Rapport sur les concours de l’année 1844

Le 29 août 1844

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1844

DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

 

 

MESSIEURS .

Malgré l’attente et la curiosité plus que littéraire qui s’attachent à un des sujets de prix annoncés pour cette séance, nous devons vous indiquer d’abord les résultats de nos autres concours annuels. Deux fondations dignes de notre temps, deux encouragements destinés, l’un au talent historique, l’autre à l’enseignement moral, sont confiés à l’Académie : elle en doit compte au public ; et, soit qu’elle maintienne une sorte de dotation permanente en faveur du même ouvrage et du même homme, soit qu’elle ait à signaler par ses récompenses quelque production supérieure et récente, il lui est imposé de justifier sa décision devant vous.

Cette fois encore, après un mûr examen, l’Académie renouvelle à M. Thierry, au peintre célèbre de la conquête des Normands, à l’auteur savant et expressif des Considérations et des Récits sur l’histoire de France, la couronne qu’elle lui décernait il y a cinq ans. Sans qu’il soit besoin d’entrer ici dans un détail critique, dans une analyse comparative, et de nommer des ouvrages pour les déclarer inférieurs à ceux qui sont en possession du prix, on concevra facilement, par la nature même de ce prix, la persistance de nos suffrages. Ce n’est pas, en effet, ainsi l’a recommandé le testateur, un prix de recherches érudites, mais de talent et d’art, une palme pour l’éloquence simple et sévère, telle que la veut l’histoire. Or, dans les temps même les plus cultivés, cette perfection heureuse de l’art se rencontre rarement ; et tandis que des travaux d’investigation remarquables par la science et la sagacité se succèdent et souvent se modifient l’un l’autre, l’œuvre de l’historien éloquent, comme celle du poète, demeure intacte et longtemps sans rivale.

Que M. Thierry conserve donc la distinction, je voudrais dire nationale, qu’une prévoyance généreuse semble avoir préparée pour lui. Comme ce Romain dont parle Pline, il a payé de la perte de la vue l’honneur insigne acquis par ses efforts ([1]) ; et ni cet honneur qui permettait le repos, ni la souffrance qui décourage le talent, n’ont diminué son ardeur pour de nouvelles études qu’il rapporte tout entières à notre pays. Sous sa direction habile, déjà se coordonne le recueil des documents relatifs à l’histoire du tiers état en France, vaste et dernier aspect de nos annales naturellement réservé pour l’époque où le tiers état serait devenu la France. L’Académie a pu lire et juger la première partie du discours élevé, méthodique, plein d’idées générales et cependant précises qui doit ouvrir ce recueil, en éclairer d’avance toutes les parties, en marquer les détours et le terme. Puisse l’auteur trouver aujourd’hui dans l’unique consolation permise à son isolement, dans les marques continues de la faveur publique, la force de reprendre sa tâche et de travailler encore longtemps pour la France, qui s’intéresse à lui, parce qu’elle s’honore de son nom !

À tous les degrés, Messieurs, les prix de l’Académie sont un engagement comme une récompense. L’homme de goût et de talent nommé après M. Thierry l’a compris ainsi. Il a fortifié par de courts mais excellents morceaux d’histoire, la réputation durable que lui méritait son Tableau du règne de Louis XIII. Jeune encore, et maître de ses loisirs, M. Bazin peut entreprendre de plus grands travaux ; mais ceux qu’il a déjà consacrés à une de nos époques historiques gardent, au jugement de l’Académie, la place qu’elle leur avait décernée ; et le second prix, institué par le baron Gobert, est encore, cette année, inamovible, comme le premier.

L’Académie cependant se félicite, lorsqu’elle peut étendre le cercle de ses choix et attirer dans l’arène de ses concours quelque mérite nouveau ou trop peu célébré jusque-là. Il est également précieux pour elle, soit de révéler par le succès un talent ignoré, soit d’être l’interprète, même tardive, de l’estime publique envers des travaux lointains et presque étrangers. C’est ainsi qu’elle a renfermé dans notre littérature, et couronné comme utile aux mœurs, l’ouvrage de madame Necker-Saussure, de Genève ; c’est ainsi qu’aujourd’hui elle décerne le grand prix Montyon au récent écrit d’un religieux de Fribourg qui, longtemps occupé de l’éducation de l’enfance, vient de réunir les résultats de son expérience et de ses vues dans un livre qu’il a modestement intitulé : de l’Enseignement régulier de la langue maternelle. À la vérité, Messieurs, ce moine franciscain de Fribourg est le père Girard, déjà connu en Allemagne et en France par un petit nombre d’écrits originaux dans les deux langues, et par l’admirable école qu’il avait formée dans sa ville natale, où, la philosophie, la piété, la mode même venaient, il y a vingt-cinq ans, le visiter de tous les points de l’Europe.

