Rapport sur les concours de l'année 1860

Le 23 août 1860

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1860.

DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

Le 23 août 1860

 

 

MESSIEURS,

Les concours de littérature dont l’Académie est juge ne cessent pas d’exciter une émulation souvent marquée par de bons ouvrages. Dans le compte rendu de ces travaux, une grande place appartient à la fondation des Prix pour les ouvrages utiles aux mœurs, expression sous laquelle on a dû comprendre les saines doctrines et les fortes études, la leçon morale et l’œuvre d’art correcte avec talent. Vous reconnaîtrez aujourd’hui ces caractères dans les choix que l’Académie me charge d’annoncer.

Un savant et salutaire ouvrage obtient le premier rang c’est l’Essai de philosophie religieuse, par M. Émile Saisset. Ce livre, particulièrement approprié à un siècle d’investigation illimitée, offre le plus complet résumé des démonstrations philosophiques qui nous attestent Dieu et la Providence. Devant l’action funeste du panthéisme, les formes diverses qu’il a prises, le secours involontaire que parfois lui donne un zèle pieux, empressé à le signaler comme l’écueil fatal, mais aussi comme la déduction la plus spécieuse et la seule vraiment logique, en dehors de la vérité chrétienne, M. Saisset a voulu rétablir et défendre une première idée de la Divinité. Il a réclamé la notion naturelle d’un Dieu souverainement puissant et juste, qui ne se confondit pas avec l’univers, et aussi ne disparût pas de l’univers, aux yeux de l’homme à qui manquerait l’appui du dogme révélé. Ses autorités, ses guides dans cette œuvre sont les grands génies philosophiques des temps modernes, Descartes, Malebranche, Newton, Leibnitz, dont il analyse les raisonnements et les systèmes divers au soutien d’une conviction identique, en même temps qu’il relève les erreurs contraires, dans le scepticisme de Kant et le panthéisme différemment gradué de Spinosa et d’Hegel.

Ces analyses, où se retrouvent la méthode, la précision, l’élégance de l’habile écrivain, sont suivies de méditations à part sur quelques-uns des problèmes déjà éclairés de tant de lumières, ou obscurcis de tant de fausses lueurs. Prendre la parole après des maîtres éminents, succéder à de tels interprètes de la vérité ou même de l’erreur, c’était, ce semble, une grande hardiesse, même en admettant ce que le progrès du temps et le travail commun des intelligences doivent ajouter d’évidence et d’accroissement aux pensées vraies des grands hommes, et découvrir de faiblesse dans les sophismes de quelques esprits puissants qui n’ont pas été des esprits droits.

Là aussi, cependant, par cette élévation et cette justesse de sens qui est en affinité naturelle avec les grandes vérités, parce langage ferme et concis qui leur sied bien, M. Saisset n’est pas au-dessous de la tâche qu’il s’est imposée. Les Méditations sur la Providence dans l’univers, sur la Providence dans l’homme, sur le mystère de la douleur, comme s’exprime l’auteur, sont touchantes autant que fortes. Elles se lient à la pensée de religion et de prière, dernière fin de ce travail de logique et de science. L’Académie décerne un prix de trois mille francs à l’ouvrage de M. Saisset ayant pour titre : Essai de philosophie religieuse.

D’autres études fort diverses, d’attachantes biographies, des recherches de critique et de goût, d’heureux essais de poésie, des conseils et des tableaux de mœurs, ont fixé l’attention des juges. Mais, dans ce concours si varié, ils n’ont pas cru devoir marquer par quelques légères inégalités de récompense une différence de mérite souvent plus sentie que démontrée. Huit ouvrages ont paru dignes chacun d’une médaille de deux mille francs, qui les distinguât, sans les classer entre eux. Un de ces ouvrages a pour titre : « Le Chancelier d’Aguesseau ; sa conduite et ses idées politiques ; son influence sur le mouvement des esprits, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, etc., » par M. Francis Monnier, professeur au collège Rollin. Un autre est intitulé « Pellisson ; étude sur sa vie et ses œuvres, etc., » par M. Marcou, ancien élève de l’École normale agrégé des classes supérieures des lettres. Un autre a pour sujet la Satire en France au moyen âge, par M. Lenient, professeur de rhétorique au Lycée Napoléon.

