Rapport sur les concours de l’année 1854

Le 24 août 1854

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1854.

DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

Le 24 août 1854

 

 

MESSIEURS,

Lorsqu’un sage, parmi les philosophes du siècle dernier, un homme de bien qui cherchait l’utile, en le voulant honnête et judicieux, institua nos Prix pour les ouvrages utiles aux mœurs, et que la première couronne fut, en 1786, décernée à l’ouvrage mondain et froid de madame d’Épinay, les Conversations d’Émilie, le fondateur et peut-être les juges étaient loin de prévoir toutes les destinations futures de ce nouveau concours, et quelles graves études, quels religieux traités viendraient un jour y prendre place.

Ainsi tout change avec le temps : tout se transforme, même en gardant des titres semblables ; et l’intelligence toujours en mouvement n’a souvent d’autres progrès qu’un retour salutaire. Dans une époque d’ancien pouvoir absolu tempéré par l’opinion, dans des années de paix, de loisir élégant, d’ingénieuse mollesse, on s’était enfin aperçu d’un défaut grave à cette société florissante ; elle ne sentait pas assez l’inspiration et le frein de la discipline morale ; on songea comment y suppléer ; et, selon la langue du temps, on proposa pour but à l’esprit de se rendre utile aux mœurs. Mais n’y a-t-il rien de plus à concevoir entre ces deux choses ainsi rapprochées, entre le travail de la pensée studieuse et la bonne conduite de la vie ? N’y a-t-il pas les croyances, les institutions, la religion, la vertu civile, tout ce qui élève l’espérance de l’homme et lui fait battre le cœur ?

Oui, certes ; et notre siècle, à travers tant de vicissitudes, a recueilli du moins cette vérité. De la morale usuelle, recommandée par le bon sens et l’intérêt bien compris, il est remonté à la source de toute morale, au pur spiritualisme ; et par le spiritualisme il a touché naturellement à la religion, où il rencontrait les mêmes principes sous une sanction sublime et sainte. Ainsi s’est confirmée de nouveau cette expérience de l’antique sagesse, que, dans les choses de l’intelligence, l’utile, c’est l’idéal ; que, pour se retrouver tout entier, l’homme doit se reporter vers Dieu ; que, pour bien vivre sur la terre, il doit la dépasser de ses vœux et de sa ferme croyance, et que le bon sens, comme l’élévation d’âme, a ses racines dans les cieux.

Cette marche du sentiment moral parmi nous, Messieurs, on pourrait presque la vérifier, époque par époque, dans le travail même de ces concours. On les a vus partir d’abord de quelques conseils de modération de science économique, et, pour ainsi dire, d’hygiène morale ; puis arriver par un long détour aux contemplations doucement enthousiastes et déjà toutes chrétiennes de notre ancien candidat et vénéré confrère, feu M. Droz, puis s’arrêter avec éclat aux grandes applications de l’esprit religieux et de l’Évangile dans la vie publique, telles qu’un jeune et rare talent, M. de Tocqueville, les avait saisies et admirablement décrites, sur le modèle vivant des États-Unis d’Amérique, là où elles sont le contre-poids et la sauvegarde de la plus grande liberté qu’ait encore obtenue et portée l’espèce humaine, puis enfin, sous une forme scientifique et spéculative, on peut voir, comme aujourd’hui, ces concours embrassant, à la lumière de la tradition religieuse et de la raison épurée, les plus hauts problèmes de l’existence mortelle et de la loi divine.

Société brillante du XVIIIe siècle, esprits souvent trompés, mais doux et philanthropes, qui aviez cru refaire et diriger le monde par de subtiles analyses de la sensation transformée, et par la recherche du bien-être privé, voulez-vous savoir ce qui, dans les institutions mêmes préparées par vous, est venu graduellement remplacer vos doctrines ? écoutez ce que l’Académie couronne aujourd’hui, un livre ascétique et savant sur la Connaissance de Dieu par un prêtre du nouvel Oratoire ; un traité abstrait et éloquent sur les obligations morales de l’homme, sur l’origine, l’essence, la nécessité divine du devoir, par un maître de l’enseignement laïque ! Que nous sommes loin des Conversations d’Émilie, des théories antimorales de Diderot et de Saint-Lambert, et même de la réfutation qu’en avait projetée Rousseau, et qu’avec un peu de complaisante faiblesse pour ses adversaires, il intitulait la morale sensitive ou le matérialisme du sage ! Quel horizon plus noble est rendu maintenant à nos regards !

Ce n’est pas sans doute, Messieurs, qu’une autre question ne puisse naître à la vue d’un des ouvrages couronnés aujourd’hui, et de ce titre moins complet en apparence que celui d’un immortel traité du XVIIe siècle, la Connaissance de Dieu et de soi-même, par Bossuet. Est-il besoin, dira-t-on, de faire sur une telle vérité une nouvelle leçon ? et cette leçon, quelqu’un peut-il oser l’écrire, après Bossuet et Fénelon ? Oui, répondrons-nous l’éternelle vérité, lors même qu’elle a reçu l’éclatante démonstration du génie, peut encore emprunter des témoins éloquents à chaque siècle qui passe. Les contradicteurs de cette vérité ne se relayent-ils pas, en effet, pour la combattre ? Ne rencontre-t-elle pas devant soi d’autres prétextes, d’autres tentations d’erreur ? Et n’est-il pas bon dès lors de varier l’antidote, pour l’approprier aux nouveaux symptômes du mal ? Près de nous, un exemple a été donné de cette perpétuelle renaissance d’une lutte identique et diverse c’était à l’occasion même de l’avancement des sciences physiques et de leur empire plus étendu chaque jour. Pendant que notre illustre Cuvier retrouvait les âges réels du monde, et, décomposant les couches de la surface terrestre, dénombrait les ordres divers d’existences aujourd’hui perdues qui avaient précédé l’espèce humaine, un illustre étranger, dont les vues généreuses étaient servies par sa richesse, s’est un moment inquiété d’une investigation si hardie et il a voulu en assurer la concordance avec les traditions sacrées.

Renouvelant avec plus d’éclat la fondation célèbre de Robert Boyle, il a suscité, parmi d’autres travaux, ces magnifiques études géologiques de Buckland, dont nous avons, ici même, accueilli la version savante. Dès lors, la vérité religieuse a resplendi elle-même de tous les phénomènes que l’exactitude illimitée de l’observation moderne découvrait, en fouillant le passé de l’univers ; et les titres généalogiques de l’homme ont grandi, pour ainsi dire, par l’étude des ruines immémoriales du monde qu’il habite et des révolutions matérielles antérieures à l’avénement de son intelligence.

