Rapport sur les concours de l’année 1876

Le 16 novembre 1876

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 16 NOVEMBRE 1876.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1876.

 

Messieurs,

Il y a de cela tant d’années, que, si j’en aime le souvenir, j’en oublie volontiers la date ; le jour où, pour la première fois, sortant à peine du collège, il me fut donné d’assister à une séance publique de l’Académie française ; ici même, assis à cette place, l’aimable et spirituel auteur des Étourdis, Andrieux, venait de prendre la parole pour proclamer les résultats d’un nouveau concours littéraire dû aux libéralités de M. de Montyon, et dont l’Éloge de la Charité était naturellement l’objet.

« Ma mission, disait-il, de cette voix frêle et défaillante qui se faisait si bien entendre à force de se faire écouter, ma mission est seulement de donner une idée de la manière dont l’Académie a considéré le sujet de ce concours et des motifs qui l’ont déterminée dans le jugement dont je dois rendre compte. »

Cette phrase, Messieurs, était à elle seule tout un programme.

Jusqu’alors, et presque depuis son origine, l’Académie ne décernait chaque année qu’un prix unique, de valeur légère, mais de grand poids et de haute estime, qu’étaient fières de se disputer tour à tour l’éloquence et la poésie.

Nous sommes loin aujourd’hui, Messieurs, de ce temps où, n’ayant à traiter qu’un sujet à la fois, nos rapports avaient le droit d’être courts : quand, en quelques pages, en quelques phrases, cela s’est vu, les descendants de Conrart et de Mézeray, de Duclos et de d’Alembert, les successeurs de Marmontel et de Suard, les auteurs applaudis des Templiers et de Germanicus venaient successivement, comme je vous le disais d’Andrieux tout à l’heure, après chaque concours, rendre compte à nos pères des décisions de l’Académie ; jusqu’au jour où, grâce à des fondations nouvelles, dont profitent la littérature, la morale et la vertu, la tâche devenant plus lourde, le travail plus considérable, la responsabilité plus grande, M. Villemain se trouva là, juste à point, pour répondre à tout et suffire à tout, avec la force, l’éclat et l’autorité de cet incomparable esprit, qui, pendant trente-cinq ans, nous éblouit et nous charma : rendant ainsi d’avance la charge difficile pour son successeur ; je dirais impossible si, à l’heure voulue, l’héritier ne se fût placé promptement à la hauteur de l’héritage.

Bientôt, Messieurs, l’éloge de M. Patin sera prononcé devant vous dans cette enceinte, et vous ne pouvez que gagner à l’attendre de ceux à qui l’honneur en est réservé. Il m’est doux au moins, pour ma part, d’associer un moment cette mémoire chère et vénérée au brillant souvenir de M. Villemain et de confondre dans mon hommage, comme vous les confondez dans votre estime , deux hommes rares qu’auraient pu séparer des qualités contraires et des natures opposées, mais que rapprochaient un même amour des lettres, une même érudition vaste et lumineuse, un même goût délicat et fin, un même esprit curieux et libre, une même solidité de jugement rapide et sûr ; un même souci enfin de la dignité, des droits et des intérêts de l’Académie.

Le soin de ses intérêts et leur surveillance assidue, voilà surtout la part que l’Académie délègue à ses mandataires ; gardant avec raison pour elle-même tout ce qui peut toucher à sa gloire. Ainsi s’explique au besoin la diversité de ses choix, leur contradiction peut-être.

Appelé aujourd’hui à remplir la mission d’Andrieux, son exemple sera mon guide, et, comme lui, plus que lui, ayant plus à dire, je m’attacherai seulement à donner une idée des motifs qui ont déterminé l’Académie dans les jugements dont je dois rendre compte.

En proposant pour sujet du prix d’éloquence à décerner en 1876 un Discours sur le génie de Rabelais, sur le caractère et la portée de son œuvre, l’Académie avait pris soin, deux ans d’avance, de proclamer que ce n’était point un livre, ni un mémoire, ni une étude, qu’elle demandait aux concurrents ; mais un discours ; c’est-à-dire un travail bien défini, réunissant cet art de composition, cet ensemble et ce mouvement qui sont les attributs essentiels du discours.

Ainsi pas de méprise possible, pas d’équivoque ; le programme est clair et précis ; les concurrents sont prévenus et savent à quoi s’en tenir. Plus le sujet pourrait prêter à de longs développements, plus il convient de le resserrer et de le restreindre. Ce n’est pas une nouvelle étude biographique qu’il s’agit de faire sur l’auteur de Gargantua, ni, après tant d’autres, un nouveau livre consacré à l’analyse et à l’examen de son œuvre étrange ; Ce n’est pas non plus un éloge, dans le sens académique du mot ; la pudeur publique eût cru devoir s’en alarmer peut-être, le grossier langage de Rabelais étant plus connu que sa haute raison, et l’usage étant volontiers qu’on le juge sans l’avoir lu et qu’on le condamne sans l’avoir compris.

C’est un philosophe ivre, avait dit Voltaire, que je n’accuse pas de juger sans lire,, et surtout sans comprendre ; mais, vingt-cinq ans plus tard, plus juste envers Rabelais son maître, Voltaire se repentait d’avoir dit autrefois trop de mal de lui. Ce sont ses propres paroles.

