. M. de Montyon rappelait ainsi les réalités du monde à des hommes que leurs hautes fonctions, leur science, leur talent ou leurs goûts littéraires risquaient d’en écarter. Il faisait place parmi leurs occupations académiques au souci d’honorer, à côté des ouvrages de l’esprit, les chefs-d’œuvre du cœur. C’est à l’Académie que M. de Montyon rendait service.

Ces témoins qui ont suivi durant de longues années l’exemple d’un parfait dévouement donné par une obscure fille de leur bourg ou de leur quartier, se tournent naturellement vers nous. Ils nous signalent un cas tout à la gloire de la nature humaine. Ils ne nous demandent pas d’encourager l’héroïne ; des gens qui ont passé les deux tiers de leur vie dans l’exercice des vertus les plus difficiles, n’ont pas besoin d’être encouragés. Ils ne nous demandent pas non plus de la récompenser ; nous n’avons pas qualité pour le faire. Mais nous pouvons nous associer un instant à son labeur et la prier de ne voir dans notre aide matérielle, toujours insuffisante, qu’un hommage à la beauté morale qu’elle représente. J’ai dit l’héroïne, car, dans les vies particulières, les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes. Ce sont elles qui naturellement vaquent aux soins de la maison, qui veillent sur les malades, qui réalisent des prodiges d’économie, qui se sacrifient au bien-être de tous. Dans les œuvres, les femmes n’ont plus un aussi grand avantage sur les hommes ; mais leur rôle est encore très grand.

Ces dossiers constitués avec des papiers administratifs, des attestations, des lettres, quelquefois un récit, je les ai feuilletés et lus bien des soirs ; et c’était comme si j’avais terminé ma journée par une visite à l’hôpital, tant j’y étais environné de tristesse et de souffrances. Cependant j’en sortais toujours avec le sentiment que les âmes ont des ressources inattendues, une force insoupçonnée contre les maux qui nous assaillent. Ces lettres, ces attestations, ces récits accroissaient ma confiance dans le pouvoir de la créature humaine. Et pourtant je ne la voyais pas, cette créature, comme j’aurais désiré la voir. Je ressentais le même regret que nous inspirent souvent les documents de l’histoire, — celui de ne pas l’avoir approchée, de ne pas avoir entendu le son de sa voix, de ne pas avoir été à même de surprendre en elle, si on le peut, le secret de la vertu dont elle nous a donné les preuves les plus touchantes. Les dossiers ne sont qu’une sorte d’algèbre ; les figures ne ressortent pas ; passez d’un récit à l’autre, elles sont interchangeables.

D’où leur vient cet appel de la souffrance ? Notre admiration se double de compassion. Nous les admirons et nous ne pouvons nous empêcher de les plaindre. Nous avons le grand tort d’introduire la question du bonheur dans l’étude de ces destinées. Les signes extérieurs nous trompent si souvent, et nous n’accordons si souvent de bonheur aux autres que lorsqu’il concorde avec nos aspirations et nos goûts. La grande romancière suédoise, Selma Lagerlöf, disait d’un de ses personnages que la mort avait cruellement éprouvé : « Sa douleur était une richesse. » Qui sait si le sacrifice n’en est pas une pour l’âme qui l’accomplit jusqu’au bout sans défaillance ? Ne plaignons pas ceux qui se sont sacrifiés pour d’autres êtres qu’ils n’ont que plus aimés. Mais plaignons-les des circonstances dont la conjuration a éveillé la puissance de sacrifice qui sommeillait en eux. Elles auraient pu ne pas avoir ce caractère d’acharnement du malheur.

L’histoire la plus navrante que j’aie rencontrée dans les dossiers est celle de Mlle Glebeau, à Avessac, dans la Loire-Inférieure. D’une famille paysanne, elle allait se marier quand son beau-frère se fit happer par une machine qui lui sectionna les deux bras presque aux épaules. Le malheureux était condamné à n’être plus rien qu’un désespoir. Quelques mois après ce lugubre ébranchement, un quatrième enfant lui naissait. Sa femme, atteinte d’une diphtérie, en subit un des effets connu, mais très rare ; elle resta paralysée des deux bras. Vous vous représentez ces deux êtres, l’un mutilé, l’autre paralytique, se regardant, incapables de porter une bouchée de pain à leurs lèvres. Mlle Glebeau rompit les pourparlers de son mariage. Elle se dévoua entièrement au ménage infortuné où les poètes anciens auraient vu un jeu surprenant et incompréhensible de la fatalité à moins qu’ils n’eussent supposé une étonnante vengeance des dieux. Fermière, elle liquida l’exploitation et se fit ouvrière afin de gagner le pain quotidien.

Il est rare qu’une pareille catastrophe s’abatte sur des êtres humains. Mais j’ai noté que plusieurs vocations d’« infirmières », plusieurs dévouements héroïques sont issus de misères exceptionnelles. Un seul exemple : Mme Angèle Martin, à Ferdrupt, dans les Vosges a, pendant près de vingt ans, soigné sa mère, son père, sa sœur, en proie à des maladies singulières qui faisaient le vide autour d’elle. Son père avait les jambes énormes et noires ; sa sœur ne pouvait mettre un pied devant l’autre sans que la douleur de sa hanche lui arrachât un cri ; les souffrances avaient enfoncé les yeux de son frère si profondément sous son front qu’il ne voyait pas plus clair, disait-il, que s’il regardait dans un entonnoir. Songez à cette jeune fille entourée des terribles formes de ces maladies mystérieuses.