Avec moins de nouveauté peut-être, pareil progrès ne semble-t-il pas possible dans la pure abstraction s’appliquant aux vues essentielles de la morale primitive ? Il faudra, pour cela, unir l’érudition à la sagacité méthodique, connaître à fond ce qu’avait pensé la philosophie ancienne, le confronter à la sagesse révélée, et savoir écouter cette déposition éternelle de la raison humaine interrogée sur Dieu et sur elle-même. Tels sont, en effet, les secours qu’a réunis le prêtre catholique et philosophe, dont nous avons eu à considérer l’ouvrage. À ces forces d’étude et de réflexion il joignait encore ce que la science ne donne pas, ce qui manque à la méthode de Clarke, cette ardeur naïve de l’âme, cette candeur persuasive d’un pur enthousiasme, qui a ses raisons, que la raison seule ne trouverait pas.

Toutefois le caractère éminent du livre de M. l’abbé Gratry, c’est la juste et grande part faite au discernement libre de l’homme et à la lumière naturelle, dans l’étude de la vérité. Notre époque a pu juger des dangers de la prétention contraire. Au milieu du mouvement religieux dont elle s’honore, elle avait vu d’abord cet heureux retour encouragé, prêché, recommandé au nom d’un seul principe, le principe d’autorité : c’était, il y a trente ans, le drapeau de la croisade Inaugurée par un homme éloquent, dont la parole impérieuse, s’attaquant à des âmes indifférentes, semblait vouloir les humilier encore plus que les convaincre. Irrité contre la raison, en haine des erreurs qui souvent lui échappent, il n’aspirait qu’a la dispenser d’elle-même par une soumission implicite et sans réserve. Mais qu’arriva-t-il de cette inexorable théorie ? L’esprit orgueilleux qui la propageait, comme le droit divin de sa propre pensée, étant un jour contrarié lui-même par l’autorité suprême qu’il avait adorée jusque-là, changea tout à coup la forme et l’objet de son dogme toujours absolu, et il passa brusquement de l’infaillibilité du pape à celle du peuple ; mémorable exemple d’un homme de génie égaré qui, pour avoir exagéré la doctrine de la soumission intellectuelle, a fini par être en schisme avec la foi, comme avec la raison !

Pareil danger ne peut jamais atteindre le sage interprète de la nouvelle congrégation de l’Oratoire. Comme il croit à la puissance de la raison, il cherche dans les monuments mêmes de l’esprit humain les premiers degrés de la longue déduction qu’il déploie sous nos yeux et qu’il enchaîne aux bases immortelles de la foi révélée. Platon, Aristote, puis les élèves chrétiens de ces grands hommes saint Augustin et, dans la suite des âges, saint Thomas d’Aquin, sont pour lui des moniteurs assidus qu’il interroge, qu’il compare, qu’il fait parler sans cesse, et dans lesquels il démêle avec une pénétration puissante jusqu’où va l’intelligence créée de Dieu et ce que Dieu lui dit encore l’œuvre naturelle de l’esprit humain, et la promulgation divine qu’elle reçoit.

Cette revue savante est-elle complète ? L’auteur, en comptant ainsi sur la route du temps les colonnes militaires de la science humaine, n’a-t-il omis aucun grand nom, aucune station digne de souvenir ? Je ne le prétends pas. Une autorité philosophique et généreuse qui nous est chère lui a reproché tout récemment d’avoir négligé un des flambeaux du moyen âge, qui brillait avant saint Thomas, et qui, sur cette grande idée de la connaissance de Dieu, découvrit dans le fond même de l’esprit humain le plus noble comme le plus irrésistible argument, celui dont Descartes et Leibnitz ont hérité, faute de pouvoir inventer au delà. Nous laisserons M. l’abbé Gratry répondre ou satisfaire à la critique de l’éloquent historien de saint Anselme. Peut-être, dans sou oubli volontaire, le savant oratorien a-t-il pensé que la belle preuve de Dieu énoncée par l’évêque de Cantorbéry était une de ces vérités trop analogues à l’esprit humain pour avoir une date certaine et pour n’avoir pas été trouvées plusieurs fois, comme l’Amérique fut découverte et reperdue longtemps avant Colomb ?

Une objection plus grave naîtrait pour nous, non d’un oubli du savant auteur parmi tant d’études approfondies, mais d’une réminiscence trop forte, d’une préoccupation trop vive de celle même de ces études qui touche le moins à la grande et universelle vérité dont il a entrepris d’accroître aujourd’hui l’évidence. Est-il vrai, comme il le dit plusieurs fois, comme il l’établit une fois sous la forme d’une équation algébrique, est-il vrai que le calcul infinitésimal, la découverte simultanée de Newton et de Leibnitz ait ajouté à la démonstration de l’existence de Dieu ? Manquait-il sous ce rapport, quelque chose à la conviction de leur prédécesseur Descartes et du siècle qu’il a rempli de sa lumière ? la clef des vérités morales était-elle suspendue à un problème de géométrie ? Sans doute, comme l’a dit Leibnitz, il y a de la géométrie partout et, bien avant Leibnitz, Platon proclamait la même vérité, quand il avait nommé Dieu l’éternel géomètre. Mais de ce rapport entre la loi suprême des intelligences et les lois immuables qui régissent la matière, fallait-il conclure comme l’a fait l’auteur, et faire, d’une découverte mathématique, même la plus sublime, le fondement nouveau de la première des vérités morales ?

N’était-ce pas plutôt le cas de distinguer, avec Pascal, ce que ce grand génie appelait l’esprit de géométrie et ce qu’il appelait l’esprit de finesse, en comprenant sous cette dernière et insuffisante expression tous les arts du raisonnement délicat et profond et, s’il faut parler d’infini, l’infini de l’âme et du cœur ?

C’est de la sorte en effet, c’est par cette grande route de l’intelligence humaine que s’étaient avancés dans la connaissance de Dieu tous ces précurseurs de M. l’abbé Gratry, dont il recueille les voix, après celles des philosophes anciens, et que souvent il leur préfère. Entre ces puissants interprètes du christianisme et le génie chrétien des Bacon et des Descartes, devant cet immortel Pascal que M. l’abbé Gratry n’aurait dû, par aucun respect humain, accuser d’égarement d’esprit pour avoir fait les Provinciales, qu’il nous soit permis de demander l’entière démonstration de Dieu aux seules notions que présentent Platon, saint Augustin, Descartes, Bossuet, Fénelon, Newton, dans sa sublime scolie à la fin de son Optique, Euler, dans ses Lettres métaphysiques, et tous les bons esprits dans ce qu’ils observent, et ce qu’ils écrivent d’après la méthode de ces grands hommes, et leur tradition, qui est celle de nos plus illustres contemporains. Le champ est assez vaste, car il embrasse l’infini moral, plus grand encore que l’infini géométrique.