Depuis trois cents ans, Messieurs, ce double jugement se reproduit sans cesse, en première instance et en appel ; depuis trois cents ans aussi, les lettrés de tout ordre, les écrivains de tout genre, les penseurs de toute nation fouillent sans relâche, et avec profit, dans cette fange où des diamants sont cachés, dans ce fumier qui est plein de perles, dans ce limon qui est plein d’or.

Qu’ils s’appellent La Fontaine ou Molière, Le Sage ou Beaumarchais, Swift ou Jean-Jacques Rousseau, philosophes, auteurs comiques, fabulistes, tous nous sont familièrement connus et leurs œuvres sont présentes à toutes nos mémoires. Ouvrons Rabelais, relisons-le, et, en saluant au passage, dans chaque volume, dans chaque chapitre, des mots, des noms, des pensées, des proverbes, des fables, des scènes et des anecdotes que nous savons par cœur, et que nous nous étonnons presque de retrouver là, à leur place, c’est lui parfois que, sans y réfléchir, nous sommes tentés d’accuser de plagiat.

Imiter Voltaire, dans sa réparation surtout, et, sans amnistier entièrement le philosophe ivre, en faisant au contraire, équitablement, la part de l’ivresse et celle de la philosophie, relever Rabelais des répugnances qui pèsent sur son livre et des préventions qui pèsent sur sa gloire, dégager de la boue qui les souille aujourd’hui, mais qui les protégeait alors, des trésors de vérités éternelles ; montrer ce qu’il y a de sérieux et de respectable dans ce fou qui est un sage, mais qui a besoin qu’on l’écoute et qu’on l’épargne ; mettre avec goût et discernement en lumière les parties saines et élevées de cette œuvre-mère qui a sa place et sa date dans le grand mouvement de la Renaissance générale ; rendre enfin, dans quelques pages éloquentes, à l’auteur mieux apprécié l’hommage dû à son génie, était une tâche séduisante et qui semblait facilement rentrer dans les conditions définies et les proportions limitées du discours demandé par l’Académie pour le concours du prix d’éloquence.

J’ose à peine ajouter, Messieurs, quand le sujet est grave, et le lieu plus encore, qu’après avoir tant fait pour provoquer les discours et pour décourager les livres, c’est, en fin de compte, un livre que nous avons couronné ; un bon livre, mais un livre.

Vingt-huit discours… non ; vingt-huit manuscrits avaient répondu à l’appel de l’Académie.

Après un long et consciencieux travail d’examen, trois seulement, inscrits sous les nos 10,12 et 16, ont, jusqu’à la dernière heure, fixé sérieusement son attention, sans que, pour des causes diverses, aucun d’eux parût de nature à devoir fixer définitivement son choix.

Au premier abord, les discours portant les nos 10 et 12 s’étaient fait remarquer par des qualités brillantes ; tous deux paraissaient, en outre, remplir à peu près les conditions du programme ; malheureusement la fin ne devait pas tenir tout ce que promettait le début. En s’égarant dans une foule de détails, de citations et de digressions, chacune de ces études perdait bientôt son premier caractère et aussi son premier mérite.

Unanime à regretter qu’un prix ne pût être accordé à l’une ni à l’autre de ces œuvres distinguées, et voulant d’abord choisir entre elles pour la plus grande des récompenses du second degré, l’Académie s’est prononcée en faveur du manuscrit portant le no 12 et lui a décerné l’accessit du prix d’éloquence.

J’aurais aimé à pouvoir en nommer l’auteur ; mais l’enveloppe qui garde son secret ne doit être ouverte qu’à sa demande, et, malgré la grande publicité qu’ont reçue déjà les résultats du concours, par modestie peut-être, il n’a pas encore donné signe d’existence. A défaut de son nom, je me borne à proclamer son n° 12 et à mentionner l’épigraphe inscrite en tête de son manuscrit : « Tousiours riant, tousiours beuvant d’autant à un chascun, tousiours seguabelant, tousiours dissimulant son divin sçavoir, etc. »

L’Académie se trouvait dès lors en présence d’un seul concurrent, d’un dernier manuscrit inscrit sous le n° 16 et portant pour épigraphe cet appel à l’indulgence et à la conciliation :

Pax hominibus bonaevoluntatis.

Par la grosseur très apparente de son volume, un pareil travail se dénonçait lui-même et, d’avance, s’emblait s’exclure du concours.

À mérite égal, en effet, un vrai discours, jugé digne d’un prix, eût certainement obtenu la préférence. L’Académie ne s’en faisait pas moins, par acquit de conscience, un devoir de lire jusqu’au bout le volumineux travail qu’on avait eu, à la fois, tort et raison de lui envoyer.

Pendant cinq séances consécutives, et malgré des préventions légitimes, qui, je dois le dire, désarmées de jour en jour, firent bientôt et graduellement place à l’intérêt, à la sympathie, à l’estime, à l’approbation enfin, cette lecture fut écoutée avec une attention toujours soutenue et une faveur toujours croissante.

Ce qu’il était avant, l’ouvrage, à coup sûr, l’est encore après ; il pèche par l’excès même de certaines de ses qualités ; l’érudition y abonde dans des proportions exagérées ; c’est l’histoire entière de la littérature, de toutes les littératures, depuis Rabelais jusqu’à nos jours, et l’auteur, en prodiguant un trop grand étalage de science, a certainement, je le répète, dépassé le but, l’objet et les limites du concours.

