Rapport sur le concours d’éloquence de l’année 1816

Le 25 août 1816

Jean-Baptiste-Antoine SUARD

RAPPORT

DE M. SUARD

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LE CONCOURS D’ÉLOQUENCE POUR 1816.

 

 

Lorsque l’Académie française conçut l’heureuse idée de substituer les éloges de nos grands hommes aux lieux communs de morale qui, depuis plus de cent ans, faisaient en général le sujet des prix qu’elle avait à décerner, elle ouvrit à l’éloquence une nouvelle carrière également utile à la littérature et à la morale. Ces hommages publics, rendus au génie et à la vertu, sont le plus noble emploi de l’art de la parole.

Quelque assurée que soit la gloire attachée aux noms illustres, il n’y a point de gloire qui ne puisse recevoir un nouvel éclat, soit par les aspects nouveaux sous lesquels un écrivain considère les titres qui en sont le fondement ; soit par les traits heureux, par les couleurs brillantes dont il sait en embellir le tableau.

N’est-ce pas d’ailleurs servir efficacement la mémoire des grands hommes, que de rappeler l’attention du public sur leur caractère ou sur leurs talents, sur leurs actions ou sur leurs ouvrages ? C’est surtout à l’égard des écrivains que cet effet a paru le plus sensible. Les meilleurs esprits ont relu avec plus d’intérêt Montaigne, Corneille, Fénelon, Boileau, lorsque leur éloge a été mis au concours. Et quel est l’homme de goût qui n’a pas acquis sur les beautés de leurs ouvrages quelque lumière nouvelle produite par la lecture des pièces couronnées, ou par les discussions qu’elles faisaient naître ?

Un ancien a dit que la belle statue de Jupiter, par Phidias, avait ajouté à la religion des Grecs. Ne pouvons-nous pas dire que le touchant éloge de Marc-Aurèle, par Thomas, a ajouté à l’espèce de culte que l’on rendait à la mémoire de ce bon et vertueux empereur qui a réalisé un des rêves de Platon, en montrant au monde ta philosophie sur le trône, faisant le bonheur des peuples ? « On ne peut, dit Montesquieu, lire sans une espèce d’attendrissement la vie de Marc« Aurèle ; et tel est l’effet qu’elle produit, qu’on a meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes. »

Je me plais à citer Montesquieu dans une solennité consacrée particulièrement à honorer sa mémoire ; mais un intérêt plus grand encore fera de cette séance une époque mémorable dans l’histoire littéraire. L’Académie française détruite avec la monarchie se relève avec elle ‘et par elle. Elle trouve dans son auguste protecteur un prince ami des lettres, digne de les éclairer par ses lumières, et de les diriger par son goût, comme de les encourager par ses bienfaits ; qui, en les cultivant pour elles-mêmes, y a trouvé un adoucissement aux longues et cruelles épreuves que le ciel lui avait préparées, et qui, en remontant sur le trône où l’appelait sa naissance, trouvera encore dans les goûts de l’esprit une douce compensation aux contrariétés qui troublent souvent le règne le plus juste-et même le plus heureux.

Tout présage au monarque que nous avons recouvré le bonheur que méritent la sagesse et la bonté, et une gloire aussi pure que nouvelle. Éclairé par les lumières de son siècle, par celles de l’expérience, et par celles d’un esprit supérieur, il vient de donner à l’autorité royale un appui qu’aucun autre ne peut remplacer, dans cette Charte qui consacre tous les droits du monarque, en même temps qu’elle garantit à la nation tous ceux qui constituent la vraie et légitime liberté.

L’instabilité des gouvernements tient d’ordinaire à l’indécision dans les principes qui doivent régler l’exercice des pouvoirs ; ce qui arrive toujours lorsque la législation n’a pas suivi dans sa marche celle des mœurs et de l’opinion. Un bienfait inappréciable de la Charte sera de fixer, d’une manière certaine, l’action et les bornes des pouvoirs, et de prévenir par là ces luttes d’autorité qui ont inquiété le gouvernement pendant presque toute la durée du dix-huitième siècle, et qui ont préparé, plus qu’aucune autre cause, la terrible explosion d’où sont sortis tant de crimes et de malheurs.

Rallions-nous à ce signe d’alliance entre le peuple et son Roi. Leur union est le seul garant assuré du bonheur de l’un et de l’autre. Que la Charte soit pour nous ce qu’était pour les Hébreux l’Arche Sainte qui contenait les tables de la loi. : défendons-la contre les derniers efforts d’une faction abattue : ce vœu est celui qui retentit aujourd’hui dans la France entière. Si l’ombre du grand publiciste qui a répandu la lumière sur les principes des monarchies constitutionnelles pouvait assister au triomphe que nous lui décernons, elle appuierait de son autorité les sentiments que j’ose exprimer. L’éloge de Montesquieu ne pouvait jamais être prononcé dans des circonstances plus favorables. L’Académie s’honore elle-même par l’hommage qu’elle lui rend ; elle l’a compté parmi ses membres ; plusieurs d’entre nous l’ont vu siéger dans des séances publiques que celle-ci rappelle.