Ces remarques, ou plutôt ces doutes, n’ôtent rien, Messieurs, au travail du savant religieux qui nous atteste aujourd’hui, par un ouvrage plein de mouvement et de vie, la renaissance de l’ancien ordre de l’Oratoire. Tout ami de la science et de la vérité doit honorer de son respect ces vies saintement studieuses, qui, du milieu de ce monde si mobile, si affairé, se dévouent dans la solitude à d’édifiants travaux. Pourquoi la retraite monastique aujourd’hui ne nous paraîtrait-elle pas aussi légitime, et parfois aussi nécessaire, qu’elle le fut à d’autres époques du monde ? Comme la barbarie, l’extrême civilisation a ses froissements, ses dégoûts, ses périls, qui fatiguent certaines âmes, et, pour leur rendre, en paix, la pleine possession d’elles-mêmes, les renvoient au désert, ou seulement les obligent à le créer autour de soi, par la règle et l’étude, tout à travers le bruit et les intérêts agités des villes. Avant le moyen âge, le monde avait vu semblables exemples dans la longue durée de Rome et de Byzance. Notre siècle peut les revoir et leur être redevable, soit de patients labeurs auxquels ne suffit pas la vie distraite et pressée du siècle, soit de savants et nobles ouvrages, tels que le livre de M. l’abbé Gratry, digne présent que le cloître fait à l’Académie, et que l’Académie se plaît à honorer de l’une des deux premières médailles du prix Montyon.

Auprès de cette œuvre métaphysique écrite d’une main ferme, avec toute la puissance de la raison et toute la ferveur de la foi, il sied bien de placer une sévère étude de l’intelligence philosophique sur la question la plus décisive de la vie. Elles aboutissent à quelque chose en effet, elles ont une vertu pratique, ces belles doctrines qui, de la croyance à Dieu, à la Providence, à l’âme immortelle, conduisent à la direction intérieure de l’homme, à ses devoirs, à sa fin. Avoir un parti pris sur toutes ces choses, voilà précisément l’éducation morale. Les dédaigner, ne pas y croire, ou ne pas y penser, c’est précisément la stupide insensibilité dont Pascal accusait une grande partie des hommes, et qu’il voulait corriger exclusivement par la foi. Moins une nation comptera de ces esprits vacillants, faibles, esclaves de l’intérêt, s’estimant positifs parce qu’ils sont bornés, plus cette nation sera capable de grandes choses, de dévouement religieux et civil, d’amour éclairé des lois ; plus elle aura chance de s’honorer dans les travaux de l’esprit et d’accroître la liste des noms chers à l’humanité.

« Si, par beaucoup de lectures et d’enseignements, » disait au Forum l’orateur romain, « je ne m’étais pas convaincu, dès le premier âge, qu’il n’y a de grandement désirable dans la vie que la gloire et l’honnêteté, et que, dans cette poursuite, toutes les peines infligées au corps, tous les périls de mort et d’exil doivent être comptés pour peu, jamais je ne me serais jeté, pour votre salut, au milieu de tant de luttes, et livré en proie aux assauts journaliers des méchants. » Un pareil témoignage, un pareil orgueil du devoir accompli n’appartient qu’à bien peu d’âmes dans le monde ; mais le principe dont il émane est à la portée de toutes les intelligences droites et fermes, et peut, dans des proportions infiniment variées, servir d’encouragement et d’appui ; car le devoir est partout dans la vie. Là où bien des hiérarchies sont détruites, seul il est encore la règle puissante de l’estime publique.

« Tout est dit sur les mœurs, et on vient trop tard pour écrire, » remarquait la Bruyère, « depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. » Le devoir cependant, Messieurs, son origine vraie, ses lois inflexibles, ses applications infinies, sa récompense assurée et sainte comme lui-même, peuvent paraître encore une source actuelle de vérités applicables. L’homme de talent qui vient de traiter ce sujet, avec la faveur publique, s’y était préparé, s’en était rendu digne par de suffisantes épreuves. Plusieurs années d’enseignement supérieur, soutenu dans une chaire célèbre, avec un grand éclat de savoir philosophique et de parole improvisée un livre érudit, impartial, sensé, sur l’école d’Alexandrie, ce dernier rendez-vous de la science et des erreurs du monde antique, un long noviciat de retraite et d’étude, un honorable et court essai de vie publique c’étaient là les titres qui recommandaient à l’attention le nouvel ouvrage, l’ouvrage substantiel et sévère de M. Jules Simon un tel augure n’a pas été trompé.

Deux choses trop souvent séparées distinguent hautement cet ouvrage, la rigueur, la fermeté du sens philosophique, l’intelligence, le respect, la prédication indirecte de la vérité religieuse : noble accord, qui ne doit pas être une trêve, un traité de paix seulement, mais plutôt un rapprochement sincère et durable, né du savoir et de l’expérience, fondé sur une philosophie, non pas plus timide, mais plus haute, et dès lors tout conforme à la maxime fameuse de Bacon et au testament religieux de Leibnitz !

Il est remarquable, en effet, que, traitant de la théorie et de la loi du devoir, l’auteur disciple de Kant sur quelques points, sans se départir d’une rigoureuse analyse, dans les choses mêmes du sentiment et de la foi, est conduit à reconnaître et se plaît à marquer les rapports profonds de la croyance chrétienne, et de son culte le plus complet, avec la nature intime de l’homme. Et, pour le lecteur éclairé, ce langage, et c’est par là qu’il intéresse, n’est pas une bienséance, mais l’aveu d’un esprit méditatif et convaincu, qui vous fait assister à son étude et partager son émotion.

Salutaire et puissant exemple qu’un pareil travail de la science, soit qu’on le compare aux excès récents d’athéisme antisocial, où sont tombés quelques adeptes égarés de la philosophie étrangère, soit qu’on l’oppose à cette indifférence du bien et du mal, à ce doute de toutes choses, excepté du succès, où se réfugient ailleurs tant d’esprits froissés par la perpétuelle instabilité du monde !

L’ouvrage de M. Jules Simon ne satisfera pas toujours les plus zélés lecteurs des pages les plus touchantes de M. l’abbé Gratry ; mais il y a dans les deux livres, ici avec la sûreté calme de la foi, là avec la dignité de la recherche sincère, un fonds commun d’élévation morale et de pureté spéculative. L’Académie ne croit pas suffisamment récompenser les deux nobles écrivains du bien qu’ils feront a des esprits différents, et parfois aux mêmes âmes ; mais elle croit être fidèle au caractère des lettres, en honorant publiquement les deux ouvrages, et en y attachant les deux premières médailles du concours.