D’un autre côté, ce travail est notoirement supérieur à tous ceux des autres concurrents. Il a le tort d’étendre le sujet, mais il a le mérite de l’épuiser ; l’érudition y abonde, mais elle y est et elle y brille ; l’histoire de toutes les littératures s’y trouve passée en revue, mais elle y est représentée avec beaucoup d’art, de science et de talent. C’est, en un mot, une œuvre considérable, une œuvre de critique sérieuse, qui se distingue d’ailleurs par la forme comme par le fond. Le style en est toujours élégant et correct, parfois poétique, souvent même d’une véritable éloquence. C’est un livre, soit ; mais ce qu’il y a de trop dans ce livre doit-il empêcher l’Académie de récompenser ce qu’elle y trouve de bien et de bon ? Au total, le seul défaut qu’on lui reproche existait plus ou moins partout, et l’on peut se demander s’il ne serait pas, jusqu’à un certain point, inhérent au sujet lui-même. Défendue ainsi, et ne trouvant plus d’adversaires, la cause était entendue et gagnée.

C’est dans ces conditions, Messieurs, qu’après avoir fait vis-à-vis d’elle-même certaines réserves, et chargé son rapporteur de les faire pour elle vis-à-vis du public, dans la séance qui vous rassemble aujourd’hui, l’Académie décida que le prix d’éloquence était décerné à l’auteur de l’ouvrage inscrit sous le no 16, M. Émile Gebhart, ancien membre de l’École française d’Athènes, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Nancy.

Au moment où, ce concours étant terminé, l’Académie s’occupait déjà d’en préparer d’autres pour le prix de poésie qui sera décerné en 1877, et pour le prix d’éloquence de 1878, la mort enlevait subitement aux lettres françaises une femme de génie, dont le talent viril occupait, depuis quarante ans, et à juste titre, l’une des premières places dans l’admiration publique.

Rendre à cette gloire un prompt et public hommage, fut tout d’abord la pensée de l’Académie. Elle aussi se sentait en deuil. Le plus respectable scrupule pouvait seul la retenir et l’a retenue en effet. Plus tard, Messieurs, quand, à distance, toute émotion étant calmée, les jugements pourront être à la fois plus sains et plus justes, plus mesurés et plus libres ; quand leur autorité ne pourra qu’y gagner et quand la louange elle-même sera plus sûre de l’impartialité qui la rehausse ; ainsi qu’elle le fit naguère pour madame de Sévigné et madame de Staël, l’Académie proposera sans doute, comme sujet d’un de ses concours pour le prix d’éloquence, une étude sur le talent et les œuvres de madame Sand.

Un discours sur l’alliance des lettres et des sciences eût peut-être alors été proposé aux concurrents de 1878, sans la crainte qu’ainsi présenté, le sujet ne leur parût peu net et mal défini. Des noms propres frappent avec plus de clarté ; les souvenirs qu’ils rappellent sont plus éloquents qu’un long programme ; un mot suffit pour tout dire et tout expliquer :

L’Éloge de Buffon, voilà les sciences ;

André Chénier, voilà les lettres.

L’Académie s’est arrêtée à ces deux sujets pour les prochains concours d’éloquence et de poésie.

L’alliance des sciences et des lettres, Buffon la personnifie au plus haut degré ; en lui, l’écrivain égalait le savant, et l’Académie française, à ce titre, le disputait à l’Académie des sciences.

Le style doit graver des pensées, disait-il, et ses pensées, il les gravait ; si bien qu’exposé, lui aussi, aux démentis naturels que la science attend toujours de son progrès même ; comme écrivain, du moins, Buffon, demeuré intact, aurait depuis un siècle grandi plutôt encore que diminué.

Quand il rapprochait l’homme et le style, jusqu’à les confondre ; quand, voulant que l’un fût jugé par l’autre, il gravait cette pensée en termes tels, que chacun ici les répéterait avant moi, Buffon, sans le savoir, faisait d’un mot son plus grand éloge, et nous apprenait d’avance à le louer cent ans plus tard.

Pour le concours de 1877, l’Académie, qui ne connaît d’autre terrain que le terrain des lettres, a choisi le nom d’André Chénier, son nom seul, comme un des plus purs symboles de la poésie.

C’est à la poésie que nos jeunes poètes voudront rendre hommage en célébrant, dans leur langue qui fut la sienne, ce frère aîné dont je m’efforce d’oublier un moment l’impardonnable martyre ; ce jeune immortel dont la vie si courte fut pourtant si pleine et qui, confiant à l’avenir le soin de sa gloire, tomba un jour, en chantant, sur la frontière de deux grands siècles ; assez près de nous et assez loin tout ensemble, pour qu’on puisse saluer en lui le plus moderne des anciens et le plus ancien des modernes.

Je m’arrêterais là, Messieurs, ma mission serait terminée, sans la munificence de M. de Montyon, sans le bon exemple qu’il a donné si généreusement et que tant d’autres ont si généreusement suivi.

Je commence à peine, au contraire, et, pour la seconde partie que ce rapport doit consacrer aux fondations nouvelles, la matière est si abondante, la nomenclature des prix à proclamer si considérable, que faire à chaque ouvrage couronné la part qui lui semblerait due, pour vous comme pour moi, serait une tâche impossible.

Plus particulièrement destinées à récompenser des travaux sur l’histoire, et notamment sur l’histoire de France, les fondations Gobert et Thérouanne méritent de nous occuper en première ligne.