Esprit supérieur, et naïf ami de l’enfance, passant tour à tour de l’enseignement primaire à une chaire de philosophie, unissant à la religion la plus fervente la charité la plus égale, homme de Dieu et de notre siècle, auquel il n’a manqué dans sa longue carrière aucune épreuve, pas même celle des persécutions jalouses que son humilité devait écarter et prévenir, le père Girard n’est réellement pas un étranger pour nous. Son ancienne école de Fribourg était avant tout une école française. Il y a quelques années, il reçut du roi la croix d’honneur, sur l’heureuse initiative d’un de nos confrères, alors ministre de l’instruction publique ; le livre qu’il vient de publier est écrit dans notre langue avec cette netteté, cette abondance, ce tour vif et simple auquel nous croirons toujours reconnaître un talent indigène ; et enfin, quoique naturalisé Suisse, l’auteur de ce livre, le père Girard, est Français d’origine.

Quant à l’ouvrage même, il présente et il résout une question pleine d’intérêt, surtout pour un pays qui, comme le nôtre, a noblement entrepris de généraliser l’instruction primaire, et de la rendre accessible et utile à tous.

Un tel principe, en effet, une fois posé, dans quelle mesure et par quelle voie peut-il le mieux se réaliser ? Là où la durée de l’enseignement doit être courte et son objet borné, il importe avant tout de bien choisir la méthode ; car de ce choix dépendra l’éducation même. Cette méthode est-elle purement technique, a-t-elle pour but exclusif la lecture, l’écriture, les règles de la grammaire et du calcul, l’enfant du peuple sera peu instruit et ne sera point élevé. Une tâche difficile charge sa mémoire, sans développer son âme. Un procédé nouveau est mis à sa disposition ; un atelier de plus lui est ouvert, pour ainsi dire ; mais la trace de cette instruction sera peu profonde, se perdra même quelquefois par définit d’application et d’exercice : et elle n’aura point agi sur l’être moral trop souvent absorbé dans la suite par l’assiduité monotone ou la fatigue excessive des travaux du corps. La seule, la véritable école populaire est donc celle où tous les éléments d’étude servent à la culture de l’âme, et où l’enfant s’améliore par les choses qu’il apprend et par la manière dont il les apprend. Cette idée simple et les conséquences qu’elle entraîne dans la pratique, le vertueux instituteur de Fribourg les avait saisies dès le premier âge dans l’exemple de sa propre mère et dans les soins qu’elle donnait à une famille de quinze enfants. Il fut dès lors frappé, nous dit-il, de ce qu’il a depuis ingénieusement appelé la méthode maternelle, en voyant comment la parole est mise sur les lèvres de l’enfant, et comment les pensées et les mots lui arrivent par une leçon instinctive où la mère, en lui nommant les objets sensibles, éveille en lui des idées morales, et lui parle déjà du Dieu qui a fait tout ce qu’elle lui montre. Longtemps après, lorsqu’il fut instruit dans les sciences, et dévoué par la vie religieuse au service de l’humanité, le père Girard se souvint de ces leçons domestiques ; il se demanda si ce mode d’enseignement donné par la nature ne devait pas être constamment suivi, et il demeura convaincu que l’étude du langage, qui n’est autre que celle de la pensée même, pouvait devenir le plus complet instrument d’éducation, comme elle en était le premier.

À la même époque, en Suisse également, un autre instituteur célèbre, Pestalozzi, exagérant une idée de Locke, voyait dans les mathématiques le fond de toute instruction, et prétendait se servir de cette science comme de la forme la plus heureuse et la plus sûre pour développer et diriger l’esprit de l’enfance. Le père Girard, qui estimait les innovations ingénieuses et le zèle créateur de Pestalozzi, lui faisait cependant un jour quelques objections sur le principe dominant de sa méthode. « Je veux, répondait Pestalozzi dans son ardeur d’exactitude, que mes enfants ne croient rien que ce qui pourra leur être démontré comme deux et deux font quatre. — En ce cas, reprit doucement le vrai philosophe, si j’avais trente fils, je ne vous en confierais pas un ; car il vous serait impossible de lui démontrer, comme deux et deux font quatre, que je suis son père, et qu’il doit m’aimer. » Pestalozzi, qui avait emprunté de Rousseau, et appliquait heureusement quelques vues utiles sur l’éducation physique de l’enfance, mais qui comprenait aussi toute la force du principe moral, ne discuta pas longtemps, et convint qu’il fallait admettre à l’égal des réalités mathématiques les vérités prouvées par la conscience et sensibles au cœur.

