Pasteur et les Lettres

Le 25 octobre 1951

Louis Pasteur VALLERY-RADOT

SÉANCE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU JEUDI 25 OCTOBRE 1951

Pasteur et les Lettres

DISCOURS

DE

M. PASTEUR VALLERY-RADOT
Délégué de l’Académie française

 

MESSIEURS,

Les Lettres sont-elles supérieures aux Sciences ? Sujet de dissertation qui aurait pu tenter Fontenelle, Voltaire ou d’Alembert et que, de nos jours, la Sorbonne pourrait proposer aux élèves de philosophie. J’imagine que la plupart concluraient que les Sciences sont supérieures aux Lettres, tant notre époque est éblouie par des découvertes qui ne cessent de nous déconcerter. Auraient-ils raison ? Je ne le crois pas. La découverte la plus prodigieuse peut toujours subir des retouches en raison des progrès incessants de la Science, alors qu’une œuvre littéraire peut être d’emblée parfaite. Ce qui semblait vérité définitive il y a un siècle, tels les principes émis par Newton ou Lavoisier, a été remanié par Einstein ou Curie. Les révélations sur la désintégration .de l’atome bouleversent les notions que nos pères croyaient le plus solidement établies. Si Renan revenait parmi nous, il serait quelque peu étonné de constater que son temple de la Science, au lieu de continuer à s’édifier pierre par pierre, a subi de telles meurtrissures depuis le début du XXe siècle qu’il s’est en partie écroulé. Au lieu de le voir s’élevant vers le ciel, comme il l’avait rêvé, ce ne serait sous son regard surpris que pans de murs, colonnes brisées, statues mutilées : il se croirait devant un temple grec abîmé par les âges... Mais le regretterait-il ?... Je crois plutôt qu’il s’en divertirait.

À l’encontre de l’œuvre scientifique, que de nouvelles découvertes peuvent remanier, compléter ou même détruire, l’œuvre littéraire — j’entends l’œuvre littéraire de génie — est immuable. On ne saurait rien modifier à une tragédie d’Eschyle ; les siècles passeront et la Bérénice de Racine restera Bérénice ; si notre civilisation disparaissait, remplacée par cette technique tyrannique qui est en train d’abolir l’âme du monde, La jeune Parque de Valéry demeurerait inviolée : elle serait peut-être capable d’émouvoir le dernier homme doué de sensibilité.

Il en est de même dans le domaine artistique : on n’imagine pas qu’une ogive de la sainte Chapelle ou de Notre-Dame puisse être modifiée dans sa ligne harmonieuse ; on ne conçoit pas qu’un artiste ait l’idée de transformer le sourire de la Joconde mi qu’un compositeur ajoute une note au quatuor de Debussy.

Ainsi la littérature et l’art, du fait de la pérennité de leurs œuvres telles qu’elles ont été conçues, nous semblent-elles supérieures aux Sciences. La beauté créée par l’écrivain ou l’artiste de génie est totale, alors que la vérité découverte par le savant n’est que partielle.

Il n’est pas sans intérêt de se demander quelle était, à ce sujet, l’opinion d’une des plus grandes illustrations de la ville de Paris dont nous célébrons le bimillénaire, le savant Louis Pasteur.

D’origine franc-comtoise, Pasteur avait adopté Paris dès sa vingtième année. Cependant, travailleur acharné, le jeune homme s’intéressait peu à la vie de la grande ville : « Je ne fais pas plus attention à Paris et à ses gens que si je n’y étais pas », écrit-il à son père alors qu’il prépare le concours de l’École normale. Et, afin que ses parents, restés dans leur petite ville d’Arbois, ne se tourmentent pas, il leur dit à la fin d’une de ses lettres : « Voilà ce que je fais, mes chers parents, dans cette ville de Paris si belle et si laide sous tous les rapports. Ici, plus que partout ailleurs, se choquent, se croisent la vertu et le vice, la probité et la mauvaise foi, la fortune et la misère, le talent et l’ignorance. Mais quand on a du sang sous les ongles, on y reste le cœur simple et droit comme en un’ endroit tout autre. Y change qui n’a pas de volonté ».

Mais revenons à l’opinion que se faisait Pasteur des Lettres comparées aux Sciences.

La supériorité des Lettres, Pasteur l’affirmait : « Les Lettres, écrivait-il à Nisard le 24 octobre 1878, planent au-dessus des Sciences et j’ai certes une haute idée de la grandeur de la Science, de son passé et de son avenir. Ah ! c’est qu’il y a en nous deux choses, le cœur et le cerveau. Les Lettres émanent de l’une et de l’autre. La tête seule, à la rigueur, peut suffire à la Science. Ce doit être là le secret de la supériorité des premières ».