Pardonnez, Messieurs, à un vieillard, adorateur du génie, de se livrer à un mouvement de reconnaissance mêlé d’un peu d’orgueil, en se rappelant que, bien jeune encore, il a eu le bonheur d’être admis dans la société de Montesquieu, et qu’il en a reçu des témoignages de bienveillance qui ont été un des plus doux souvenirs du reste de sa vie.

J’avais admiré de bonne heure dans ses ouvrages la profondeur unie à la finesse, l’énergie à la grâce, l’éloquence à une austère concision ; enfin les arts les plus exquis de la parole appliqués aux plus nobles objets qui puissent occuper la méditation humaine.

En voyant un si grand homme dans le négligé de sa vie domestique, j’admirais encore en lui une simplicité de manières qui encourageait la modestie timide, sans permettre cependant la familiarité ; un entier oubli de sa gloire, mais qui n’excluait pas le goût de la louange ; une habitude de distractions toujours réparées par les retours d’une bonté naïve ; une vivacité de discours qui avait l’air de l’abandon, mais d’où s’échappaient des éclairs de génie.

Je ne me permettrai aucunes réflexions sur les vues aussi grandes que nouvelles qui caractérisent le génie de Montesquieu ; elles ont été analysées avec un rare talent dans le discours qui a mérité la couronne, et dont je me reproche d’avoir retardé si longtemps la lecture.

Le concours pour l’éloge de Montesquieu n’a pas rempli toutes les espérances de la seconde classe de l’Institut qui l’avait proposé. La plupart des concurrents sont restés fort au-dessous de la grandeur du sujet. Un discours a paru supérieur à tous les autres par l’étendue du plan, par la justesse et la sagacité des observations, surtout par le mérite d’un style élégant, animé, varié dans ses tons, et qui décèle un goût formé par l’étude des grands modèles en tout genre. Aucun autre ne pouvait lui disputer le prix.

Un seul a été jugé digne d’une mention honorable par des beautés réelles. L’analyse de l’Esprit des Lois y est surtout traitée d’une manière qui annonce de l’esprit, des lumières et de bonnes études. Le style en a paru inégal et quelquefois trop familier. Mais l’auteur a mérité un reproche plus grave, en énonçant des opinions exagérées et quelques idées inconvenantes qu’un écrivain sage ne devait pas se permettre. Ce discours, enregistré n° 9, a pour épigraphe :

« II fit rougir l’esclave en lui montrant sa chaîne. »

L’auteur ne s’est pas fait connaître.

Le discours couronné, enregistré n° 13, a pour épigraphe : Le Genre humain avait perdu ses titres, Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus. L’auteur est M. Villemain. C’est pour la troisième fois qu’il reçoit, dans cette même enceinte, la palme académique. À vingt-deux ans, il remporta le prix pour l’éloge de Montaigne. Deux ans après, il en obtint un second pour un discours sur la Critique littéraire. Celui qui, à vingt-deux ans, sait juger un philosophe aussi profond et aussi original que Montaigne, et qui, à vingt-six agis, sait apprécier le génie vaste et brillant du plus sublime des publicistes, présente une singularité digne d’attention. Un esprit si étendu, un talent si flexible, un goût si délicat et si sûr dans un âge si peu avancé, annoncent un écrivain digne de concourir, avec les esprits supérieurs et les talents distingués qui nous restent, à rendre à la littérature française le caractère qui en a fait si longtemps l’école de l’Europe ; c’est à eux à donner l’exemple de cette pureté de la langue, nécessaire même au génie, et de cette fidélité aux principes éternels de la raison et du goût, dont le siècle de Louis XIV nous a laissé de si imposantes leçons ; ils sauront en même temps enrichir leur pensée des lumières que les progrès naturels de l’esprit humain ont créées dans le XVIIIe siècle.

L’Académie française, établie pour maintenir et propager les mêmes principes, ne perdra pas de vue les devoirs qui lui sont imposés. Elle renaît sous d’heureux auspices ; l’éclat de cette séance, où elle se présente au public pour la première fois, ne peut qu’animer son zèle. Soutenue des regards du monarque généreux à qui elle doit sa nouvelle existence, elle trouve dans son sein un nouveau motif d’encouragement : elle a choisi, pour présider à ses travaux, un digne héritier du nom de son fondateur, que ce nom, toujours honoré parmi nous, semble intéresser personnellement à la gloire du corps dont il est membre. D’ailleurs, un ministre chargé de veiller aux plus grands intérêts de la France, a des vues trop élevées pour regarder la prépondérance littéraire de sa nation comme indifférente à sa gloire, et même à sa puissance.