Rapport sur le concours de poésie de l'année 1812

Le 25 août 1812

Jean-Baptiste-Antoine SUARD

RAPPORT

DE M. SUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1812.

 

 

Le concours qui est l’objet de cette séance extraordinaire offre à l’Académie un double intérêt. En rendant un hommage public à une action noble et courageuse, elle vient décerner une nouvelle couronne à un jeune écrivain déjà couronné plusieurs fois dans cette même enceinte.

Il serait superflu de rappeler ici les circonstances du généreux dévouement d’Hubert Goffin, qui, par une conduite également humaine et courageuse, est parvenu, aidé de son fils, à sauver d’une mort cruelle et presque inévitable soixante et onze ouvriers enfermés dans une mine de houille subitement inondée.

Cet événement, annoncé dans tous les papiers publics, a excité dans le temps un intérêt universel, et a mérité à Hubert Goffin une récompense honorable de la part d’un souverain, appréciateur éclairé de ce qui est grand, et rémunérateur généreux de ce qui est utile. L’Académie y a vu aussi une occasion de seconder les vues de son auguste fondateur, de servir la cause de la morale publique, et de remplir en même temps l’objet de son institution, en offrant à l’émulation des poëtes un sujet nouveau, digne d’exercer à la fois et d’honorer leur talent.

Elle a fait frapper une médaille pour en former un prix mis au concours, et destiné au meilleur ouvrage en vers qui lui serait adressé sur le dévouement d’Hubert Goffin. C’est rappeler la poésie à la dignité de son antique destination, que de l’inviter à célébrer les belles actions, et à honorer les bienfaiteurs de l’humanité.

Quelques esprits chagrins[1] ont prétendu que de tels encouragements devaient être offerts au talent, mais non à la vertu ; qu’ils pouvaient faire naître quelques bons ouvrages, mais non de bonnes actions. Il n’est aucun paradoxe qu’avec un abus facile de l’esprit on ne puisse revêtir de couleurs spécieuses ; mais celui-ci est réfuté par la raison, par l’expérience et par le sentiment.

L’Académie française décernait tous les ans un prix destiné à l’action de vertu qui avait été jugée la plus digne d’être ainsi honorée. Ceux qui ont assisté à quelques-unes des séances académiques où ce prix était proclamé n’ont pu oublier de quel vif intérêt elles étaient animées, quelles touchantes émotions elles élevaient dans tous les cœurs sensibles, quelles douces larmes coulaient de presque tous les yeux, lorsqu’on voyait des personnes simples, d’un état quelquefois obscur, d’un maintien toujours modeste, recevoir, au milieu d’une assemblée imposante, un honneur d’autant mieux mérité qu’elles n’avaient jamais songé à y prétendre.

Qui peut douter que ces scènes attendrissantes ne laissassent, dans l’âme de la plupart de ceux qui en avaient été les témoins, des impressions salutaires, qui les disposaient à se rendre meilleurs, ou du moins à regretter de ne pouvoir le devenir ?

La politique et la morale ont un égal intérêt à honorer les bonnes et grandes actions par des solennités publiques, qui en augmentent l’éclat, en étendent l’influence, en perpétuent le souvenir.

On élève des monuments de marbre et de bronze en mémoire des actions héroïques : pourquoi refuserait-on des monuments plus modestes, souvent aussi durables, à des actes de vertu, d’une nature moins brillante, mais d’un effet non moins utile ? Les simples couronnes de chêne que les Romains réservaient à ceux qui avaient sauvé la vie à un citoyen, n’ont peut-être pas moins contribué à la grandeur de Rome que les ovations et les triomphes décernés à ceux qui avaient gagné des batailles ; et ces honneurs publics décernés à la vertu n’auraient-ils pas encore une utile influence, quand ils ne serviraient qu’à avertir quelques hommes de ce qui mérite leur estime et leurs hommages, qu’à leur faire mieux apprécier la moralité des actions, et à réveiller en eux ce sentiment de justice dont le germe est au fond de tous les cœurs ?

Les hommes rassemblés sont toujours frappés de ce qui a de la grandeur, et touchés de ce qui annonce de la bonté ; c’est l’effet nécessaire de ce principe d’intérêt, mobile général des actions humaines. La multitude est juste, parce que la justice est l’intérêt de tous ; elle applaudit aux actions de vertu, parce que chacun, en particulier, a intérêt que les autres pratiquent la vertu : ce n’est qu’en s’isolant, qu’entraînés par des passions ou des intérêts momentanés, les hommes agissent contre les mêmes principes qu’ils applaudissent étant réunis, mais qu’ils ne violent guère sans quelque remords.

Une religion qui commande l’humilité et tend à la perfection voudrait que, dans les actes de bienfaisance, la main gauche ignorât le bien qu’a fait la main droite. Ce précepte à quelque chose de sublime ; mais par cela même il est d’une difficile exécution. Dans l’imperfection de notre état social, il semble même contrarier l’intérêt public, qui exige que les bonnes actions soient connues, qu’elles aient même de l’éclat, pour donner à l’exemple une plus puissante influence. Il faut, a dit un philosophe du siècle dernier, il faut que la vertu se montre ; car elle est plus contagieuse que le vice. Cette pensée étonne par la hardiesse de l’expression, mais la vérité n’en est que plus frappante. Il est certain que la vue d’une bonne action nous inspire plus naturellement le désir de l’imiter, que la vue d’une mauvaise.