L’an dernier, presque à pareil jour, du fond de son lit de douleur, M. Patin — ce n’était déjà plus sa voix, c’était sa parole encore qu’il vous était donné d’entendre, — annonçait ici que le grand prix Gobert était accordé à M. Casimir Gaillardin pour les quatre premiers volumes d’une Histoire du règne de Louis XIV. « Tout en suivant, disait-il, dans ses développements divers, dans sa complexité, le mouvement d’un grand siècle, M. Casimir Gaillardin a retracé particulièrement ce qu’a dû la France à l’action personnelle du souverain par qui s’est poursuivie avec tant d’énergie, d’habileté, d’éclat, et longtemps d’heureuse fortune, l’œuvre de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin. C’est précisément aux premières prospérités, à la marche ascendante du règne, que font assister les quatre volumes soumis à l’Académie et qu’elle a lus, comme le public, avec un juste intérêt. Deux autres doivent suivre, dans lesquels, selon l’heureuse expression d’un habile historien, rapporteur cette année de notre commission des concours historiques, « dans lesquels l’auteur doit descendre, avec Louis XIV, la pente opposée, le revers de l’âge et de la fortune ».

Sans avoir eu besoin de se créer de nouveaux titres, M. Gaillardin, aurait pu, cette année encore, être maintenu en possession du prix Gobert. En présence d’un cinquième volume digne des quatre premiers, l’Académie n’a pas hésité à le lui décerner une seconde fois. Elle a, en même temps, accordé le second prix Gobert à l’Histoire du cardinal de Bérulle par M. l’abbé Houssaye. Dans les trois volumes que comporte cet ouvrage, l’auteur a exposé, avec élégance et clarté, la part qui revient à l’éminent prélat dans l’introduction en France de l’ordre des Carmélites, dans l’institution de l’Oratoire, et enfin dans un nombre considérable de négociations politiques se rattachant toutes aux intérêts de la religion. On a pu reprocher avec raison à ce livre une certaine surabondance de détails ; il a du moins le mérite de présenter plus complètement et de rendre plus saisissante la physionomie des dernières années du règne de Henri IV et des vingt premières du règne de Louis XIII.

C’est à la même époque que nous reporte une étude historique publiée par M. Marius Topin sous ce titre : Louis XIII et Richelieu ; curieux et intéressant travail auquel l’Académie a décerné un prix de 3,000 francs prélevé sur la fondation Thérouanne ; le surplus de ce prix étant attribué à un ouvrage plein d’érudition et dans lequel M. Aubé a fait, avec beaucoup de mesure et en très bon style, un attachant récit des persécutions de l’Église.

Cent trente-trois lettres du roi Louis XIII au cardinal de Richelieu, trouvées dans les archives du ministère des affaires étrangères et accompagnées de notes nombreuses qui en font mieux comprendre le sens et la portée, ont été encadrées par M. Marius Topin dans une série de résumés historiques qui conduisent le lecteur d’une lettre à une autre et font passer en revue devant lui les principaux événements du règne ; éclairant tout d’un nouveau jour.

Déjà, il y a plus d’un siècle, le président Hénault avait dit de Louis XIII, qu’on ne gouvernait ce prince qu’en le persuadant.

Grand éloge pour le roi qui se laissait persuader par la sagesse de son ministre, et pour le ministre qui, au lieu d’opprimer son souverain, comme l’en a accusé l’histoire elle-même, au lieu de lui imposer une lourde et humiliante tutelle, n’employait contre lui, pour lui, devrais-je dire, et pour le bien de son service, d’autres armes que celles de la persuasion.

Ce qu’avait commencé le président Hénault, ce qu’avaient compris plus tard des écrivains illustres qui auraient voulu l’entreprendre, M. Marius Topin vient de l’achever. Pièces en main, il a fait justice de préjugés légendaires que consacrait l’histoire et que la tradition s’obstinait à perpétuer. L’œuvre de réparation est accomplie, et, sans que Richelieu cesse pour cela d’être un grand ministre, Louis XIII dorénavant devra être considéré comme un grand monarque.

Je ne voudrais pas contrister l’heureux auteur, ni le troubler dans la joie et la confiance de son succès ; mais l’histoire ne se refait guère et la défaire est difficile.

Ce qu’on tente aujourd’hui pour le fils, on l’a parfois essaye contre le père, non sans quelques pièces à l’appui peut-être. À peine atteint, jamais ébranlé, Henri IV… et je m’en effraye un peu pour l’auguste client de M. Marius Topin, Henri IV, n’a rien perdu pour cela de sa bonne renommée et de son prestige chevaleresque. Bien avant Voltaire, la poule au pot avait déjà fait de lui :

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire.

Apres Louis XIII méconnu, voici Corneille inconnu ; titre piquant qui sent le paradoxe, et qui, tout d’abord, fait dresser l’oreille. Décidément la réhabilitation est à la mode, même pour celui qui en a le moins besoin, pour celui dont le peuple a le plus gardé la mémoire.

Faire à son tour justice d’une erreur trop généralement répandue, tel est le but que M. Jules Levallois a voulu poursuivre ; telle est la cause de sa prise d’armes et de son entrée en campagne.

Si tout le monde connaît le nom, et plus que le nom de Corneille, presque tout le monde, en revanche, ne lit de lui que ses chefs-d’œuvre. Aux yeux de presque tout le monde, le génie de Corneille ne s’est révélé qu’à partir du Cid et l’a délaissé après Nicomède ; tandis qu’au contraire pour M. Levallois, et non pour lui seul, Corneille est déjà lui-même dans ses premières comédies, et le sera encore entièrement dans ses dernières œuvres, dans plusieurs de ses tragédies presque ignorées de nos jours, dans ses poésies lyriques et dans sa traduction en vers de l’imitation de Jésus-Christ.