L’ouvrage sur le chancelier d’Aguesseau répond de la manière la plus heureuse à l’objet du concours. C’est un bel exemple dans une haute fortune ; c’est, à toutes les époques d’une longue carrière, la peinture d’un grand homme de bien, formé par une sainte éducation de famille, savant magistrat dès la jeunesse, aussi respecté qu’aimable dans la vie privée, le modèle de toutes les vertus domestiques, capable aussi de grandes vertus publiques, digne et laborieux dans la retraite, autant qu’il avait été actif et scrupuleux dans le pouvoir.

Les traits dont l’auteur s’est servi pour décrire cette noble vie sont empruntés à de nombreux documents, quelques-uns inédits. Le récit est attachant, bien que parfois l’expression soit languissante ou négligée. On pourrait relever aussi, dans le jugement des choses politiques, un peu d’embarras et d’inexpérience, et quelquefois trop de rigueur en ce qui touche le chancelier lui-même. Mais l’intérêt de l’ouvrage est surtout moral. Que d’Aguesseau ait encouru de son temps quelque reproche de faiblesse, qu’il ait enfin cédé là où il avait résisté ; qu’il ait, par déférence ou même par honnête calcul, repris trop aisément ou trop longtemps gardé une place dans le ministère, ce sont des torts dont ne souffre pas aujourd’hui cette mémoire d’un grand jurisconsulte, et même d’un courageux magistrat, qui, dans l’autorité du Parlement de Paris, maintenait l’indépendance de la justice, et ne parut un moment se séparer de cette cause que pour la défendre encore et conserver une protection aux libertés du pays.

Dans le chancelier d’Aguesseau, la science profonde du magistrat, l’érudition élégante de l’homme de lettres, les méditations de l’homme religieux, relèvent le caractère de l’homme politique trop exposé parfois aux épreuves d’une cour qui ne méritait pas sa présence. Un autre nom, tout littéraire d’abord, puis mêlé à la vie publique du temps pour y trouver l’occasion d’un noble dévouement et de nobles écrits, le nom de Pellisson ne devait pas moins attirer nos regards. Rechercher avec un soin curieux les détails de cette vie qu’une ambition d’abord un peu subalterne semblait enlever aux lettres, mais que la disgrâce illustra, c’était un sujet bien choisi pour cette histoire des lettres habile à se renouveler par la peinture des mœurs et de la société. Ainsi étudiée, la carrière de Pellisson, défenseur de Fouquet, panégyriste de Louis XIV, historien de l’Académie et zélateur de l’unité religieuse, sera plus inégale et plus mêlée. Quelques incidents de sa prospérité seront jugés moins enviables que son malheur. Mais il restera digne de souvenir pour quelques-uns de ses actes et de ses écrits, pour son courage adroit et généreux, quand il plaidait contre la toute-puissance, et pour la bonne foi de son admiration, quand il flattait cette puissance, pour son amour des lettres et sa préoccupation plus vive encore de pensées plus sérieuses car une imagination mobile n’exclut pas un cœur sincère.

Tel est le jugement qui suit la lecture de l’ouvrage intitulé : Pellisson, Étude sur sa vie et ses œuvres, par M. Marcou. Exact dans ses recherches, écrivant d’un style naturel et animé, trop peu grave dans quelques détails, mais alors juste et sévère dans le blâme des choses qu’il raconte, l’auteur a fait un livre moral en faisant un livre vrai. L’Académie lui décerne une des secondes médailles du concours.