Après ces efforts de science et de talent appliqués à de grandes vérités morales, l’Académie a voulu placer dans un ordre à part et récompenser de la seconde médaille un livre qui est bien moins un monument de l’art qu’une œuvre d’exemplaire piété pour le malheur, et une funèbre enquête sur le plus grand crime peut-être qu’ait sciemment commis la tyrannie démagogique. Le public a beaucoup lu cet ouvrage de M. de Beauchène : Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort ; et le public ne s’est pas plaint de l’excès d’émotion et de la torture morale que fait sentir à l’âme ce pathétique affreux de la réalité, le long supplice d’un jeune martyr né pour le trône, et tué à loisir, par de vils malfaiteurs, sous le poids des maux et des dégradations pires encore, dont une férocité stupide peut briser et détruire un faible et délicat enfant, qui portait en soi, avec le sang de son vertueux père, quelques gouttes du sang héroïque de Marie-Thérèse, transmises à travers le cœur de femme et de mère le plus déchiré qui fût jamais.

Tout révoltant que puisse être le récit minutieux de ces horreurs, lorsqu’il s’était rencontré de tels faits dans la vie des peuples, l’histoire même la plus majestueuse et la plus austère n’avait pas refusé de les décrire.

Le grand justicier de Dieu et de l’humanité sur les Césars de Rome, Tacite, raconte avec soin comment, après la captivité et la mort en prison d’un des derniers fils de Germanicus, Tibère, apparemment pour bien constater cette mort, fit lire en plein sénat le journal où le centurion, gardien du jeune prince, notait presque heure par heure ses souffrances, ses murmures, les coups dont il était souvent frappé, toutes les angoisses de son agonie et toutes les malédictions de son désespoir, jusqu’à la dernière, mêlée à son dernier soupir. « Les pères conscrits, » dit l’historien vengeur, « interrompaient avec un bruit confus, comme en signe de détestation. Mais dans toutes les âmes pénétrait une sorte de terreur et d’étonnement, que ce maître, jusque-là si rusé et si ténébreux à cacher ses crimes, fut arrivé à ce point de confiance, qu’abattant pour ainsi dire les murailles, il montrât lui-même son petit-fils sous le fouet du centurion, entre les coups des esclaves, sollicitant en vain les derniers aliments de la vie[1]. »

La tragédie cachée derrière les murailles de la tour du Temple était plus touchante encore, comme doivent l’être l’extrême innocence et l’extrême faiblesse sous une oppression qui consume lentement, pour ne pas être accusée d’homicide. C’était le renouvellement de la scène de mort du jeune Arthur, dans le Roi Jean de Shakspeare. Mais le grand poète anglais, si fidèle à l’histoire, avait trouvé lui-même cette horreur trop forte et quand il avait mis le gardien chargé du supplice tête à tête avec l’enfant royal, recevant ses plaintes, ses reproches mêlés d’innocentes saillies, il avait montré ce méchant lui-même, vaincu de je ne sais quelle pitié, appelant d’un signe les exécuteurs dont il doit s’aider, et les renvoyant machinalement, sans oser achever : et puis même, ces hommes brutes qui servent seulement au crime, le poëte, avec ce cri de nature que son génie donne à tout, faisait dire à l’un d’eux : « Je suis bien content[2] d’être hors de cette affaire-là. »

Ici, dans les instruments grossiers, comme dans les ordonnateurs du crime, personne n’eut cette pitié ; ou du moins elle ne vint à quelques subalternes que lorsqu’une longue agonie avait rendu déjà la mort infaillible. Conservons la procédure aujourd’hui détaillée et complète de cet horrible crime, commis par les Tibères de l’anarchie, qui cependant n’osèrent jamais l’avouer en public. Que, par les recherches religieuses, les scrupuleux efforts de l’historien, le récit s’en conserve comme une sainte et douloureuse légende !

Déjà il a appartenu à la puissance et à la poésie de rappeler ces souvenirs d’une affreuse époque, avec des expressions qui en conservent l’immortelle horreur, sans l’exagérer ni l’affaiblir.

Dans la variété de faits et de citations que M. de Beauchène réunit habilement à son sujet, il a rappelé à propos, d’après les véridiques et précieux Mémoires du comte Mollien, la belle parole de Napoléon, nommant la princesse étrangère devenue l’épouse d’un souverain le plus sacré des otages, et trouvant ainsi dans le meurtre de Marie-Antoinette quelque chose au delà même du régicide. On peut regretter que M. de Beauchène n’ait pas également rappelé, avec le même culte d’admiration littéraire, l’ode si belle et si pure consacrée de nos jours à la mémoire de l’enfant supplicié sans échafaud, qui fut nommé Louis XVII.

C’était un bel enfant qui fuyait de la terre ;
Son œil doux du malheur portait le signe austère ;
Ses blonds cheveux flottaient sur ses traits pâlissants ;
Et les vierges du ciel, avec des chants de fête,
Aux palmes du martyre unissaient sur sa tête
La couronne des innocents.

On entendit des voix qui disaient dans la nue :
Jeune ange, Dieu sourit à ta gloire ingénue :
Viens, rentre dans ses bras pour n’en plus ressortir ;
Et vous, qui du Très-Haut racontez les louanges,
Séraphins, prophètes, archanges,
Courbez-vous, c’est un roi chantez, c’est un martyr !

Où donc ai-je régné, demandait la jeune ombre ?
Je suis un prisonnier, je ne suis point un roi.
Hier je m’endormis au fond d’une tour sombre.
Où donc ai-je régné, Seigneur, dites-le-moi ?
Hélas mon père est mort d’une mort bien amère ;
Ses bourreaux, ô mon Dieu ! m’ont abreuvé de fiel.
Je suis un orphelin ; je viens chercher ma mère,

Qu’en mes rêves j’ai vue au ciel.

Ayons du soutenir, Messieurs, pour tout ce qui porte l’empreinte d’une grande justice, d’un noble désaveu national et, si nous sommes contraints à recueillir et à garder les longs procès-verbaux des malheurs et des crimes, n’oublions jamais de placer à côté les pures attestations du cœur, les immortelles réclamations morales qu’ils ont inspirées au génie du prince ou du poëte !

Nous sortons de ces images trop présentes des malheurs qu’a vus notre siècle, pour revenir aux leçons moins directes que donne l’histoire de tous les temps et ces leçons salutaires, nous aimons à les retrouver mêlées aux grandes œuvres de l’art.

C’est à ce titre, Messieurs, que l’Académie a fixé son attention sur un effort de langage et de goût, que nous appellerions impossible, si l’auteur n’avait pas assez souvent réussi. Un jeune écrivain d’un esprit étendu, d’une littérature variée, mais que rien jusqu’à ce jour ne désignait poëte, a entrepris de traduire en vers français les naïfs et sublimes tercets du Dante, et ce style si naturel et si fort, si antique et si neuf, né, ce semble, du même coup que la langue italienne, dont il est resté à la fois la racine et le faîte. M. Louis Ratisbonne n’a osé encore cette épreuve que sur l’Enfer ; et il vient d’achever ce terrible portique de l’épopée dantesque.