Mais, sur d’autres points, le contradicteur de Pestalozzi avait à combattre une autorité plus grave dont la séduction éloquente, affaiblie pour nous, dominait encore beaucoup d’imaginations candides ou systématiques de Suisse et d’Allemagne. Même après 1789 et l’expérience formidable qui, dans les années suivantes, avait mis en action certaines idées de Rousseau, ces idées n’avaient pas perdu leur empire. Le paradoxe célèbre, développé dans Émile, cette opinion au moins étrange qui, par respect pour la sublime notion de la Divinité, voudrait en préserver l’enfance, la lui cacher, la lui refuser, de peur qu’elle ne la reçût trop aveuglément, cette théorie contraire à la philosophie comme à la nature, et si hautement démentie par nos lois actuelles, avait gardé des partisans spéculatifs, même dans les pays où le culte public n’avait matériellement souffert aucune atteinte. On connaît les écoles sans culte un moment essayées en Angleterre par le réformateur Owen. Quelques tentatives d’éducation solitaire furent faites ailleurs dans le même système. On a pu lire, il y a quelques années, le récit ou plutôt la confession psychologique d’un écrivain ([2]), d’un philosophe allemand, que son père avait soumis à l’épreuve conseillée par l’auteur d’Émile. Resté seul, par la perte d’une femme tendrement aimée, ce père, homme savant et contemplatif, avait conduit dans une campagne écartée son fils en bas âge ; et là, ne lui laissant de communication avec personne, il avait cultivé l’intelligence de l’enfant par le spectacle des objets naturels placés près de lui, et par l’étude des langues, presque sans livres, et en le séquestrant avec soin de toute idée de Dieu. L’enfant avait atteint sa dixième année, sans avoir lu ni entendu prononcer ce grand nom. Mais alors son esprit trouva ce qu’on lui refusait. Le soleil, qu’il voyait se lever chaque matin, lui parut le bienfaiteur tout-puissant dont il sentait le besoin. Bientôt il prit l’habitude d’aller, dès l’aurore, au jardin rendre hommage à ce dieu qu’il s’était fait. Son père le surprit un jour, et lui montra son erreur, en lui apprenant que toutes les étoiles fixes sont autant de soleils répandus dans l’espace. Mais tel fut alors le mécompte et la tristesse de l’enfant privé de son culte, que le père vaincu, finit par lui avouer qu’il existait un Dieu, créateur du soleil et de la terre.

Le Père Girard, Messieurs, avait devancé dès longtemps cette réfutation expérimentale de la méthode de Rousseau. Dès 1789, dans un plan d’éducation qu’il proposait au gouvernement fédéral de la Suisse, il développait son principe d’enseignement, qui consiste à lier toujours à tout travail de la mémoire et du raisonnement une leçon religieuse et morale, un sentiment de l’âme. Mais il n’eut occasion d’appliquer ce principe à l’enseignement primaire qu’en 1804, après les orages que le contre-coup de notre révolution avait fait passer sur la Suisse, et lorsque les autels venaient d’être relevés en France par l’instinct social d’un grand homme.

L’école de Fribourg, qu’il fut appelé à diriger alors, réalisa bientôt le modèle d’une instruction élémentaire, en partie mutuelle, qui, donnant à tous les enfants un caractère commun de rectitude et de pureté, s’élevait avec les dispositions de quelques-uns d’entre eux, et les conduisait jusqu’où les portait leur esprit. Cette méthode, essayée, reprise, perfectionnée pendant une épreuve de dix-neuf ans, est-elle tout entière dans le livre que l’Académie couronne aujourd’hui ? Non, sans doute. Le détail, les applications manquent ; mais on discerne les principes lumineux du maître, on entend sa voix persuasive, son accent du cœur, qui rappelle quelque chose de Fénelon ou de Rollin, avec une sorte de liberté moderne et de judicieuse hardiesse. Ce que le père Girard veut former surtout, c’est la justesse d’esprit et la droiture de cœur. Ce qui s’appelle ordinairement du nom d’instruction, la lecture, la grammaire, l’analyse du langage, n’est pour lui qu’une forme, un cadre où il prétend renfermer une à une les principales vérités de la conscience et de la foi, de sorte que l’enseignement élémentaire qu’il donne comprenne toute une éducation religieuse et morale. La règle est posée ; il reste à voir, dans la suite de l’ouvrage, par quel art ingénieux et sans effort le maître pourra lier et ramener toujours les déductions souvent arides de l’enseignement élémentaire à quelque vérité religieuse, à quelque sentiment du cœur. Que le vertueux vieillard, qui a conçu et pratiqué ce système salutaire d’études, et qui vient d’en tracer l’introduction d’une main si ferme encore, achève de rassembler ses souvenirs, ou plutôt de les publier ! Il n’est pas d’écrit qui mérite mieux d’être offert à la France, et qui, en répondant à la constitution généreuse de l’enseignement primaire dans notre pays, puisse donner à cet enseignement de plus sages et de plus utiles conseils.