C’est également la récompense d’un livre d’érudition piquante, la Satire en France au moyen âge, par M. Lenient, professeur de rhétorique au lycée Napoléon. Le titre seul dit assez que tout ne saurait être sérieux dans cet ouvrage. La licence du vieux temps, la rudesse des mœurs accrue par l’anarchie de l’État, par la grossièreté du malheur et de l’ignorance, marquent souvent les citations qu’a recueillies l’auteur. Mais ce qu’il emprunte à cette ancienne poésie du nord et du midi de la France, il le fait servir de supplément à nos annales. Quand il ne peut donner une leçon de goût, il écrit parfois un bon chapitre d’histoire ; et, toujours instructif et bienséant pour son compte, il fait saillir, sous les traits originaux de chaque époque, toute la liberté de l’esprit français.

Ce n’est pas seulement la chanson, le fabliau, le poëme populaire qui fournissent des matériaux à cette étude. La prose du jurisconsulte, du politique, du prédicateur, donne aussi d’énergiques leçons. La satire est plus grave alors. Toutefois, il faut le dire, une sorte de rudesse bouffonne, la raillerie mêlée même aux images terribles domine j jusqu’à la fin dans les souvenirs rassemblés par l’habile critique, et représente à la fois un des caractères de l’esprit national et le caractère presque uniforme de ce qu’on a nommé le moyen âge.

Un autre travail de critique littéraire est l’objet d’une préférence de l’Académie. Mais il s’agit de l’antiquité et d’un grand nom dans l’histoire des lettres chrétiennes. Le titre est : Saint Jean Chrysostome considéré comme orateur populaire, et, sous ce titre trop restreint, les traits principaux de cette vie sainte et utile au monde, l’action politique du grand évêque, ses vertus, ses controverses, son éloquence, la manière dont elle s’est formée, les passions qu’elle combat, l’auditoire qu’elle a devant elle, sont étudiés avec sagacité. Mais sent-on Chrysostome revivre dans cette étude ? L’admiration du critique est-elle aussi éloquente que ses recherches sont exactes et variées ? Conserve-t-il, dans notre langue, à l’orateur qu’il nous représente, cette imagination qui charmait la Grèce asiatique ? A-t-il cet éclat, ce coloris d’expression nécessaire à l’effet et presque à la substance des pensées qu’il reproduit ? On ne peut le dire. L’ouvrage, exact et intéressant parles recherches, n’a pas assez d’admiration mêlée à la critique et assez de verve dans le langage. Mais, comme la probité du savoir et la fermeté du jugement sont un grand mérite, l’Académie décerne une des secondes médailles du concours à l’auteur de cette étude, M. Paul Albert, professeur de rhétorique au lycée de Dijon.

D’autres noms encore, d’autres talents sont donnés à nos concours par l’Université. L’Académie a volontiers accueilli sous de tels auspices un livre d’usage pratique, et non d’érudition, mais qui rentre dans la pensée première du fondateur de ces Prix. Les Mémoires d’Antoine, par M. Antonin Rondelet, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Clermont-Ferrand offrent un exemple heureux de cet enseignement du bon sens et de la conscience éclairée que Franklin rendit célèbre et populaire par quelques excellents écrits. On y voit en action tout ce que la conduite et le travail peuvent donner d’aptitude intelligente, de succès croissants, et enfin de bien-être assuré à un jeune ouvrier qui s’élève dans son état en faisant toujours son devoir. Très-simple dans les incidents, familier dans les détails, l’ouvrage est noble par le but. On n’y recommande que de bien faire ; et, par une conséquence naturelle, ce qui a été fait pour l’exacte justice, pour le bon ordre, pour la part d’action du plus modeste citoyen dans la paix publique, pour les obligations de famille, pour la fidélité aux engagements, pour l’amitié, pour la reconnaissance, devient un moyen de mieux faire et de prospérer en étant utile aux autres. C’est ainsi que l’ouvrier, en retour de son labeur irréprochable, de son active intelligence, se voit dans l’âge mûr heureux père de famille, propriétaire et magistrat. Jamais il ne fut donné meilleur exemple d’un bon naturel bien dirigé et d’une judicieuse ambition bien remplie.