En 1819, la même thèse avait été soutenue par M. François de Neufchâteau dans un curieux volume intitulé : l’Esprit du grand Corneille. M. Levallois paraît n’avoir pas eu connaissance de ce travail. Son livre, en tout cas, n’en serait pas moins intéressant ni moins bon. S’associant volontiers à ce nouvel hommage rendu avec beaucoup de talent, de grâce et d’érudition, à l’une des plus grandes gloires de la France, des plus vraies et des plus solides, l’Académie a décerné à M. Levallois la première moitié du prix Bordin.

La seconde, d’égale valeur, a été attribuée à M. Ernest Daudet pour un important travail historique qu’il a publié sous ce titre : le Ministère de M. de Martignac, sa vie politique et les dernières années de la Restauration.

Avant de me séparer tout à fait de M. Levallois, qui, malgré ses bonnes intentions et malgré le mérite réel de son charmant ouvrage, ne parviendra guère, lui non plus, à réhabiliter Agésilas, ni à ressusciter Attila, si méchamment mis à mort par Boileau ! je ne puis résister à la tentation de lui adresser un reproche : Plus sévère que Corneille, et sortant du cadre purement littéraire qui lui convenait si bien, M. Levallois profite de l’occasion pour prendre rudement à partie la politique et ce qu’il appelle les agissements du grand cardinal. Je ne le suivrai pas jusque-là. Dans ce palais des lettres, le premier protecteur de l’Académie française reste au-dessus de l’attaque et au-dessus de la défense.

C’est aussi, mais franchement et ouvertement, sur le terrain de la politique que nous conduit tout droit le livre de M. Ernest Daudet, consacré à l’histoire des deux plus belles années de la Restauration. Le sujet par lui-même intéresse et captive : des documents nouveaux ont été puisés aux bonnes sources, et les faits très exacts sont racontés dans un style excellent, avec une clarté lumineuse. Une bonne leçon a paru ressortir de cet ouvrage ; les efforts de M. de Martignac en vue de rapprocher les hommes d’ordre de tous les partis, l’esprit de conciliation dont il fit preuve, avec plus de sens politique, avec plus de sagesse et de dévouement que de succès, seront toujours du meilleur et du plus salutaire exemple.

Ainsi décerné à MM. Jules Levallois et Ernest Daudet, le prix Bordin leur avait été disputé d’abord par un de nos hellénistes les plus distingués, M. Alexis Pierron, qui avait cru pouvoir présenter pour ce concours la belle édition publiée par lui, non pas d’une traduction en français, mais du texte grec lui-même, de l’Illiade et de l’Odyssée, avec une introduction et des appendices où sont traités tous les points de ce qu’on peut appeler la question homérique. Il a paru à l’Académie qu’un ouvrage tout de philologie et d’érudition s’éloignait trop des conditions de la fondation Bordin, pour qu’il y eût lieu de l’admettre à un concours d’ouvrages de pure littérature. Ne pouvant donc donner à M. Alexis Pierron ni un prix, ni une mention, puisqu’il n’y a eu pour son travail ni comparaison ni concours, elle veut du moins, par le regret qu’elle en exprime, témoigner de sa haute estime pour l’auteur d’une des œuvres qui font le plus d’honneur à la philologie française.

C’est ainsi, dans ces propres termes, qu’à la demande et sous la dictée même d’un de nos plus éminents confrères, l’Académie a décidé que je devrais être publiquement aujourd’hui, à l’égard de M. Pierron, l’interprète de ses sentiments.

Horace, même au-dessus d’Homère, est, je crois, de tous les poètes, celui qui a le privilège de tenter le plus les traducteurs. L’Académie en sait quelque chose. C’est pourtant encore à une nouvelle traduction d’Horace, et à une nouvelle traduction d’Horace en vers français, qu’elle attribue aujourd’hui le prix fondé par M. Langlois.

Reproduire dans une autre langue, et dans d’autres vers, toutes les finesses de l’original, toutes ses délicatesses et toutes ses grâces, est une entreprise presque chimérique. M. A. Anquetil, ancien inspecteur d’académie, y a consacré sa vie entière, et, autant que possible, en a résolu le problème. C’est pour ainsi dire l’œuvre même du poète latin, qu’à force d’art il est parvenu à mettre sous les yeux de ses lecteurs.

L’Académie avait également remarqué avec intérêt la première partie d’une traduction en vers des œuvres principales de Shakspeare, dont l’auteur, M. Alcide Cayrou, n’a encore publié que deux volumes contenant quatre des chefs-d’œuvre du grand tragique : Macbeth et Hamlet, Othello et Roméo et Juliette.

Déjà M. Cayrou s’est tiré à son honneur d’un travail toujours difficile ; l’Académie aime à lui rendre cette justice, et, à défaut d’une récompense qui eût paru prématurée, elle a voulu du moins, par l’organe de son rapporteur, l’encourager publiquement à poursuivre avec persévérance sa tâche si heureusement commencée.

Cent vingt ouvrages d’ordre, de genre et de mérite différents, étaient présentés cette année pour le concours des ouvrages utiles aux mœurs, fondé par M. de Montyon ; huit seulement ont été définitivement admis et couronnés par l’Académie. C’est beaucoup déjà si l’on se reporte aux premières intentions du fondateur, qui, préférant la qualité à la quantité, eût voulu récompenser chaque année un seul bon livre, au lieu d’en encourager plusieurs de moindre importance.