Il y a pire ; il y a la cruauté et l’ingratitude, ces monstrueuses maladies de l’âme. Madeleine M..., dans les Ardennes, a vu apporter un soir le corps sanglant de son père qu’un énergumène avait assassiné. Sa mère s’est mise en service et a confié sa fille à une sœur infirme qui aura tout pouvoir sur elle. L’enfant grandit dans la crainte, l’obéissance, la piété. Elle est intelligente et studieuse ; elle passe facilement son certificat d’études. Pendant la guerre elle sait se faire respecter des envahisseurs. La guerre terminée, plusieurs prétendants se présentent, mais devant sa volonté de prendre sa tante avec elle, l’un après l’autre ils se retirent. La directrice du pensionnat lui offre une place d’élève-maîtresse ; il fallait quitter l’infirme ; elle refusa. Un frère de sa mère, abandonné par sa femme, restait seul avec cinq enfants ; elle en accepta la charge. En 1919, lorsque le magasin du Comité de secours, dont elle était la gérante, ferma ses portes, elle se mit aux travaux des champs. Sa mère, toute cassée, revient près d’elle. La tante paralysée, à laquelle Madeleine a tout sacrifié, sa jeunesse, les plaisirs les plus légitimes, l’espoir d’un foyer qui serait le sien, leur empoisonne l’existence ; elle excite la jalousie de la mère ; elle accable sa nièce et infirmière de récriminations et d’injures, elle l’empêche de dormir, la réveille constamment pour savoir l’heure, la persécute jusqu’au moment où le scandale force de la conduire à l’hôpital. Vous remarquerez dans presque tous ces dossiers la persistance du vieux préjugé contre l’hôpital. On n’y consent, on ne s’y résigne qu’à la fin des fins. Madeleine devait être épuisée. Vous remarquerez aussi le refus des épouseurs de se charger d’un parent malade, d’une bouche inutile à nourrir. La rupture du projet de mariage se retrouve dans tous les dossiers. Par esprit pratique ces jeunes gens ont tourné le dos à des ménagères incomparables. C’est le cas de s’inspirer du mot de Joseph de Maistre qu’il faudrait être assez romanesque pour se contenter du bonheur.

Quand une femme a la vocation du dévouement, aucune infirmité ne l’arrête, pas même celle qui semblerait dresser devant elle le plus d’obstacles, la cécité. Mlle Carlot, à Chalon-sur-Saône, a perdu la vue depuis l’âge de trente-neuf ans. Sa santé est très fragile ; ses membres inférieurs, en partie atrophiés, lui rendent la marche douloureuse. Sa mère, qui vient de mourir à quatre-vingt-dix-huit ans, a toujours vécu près d’elle. Les deux femmes habitaient sous les toits deux pauvres pièces admirablement tenues, un miroir, — le miroir de la pauvreté. La mère se cassa la jambe et fut réduite à l’immobilité. Dans ses dix-huit derniers mois, elle était tombée en enfance, et la vie fut bien dure. Jamais l’aveugle n’eut un mot de plainte, un geste d’impatience.

Et voici une autre histoire d’aveugle, non plus belle, mais plus dramatique, que nous raconte M. l’abbé P. Audet, directeur diocésain de l’œuvre de l’Adoption, à Tours. Mlle Eugénie Aubert, aveugle depuis l’âge de deux mois n’en suivit pas moins les classes avec les enfants de son âge. A dix ans, ses parents la firent entrer à l’École des aveugles, près de Poitiers. L’état de sa santé les obligea à la reprendre. Elle donna quelques leçons de piano, d’harmonium et de chants. En 1913, l’église Saint-Etienne, à Tours, la nomma son organiste ; elle y est toujours. Elle tenue d’avoir recours à une jeune fille qui la conduisait à son travail et qui l’aidait aux soins de son ménage plus impliqué depuis qu’elle avait hospitalisé, sa mère de quatre-vingt-huit ans, aveugle, elle aussi, depuis six ou sept et fort exigeante. L’Assistance publique lui envoyait les orphelines ; elle les formait ; rien ne lui échappait dans sa nuit ; et elle parvenait à assouplir les natures les plus rétives. Parmi ces orphelines, il y en eut une, Colette, dont l’âme lui parut exquise. Mais Colette, la poitrine atteinte, dut se séparer de Mlle Aubert sous peine d’éloigner les élèves. On la reçut au sanatorium de l’Hospice général de Tours où elle donna une impression de sainteté. Là, elle eut comme voisine une fille-mère dont les deux fillettes, de trois et de dix-huit mois, étaient en nourrice. Cette femme ne se lia pas avec Colette ; elle entendait ses prières ; elle la voyait mourir. Ce spectacle fit qu’elle voulut que ses enfants fussent baptisées. Puis elle songea que son tour allait venir de les quitter à jamais ; et, témoin du dévouement maternel de Mlle°Aubert pour sa Colette, elle se dit qu’elle ne pouvait remettre ses filles en de meilleures mains qu’en celles de cette aveugle. Par un testament en bonne et due forme, elle les lui légua. Cela fait, elle ne s’occupa plus que de mourir. Mlle Aubert ne se déroba pas à l’œuvre de charité qui la sollicitait, elle en accepta la responsabilité et la lourde charge, car elle est pauvre. Elle recueillit les deux fillettes dont elle ne verra jamais le sourire. Elle a commencé son apprentissage maternel.