Deux recueils de poésies sont aussi réservés par l’Académie pour le talent et l’emploi du talent. Ici un homme, jeune encore, qui a voyagé dans l’Orient, lui emprunte soit t une antique légende, soit de gracieuses ou terribles images. Il renouvelle la tradition populaire du Juif errant, et mêle à ce vieux récit quelques accents d’une émotion plus douce et comme une évangélique pitié. Il montre la miséricorde divine accordant la mort à l’homme maudit sur la terre. Ailleurs il peint les jalouses fureurs de l’Orient et les longues souffrances de l’amour fidèle. L’art peut manquer parfois à ses vers ; mais ils ont la puissance de l’imagination émue et la pureté d’âme dans la passion. C’est assez pour attirer l’attention de tous ceux qui aiment encore la poésie.

Maintenant que dans un autre recueil, le Livre des jeunes mères, cet attrait de la poésie soit associé aux pures images de la famille et de l’enfance, l’intérêt sera plus moral, plus précieux au cœur quand même l’expression semblerait quelquefois excessive ou recherchée. C’est la vertu innée des sentiments puisés aux sources vives de l’âme. Un peu de cette manne divine transforme tout ce qui l’entoure. La critique ici n’a point à chercher si, dans les inspirations que suit tour à tour le poëte, dans les incidents de bonheur domestique, les tendresses de famille, les soins de cœur qu’il décrit, son art n’est pas quelquefois moins vrai que son sentiment. C’est un tort de style, une imitation passagère, une influence de faux goût qui ne détruit pas l’accent même et l’harmonie de l’ensemble, parce que cet accent et cette harmonie tiennent à quelque chose au-delà des paroles. Souvent aussi cette vérité première a prévalu dans le poëte, et lui a dicté des vers sans effort, comme sans négligence, d’un naturel vraiment simple et qui répond à toutes les âmes.

Sans comparer des talents divers, sans graduer des mérites qui ne se ressemblent pas, l’Académie décerne à M. Édouard Grenier pour ses poëmes, à M. de Beauchêne pour le Livre des jeunes mères, des médailles semblables à celles dont elle a récompensé d’élégantes études d’histoire et de lettres. Elle a rapproché ces titres, en les honorant également. L’instruction approfondie le goût sévère de l’art, l’amour du vrai, sont à l’esprit ce que les sentiments purs et droits sont au cœur. À ce titre, l’Académie a compris encore dans ses choix une étude, trop chargée de détails, mais attentive à nos grandes traditions littéraires et qui en retrace bien quelques souvenirs, les Ennemis de Racine, au XVIIe siècle, par M. Deltour, professeur au lycée Bonaparte.

Ces dispositions d’équitable faveur pour une littérature classiquement studieuse n’empêchent pas l’Académie d’accueillir des tentatives d’une hardiesse qu’elle n’approuve pas en tout. Elle aime toutes les formes du travail et du talent, et elle se plaît à les signaler.