Buffon, dans le dernier siècle, louait beaucoup un brillant esprit du temps d’avoir tenté cette œuvre en prose. Il appelait la traduction de l’Enfer par Rivarol une suite de créations. Ce jugement ne serait pas confirmé de nos jours, et on ne doit y voir que le premier et grand effet de surprise dont quelques beautés du poëte, transparentes sous le coloris souvent fardé de l’interprète, frappaient notre goût classique. Le tort de Rivarol était presque toujours la paraphrase et l’élégance, au lieu de l’énergique vérité. Seulement, il n’avait pas éteint tout à fait ce rayon du poëte qui brillait comme la lumière du jour, s’échappant par quelques fentes de nuages, enflamme et embellit les vapeurs mêmes qui la couvrent. L’art du nouveau traducteur est tout différent ; il ne cache, il n’intercepte rien ; il cherche à voir et à montrer le Dante tel qu’il est, par son ciel, sa langue naissante, son âme altière, son génie sans scrupule et sans voile. Seulement, nos yeux sont-ils assez préparés à cette vision de gloire, et l’interprète lui-même est-il assez maître de sa main et assez sûr de ses couleurs, pour en approprier les teintes aux grands effets qu’il veut rendre ? Nous ne le croyons pas. Autrement, de quels hommages ne faudrait-il pas le saluer ? quelle couronne ne faudrait-il pas lui offrir ?

Tel qu’il est cependant, des juges délicats, des maîtres en poésie, autant qu’il nous en reste, ont applaudi à l’art parfois très-heureux du fidèle traducteur.

Une de leurs remarques, entre autres, c’est qu’il ne faut pas chercher cet art seulement à quelques endroits célèbres, lieux communs de toutes les mémoires, la porte d’Enfer, Françoise de Rimini, Ugolin. De même que le Dante, injustement loué quand il ne l’est que par parties, est presque en tout admirable, et, dans ses vastes récits, vous arrête au détour le plus inattendu par de merveilleuses surprises d’énergie, de grandeur ou de grâce, ainsi le nouvel interprète a souvent jeté et, pour ainsi dire, caché dans les moindres parties de sa tâche accablante, un vers heureux et simple, un reflet digne du poète. Il a paru seulement que son travail d’imitation fidèle, que sa précision calquée sur un si grand modèle atteignait mieux à la force qu’a la grâce et à la douceur, ces autres puissances non moins visibles de l’Homère toscan. C’est un avis peut-être pour le traducteur, de redoubler à la fois de naturel et d’effort, de soin sévère et d’harmonie facile, s’il veut approcher maintenant les beautés mélodieuses et plus insaisissables des deux autres mondes poétiques, environnés par Dante d’une trop sereine et trop inaccessible lumière. Mais, disons-le, même avant de franchir ces derniers horizons du ciel poétique, quelle noble étude, quelle inspirante préoccupation pour un jeune écrivain que de s’être avancé jusque-là, d’avoir aimé le grand et le beau avec ce patient amour, et d’en avoir quelquefois fait passer la lueur lointaine dans ses vers !

Un des devoirs de ce concours, Messieurs, c’est de recommander, c’est d’accueillir tout ce qui marque une vocation pure et, pour ainsi dire, des goûts élevés dans les lettres. À ce titre, des études, même purement érudites, des essais de recherche curieuse appellent une juste attention de notre part, et, lors même qu’elles manqueraient un peu d’exactitude rigoureuse et de méthode, elles peuvent encore mériter par de précieux détails d’être offertes à l’attention publique. C’est la pensée qu’a justifiée pour nous l’examen attentif du livre de M. Amédée Fleury : Saint Paul et Sénèque, ou Recherches sur les rapports du philosophe avec l’apôtre.

Nous n’ignorons pas les dangers de l’imagination et même du zèle pieux dans la critique. Nous savons que c’est un écueil pour un écrivain studieux que de vouloir démontrer en deux volumes le paradoxe brillant, la vue rapide, l’assertion impérative et courte d’un écrivain de génie ; et cependant, Messieurs, après avoir relu quelques pages des Soirées de Saint-Pétersbourg, tout en reconnaissant les côtés faibles, les citations peu concluantes, les inductions parfois excessives de M. Amédée Fleury, il est impossible de ne pas s’intéresser au problème spécieux qu’il a reproduit, de n’en pas suivre les détails, les hypothèses, les solutions apparentes. Rome et le Calvaire, Néron, Sénèque, saint Paul, quels souvenirs ! quelles rencontres ineffaçables dans la mémoire du monde ! L’apôtre qui avait, en Achaïe, comparu au tribunal du préfet Gallion, le frère même de Sénèque, et en avait obtenu l’impunité ou l’oubli, ce même apôtre, traduit quelques années plus tard, encore par des accusateurs juifs, devant un autre gouverneur romain, qui de Judée l’envoie à Rome sous la garde d’un centurion pour être remis aux mains du préfet du prétoire, Burrhus, et de là, comme citoyen romain, présenté au jugement même de l’empereur ; cet apôtre que de tels intermédiaires semblaient rapprocher du précepteur et du ministre de Néron, de ce philosophe si curieux de toute science, si chercheur de toute nouveauté, a-t-il en effet été connu de lui ? l’a-t-il entretenu ? lui a-t-il écrit ? Une sorte de vraisemblance favorise et l’imagination souhaite pareille entrevue de l’ancien monde et du nouveau, du stoïcien et du chrétien, des deux martyrs de Néron enfin. On se dit d’abord que, d’après le texte d’une épître de l’apôtre, il y avait des chrétiens parmi ce monde d’esclaves, d’étrangers, d’artistes, qui formaient la maison de César. On se dit que, dans une autre épître de l’apôtre, l’épître d’adieu avant le supplice, ce lion devant lequel il a paru, dit-il, dont il vient à peine d’éviter la gueule rugissante, ne saurait être que Néron lui-même ; et on se figure volontiers Sénèque comme assesseur du jeune tyran, et assez touché peut-être des paroles de l’apôtre pour que, grâce à lui, à ce moment du moins, un accusé survive à l’interrogatoire de Néron.

Puis viennent alors les légendes du temps, la tradition anciennement vulgaire du christianisme de Sénèque, les expressions de quelques Pères, Seneca prope noster, la correspondance, évidemment apocryphe, de Sénèque et de saint Paul, mais aussi les rencontres, les analogies de langage entre certains passages de l’apôtre et certaines maximes, certaines expressions des écrits du philosophe ; difficile et parfois trompeuse étude, où un détail de philologie servirait à démontrer un grand et curieux problème d’histoire !

Ce problème, Messieurs, reste au moins indécis, nous le croyons, après le travail de M. Fleury. Quelquefois même sa confiance trop affirmative, son empressement à saisir de faibles lueurs comme une pleine lumière, l’erreur manifeste de quelques-uns de ses rapprochements, ont affaibli de premières présomptions. On ne s’étonne plus alors que de grands esprits n’aient pas avant lui adopté cette opinion, que Bossuet, si versé dans toute antiquité, avec une imagination si amie de toute grandeur, n’ait rien dit de cette communication prétendue entre le philosophe et l’apôtre, dans les pages incomparables et toutes pleines d’allusions romaines qu’il a écrites sur saint Paul.