Plus d’une fois, dans ces dossiers, il m’a semblé que je lisais une belle légende chrétienne du Moyen Age : rien ne rapproche plus les êtres à travers le temps que la communauté de la foi. Il se dégage, vous l’avez vu, de ces admirables vies, que nous appelons sacrifiées, des visions tristes, parfois des tableaux de misère effrayante ; il s’en exhale aussi une sorte de poésie. L’histoire de Mlle Aubert y baigne tout entière avec ses trois beaux types, la charitable, la sainte, la repentie. M. H. Pellerin, secrétaire général de la Société d’Études historiques d’Orbec-en-Auge, nous en conte une autre qui a son charme mélancolique et qui se convertirait en poème si elle était traitée par un grand artiste : l’histoire de Mlle Eugénie Agnez, à Orbec, dans le Calvados. Son père était jardinier chez un banquier ; sa femme travaillait à l’usine de rubans. Ils s’étaient mariés sans même avoir les cinq sous qui suffisaient en ce temps-là pour monter son ménage. La famille paysanne des Agnez était très estimée dans tout le pays ; leur nom signifiait probité scrupuleuse. Ils confièrent leur petite fille, âgée de six ans, aux religieuses de la Congrégation de Notre-Dame. Quand Eugénie rentrait chez ses parents, « elle entendait parler la même langue qu’à l’école, dit M. Pellerin ; les mots avaient le même sens ; peut-être au foyer était-on plus austère. » A quatorze ans, les parents jugèrent qu’elle était d’âge à gagner sa vie. La mère ne voulut point de la rubanerie, où certaines promiscuités auraient froissé, selon le mot de Manzoni, le velours d’une âme aussi délicate. Les religieuses, persuadées qu’elle avait la vocation, offrirent de lui apprendre le métier de lingère. Elle suivit les cours de couture de l’orphelinat. Elle entendait l’appel de Dieu ; elle aspirait à se donner tout entière à Lui.

Ses parents avaient acheté avec leurs économies, une petite maison de deux pièces, entourée d’un jardin. Leurs dernières années s’y écouleraient tranquillement. Tout à coup, la santé de son père ne lui permet plus de travailler. Où est le devoir de sa fille ? Quand on est embarrassé, le devoir, c’.est toujours ce qu’il y a de plus difficile à accomplir. Elle renonce au couvent ; elle restera près de ses parents ; lingère, elle travaillera à domicile. Elle part tous les matins, à l’aube, sous un grand fichu noir, un petit panier à la main. En voilà pour cinquante ans. Les printemps, les étés, les automnes, les hivers, plus ou moins longs, plus ou moins lents, passeront : elle aura toujours commencé sa journée aux premières lueurs de l’aube. Son père meurt à soixante-sept ans. La rubanerie est fermée ; sa mère ne travaille plus. En 1918, un cousin germain est emporté par la grippe espagnole. Elle est trop pauvre pour adopter ses dix orphelins. Mais elle ne mangera que des pommes de terre à l’eau pendant la semaine afin de leur offrir à déjeuner le dimanche. M. Pellerin ajoute ce joli trait qui met un sourire et fait passer une petite flamme sur le visage de Mlle Eugénie. « Et elle leur conte des histoires ! » Oui, toutes les histoires, qu’elle s’est contées à elle-même pendant ses longues matinées et ses plus longs après-midi de lingère. Sa mère ne peut plus se mouvoir. Il est impossible à sa fille de laisser toute la journée cette impotente seule au logis. Elle interrompt ses journées de travail. Elle est obligée d’emprunter sur la petite maison dont le toit réclame des réparations. Sa mère meurt. Il faut vendre la maison que ses parents avaient été si heureux d’acheter. Eugénie Agnez atteint soixante-dix ans. Elle n’a plus rien. Une famille, qui comprend sa valeur, met à sa disposition un petit logement. La couture qu’elle y fait lui rapporte de quatorze à seize francs par semaine.

Les sentiments que traduisent les plus-beaux dévouements sont l’amour filial et l’amour fraternel. Parmi les lauréates de l’Académie, d’ordinaire personnes mûres ou vieilles personnes qui se présentent avec une vie bien remplie, je compte cette année des jeunes filles dont la plus âgée n’a pas dépassé dix-huit ans. Mais ce n’est pas la première fois, et nous n’attribuerons pas le fait aux vertus actives des nouvelles générations. Nous constaterons seulement que l’initiative, le courage, la fermeté d’âme, l’endurance dans la jeunesse sont plutôt le résultat des rudes disciplines de la campagne. Près de Figeac dans le Lot, la mère d’Yvonne Delbos, est foudroyée par une encéphalite. L’enfant, qui avait douze ans et qui en a dix-sept aujourd’hui, prend la direction de la maison où vivent, ses grands-parents paternels, son grand-père maternel qu’une maladie des reins a cassé en deux, et ses frères et ses sœurs. Comment une enfant de cet âge a-t-elle pu remplir une tâche aussi pénible ? Voilà cinq ans qu’elle veille sur des enfants et soigne des vieillards. « Mon visage, disait Michelet en parlant d’un mauvais temps de son enfance est un monument de cette époque de misère. » On nous dit que celui d’Yvonne Delbos est marqué du souci de ces cinq années où elle n’a connu ni repos ni distraction.