C’est ainsi qu’elle décerne aujourd’hui le Prix fondé par feu M. Bordin pour l’encouragement de la haute littérature. Un grand travail termine, une œuvre de système et de patience, mais d’une patience parfois créatrice, a fixé le choix de l’Académie. C’est la traduction en vers du Paradis de Dante par M. Ratisbonne. L’Académie a pensé que l’achèvement d’une entreprise dont le début avait été déjà récompensé par son suffrage, mériterait une distinction publique. Elle a vu ce qui devait manquer au succès d’un tel effort. L’époque de Dante, le caractère extraordinaire de son génie, l’aspect d’antiquité, indigène, il est vrai, qu’il a même pour ses lecteurs nationaux d’aujourd’hui, semblaient rendre souvent impossible la renaissance de sa poésie dans des vers français calqués maintenant sur les siens. Combien la diction et le rhythme de notre langue n’auraient-ils pas à souffrir d’une telle contrainte ! Que de fois notre vers se briserait-il sous le poids de la pensée du poëte Que de fois la fidélité littérale paraîtrait inculte et prosaïque ! Souvent aussi cette poésie originale, rendue dans sa rudesse, ne le serait pas dans sa naïveté, et ne semblerait plus que bizarre. Il n’est pas un de ces reproches que l’interprète nouveau de Dante ne puisse encourir dans quelque partie de son ouvrage et cependant il a osé avec. talent, et s’est inspiré de sa persévérance, égalant parfois dans ses rimes françaises l’harmonie des tercets italiens, et donnant çà et là, par quelque vers fort et simple, comme l’empreinte du poëte original. Sa traduction en vers est alors bien autrement fidèle que la prose française n’avait tenté de l’être dans les mêmes passages, sous des mains habiles. Enfin ce qui est plus encore, malgré les fautes de négligence ou de nécessité, malgré les choses inattendues qui choquent, pour prix de ce long travail, de cette pieuse admiration de Dante, on sent par moment comme un souffle de cette mélodie, dont les sons n’arrivent pas tout entiers jusqu’à nous.

L’Académie, non sans se souvenir des autres parties de l’œuvre achevée par M. Ratisbonne, décerne à sa traduction en vers des chants du Paradis le Prix fondé pour une œuvre de haute littérature.

Un autre concours, dont la palme annuelle fut longtemps arrêtée sur la même tête, nous ramène à la prose et à l’histoire. L’Académie, tout en honorant le grand travail dont elle a couronné plusieurs parties avec des restrictions et des louanges, n’a pas maintenu au XVe volume de l’histoire de France, par M. Henri Martin, le grand Prix fondé par le baron Gobert. Un travail nouveau, d’une forme très-différente, lui a paru mériter cette année la haute distinction que le nombre et l’activité des talents doivent rendre souvent mobile. Un ouvrage de peu d’étendue, mais d’intérêt grand et national, Jeanne d’Arc, par M. Wallon, membre de l’Institut, professeur d’histoire moderne à la faculté des lettres de Paris, a été choisi par l’Académie.

On sait quelles recherches savantes, combien de documents publics préparaient sur ce sujet l’œuvre de l’historien. On connaît aussi les pages touchantes, les vives peintures, les interprétations paradoxales que ce souvenir a de nos jours inspirées à des écrivains célèbres. C’est en dehors de ces secours et de ces rivalités que M. Wallon a trouvé place pour un ouvrage rempli de détails que leur enchaînement fait paraître nouveaux, distribué avec une simplicité non sans art, et nous faisant passer de la vie rustique de Jeanne d’Arc aux glorieuses épreuves de sa mission à Orléans, à Reims, à Compiègne, pour épuiser ensuite le récit de ses malheurs et de cette autre mission de souffrances terminée par son inique procès, et consacrée de nouveau par sa réhabilitation tardive, que l’historien et plus d’un lecteur transformeraient volontiers en apothéose chrétienne.

Un grand, un incomparable souvenir d’histoire nationale, le choix des détails, la simplicité du style, et dans l’historien cette disposition d’âme qui, sans voir partout le surnaturel, croit trop à la Providence pour ne pas reconnaître une mission divine à la simple jeune fille que sa foi en elle-même rendit si puissante à sauver son pays, voilà sans doute les conditions d’où vient le vif intérêt de cet ouvrage. L’Académie a senti cet intérêt, comme elle appréciait le travail savant de l’auteur ; elle y voit un titre à ce Prix fondé pour entretenir le culte des souvenirs français et susciter, par époques, le récit complet de notre histoire. Les grandes biographies sont autant de fragments précieux de la vie publique et de la destinée générale d’une nation. Ici, nous avons à la fois un personnage héroïque et un’ grand événement. Les recherches et le talent de l’auteur n’ont pas fait défaut ; son éloquence, c’est la réalité décrite dans les moindres détails et sentie avec âme. Si, dans la seconde partie de l’ouvrage, l’analyse et la discussion prédominent, s’il y a moins de place pour le récit animé, l’ouvrage entier n’en est pas moins digne du sujet, et tout à la fois satisfaisant et pathétique par l’exactitude. L’historien est ici d’autant plus ému qu’il a plus étudié et sa véracité fait la force de son expression. L’Académie décerne à l’ouvrage intitulé Jeanne d’Arc le grand Prix fondé par le baron Gobert, pour le morceau le plus éloquent d’histoire de France.