Ce vœu, à coup sûr, serait également celui de l’Académie ; mais, a dit M. Villemain, les bons livres, inférieurs aux bonnes actions, sont plus rares ; on ne saurait en espérer tous les ans.

Tous les ans, au contraire, on en espère, et, quelquefois même, on en trouve.

La Morale utilitaire, par M. Ludovic Carrau, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Besançon, se signalait d’avance, par son titre même, à l’attention de l’Académie. Le seul tort peut-être de cet important ouvrage, son honneur aussi, c’était que, déjà, en 1874, sa première édition avait été couronnée par l’Académie des sciences morales et politiques, et cela sur le rapport d’un de nos nouveaux confrères, dont le témoignage décisif ne pouvait manquer d’être, aux yeux de l’Académie, une puissante recommandation.

Après nous avoir montré l’auteur passant d’abord en revue avec talent les principaux systèmes, qui, depuis Épicure, ont cherché dans l’idée de l’utile le commencement de la morale, étudiant ensuite et exposant, de main de maître, la doctrine utilitaire dans son principe et sa méthode, puis dans ses applications aux problèmes économiques, politiques et sociaux, « l’examen et la discussion des systèmes nous ont également satisfaits, disait-il ; c’est l’œuvre d’un esprit fin, pénétrant, d’un dialecticien exercé, d’un moraliste délicat et convaincu », et, plus loin, « la simplicité parfaite du style marque un écrivain de bonne école ».

Ce livre utile et moral, dont le style est de bonne école, a été placé en première ligne par l’Académie, qui lui a décerné un prix de 2,500 francs.

Trois prix, de 2,000 francs chaque, ont ensuite été attribués aux trois ouvrages suivants :

Les Anglais et l’Inde, nouvelles études en deux volumes, publiées par M. E. de Valbezen, ancien consul général à Calcutta, ministre plénipotentiaire ;

Les Montagnes, par M. Albert Dupaigne, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé des sciences physiques et naturelles, professeur au collège Stanislas, etc. ;

Et le Dernier Chant, recueil de poésies, par M. Hector de Saint-Maur.

Quatre autres prix de 1,500 francs étant enfin accordés aux quatre derniers ouvrages couronnés dans l’ordre suivant :

Améline du Bourg, par M. Alfred Franklin ; les Patins d’argent, par M. P.-J. Slahl ; Michel de l’Hospital, 1505-1558, par M. E. Dupré Lasale, et la Chanson de l’Enfant, recueil de poésies, par M. Jean Aicard.

Ce n’est pas seulement en historien érudit, c’est en voyageur éclairé, c’est presque en témoin des événements que d’avance, et sur leur théâtre même, il avait pu pressentir, que M. de Valbezen raconte, avec beaucoup d’autorité et de compétence, la dramatique insurrection des cipayes qui, il y a vingt ans, préparée dans l’ombre et devant éclater subitement sur presque tous les points du sol indien, menaça de ruiner, en une heure, la formidable puissance de l’Angleterre dans ces possessions lointaines dont l’empire lui appartient aujourd’hui plus que jamais.

Les documents nouveaux, les détails intéressants, les scènes émouvantes abondent dans cet ouvrage, et rien n’est plus touchant que d’y voir avec quel courage, une petite troupe, attaquée de toutes parts, et comme perdue loin de la mère patrie, survivant à tous les massacres et triomphant de tous les périls, soutint la terrible lutte qui aurait dû l’anéantir et parvint seule à la réprimer, avant, pourrait-elle dire, comme Achille, à l’Angleterre dont le secours arriva trop tard :

Avant que vous eussiez assemblé votre armée !

M. de Valbezen n’en est plus à faire ses preuves ; une double notoriété littéraire depuis longtemps le recommande ; ici pourtant, son style a paru peut-être un peu trop oratoire ; mais il faut avouer que le sujet y prête. Comment faire froidement, et sans quelque emphase, le passionnant récit d’une lutte vraiment épique, qui touche au roman et va jusqu’au drame, tout en n’appartenant qu’à l’histoire ?

Simplement intitulé : les Montagnes, le livre de M. Albert Dupaigne semblait, au premier abord, être fait surtout pour amuser la jeunesse, pour développer en elle le goût heureux et déjà très répandu des voyages.

Il tient plus qu’il ne promettait, et, sans cesser d’être très attachant, il est aussi très instructif. Une science vraie et sérieuse s’y cache utilement sous les plus agréables détails, sous les peintures les plus attrayantes, et sous les plus intéressantes descriptions.

Je voudrais, Messieurs, n’avoir ici qu’à louer tout, sans réserves ; mais il faut le dire et l’Académie m’en fait un devoir, certains passages qu’on s’étonne de trouver dans ce livre, qui n’y ont pas leur vraie place et qui, d’eux-mêmes, demanderaient à s’en détacher, ont pour le moins ému les juges, sans parvenir toutefois à décourager leur justice.

Au lieu de se borner à célébrer les pacifiques conquêtes de la science, pour lesquelles la géographie lui paraît être la première et la plus nécessaire de toutes les armes, l’auteur rappelle, hors de propos, d’autres conquêtes trop récentes et trop douloureuses pour qu’on les oublie ; et, tort plus grave à nos yeux, dans un livre destiné à l’instruction de la jeunesse, à son éducation aussi, il parle, en semblant trop s’y complaire, de l’ignorance des Français et, le mot me coûte à prononcer, et de l’abaissement de la France.