A Balbigny, dans la Loire, la femme d’un tuilier abandonne son mari en 1935 et n’emmène de ses huit enfants que le dernier-né qui a quelques semaines. Sa fille aînée, Antoinette, âgée de quatorze ans, déjà domestique dans une ferme où l’on n’avait qu’à se louer de son service, revient aussitôt, prend la charge du ménage et remplace l’absente auprès de ses cinq petits frères et sœurs. — A Mazières, dans le Lot, les époux Delbreil ont eu douze enfants en quinze ans de mariage. Après sa douzième maternité, la mère meurt. Le père, qui possède un petit domaine, n’entend pas que ses enfants soient mis à l’orphelinat. Ils resteront chez eux, au hameau ; et leur aînée, Elia-Yvette, qui aura bientôt seize ans, leur servira de mère. — Dans la Loire-Inférieure, à Notre-Dame-des-Landes, Jeanne Baret mène une ferme de plus de trente hectares, élève ses quatre sœurs et son frère, et, depuis la mort de sa mère, prend soin de son père aveugle et paralysé. — Une autre orpheline de mère, à Entremont, en Savoie, Mlle Favre-Petit-Mermet, qui a dix-huit ans, aide son père aux travaux des champs, rentre les récoltes, tient l’habitation avec une propreté qui est remarquable surtout en montagne ; et elle a aussi sa demi-douzaine de frères et sœurs qu’elle élève de son mieux. Ces jeunes filles sont une des plus touchantes incarnations de la grande sœur ou de la petite mère. La classe bourgeoise en produit moins, mais les familles n’y sont pas aussi nombreuses que dans le peuple ou à la campagne. Comme l’éveil de la maternité se fait vite chez ces adolescentes ! Et comme la gravité en peut contraster avec la fraîche expression de leur visage ! Il semble plus naturel que les femmes âgées adoptent leurs neveux et nièces, puis d’autres enfants dont personne ne se soucie. Du dévouement à ses parents, lorsque ses parents après une longue et coûteuse maladie viennent à mourir, la fille n’hérite souvent qu’un complet dénuement. Nous trouvons plus d’une fois la mention : « A tout sacrifié à sa mère et reste seule, sans ressources. » On voudrait savoir si celles qui ont nourri, choyé, élevé, mené jusqu’à l’âge du mariage les enfants d’une sœur ou d’un frère, ont eu une vieillesse plus heureuse, moins solitaire. Dans la classe bourgeoise, je connais des exemples où la grande sœur est la seule qui ne se soit pas mariée.

Le besoin d’exercer une protection n’est chez la femme qu’une forme de son instinct maternel. Si nous avons « la sœur aînée », nous avons aussi la vieille servante, « la servante au grand cœur » qui continue de servir sans gages ses maîtres ruinés jusqu’au jour où, d’abord à leur insu, elle les fait vivre de son propre travail. Le type en existe encore ; il existera toujours. A Nice, Louise Martin, âgée de soixante-treize ans, entretient par des travaux qu’elle fait au dehors, ses deux maîtresses dont l’une est paralysée ; l’autre, sourde et à moitié aveugle. Leur étalage et leur mobilier ont été saisis ; leur âge a empêché qu’on les expulsât ; les trois femmes vivent dans le magasin et l’arrière-magasin. Ce dévouement des vieilles servantes est bien explicable. Elles n’ont plus de famille ; leur maître ou leur maîtresse leur donne l’illusion d’en avoir retrouvé une. Elles s’appuient sur les devoirs qu’elles se créent, sur les chaînes qu’elles se sont forgées. Et ces maîtres, dont la fortune et le rang leur paraissaient de grandes choses, leur doivent maintenant leur subsistance ; c’est un bonheur dont elles ne s’enorgueillissent pas, mais dont elles remercient Dieu.

Tous ces dévouements individuels sont des gouttes d’eau pure dans l’océan. Ils atténuent sur quelques points isolés l’amertume de la vie. Les âmes qui s’y sont sanctifiées sont des âmes heureuses : elles peuvent se rendre cette justice que, non seulement elles n’ont pas augmenté le mal dans le monde, — ce qui est déjà louable, — mais qu’elles ont mis là où elles étaient un peu plus de douceur. Elles ne se proposaient pas de corriger, de réformer la société. Elles n’ont vu que la modeste tâche que la providence leur avait assignée ; et elles s’en sont acquittées du mieux qu’elles ont pu.