On s’étonne encore moins que tout récemment deux savants docteurs de l’Église anglicane, dans l’ouvrage[3] érudit et pénétrant qu’ils ont achevé en commun, sur l’origine, la vie, les voyages de saint Paul, en appliquant à cette étude toute l’habileté de la critique moderne et la connaissance approfondie des textes, des monuments et des lieux, ne donnent aucune place dans leur vaste travail au rapprochement hypothétique de Sénèque et de saint Paul. Manifestement, ce que de premiers indices font supposer, une science plus approfondie le dément ou du moins, pour cette science, la conjecture ne devient jamais un fait démontré. En rapprochant les dates les circonstances, les situations des personnes, l’évidence critique n’apparaît nulle part. Des sentiments, des maximes qu’on suppose empruntés directement par le philosophe à l’apôtre, se retrouvent, sous une date antérieure à l’un et à l’autre, dans des souvenirs de philosophie grecque.

Quant aux détails anecdotiques, ceux qu’a recueillis l’auteur, et d’autres même qu’il oublie, ne peuvent qu’entretenir le doute, mais non produire la conviction telle que l’exige la critique moderne. Au lieu de voir, par exemple, dans le récit de Tacite sur les derniers jours de Sénèque, ce que le grand historien certainement ne soupçonnait pas, une préparation toute chrétienne à la mort, comment M. Fleury n’a-t-il pas cité, interprété tel passage de Sénèque lui-même sur ses premières austérités philosophiques, sa diète pythagoricienne et les soupçons qu’elle excita ? « Le temps de ma jeunesse[4], » dit-il, « se rencontrait avec l’époque du règne de Tibère, où les cultes étrangers étaient bannis de Rome. Entre les marques d’affiliation superstitieuse, on plaçait l’abstinence de certaines viandes. À la prière de mon père, qui n’avait pas tant peur de la délation que répugnance de la philosophie, je revins à l’ancien usage, et il me persuada sans difficulté de me remettre à mieux souper. »

Ainsi Sénèque, bien avant saint Paul, et sous d’autres auspices, avait, pour ainsi dire, touché par les bords ces croyances de l’Orient, que certainement il n’adopta jamais, et devant lesquelles, même un demi-siècle après lui, le préjugé romain fermait les yeux clairvoyants de Tacite et de Pline le Jeune.

Mais ce qui peut manquer sur quelques points à la critique de l’auteur ne diminue pas l’intérêt moral du livre. Le problème biographique n’est pas résolu ; mais, sur la question générale de l’état du monde, de son aspiration vers un ordre meilleur, des salutaires émanations de la source divine ouverte en Judée, de l’influence déjà sensible de la chrétienté primitive par la réforme de la vie et l’empressement à la mort, combien de touchants détails, de belles et saintes leçons recueillies par l’auteur, et rendues partout dans un langage sincère et simple ! L’Académie est sûre de rencontrer l’assentiment du savoir le plus éclairé en décernant à ce travail incomplet, mais honnête et pur, une médaille d’honneur. Que l’auteur, si ce témoignage le flatte, s’attache encore à ces inspirantes études, qu’il abrège et qu’il fortifie son travail, et qu’en méditant sur ces merveilleux rapports de la conscience humaine avec la foi de l’Évangile, et sur ce progrès de souffrances par où les âmes s’avançaient à la lumière, il consulte davantage les premiers apologistes chrétiens, et spécialement celui qui disait, à la fin du second siècle, en souvenir de Néron : « Nous tirons gloire[5] d’un tel inaugurateur de notre proscription ; quiconque le connaît peut comprendre que ce qui était condamné par Néron était quelque grand bienfait pour, le genre humain. » Cet anathème au nom de l’humanité, cette émancipation chrétienne qui s’honorait de dater de Néron comme du représentant de la folie despotique et barbare devant la liberté de l’Évangile, c’est là surtout la leçon d’histoire religieuse et sociale que l’auteur a besoin de compléter dans son livre.

L’attention de l’Académie s’est encore attachée à d’autres études d’un intérêt moins grand. Car que peut-on comparer à de tels souvenirs ? quel fait, quel événement, quel homme du moyen âge peut intéresser à ce degré le sentiment humain ?

Bien des noms, bien des choses s’effacent dans le progrès du monde ; et ce que le goût des recherches historiques découvre ou réhabilite, devra souvent se perdre de nouveau dans l’accroissement continu de l’histoire générale.

Honorons cependant toute recherche scrupuleuse et libre qui restitue un caractère digne de mémoire, relève quelque vertu ou quelque vérité longtemps méconnue, fait surtout ressortir, à quelque époque que ce soit, la noblesse des travaux de l’esprit et le prix inaltérable du dévouement à la science. C’est ce côté moral de la biographie qui a désigné au suffrage de l’Académie trois ouvrages encore de formes très-diverses : une histoire de la vie singulière et des écrits presque inconnus de Savonarole, une vie étendue de Jacques Cœur, une étude sur Henri Estienne.

De ces ouvrages, le plus nouveau pour l’observateur, celui qui remplit une lacune dans la galerie déjà si serrée de l’histoire moderne, c’est la vie de ce religieux de Florence, personnage longtemps problématique entre le charlatan et le martyr, Savonarole, réformateur plutôt que factieux, mais par là même destiné, dans un siècle corrompu, à être puni d’une entreprise toute morale, comme d’un attentat sur la liberté commune. Ainsi s’explique et la puissance éphémère et l’abandon absolu de Savonarole, dont le nom est resté cher encore à quelques cœurs italiens. Avoir étudié cette tradition sur les lieux mêmes, dans l’entretien de quelques-uns des doctes et pieux successeurs du téméraire dominicain, avoir cherché partout les traits défigurés de son histoire et les restes inédits de ses pensées et de sa parole puissante, réunir enfin toutes ces notions dans un récit impartial, attachant, et dans un choix d’extraits habilement traduits tel est le travail d’un professeur distingué, M. Perrens, travail qu’il suffira de louer en peu de mots ici, mais qu’a t’avenir il faudra consulter comme le témoignage indispensable, sur un point curieux de l’histoire politique du XVe siècle.

Une autre physionomie, moins difficile à définir, après deux savants mémoires de l’Académie des inscriptions, le négociant, le ministre, le condamné Jacques Cœur, a paru le digne sujet d’une nouvelle étude à l’écrivain dont, sur d’autres questions, trois académies ont déjà distingué les recherches originales, le savoir précis et la judicieuse sagacité. Nous devons tous à M. Pierre Clément de mieux connaître et d’admirer à coup sûr le génie de Colbert, et la part qu’il eut au règne de Louis XIV : son travail curieux et piquant à la gloire du ministre déjà si célèbre parut aux plus habiles, souvent une découverte, toujours une justice nationale noblement rendue.