Le second Prix, de la même fondation était partagé, depuis quelques années, entre deux noms honorés de la .plus juste estime pour de curieux travaux sur notre histoire. L’Académie le transfère à l’ouvrage posthume d’un homme de lettres dont la carrière n’a pas été remplie comme le méritait son amour de l’étude et de la vérité. M. Ernest Moret avait entrepris une Histoire de France au XVIIIe siècle. Dans un premier volume qu’il a publié, il épuisait à peine quelques années de ce vaste sujet. Enlevé aux lettres par une mort prématurée, il a laissé des recherches, des portions de récits, quelques-uns épisodiques et remontant à des faits du siècle précédent, et, pour le XVIIIe siècle même, rien qui dépasse la mort de Louis XIV. C’est ce reste précieux d’une grande étude inachevée, c’est ce travail réuni dans deux nouveaux volumes, souvent inégal dans ses développements, mais attachant et neuf dans quelques chapitres, que l’Académie a jugé digne d’une marque d’honneur et de sympathie pour le nom et la famille de l’auteur. Elle décerne à l’ouvrage de M. Ernest Moret, Quinze ans du règne de Louis XIV, le second Prix fondé par le baron Gobert. C’est une dette de souvenir et de regret, dont elle s’acquitte envers les talents que la mort prévient dans leurs laborieux efforts pour acquérir la science et préparer ce qu’ils n’ont pu faire.

Un autre Prix, récemment fondé, permet à l’Académie d’honorer encore un de ces travaux d’histoire qui répondent au caractère de notre époque trop éprouvée de vicissitudes pour ne pas mieux comprendre les révolutions du passé. Un Prix fondé par feu M. Achille-Edmond Halphen, pour l’ouvrage que l’Académie jugerait le plus remarquable au point de vue historique ou littéraire, et le plus digne au point de vue moral était réservé par l’Académie, depuis deux ans. Elle en décerne aujourd’hui la valeur triennale à l’ouvrage de M. Émile de Bonnechose sur l’histoire d’Angleterre.

Cet ouvrage n’est pas sans doute l’histoire complète d’un tel pays durant plusieurs siècles ; mais ce n’est pas un abrégé superficiel et sommaire. C’est une étude attentive, dans les proportions suffisantes pour la variété et la précision des recherches, l’intérêt du récit et le jugement réfléchi des faits. Sur divers points de ce tableau si vaste, le nouvel ouvrage est inférieur sans doute à d’autres récits des mêmes événements, à d’autres portraits des mêmes hommes, souvent reproduits de nos jours. Mais il en offre la série dans un ordre sagement tracé, sur des notions bien choisies, bien comprises, et, avec ce sentiment de justice, de modération, de tolérance, qui est une grande part de la philosophie de l’histoire.

Ici, Messieurs, s’arrête notre examen, trop rapide pour tant d’ouvrages différents. L’Académie devait encore disposer du Prix fondé par feu M. le comte de Maillé Latour-Landry, et destiné à un jeune écrivain dont le talent déjà remarquable mérite d’être encouragé à suivre la carrière des lettres. L’Académie choisit un jeune homme plein d’ardeur pour l’étude. Elle a considéré, non pas quelques essais tentés ait théâtre, mais plusieurs morceaux de critique littéraire érudits avec un tour piquant d’esprit, et plus encore des leçons publiques où le génie d’un grand poëte étranger était bien étudié, curieusement approfondi, et célébré avec un talent de parole inégal, mais souvent heureux et toujours animé. Là où la comparaison était difficile, un tel mérite bien constaté nous a paru répondre à la pensée du fondateur. L’Académie décerne à M. Philoxène Boyer ce Prix d’encouragement et d’estime.