Mais voici des âmes plus ambitieuses, celles qui ont conçu une œuvre. Elles y ont tendu toute leur volonté ; elles y ont déployé toute leur énergie. Je lis dans la notice de Sœur Le Bitter qui est parvenue à construire le Preventorium Saint-Vincent de Paul, à Arcachon : « Jamais on ne l’a vue s’accorder une satisfaction personnelle. » On pourrait le dire du plus grand nombre de fondateurs et de fondatrices d’œuvres sociales. Ils appartiennent entièrement à leur fondation ; ils ne respirent que pour elle et en elle. La Sœur Pinon, de la Maison Saint-Bénigne à Dijon, écrivait : « ...Une œuvre pour laquelle il faudrait au besoin donner sa vie et son sang... Ces expressions vous paraissent forcées ? Elles ne le sont pas quant à moi-même ; et elles correspondent exactement à mes pensées, à ma conviction profonde. Mais ce n’est ni ma vie ni mon sang qu’on me demande. Ce qu’on attend de moi est bien plus pratique. On me demande tout simplement et très justement de payer les professeurs, de payer le charbon, de payer l’électricité et les entrepreneurs. » C’est le bon sens même qui parle ; donner son sang, sa vie, cela se fait une fois et pour toujours, et puis on en a fini avec tous les ennuis ; mais payer les électriciens, les charbonniers, les entrepreneurs, aujourd’hui surtout, et les payer tous les mois, tel est le problème qu’il faut résoudre et qui est de plus en plus difficile. Je reconnais d’ailleurs que je n’ai jamais rencontré de gens qui portent plus légèrement le poids des dettes que les prêtres et les religieuses ; ils ont une confiance illimitée dans le banquier de la dernière heure qui, lorsque tous les autres se seront éclipsés, enverra, on ne sait par quel chemin, son mandataire et bon payeur. Même en Extrême-Orient, un missionnaire français, avant la guerre, me disait après m’avoir fait visiter son église neuve : « J’ai encore soixante-dix mille francs de dettes. » Des francs-or ! Il me disait cela d’un ton réjoui. Il était bien sûr de les payer ; et j’étais bien sûr qu’il les paierait. Mais il est infiniment plus désagréable de ne devoir que soixante-dix, cent ou deux cents francs et d’en vider son coffre-fort pour satisfaire à l’avidité d’un boulanger ou d’un menuisier.

Toutes les Œuvres, sans exception, ont besoin d’argent ; et les prix les plus importants de l’Académie, les prix de quinze ou vingt mille francs, qui sont rares, ne peuvent être que des palliatifs. Notre politique financière n’est pas favorable à la charité, ni même nos théories sociales. La sœur Rosa, de l’œuvre de Brighton, raille avec cet humour si fréquent chez nos Sœurs, la thèse qui discrédite la charité et considère que le don fait à un pauvre lui enlève sa dignité. « Exigez toujours si peu que ce soit des pauvres que vous assistez, nous dit-on, afin que ces pauvres ne perdent pas leur dignité en se croyant vos obligés. » Et la sœur Rosa de répondre : « Nous pensions à tous ceux qui, l’hiver précédent, étaient venus entre chien et loup nous tendre la main pour obtenir le « si peu que ce soit », sans lequel ils auraient dû renoncer à la péniche ou aux asiles de nuit ; et nous constations que ces malheureux allaient retrouver dans cette œuvre une dignité qu’une heure avant ils venaient de perdre chez nous. »

Il me paraît que les œuvres qui concernent l’enfance et la jeunesse se multiplient. C’est naturel dans les pays, où s’affaiblit la natalité, la vie des enfants acquiert un prix qu’elle n’a pas dans les pays surpeuplés comme la Chine et le Japon. Il s’agit d’abord de les disputer à la mort. La Goutte de lait des Femmes de France, à Rouen, fournit du lait aux nourrissons, stérilise chaque jour huit à neuf cents biberons et assure tous les besoins du premier âge.

La petite ville agricole d’Argenteuil, envahie par les usines, a passé de treize mille à soixante-dix mille habitants. La confusion des races, des langues, des religions, des opinions, y produit beaucoup de misère. La Maison Familiale, fondée en 1928, sous la direction de Mme de Waresquiel, a fait tomber la mortalité enfantine de vingt à dix pour cent. La Cité du Souvenir de M. l’abbé Keller, institution modèle à laquelle l’Académie décerne un de ses plus grands prix, organise des visites aux nourrissons et des soins à domicile, sans compter ses cours, sa bibliothèque, son école ménagère, ses camps de vacances, tout ce qui s’adresse aux jeunes gens. La Vie au grand air pour l’Enfance malheureuse, créée en 1927, envoyait déjà aux champs, en 1936, quatre cent quarante-huit petits pensionnaires dont un certain nombre y restaient toute l’année. La gratuité y était abondante. Les payants payaient de trente à cent cinquante francs par mois. Je ne puis nommer toutes nos « défenses » contre la tuberculose.

Mais d’autres dangers menacent les petits êtres qui font leur apparition dans notre monde, des misères que nous ne savons pas prévenir et qu’il est si malaisé de guérir. En voulez-vous un exemple ? Le petit Eugène K..., âgé de six ans, accompagnant son père, se perdit aux environs de la Porte Saint-Martin. Comme il ne put donner son adresse, on l’envoya au Dépôt où il demeura plusieurs jours. « Ce furent, disait-il, les seuls jours heureux de son enfance. On s’occupait de lui, on le lavait, on le nourrissait ; il couchait seul dans un lit ; on lui avait donné des livres d’images ; et on parlait de lui apprendre à écrire. Mais son père vint le chercher. » Comment la société peut-elle substituer sa vigilance et son autorité morale aux extravagances des parents qui égarent leurs enfants et ne les retrouvent qu’une semaine plus tard, au Dépôt ? Nos Missionnaires vont bien loin pour convertir de petits Africains, des Indiens, des Peaux-Rouges, des Jaunes. Je veux qu’à leur courageux apostolat s’ajoute le goût de l’aventure et des beaux risques. La France peut leur offrir tout ce qu’ils demandent aux expéditions lointaines : les aventures, les risques, les sauvages. C’est un des mérites de notre temps de l’avoir compris.