Sur Jacques Cœur et sur le XVe siècle, sur les finances le commerce, les arts de ce temps, M. Pierre Clément a peut-être moins cherché et moins trouvé qu’il ne l’avait fait plus près de nous, sur le XVIIe siècle et les premiers temps qui suivirent ; mais l’objection ne détruit pas le mérite. Si l’auteur n’a pas ajouté cette fois à la science des savants, il a du moins écrit, pour les lecteurs intelligents, un livre attachant et véridique, où l’intérêt naît de l’exactitude, et où, parmi trop de détails peut-être empruntés à l’histoire générale, se détache, en récit instructif et touchant, la vie d’un homme de bien et d’un homme public, plus avancé que son temps, et, par là même, puni de ses lumières et de ses services, comme d’autres l’ont été de leurs fautes. À ces titres divers, l’Académie a retenu et distingué ce dernier travail de M. Pierre Clément, à qui la science économique et la saine critique en histoire ont le droit de demander bien d’autres études encore et des vérités plus rares.

Cette fidélité aux engagements pris par un premier succès, nous aimons à l’honorer dans l’excellent travail de M. Feugère sur Henri Estienne et sa vie de labeur érudit et de persécutions. Maître dans les langues anciennes, et curieux des origines de la nôtre, M. Feugère s’est attaché, depuis plusieurs années, à ce XVIe siècle, qui, même dans les lettres, doit compter comme un des grands siècles de notre histoire pour l’étendue de la science la hardiesse des esprits les passions et les périls de la vie active, mêlés à la persévérance des profondes études. Quelle que soit en effet l’élévation des lettres françaises dans les deux. grandes moitiés du XVIIe siècle, leur éclat continué et leur puissance dans une partie du siècle suivant, quel rang ne faut-il pas laisser dans notre histoire au siècle d’Amyot, de Rabelais, de Calvin, de d’Aubigné, de Montaigne, de l’Hôpital, de Marguerite de Valois et d’Henri IV, et, pour ainsi dire, a toute cette veine du génie français d’alors, si remuant et si fier, si savant dans sa négligence, si spirituel dans sa rudesse, si plein de l’antiquité, et pourtant si original et si libre !

Étudier à part quelques physionomies de cette époque tumultueuse, remettre à leur place quelques-uns de ses grands travaux, bien comprendre et faire goûter sa langue expressive, c’est ce que M. Feugère a déjà fait, et ce qu’il applique heureusement au nom d’Henri Estienne, à ce nom immortel comme l’art même de l’imprimerie, et inséparable des deux idées sœurs de science et de liberté d’examen.

Henri Estienne, par son ardeur mobile, ses imprudences, ses merveilles de travail et de sagacité dans une vie si troublée, n’est-il pas quelque peu lui-même une image de l’esprit français, alors et plus tard ? Que l’auteur ajoute à ce portrait d’autres physionomies du même temps, quelques-uns de ces grands magistrats a qui l’étude de l’antiquité donnait une âme romaine ; et il aura bien mérité de notre histoire littéraire et de nos annales politiques en montrant le lien puissant qui les unit.

L’Académie décerne a chacun des ouvrages que nous venons de nommer une médaille de 1,500 francs.

Par la libéralité d’un nouveau fondateur, M. Bordin, elle aime à penser qu’elle aura bientôt l’occasion et le devoir d’accueillir encore quelques travaux de plus dans la critique savante et l’histoire, ces deux carrières que le temps semble plus particulièrement nous ouvrir. Déjà nous devons à une intention semblable le bonheur de pouvoir, depuis douze ans, immobiliser, pour ainsi dire, le grand prix annuel d’histoire de France sur un nom universellement honoré.

Un jour, nous n’en doutons pas, cette justice de l’Académie et du public envers M. Augustin Thierry, cette exception si singulière et si incontestée, dont il aura joui, seront citées comme un exemple de l’amour éclairé de notre siècle pour les lettres, et de cette équité qui s’y trouvait dans tous les esprits pour saluer l’illustration et consoler les souffrances d’un grand talent.

En maintenant aujourd’hui aux Considérations sur l’Histoire de France de M. Augustin Thierry, le premier prix Gobert, l’Académie se croit obligée à une justice pareille pour le titulaire actuel du second prix, M. Henri Martin, dont le remarquable travail sur la France de Louis XIV s’est augmenté d’un volume, écrit dans les mêmes conditions de recherche attentive et de sentiments vrais.

Dans la voie qui conduit à de tels succès, l’Académie cherche, Messieurs, à préparer de jeunes émules. C’est l’objet des prix extraordinaires qu’elle a proposés pour quelques études sur l’antiquité et sur le moyen âge elle n’a pas craint de paraître trop classique, en demandant un travail d’érudition et de goût sur Tite-Live ; et elle a ouvert un concours à d’autres égards non moins instructif sur Froissart.

Entre ces deux tâches si diverses l’appel à l’antiquité a été le mieux entendu. Parmi les ouvrages présentés, il en est un qui dénote un assez grand savoir d’humaniste et un esprit piquant et libre : c’est un discours ou plutôt un volume sur Tite-Live, avec cette épigraphe. In historia orator. Qu’a-t-il manqué à l’auteur pour obtenir le prix que plus d’un suffrage voulait déjà lui décerner ? Un peu de gravité dans la forme, et une admiration plus sentie et plus exprimée pour les grands souvenirs et l’imposant génie qu’il avait à juger.

Ce n’est pas sans doute que, dans ces études proposées depuis quelque temps à l’émulation littéraire, nous demandions par préférence ce qu’on a nommé des éloges académiques. Mais l’intelligence de la grandeur dans la vie humaine et du beau dans l’art, et l’étude du génie romain dans un historien qui en était pénétré, c’était par soi-même une œuvre où la science, la réflexion la critique même se résument dans un sentiment d’admiration qui, en donnant du prix a tous les détails, en n’y laissant rien de superficiel et de négligé, devait y répandre, non l’exagération de la louange, mais le sérieux et la vie de éloquence. Une part de ce travail pouvait être la reproduction même de quelques-uns des récits de Tite-Live, et comme l’écho de sa voix. Mais partout le soin sévère du style, la dignité du langage, devaient marquer, par le sentiment profond du peintre, le respect qu’il a lui-même pour son sujet.

Un nouvel effort, plus médité sur quelques points, un sentiment plus vif, sortant parfois d’une analyse plus courte, assurera le succès d’un travail où se marquent déjà bien des qualités heureuses de raison, de talent ; et l’Académie se félicitera d’avoir suscité, au profit des études classiques, une bonne leçon et un bon exemple de plus.