Ne nous rabaissons pas nous-mêmes, et, pour avoir peut-être été trop fiers, ne nous faisons pas trop modestes, aux dépens de notre pays.

À notre ignorance, qu’il accuse d’être volontaire, M. Dupaigne reproche de nous avoir « infusé dans le sang cette forme grotesquement naïve d’orgueil patriotique connue sous le nom de chauvinisme, dont le soldat français a porté le type dans toute l’Europe ».

Le chauvinisme est un bon défaut qu’il faut garder, a dit un de nos confrères ; c’est une forme populaire et non une forme grotesque du patriotisme.

Avec son chauvinisme, a dit un autre, la France a toujours été la première à défendre le droit et la justice. La justice et le droit se font moins entendre depuis que nos malheurs l’ont condamnée à se taire.

Français aujourd’hui, comme le sentiment qu’il exprime, le mot chauvinisme figurera dans la septième édition, terminée à l’heure qu’il est, et qui bientôt va paraître, du dictionnaire de l’Académie française.

Les taches que je viens de reprocher au livre de M. Albert Dupaigne méritaient qu’on vous les signalât ; mais un ouvrage vraiment remarquable, et excellent dans son ensemble, ne pouvait être privé d’obtenir la couronne dont il est digne, et à laquelle je regrette d’avoir dû ajouter une épine.

M. de Montyon lui-même m’approuverait, Messieurs, de m’interrompre un moment pour vous parler, sans retard et dans une sorte de parenthèse, d’un autre ouvrage et d’un autre concours que l’à-propos semble, de force, introduire ici malgré moi.

S’il est un livre où éclatent, à chaque page, le sentiment français, le besoin constant et l’unique ardeur de servir la gloire et les intérêts de la France, c’est, à coup sûr, celui dans lequel un confrère illustre, cher à l’Institut comme à son pays, qui en est fier, nous initiant, tour à tour, heure par heure et pièces en main, à l’enfantement, à la marche, au progrès, à la réalisation enfin d’une œuvre impossible, qui semblait un rêve de géant, a publié tous les secrets et toutes les preuves de sa pensée, sous ce titre modeste et sans prétention : Lettres, journal et documents pour servir à l’histoire dit canal de Suez.

En dehors de l’acte, qu’on ne peut trop admirer, et en dehors de l’homme, que le succès ne payera jamais trop, le livre est excellent par lui-même et digne, à tous égards, d’une distinction personnelle.

Destiné à récompenser les livres qui paraîtraient les plus propres à honorer la France, à relever parmi nous les idées, les mœurs et les caractères, le prix de cinq mille francs, fondé par M. Marcelin Guérin, pouvait-il recevoir un meilleur emploi ?

L’Académie le décerne aux deux volumes présentés à ce concours par M. Ferdinand de Lesseps.

Je reviens bien vite à M. de Montyon et à ses derniers lauréats, en commençant par M. H. de Saint-Maur, qui me pardonnera de l’avoir un peu fait attendre.

Traduire en vers français le Livre de Job, puis le Psautier, puis le Cantique des Cantiques, c’était un véritable travail de bénédictin. M. Hector de Saint-Maur a patiemment accompli cette tâche, à laquelle il a consacré sa modeste et honorable existence, presque obscure, qui n’eut guère qu’un jour d’éclat, il y a quarante-deux ans, en 1834, pour une poésie charmante que tout le monde a lue et chantée plus tard, sans en connaître l’auteur, et qui est restée célèbre sous ce titre : l’Hirondelle du prisonnier.

Un quatrième volume, intitulé le Dernier Chant, dont la publication est plus récente, a pu seul prendre part au concours, et, dans ce volume timidement soumis à son examen, l’Académie a reconnu et couronné avec plaisir l’œuvre hardie d’un vrai poète, dans toute la force et la maturité d’un talent jeune et vigoureux.

Beaucoup plus jeune et non moins vigoureux d’ordinaire, M. Jean Aicard, déjà connu de l’Académie, lui présentait cette fois un volume plein de grâce et de naïveté, un recueil de poésies nouvelles intitulé : la Chanson de l’Enfant, dans lequel les sentiments les meilleurs s’expriment presque avec trop d’abondance, mais avec un grand charme et une exquise délicatesse.

Le Dernier Chant, de M. de Saint-Maur, ayant mérité la première place, la Chanson de l’Enfant, de M. Jean Aicard, a facilement et honorablement obtenu la seconde.

Au-dessous de ces deux volumes de choix, l’Académie a distingué encore, comme étant digne d’un témoignage d’encouragement, un recueil de chants intimes : intitulé : le Poème de la vie, dont l’auteur se nomme M. Gaston David.

La nature et la religion, l’art et la famille, dans ce poème de sa vie heureuse, M. G. David chante tout ce qu’il aime et le fait aimer.

Un poète heureux ! et qui l’avoue ! Cela vaut qu’on le remarque, et qu’on l’encourage.

Dans le volume publié par M. Dupré-Lasale, conseiller à la cour de cassation, l’histoire du chancelier de l’Hospital n’est pas finie ; je pourrais presque dire qu’elle n’est pas commencée. Après avoir exposé avec talent la première partie, assez peu connue jusqu’à ce jour, d’une carrière devenue plus tard si glorieuse, dont la grandeur et les revers ne sont ignorés de personne, c’est précisément à la veille de son développement que s’arrête l’auteur, deux ans avant que Michel de l’Hospital fût nommé chancelier de France.