A Bergerac, sœur Madeleine imagine l’œuvre des Forains et des Nomades. Que peut être l’existence d’un enfant qui voyage avec le cirque ou la ménagerie de son père, sans avoir hérité son goût pour l’acrobatie et les clowneries ? Sœur Madeleine arrange, paraît-il, les situations irrégulières. Soyez certains qu’elle s’occupe des enfants et qu’ils sont le plus cher de ses soucis. L’abbé Bellanger crée l’Entraide Sociale Batelière. Il convient de se défier de la littérature facile qui exalte le charme de la péniche, la vie de rêve sur les canaux, les horizons changeants et les souvenirs de Sans famille. Tout n’est pas contentement et repos dans la batellerie. On y est malade ; on y chôme, on y est peu protégé contre les plus vils agitateurs ; on y est grugé par les commerçants riverains chez lesquels les femmes s’approvisionnent à la hâte, n’ayant pas le temps, pendant qu’on franchit l’écluse, de courir jusqu’au bourg. Pense-t-on à se marier ? Allez donc remplir les formalités de publication des bans ! On n’a pas de domicile légal. Alors on vit en marge. Les enfants grandissent comme des enfants sauvages. Leur maison flottante glisse devant les écoles ; ils n’y atterrissent pas. L’abbé Bellanger n’a rien à envier à ses confrères qui catéchisent dans la brousse, au bord des grandes rivières chinoises ou sous les ombrages des jolies îles du Japon.

Mais l’œuvre des Petits Orphelins de la Zone passe toutes les autres en étrangeté dramatique. Son histoire nous montre en même temps comment naissent les Œuvres, aussi bien celles d’aujourd’hui que celles d’il y a deux, trois, cinq cents ans. Des dames venaient trouver Vincent de Paul et lui exprimaient le désir de se réunir chaque semaine ou chaque mois pour organiser et régulariser l’assistance aux malades. Monsieur Vincent les écoutait, ne s’opposait pas à leur désir et ne leur donnait aucun conseil. Il prenait rarement une initiative ; il laissait faire les bonnes volontés qui s’offraient à lui et, quand il les voyait réussir, il transformait leur entreprise en une fondation qui durait des siècles. En 1779, à Baugé, une ouvrière croise dans la rue une pauvre fille scrofuleuse qui sort de l’hôpital sans abri, sans ressources. Sa voisine, dont la chambre est moins étroite que la sienne, consent à la prendre. Toutes deux adoptent la malheureuse. Le curé songe que c’est là peut-être l’embryon d’une œuvre dont il caresse le rêve. Il loue une maison plus spacieuse. Deux nouvelles infirmières y entrent et dix-huit infirmes. La fille du seigneur Harduin de la Girouardière s’y intéresse et s’en fait la fondatrice. Et l’Académie témoigne aujourd’hui sa respectueuse admiration à l’œuvre toujours vivace de la Communauté du Sacré-Cœur de Marie.

L’Œuvre des Petits Orphelins de la Zone n’est pas née autrement. Mlle Blanche Lasternas, à qui en revient l’honneur, nous en a raconté elle-même la genèse. Un matin de décembre 1914, une chiffonnière, bien près d’être mère, fouillait de son crochet les boîtes rangées sur un trottoir du quartier de l’Etoile. Mlle Lasternas lui demanda : « Et le père ? Où est-il ? » — « Il est parti puisque c’est la guerre. » — « Beaucoup d’enfants ? » — « Ils augmentent toujours. » « Avez-vous pensé à une marraine pour celui qui va venir ? » — « Pour ça, non ! Et puis qui voudrait venir dans notre gourbi ? » Mlle Lasternas dit : « J’irai.» A sept kilomètres de 1’Etoile, sur les terrains vagues d’Asnières, de Colombes, de Bois-Colombes et Gennevilliers, une population de gueux : Italiens, Grecs, Marocains, Arméniens, Français, qui comprend des interdits de séjour et des déchets de la bonne société, forme la zone chiffonnière. La dépravation humaine y couche sur des monceaux de détritus. Mlle Christiane de la Hamonnaye, historien de cette œuvre, nous dit fortement que les visages y sont « sculptés par les burins du vice et de la misère. » Les taudis, avec un bout de jardin inculte, sont construits en terre battue, en tôles rouillées, en bidons crevés. Leur porte vermoulue s’ouvre sur une pièce minuscule, horrible des promiscuités qu’elle abrite. Les porcs se nourrissent du résidu des poubelles ; les chiens se le disputent ; les enfants roulent pêle-mêle avec les chiens et les porcs dans des ruelles bordées de tas d’ordures. Mlle Lasternas en vit une nichée déguenillée, vautrée sur un amas de boîtes de conserves écrasées, qui triait le produit des poubelles du matin. L’un d’eux, dans sa main engourdie de froid, avait fait un petit bouquet avec des brins de houx, du gui et des fleurs fanées qu’on avait ramassés le lendemain de Noël sur le trottoir d’un grand hôtel. Il dit « C’est pour ma petite sœur, dimanche, quand on ira la voir au cimetière. » Au retour de Mlle Blanche Lasternas, l’œuvre était fondée sous son premier titre, les Petits Chiffonniers de la Banlieue.