Ces âmes nobles et fortes, qui font une grande action comme par instinct, et qui trouvent dans leur propre sentiment la seule récompense digne d’elles, méritent notre admiration et nos respects ; mais elles sont malheureusement très-rares. La plupart des hommes, même parmi les meilleurs, ont besoin, pour faire le bien, d’être soutenus par les regards publics. La Rochefoucauld a dit : La vertu n’irait pas loin, si la vanité ne lui tenait compagnie. La vanité, quand elle vient au secours de la vertu, mérite au moins de l’indulgence. Combien d’actes de courage n’auraient. Jamais existé, s’ils n’avaient été inspirés par l’espoir d’une distinction, d’un éloge, même d’un salaire ! Ne refusons pas ces appuis à la faiblesse humaine. Était-ce la pure vertu qui faisait dire à Alexandre : O Athéniens ! qu’il m’en coûte pour être loué de vous ? Thémistocle avouait que la musique la plus agréable à son oreille était le concert des voix qui célébraient ses exploits. L’un des plus grands et des meilleurs hommes qui, malgré quelques faiblesses, aient honoré l’espèce humaine, Cicéron, ne pouvait dissimuler son amour de la louange ; et il est permis de penser que sans cette passion, peut-être même sans l’excès où elle a pu être portée, il aurait servi sa patrie avec moins de courage, et cultivé l’éloquence avec moins de gloire. Il pensait qu’on ne dédaigne la gloire que lorsqu’on n’a ni les talents ni les vertus qui peuvent y prétendre.

Mais la gloire ne se fonde pas sur l’opinion momentanée d’une multitude, que ses premières impressions entraînent toujours et qu’elles égarent trop souvent ; elle est le fruit de l’approbation réfléchie des hommes éclairés, épurée et confirmée par le temps. L’Académie, dans l’hommage qu’elle rend au brave Goffin, n’a fait que s’unir à l’opinion générale ; elle ne craint pas que cet hommage soit désavoué par la postérité.

Si le concours dont nous allons rendre compte n’a pas satisfait aux vues de l’Académie aussi complétement qu’elle l’aurait désiré, il n’a pas non plus frustré ses espérances ; I a même excité une émulation extraordinaire parmi nos poëtes. Soixante-neuf concurrents se sont présentés dans la lice ; et, dans ce nombre, l’Académie a regretté de ne pas apercevoir ces écrivains d’un talent éprouvé, et accoutumés à s’y montrer avec distinction.

Des soixante-neuf’ pièces admises au concours, quatre seulement ont mérité d’être distinguées, mais à des degrés très-inégaux. Une seule a paru supérieure à toutes les autres, et a obtenu le prix sans concurrence. L’Académie aurait préféré de voir plusieurs rivaux balancer ses suffrages, et se disputer le premier rang. Cette pièce, enregistrée n° 66, a pour épigraphe ces mots d’Horace : Celebrare domestica jacta. L’auteur est M. Millevoye, dont le nom a été proclamé plusieurs fois dans nos concours, et toujours avec des témoignages honorables d’estime, confirmés par les suffrages des gens de goût.

La pièce n° 67, ayant pour épigraphe : Si fractus illabatur orbis, impavidum ferient ruinae, a obtenu l’accessit. L’auteur est M. Mollevault, correspondant de la classe d’histoire et de littérature ancienne, à qui on doit plusieurs ouvrages qui annoncent un talent naturel, cultivé par l’étude des grands modèles.

Deux autres pièces ont paru mériter une mention honorable : l’une est le n° 58, avec cette épigraphe : Je sens qu’il agrandit mon être, et je crois à ma dignité. On en lira quelques fragments, qui ont fait regretter à la classe que les autres parties de l’ouvrage n’aient pas été traitées avec le même soin ou le même bonheur. L’auteur ne s’est pas fait connaître à l’Académie. La deuxième pièce, jugée digne d’une mention particulière, est le n° 3 ; il a pour épigraphe : Celebrare domestica facta. Des traits d’esprit et de talent, des vers heureux, n’ont pu balancer les négligences fréquentes et les graves défauts qu’on y a remarqués. L’auteur est M. Verdier de la Coste, chevalier de l’empire.

Nous terminerons ce rapport par une réflexion que nous avons déjà faite sur le même objet ; mais on est souvent obligé de répéter cc qu’on a intérêt à persuader, parce que ceux qui n’ont pas un égal intérêt à le retenir oublient par légèreté, ou feignent d’oublier par un motif moins excusable.

L’institution des prix académiques ne peut avoir pour objet que d’exciter l’émulation parmi les jeunes littérateurs ; car ces prix ne peuvent être un objet d’ambition pour des écrivains dont la réputation est déjà établie sur de longs succès. L’Académie ne peut donc pas espérer que dans les ouvrages destinés à ses concours, même dans ceux ‘qu’elle couronne ou qu’elle distingue par d’honorables mentions, il ne se trouve pas encore de grandes imperfections ; mais son but étant d’encourager, son devoir est de porter particulièrement son attention sur les beautés propres à chacune des pièces qu’elle examine. Ce ne sont pas les défauts, mais les beautés, qui caractérisent le mérite d’un ouvrage, comme le talent d’un écrivain. Les qualités qui annoncent un vrai talent, un bon esprit et un goût sain, effacent de nombreuses imperfections : c’est sous ce point de vue que l’Académie examine les ouvrages destinés à ses concours. Il y a un genre de sévérité qui sert le talent en l’éclairant ; c’est le seul qui convienne à un corps littéraire, spécialement institué pour veiller au maintien des vrais principes de la langue et du goût. Il y a un genre de sévérité qui décourage le talent en l’affligeant ; celui-là peut convenir à une classe d’écrivains qui, n’ayant ni les mêmes sentiments à satisfaire, ni les mêmes devoirs à remplir, s’occupent plus de ce qui peut amuser un grand nombre de lecteurs, que de ce qui peut honorer les lettres et favoriser leurs progrès.

 

 

[1] Voyez, dans les œuvres de Champfort, le discours qu’il avait composé pour imiter l’assemblée nationale à détruire les académies.