Solide, profond et sérieux, cet ouvrage est rempli de renseignements nouveaux sur la famille du futur chancelier, sur les épreuves auxquelles fut exposée son enfance, sur les difficultés contre lesquelles il eut longtemps à lutter, sur son talent d’écrire enfin, et sur ses curieuses poésies dont il reproduit un grand nombre.

Quelques mois avant que Michel de l’Hospital fût nommé chancelier de France, un magistrat qu’il a connu, et que, puissant, il eût sauvé, le célèbre Anne du Bourg, conseiller au parlement de Paris, pendu à la fois et brûlé en place de Grève, périssait victime du fanatisme implacable qui, treize ans plus tard, devait aboutir au dénouement tragique de la Saint-Barthélémy.

C’est le drame de cette lutte terrible, que M. Alfred Franklin a mis en scène dans un livre des plus émouvants.

La fille du conseiller en est l’héroïne et son nom : Ameline du Bourg, sert seul de titre à cet ouvrage, dont l’intérêt saisissant n’est pas l’unique mérite et qui se recommande également par le charme et la distinction du style, pur, élégant, correct et de bonne qualité.

La morale est parfois dans le roman plus que dans l’histoire, où l’historien n’a pas toujours le droit de l’introduire. Elle se trouve, d’un bout à l’autre, à force de bonne grâce, de bonne humeur, de bons sentiments et de bons exemples, dans le nouveau roman de M. P.-J. Stahl : les Patins d’argent.

L’Académie ne pouvait opposer à M. Stahl le souvenir, si honorable au contraire, de ses premières couronnes ; elle était toutefois disposée à se montrer pour lui d’autant plus exigeante ; mais, parmi les romans soumis à son examen, il lui a paru que celui-ci réunissait encore, au plus haut degré, les conditions du programme.

Comme M. Stahl l’explique lui-même en tête de sa préface, une Américaine, Mme Marie-Mapes Dadge, est le premier auteur des Patins d’argent. Ce témoignage lui est dû ; mais, composé surtout pour servir de guide dans un voyage en Hollande, son livre était trop en dehors du goût français pour qu’il suffît de le reproduire par une traduction littérale.

C’est à un grand travail d’adaptation, à un remaniement complet qu’a dû se livrer M. Stahl pour rendre ainsi l’ouvrage digne de ses lecteurs et digne, en même temps, de la récompense que l’Académie lui a décernée.

La liste des prix donnés au concours est épuisée ; il ne me reste qu’à parler de trois autres fondations spéciales destinées plutôt à honorer les écrivains eux-mêmes qu’à récompenser leurs travaux.

Anonyme en droit sinon en fait, le prix fondé en 1873 par un de nos anciens confrères, pour être décerné dans l’intérêt des lettres, a été attribué cette année jusqu’à concurrence de 2,500 francs à un jeune et vaillant poète que de brillants succès ne cessent de signaler à l’attention de l’Académie. Le lendemain du jour où ce témoignage de vive sympathie lui était ainsi accordé, M. François Coppée s’y créait un nouveau titre. Vingt-quatre heures plus tard, le prix tout entier se fût peut-être offert de lui-même à l’heureux auteur du Luthier de Crémone.

Quinze cents francs ont été réservés sur ce prix pour honorer, après sa mort, la vie laborieuse et utile de M. L. Étienne, recteur de l’Académie de Besançon, si malheureusement enlevé à sa famille au moment où, venant de la terminer à peine, il allait publier son Histoire de la littérature italienne depuis son origine jusqu’à nos jours. Excellent travail que l’Académie a voulu couronner sur la tombe de son auteur.

Parée en naissant d’un nom cher aux lettres et qui l’eût protégée au besoin, la première fille de Théophile Gautier a voulu se protéger elle-même, en présentant à nos concours un ouvrage en deux volumes intitulé : l’Usurpateur, épisode de l’histoire japonaise au commencement du XVIIe siècle. L’auteur, qui a particulièrement étudié les mœurs et les usages de l’extrême Orient, a rempli ce livre agréable et singulier, de détails nouveaux, curieux et intéressants.

L’Académie décerne avec plaisir le prix Lambert à Mme Mendès, née Judith Gautier.

Elle partage enfin le prix fondé par M. le comte de Maillé-Latour-Landry entre deux écrivains distingués, MM. André Lemoyne et Alexandre Piédagnel, dont elle a pu déjà, dans plusieurs circonstances, reconnaître le mérite, encourager les efforts et récompenser les travaux.

Voilà, messieurs, notre bilan de cette année. Les bons livres ne nous ont pas plus manqué que les bonnes actions, et, quand les ressources de son budget littéraire s’accroissent encore, l’occasion de les bien placer ne manquera pas davantage à l’Académie.

Digne aussi de son nom, qu’elle portait avec orgueil, et l’honorant même après elle, la veuve de Jules Janin, enlevée hier avant l’âge, vient de fonder, pour l’écrivain qui aura fait en français la meilleure traduction d’un ouvrage latin, un prix de 3,000 francs qui sera décerné tous les trois ans et qui s’appellera : Prix de M. Jules Janin.

L’Académie ne sépare pas, dans sa reconnaissance et dans ses regrets, ceux qu’un même bienfait et une même tombe ont à jamais réunis.