Il y avait tout à faire. Il fallait d’abord vaincre la défiance de ces misérables, une défiance de sauvages, ramener un peu de pudeur chez les femmes et sauver les enfants. On avait contre soi l’hostilité tenace à toute amélioration, l’enracinement dans la crasse et la fange, l’effrayant taudis où les santés se ruinent, où les âmes se corrompent. Surtout il ne fallait à aucun prix interrompre l’assainissement commencé. On n’avait aucune défaillance à craindre chez Mlle Blanche Lasternas. Elle savait que la régénération serait très lente. Mais on en distinguait déjà quelques légers symptômes. Mlle Lasternas avait, çà et là, réconcilié ces espèces de parias avec le symbole religieux. Mlle de Hammonaye écrit : « Désormais on n’entendra plus des réponses comme celle-ci donnée par un gosse de dix ans auquel on demandait : « Qu’est-ce que l’enfer ? » « C’est là qu’on va quand on n’a pas d’argent pour se faire enterrer à l’église. » Le 22 octobre 1932, une chapelle de quatre cents places fut bénie par Son Eminence le Cardinal Verdier et prit le nom de Notre-Dame de la Route ; et Mlle Lasternas, cette marraine aux centaines de filleuls, poursuit plus vaillamment que jamais son apostolat.

Les préoccupations de l’enfant se marquent dans toutes les Œuvres qui inscrivent à leur programme les Colonies de Vacances, et l’Académie s’est montrée particulièrement généreuse à leur endroit : les Œuvres de la Roquette, la Maison Sœur Rosalie, le Dispensaire Marie-Thérèse, les Cures Salines, la Colonie du Fort des Rousses, l’Entr’aide Charonnaise, les Amis d’Eve Lavallière. La Cure d’air envoie chaque année de nombreux enfants anémiés villégiaturer en province chez de braves gens qui les hébergent. L’œuvre de la Protection Catholique place des enfants pauvres à la campagne. Les Petits Bergers des Cévennes ont été fondés par trois jeunes gens qui prirent sur leurs heures de loisir le temps de placer quelques jeunes garçons dans les fermes de leur région, car il y a un mouvement pour ramener la jeunesse à la terre, comme le prouve encore la Famille de l’Orphelin, sous la direction du chanoine Simon, à Quezac (Cantal).

La santé affermie, il s’agit d’équiper le jeune garçon. Nous possédons une Œuvre très connue et même très populaire : les Apprentis d’Auteuil. Elle a été fondée en 1866 par un prêtre du Mans, l’abbé Roussel, et elle a sauvé jusqu’ici plus de trente-cinq mille orphelins. A l’abbé Roussel succéda le Père Brottier, ancien vicaire général de Dakar, qui orientait les enfants vers les travaux de la campagne. Au Père Brottier succéda le Père Le Retraite, ancien missionnaire de la Martinique. L’évêque l’avait désigné là-bas pour ouvrir une maison de rééducation en pleine brousse. Il partit avec deux francs cinquante dans sa poche et deux repris de justice que le gouvernement lui donnait pour le garder. Deux francs cinquante ne vous mènent pas loin dans Auteuil ; en revanche, les routes y sont plus sûres. La maison ne cesse de prospérer. Elle a, en ce moment, à Paris, dans ses annexes ou orphelinats de province et à la campagne, seize cents enfants. Plus de trente métiers leur sont enseignés, métiers de ville, métiers des champs. C’est un titre pour un ouvrier de sortir des Apprentis d’Auteuil. Le bien que fait cette institution est considérable. Et l’Académie l’a reconnu une fois de plus.

Tout ce qu’on fait pour les jeunes gens, on le fait également pour les jeunes filles. Je ne vous nommerai pas toutes les Œuvres qui se proposent d’assurer à la jeune fille moins une protection contre les dangers dont elle est aujourd’hui suffisamment avertie, qu’un refuge contre la mélancolie et les suggestions de la solitude. Les femmes ne sont pas moins intéressantes. L’Union populaire de Ménilmontant, sous la direction de Mlle Fourcade, a sauvé, nous dit-on, bien des veuves sur la pente du désespoir et pour qui « la prostitution était plus rémunératrice que le travail ». Cette phrase que je détache du dossier, et qui rejoint dans mon souvenir d’autres phrases de ces mêmes dossiers, confirme mon sentiment que le bienfaiteur d’aujourd’hui voit et ne craint pas de dire les choses plus librement et plus hardiment qu’autrefois.