Un autre Prix, fondé par feu M. Lambert pour l’homme de lettres ou la veuve d’homme de lettres digne d’une marque d’intérêt public, laissait place au doute entre bien des infortunes qu’on voudrait alléger. L’Académie a choisi deux noms qui commandent l’intérêt à double titre, Mme Louise Fleury, dont le talent s’inspire de la vieillesse même pour trouver encore de beaux vers ; M. Thalès Bernard, érudit et poëte et, jeune encore, atteint de la plus douloureuse infirmité qui puisse s’attacher aux longues études et aux dernières années.

Parmi ces récompenses diverses confiées à l’Académie, et que l’intérêt public pour les lettres ne peut trouver trop nombreuses, nous n’avons point à décerner le Prix que l’Académie avait proposé pour un discours sur le génie et les écrits du cardinal de Retz. Les concurrents, en petit nombre cette fois, semblent n’avoir, dans un tel sujet, ni cherché le côté d’enseignement historique, ni fortement étudié le génie impétueux et inégal de l’écrivain supérieur, au milieu des passions et des fautes du politique. L’Académie maintient ce sujet au concours pour 1861. Elle n’en doit pas moins, selon l’ancienne forme, proposer, pour 1862, un autre Prix d’éloquence, c’est-à-dire d’étude sérieuse bien résumée par l’expression.

Elle eût pu choisir pour sujet l’éloge d’un de ces grands talents littéraires dont nous devenons la postérité, assez loin d’eux bientôt par le temps pour croire les juger impartialement. Mais elle a préféré une question plus générale et comme un terrain neutre dans le domaine des lettres. Elle a pensé qu’un genre entier de composition, analogue au génie français, et aussi varié que les formes de ce génie, aussi divers, aussi multiple que le sont dans leur objet et dans leur emploi l’imagination et l’observation, offrirait le plus intéressant sujet d’analyse morale et littéraire ; elle a pensé que ce genre de composition qui, à part ses interprètes privés, en quelque sorte, a tenté et comme attiré nos plus grands écrivains illustrés par d’autres ouvrages et s’est fait une place dans leur gloire, que le Roman français, en un mot, devait inspirer une étude attachante par les contrastes, liée de près à l’histoire des mœurs, ramenant, avec les noms les plus gracieux et les plus purs du XVIIe siècle, plusieurs grands noms du siècle suivant et des commencements du nôtre. Il lui a semblé que, même restreint à quelques époques, ce sujet bien compris appelait des recherches encore neuves, et permettait ou plutôt exigeait la précision des résumés, la tentative des vues générales et la peinture des changements de la société. Par cette considération, elle propose une Étude sur le roman en France, depuis l’Astrée jusqu’à René.

Pour un autre Prix, le Prix de poésie à décerner en 1861, l’Académie n’a pas voulu s’éloigner des événements et des pensées de nos jours. Elle a regardé l’Orient, où partout est inscrit, redouté, espéré le nom de la France et elle a proposé comme sujet de méditation poétique l’Isthme de Suez, c’est-à-dire la première idée, les progrès, l’avenir de ce grand effort pour hâter en Asie la civilisation de l’Europe pour allier la propagande des arts à celle de l’Évangile, pour accroître la transformation commencée de l’Égypte, pour élever de toute part, dans le changement du monde un obstacle au retour des atroces fureurs qui viennent de désoler la Syrie. Les sentiments généreux sont l’âme du talent. Ni la religion, ni la philosophie, ni le talent, ne peuvent laisser sans leurs bénédictions et leurs vœux tout ce qui doit servir l’humanité dans l’Orient, sur les pas du glorieux drapeau de la France.