Après cet ouvrage si digne du prix Montyon par le bien qu’il rappelle et par celui qu’il peut inspirer, l’Académie partage des récompenses inégales entre plusieurs écrits de forme très-diverse : un recueil de fables de M. Halévy, où la leçon morale a reçu souvent de la fiction et des vers un tour agréable et piquant ; un tableau de mœurs parisiennes, dessiné avec facilité et avec choix par M. Vander-Burch ; un livre de purs et judicieux conseils offert aux ouvriers par M. Égron, et récompensé d’un prix plus élevé que les deux autres ouvrages, comme pouvant faire plus de bien. Nous n’avons pas à discuter ces livres, dont le premier éloge est dans le but qu’ils se proposent. Il nous reste à vous parler du travail que l’Académie avait elle-même présenté à l’émulation des jeunes écrivains ou des hommes de goût et d’expérience que pouvait tenter un sujet difficile.

« À toi, Voltaire, disait un poète anglais du dernier siècle, à toi de plonger dans l’abîme des âges et d’élever les exploits des héros ; à toi le drame, le drame renouvelé ; à toi la muse épique, l’histoire et la poésie. » Ces vers de Thompson, ce libre hommage d’un contemporain étranger, ne s’adressaient qu’à Voltaire au milieu de sa course et ne célébraient qu’une moitié de son prestige et de sa puissance. Il restait encore cachée dans l’avenir cette lutte de quarante ans, diverse, infatigable, mêlée de génie et d’erreurs, amenant par l’indépendance des esprits et la contradiction des idées avec les institutions, une révolution sans limites, d’où devait sortir, à travers les interruptions et les retours, un nouvel ordre social fondé sur la tolérance religieuse, sur l’égalité civile et enfin sur la liberté politique régulièrement affermie, la liberté politique, ce but et cette récompense du progrès des peuples civilisés.

À ce point de vue qui frappe aujourd’hui tous les regards, l’écrivain célèbre, le grand artiste disparaît devant le novateur ; ou plutôt son art, son talent, son génie, ne semblent plus que des instruments qui servaient un besoin de son temps, et une pensée principale par laquelle il était emporté lui-même. Mais lorsque telle a été la mission toute polémique d’un homme de lettres, lorsque, au lieu de charmer et d’élever doucement les âmes, il les a troublées par le doute ironique et irritées par la passion, le jugement impartial de la postérité commencera bien tard pour lui. Sa mémoire aura des ennemis, comme il en avait lui-même ; et surtout si, dans les écarts de son imagination et l’ardeur de ses controverses, sous l’influence tour à tour augmentée et subie par lui des mœurs de son temps, il a eu le tort de blesser quelques-uns de ces sentiments profonds qui sont la vie morale de l’homme et auxquels la liberté même le ramène, sa gloire, quelque grande qu’elle soit, en souffrira toujours ; et il n’obtiendra pas cet éloge complet et paisible que l’humanité décerne à quelques bienfaiteurs irréprochables, qu’elle respecte autant qu’elle les admire.

Parfois, dans la vicissitude des opinions et la réaction des partis et des souvenirs, sa célébrité toujours présente semblera se ranimer avec plus d’éclat encore par une sorte de précaution ou de représaille ; mais, par cela même, son éloge le plus ingénieux et le plus calme aura toujours quelque chose de militant et de contesté, comme toute sa carrière. Ce n’est pas cependant d’après cette seule considération que l’Académie, s’écartant de la forme ordinaire de ses programmes, a demandé un discours sur Voltaire. Elle voulait aussi, en appelant la libre discussion, limiter le sujet. Peut-être un jugement définitif sur Voltaire ne saurait être séparé d’un examen de toute la littérature du XVIIIe siècle, ni l’examen de cette littérature de l’histoire du temps dont elle était, pour ainsi dire, la puissance publique, dans le déclin de tout le reste. Cela nous ramènerait à la grande question traitée dans cette enceinte, il y a trente ans. Sans la recommencer aujourd’hui, il fallait du moins sortir des formes et du cadre restreint d’un éloge. Le dernier siècle, dans l’ardeur du combat, était disciple des idées de Voltaire et de Rousseau ; le nôtre en est juge. Ce changement de point de vue sans doute ne doit pas inspirer une ingrate sévérité envers ceux qui, même en abusant quelquefois de la liberté de la pensée, fondèrent le droit de s’en servir. Mais cette liberté que nous leur devons en grande partie, il nous sied bien de la conserver tout entière à leur égard, et d’apprécier impartialement leurs fautes comme leur génie.