La Fédération de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne a pour but de créer une classe ouvrière nouvelle par une nouvelle jeunesse ouvrière. La Jeunesse Ouvrière Chrétienne a donné les trois initiales J. O. C. dont on a tiré dans le jargon barbare que nous parlons le Jociste comme on a tiré du C. G. T. le Cégétiste. Le Jocisme nous est venu de Belgique, avec un beau programme que nous avons complété. L’ouvrier doit avoir une formation religieuse ; Veuillot dirait qu’il faut lui rapprendre qu’il est fils de Dieu (la lutte des classes ne résiste pas à cette idée-là). L’ouvrier, doit en second lieu, recevoir une formation intellectuelle ; il faut qu’il ait des notions exactes sur les musées, les monuments, les lettres, la musique. En troisième lieu, il a besoin d’une formation morale : qu’il comprenne le culte du savoir et la noblesse de l’amour. Enfin, par un apprentissage sérieux, par une hygiène professionnelle, par la beauté du travail, il acquerra une formation sociale. Nous avons vu, il y a quelques mois, quatre-vingt-cinq mille Jocistes réunis à Paris. L’organisation de cette jeunesse ouvrière, avec ses services d’épargne et de mutualité, ses sections syndicales, ses cercles d’études, ses journaux, ses comités, ses congrès, méritait d’être encouragée par l’Académie. Tous ces jeunes gens, toutes ces jeunes filles, qui se tenaient fort bien, ni empruntés ni avantageux, très naturels, représentaient un jeune monde que nous ne connaissions pas. A côté des vieilles vertus de notre nation, ces anciens bijoux de famille que, chaque année, nous ramenons un instant à la lumière, y a-t-il là un avenir, un art de vivre nouveau, une promesse de rénovation ?

Il n’est pas possible que tant de si belles entreprises n’aient aucune action sur le cours de la vie. L’optimisme indispensable aux directeurs et aux directrices d’œuvres se justifie. Il ne faiblit que sur un point : plus leur œuvre prospère, plus elle a besoin d’argent ; en trouveront-ils toujours ? Les générations qu’on nous prépare jouiront certainement d’une meilleure hygiène et probablement d’un peu plus de bon sens. Les jeux au grand air ne sont pas un rêve ; les leçons d’histoire qui ne faussent point le passé et qui n’amoindrissent pas l’amour de la patrie ne sont pas une chimère. La situation de la jeune fille s’est modifiée ; les directrices des admirables Patronages catholiques ont senti l’efficacité de leurs efforts. La guerre au cléricalisme, où se sont attardés et ankylosés un bon nombre de nos politiciens pour la honte de l’esprit français, ne prend plus sur la jeunesse. Il n’y a pas une souffrance, pas une condition douloureuse où la charité n’ait porté la main. Les sœurs de Béthanie, depuis près d’un siècle, visitent les prisonniers. Le Patronage protestant des Prisonniers libérés, ouvert en 1865, a créé une filiale : le Patronage des jeunes garçons en danger moral. C’est dans leur dossier que j’ai trouvé quelques lignes bien émouvantes d’un prisonnier : « Personne ne s’intéresse à moi ; voilà ma torture. Dans la solitude des longues nuits cellulaires, j’ai eu tout le loisir de peser les conséquences de mon emprisonnement, et ce que je vous écris n’est que l’appréhension d’une âme angoissée et qui a peur de sombrer à jamais dans le néant. Je dis bien une âme, car l’emprisonnement n’est pas une peine pour le corps, c’est-à-dire affective au sens propre du met, c’est une peine morale. Or, la peine morale est de beaucoup plus terrible qu’on ne se figure. » Ce prisonnier sait maintenant qu’on s’intéresse à lui.

La fondation du prix Cognacq n’a pas eu seulement le résultat de faire du bien aux familles nombreuses : elle les a augmentées. Il y a une dizaine d’années le nombre de huit enfants assurait un prix ; aujourd’hui les prix vont aux parents qui en comptent neuf, dix, onze, douze. Parmi les dossiers qu’on me communique, Julien Gauthier, à Maumusson dans la Loire-Inférieure, âgé de quarante ans, a eu onze enfants d’une femme qui atteint sa trente-troisième année. Louis Rativet, dans le Rhône, douze, comme Sandrin à Bourg-la-Reine. Le métayer Michel Duron, dans le Puy-de-Dôme, en a quatorze. Tous ces ménages sont exemplaires. Pas un dont on ne loue la propreté et l’ordre. Ils n’ont d’autre fortune que leur courage et le gain de chaque jour. Quand l’année leur est particulièrement mauvaise, les voisins viennent à leur aide, car les hommes ne sont pas tous conduits par la jalousie, l’avarice ou l’intérêt. Et puis il y a la contagion du bien comme la contagion du mal.

Enfin je m’en voudrais de ne pas noter le prix que l’Académie a décerné à l’œuvre des Poilus d’Orient, Association amicale et philanthropique des anciens combattants des armées d’Orient sous la présidence du glorieux maréchal Franchet d’Espèrey. Cette association comprend tous les militaires des armées de terre et de mer qui ont participé aux expéditions des Dardanelles, de Serbie, de Syrie, d’Albanie, d’Égypte, de Palestine, d’Asie Mineure, de Cilicie. Elle évoque tout l’Orient et tant d’héroïsme et le dernier coup porté à l’empire des Hohenzollern. C’est sur cette offrande au plus sacré des souvenirs que l’Académie a terminé ses travaux de l’année.