L’essai d’étude demandé sur Froissart a été moins heureux. Serait-ce que déjà nous nous lassons du moyen âge, étudié avec tant d’ardeur il y a vingt ans ? Ces beaux récits, cette langue heureuse, ce naturel charmant de Froissart, qui plaisaient tant au génie si antique et si poli de Fénelon, ne méritent-ils pas l’attention de notre siècle curieux du passé ? Lorsque l’institution si heureuse de l’École des chartes promet à nos antiquités nationales une succession d’habiles interprètes, ne trouverons-nous pas un homme de savoir et de goût, dont la critique nous prépare à l’intelligence et à l’admiration de notre incomparable chroniqueur ? L’Académie à meilleure espérance : elle proroge à 1856 le concours sur Froissart, et à l’an prochain le prix sur Tite-Live.

Elle se résigne à la même sévérité sur un autre sujet plus récent, mais non plus facile, dont le titre avait appelé de nombreux concurrents, les ce trésor posthume du XVIIe siècle, d’autant plus inestimable pour nous, que, découvert presque de notre temps, il en flattait pour ainsi dire l’esprit nouveau, par sa hardiesse de franchise et de génie, en même temps qu’il nous offrait la grande et curieuse image d’un temps si éloigné du nôtre.

Saint-Simon, un siècle après Louis XIV, a pris notoirement place entre les écrivains créateurs de cette grande époque par une originalité différente et toute à lui, plus ancien et plus neuf que la plupart d’eux tenant par un des bouts de sa longue carrière aux souvenirs de Louis XIII, et par l’autre à la Régence. Soit pour l’histoire des cours, soit pour la peinture générale des mœurs, soit pour l’étude du langage et de tous les mouvements où le plie la passion, il n’est pas dans notre littérature de type plus expressif et plus inépuisable ; mais le bien saisir, le suivre dans tous les détours où il suit les autres, est-ce l’œuvre de l’inexpérience, même aidée par le talent ? Pour reviser les jugements de Saint-Simon, quelle étude du XVIIe siècle, quelle connaissance de tous les faits, de tous les monuments, ne semblent pas nécessaires !

Pour la seule analyse de son génie de peintre et d’écrivain, que de choses à savoir des usages et de la langue de l’ancienne France !

L’Académie cependant a-t-elle eu tort de donner ce sujet ? Non ; mais il faut un grand travail pour répondre à son appel et pour la justifier de l’avoir fait il faut ce sérieux précoce qui vient par l’ardeur de l’étude, et qui colore de la vérité même des faits la réflexion et le style d’un jeune écrivain. L’Académie, qui a remarqué dans les quatorze ouvrages qu’elle a reçus plus d’une promesse remarquable de talent, et plus d’un bon ouvrage commencé, proroge le concours à l’année prochaine.

De ses prix ordinaires, l’Académie ne décerne cette année que le prix de poésie, déjà deux fois proposé, sur un sujet bien présent à la pensée par les souvenirs de 1825 et les événements de nos jours : l’Acropole d’Athènes.

Sans trop présumer d’aucune influence d’encouragement et de conseil pour animer ce grand art de la poésie, qui naît de lui-même et ne trouve guère sa puissance que dans sa liberté, l’Académie cherche toute occasion de le reconnaître et de le signaler à l’horizon c’est ainsi que, dès l’année dernière, elle annonçait, en dehors de tout concours, le talent grave et noble d’un jeune écrivain, tout préoccupé de la langue et de l’harmonie des Grecs, et leur empruntant, sous le titre de Poèmes antiques, quelques beaux essais d’une forme tour à tour austère et gracieuse. Cette année, elle décerne à l’auteur du recueil qu’elle désignait alors, à M. Leconte de Lisle, le prix Maillé Latour-Landry, généreusement préparé pour le début de la carrière difficile des lettres. Puisse le souvenir persévérant de l’Académie encourager un noble esprit et soutenir son espérance, que doit réaliser un jour la faveur publique !

Mais revenons, Messieurs, au concours même de cette année et à l’Acropole d’Athènes.

Parmi les nombreux essais qu’avait attirés le nom poétique d’Athènes, plusieurs ont intéressé vivement les juges, soit dans les limites du sujet bien rempli, soit même en dehors du sujet, par certains traits d’imagination, mêlés de pathétique.

Ainsi l’accessit même du prix et deux mentions obtenues offrent, avec des fautes et des négligences, un sentiment élevé quelques détails bien choisis et quelques vers inspirés d’un souffle de génie antique, tel que le donne parfois à des talents novices la première ferveur et le premier charme de l’étude. Le jeune auteur du poëme désigné pour l’accessit est M. Arthur Boissier.

L’impression des grands souvenirs de l’histoire et de l’art, sensible dans ce brillant essai, apparaît mieux encore dans l’œuvre d’un talent plus fort et moins réglé peut-être, s’abandonnant à sa verve et à sa rêverie jusqu’à s’égarer loin d’Athènes, mais pour rencontrer un pur et mystique enthousiasme qui remonte d’Athènes au Thabor, et de Socrate au Christ. L’Académie n’a pas classé cet ouvrage mais, en le laissant hors du concours, elle a voulu, par une exception bien rare, et spécialement autorisée, attacher une récompense publique, une médaille distincte du prix à quelques-unes des beautés de cette œuvre inégale et touchante que recommande encore le nom de M. Adolphe Dumas.

Le prix même, le prix unique était réservé au poëme inscrit n° 18, sous l’invocation bien sentie de quelques vers de Byron. Là, Messieurs, l’inspiration du talent et de l’étude a renfermé dans un cadre heureux la variété naturelle du sujet, et a su mêler aussi quelques traits originaux à une composition généralement sévère et pure. L’analyse et l’éloge ne sont pas nécessaires à cet ouvrage de madame Louise Collet, plusieurs fois couronnée. Le public va bientôt le juger par ses applaudissements ; et pour de bons vers qu’on doit entendre lire, le seul panégyriste utile, c’est un bon lecteur.

 

 

[1] Obturbabant quidem patres, specie detestandi, etc., etc. Tacite, Ann., Liv. V.

[2] I am best pleased to be from such a deed. King John, act. IV, sc. 1.

[3] The life and Epistles of saint Paul, by the Rev. W. J. Conybeare, etc., and the Rev. J. J. Howson, etc.

[4] « In Tiberii Caesaris principatum juventae tempus inciderat. Alienigenarum sacra movebantur. Sed inter argumenta superstitionis ponebatur quorumdam animalium abstinentia. Patre itaque meo rogante, qui non calumniam timebat, sed philosophiam oderat, ad pristinam consuetudinem redii ; nec difficulter mihi ut inciperem melius cœnare, persuasit. » SENEC., Epist. 108.

[5] « Gloriamur tali dedicatore damnationis nostrae. Qui enim scit illum potest intelligere non nisi grande aliquod generi humano bonum a Nerone damnatum. «  (TERTULL. in Apology.)