Cette disposition, qui est celle de notre époque, a généralement marqué les ouvrages envoyés à l’Académie. Le jugement s’y montre libre, sans exagération et sans faiblesse. Dans un seul de ces discours, écrit d’ailleurs avec savoir et verve, la censure, constamment amère, se rapproche des hyperboles outrageuses qu’un spirituel écrivain, l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, prodiguait à Voltaire, au XVIIIe siècle, aux parlements, à Bossuet lui-même, et généralement à toutes les innovations postérieures à Grégoire VII. Une telle violence n’est pas un jugement. Le premier prosateur du XIXe siècle, dans l’ordre du temps et du génie, le peintre immortel des bienfaits du christianisme sur le monde, M. de Chateaubriand avait su répartir à Voltaire le blâme et l’éloge, le regret et l’admiration, avec une impartialité bien autrement habile et puissante. Cette modération était l’exemple à suivre. Mais il faut qu’elle sorte d’un vif sentiment et d’une étude profonde, qu’elle ne soit pas un calcul, mais une vérité.

Parmi les trois discours qu’a distingués l’Académie, il en est un où ce mérite est d’autant mieux atteint, que l’auteur, esprit grave et sévère, se tient dans une sorte d’abstraction élevée, et regarde plutôt les lois générales de l’humanité que les hommes qui les exécutent et les faits qui les expriment. Ce discours, qui porte pour épigraphe : Deposuit potentes et exaltavit humiles, et qui décrit avec énergie un côté du sujet, n’a point paru en saisir également toutes parties. Peut-être aussi la pensée forte mais un peu tendue de l’auteur n’a-t-elle pas assez de rapport avec cette pensée si prompte, si naturelle, si brillante dans sa justesse, qu’il fallait partout suivre et juger. L’Académie, en estimant ce travail d’un homme de talent, n’a cru devoir lui accorder que la première mention. Une seconde mention est réservée à un esprit évidemment moins mûri par l’étude. Le discours n° 13, portant pour inscription :

J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin,

est remarquable par des connaissances assez variées, une vive intelligence de quelques parties du sujet, une expression souvent heureuse, quand l’auteur pense d’après lui-même. Ce jeune auteur, M. Henri Baudrillart, peut s’honorer d’avoir été nommé dans un tel concours.

L’Académie a jugé que le sujet qui, nulle part, n’était traité tout entier, avait du moins reçu sa forme la plus ingénieuse, son expression la plus piquante dans le discours inscrit n° 10, sous cette épigraphe : De omni re. Cette déclaration d’universalité, cette promesse de parler de tout, qui passe du sujet au panégyriste, est sans doute un écueil ; elle exige une rapidité qu’on peut croire superficielle, et qui le sera quelquefois ; elle entraîne des jugements trop nombreux et trop concis pour ne pas donner prise à plus d’une objection ; elle ne permet pas d’insister assez sur des restrictions nécessaires ; elle abrège, en généralisant trop l’éloge, comme le reste. Ces difficultés n’ont point échappé sans doute à l’homme de talent dont l’Académie couronne le spirituel et élégant travail. Il les a vaincues sur quelques points, éludées sur d’autres. Il analyse plus qu’il ne juge ; mais nulle part le rôle de Voltaire dans le XVIIIe siècle, sa tactique de succès et de parti, sa politique de conquérant des esprits, n’avaient été si vivement décrite, avec tant de nerf et de sagacité. La lecture publique louera mieux que je ne saurais le faire cet ouvrage, où M. Harel montre un goût et un art qui auraient dû depuis longtemps signaler son nom dans les lettres, retard injuste et pénible dont vos suffrages voudront le dédommager aujourd’hui.

Avant cette lecture du discours sur Voltaire, je dois cependant annoncer le nouveau prix d’éloquence proposé par l’Académie : c’est l’Éloge de Turgot, de l’homme qui par la raison et la droiture s’éleva presque au génie, qui porta dans le pouvoir les vues d’un sage et le cœur d’un citoyen qui fut le ministre hardi et fidèle de Louis XVI, le digne ami de Malesherbes, et un des plus éclairés précurseurs de nos institutions et de nos lois.

 

[1] Magnum, sed pro oculis datum. Pline, liv. VII.

[2] M. Santenis.