Cette pensée, Pasteur l’avait déjà exprimée quelques années auparavant dans un article sur Lavoisier :

« La condition des Lettres et des Sciences, écrivait-il, est bien différente. Les chefs-d’œuvre de la littérature ont un caractère de beauté absolue qui est le principe tout à la fois de leur immortalité et de leur éternelle jeunesse. Si les grands écrivains de l’antiquité pouvaient renaître un moment, ils seraient charmés de voir que rien dans leurs œuvres n’a vieilli, et qu’après les mille vicissitudes par lesquelles l’humanité a passé depuis qu’ils ont cessé de vivre, le temps n’a fait qu’accroître le nombre de leurs admirateurs.

« Le sort des grands hommes dans les Sciences est bien différent. Newton lui-même serait ébloui au récit des connaissances scientifiques de nos enfants. C’est que le propre des découvertes scientifiques est de se surpasser les unes les autres. Le champ de la Science est inépuisable. Plus il est remué, plus grands sont les trésors qu’il offre à nos regards.

Si Pasteur plaçait au premier rang les Lettres, c’est qu’il voyait en elles les dispensatrices des idées nobles et généreuses. Le 18 août 1879 il écrivait à son gendre :

« Ne vous semble-t-il pas que notre pays a grand besoin d’ouvrir à la jeunesse des voies nouvelles qui lui découvriraient des horizons plus mêlés de travail sérieux, de moralité, de poésie, avec quelque chose de l’idée divine du mystère de notre destinée et de la grandeur de la Patrie. Les Sciences n’y peuvent rien. Seules les Lettres sont capables d’amener des modifications profondes, durables, dans le courant des idées communes à tout un peuple. »

À Melchior de Vogüé, il écrivait le 12 juillet 1889, après la lecture d’un de ses articles de la Revue des Deux Mondes sur l’Exposition universelle : « Que de fois, depuis nos désastres je me suis pris à regretter que la littérature, la grande révélatrice des idées générales, n’ait pas produit des hommes uniquement occupés du relèvement de la patrie vaincue. Vous êtes le premier de ces sauveurs par la plume. Votre pensée et le grand style qui la recouvre valent des batailles gagnées. »

Le « relèvement de la patrie vaincue » : c’était son idée fixe. Cette France, qu’il aimait passionnément, il voulait à tout prix qu’elle retrouvât la première place dans le monde.

 

Pasteur ne savait sourire ni sur les êtres ni sur les choses. Aussi ne saisissait-il pas l’ironie d’un Renan. Longtemps encore sous la Coupole on rappellera cet événement bien parisien : la réception de Pasteur à l’Académie française par Renan. Le discours de Pasteur est tout en profondeur, celui de Renan tout en nuances ; l’un affirmatif, l’autre ondoyant ; l’un semblant écrit sur le granit, l’autre paraissant effleurer le sable — mais quel sable irisé de tous les chatoiements de la lumière !

Le style que l’on pourrait appeler léger Pasteur ne l’appréciait guère, témoin cette lettre qu’il envoya a son gendre le 1er avril 1879 :

« Le supplément du Figaro du 30 mars vient de tomber sous mes yeux. Est-ce bien l’auteur du Volontaire d’un an et des Souvenirs littéraires « qui a signé ces lignes efféminées ? Excusez ma franchise. Les vrais amis désobligent quelque­fois. »

Qu’avait donc écrit René Vallery-Radot qui choquait tant son beau-père ? Tout simplement un article, sur le ton d’une charmante et ironique fantaisie, intitulé : « Un conseil demandé par Mme Jeanne Samary ». Mme Samary était une actrice du Théâtre Français.

Pasteur ne lisait pas de romans. Que mes éminents confrères les romanciers lui pardonnent ! Il considérait que la lecture d’un roman n’était que temps perdu. Cependant on aurait pu lui rappeler qu’à dix-huit ans il écrivait à son père « Pour mes sœurs j’ai acheté il y a quelques jours un très joli livre, j’entends par très joli quelque chose de très intéressant. C’est un petit ouvrage (il coûte 3 fr. 50 cent) qui a remporté le prix Montyon il y a quelques années. Il est intitulé Picciola. Je crois que si elles veulent le lire, il leur sera très utile ; comment aurait-il été couronné du prix Montyon si sa lecture devait n’être pas très avantageuse ? »

Ces lignes nous montrent que dans sa jeunesse il prisait au moins un roman, celui si émouvant de Saintine. Elles nous révèlent aussi le respect qu’il avait pour le jugement des académiciens.

Pasteur lisait peu. Il avait, vous en conviendrez, Messieurs, mieux à faire ! Son génie l’entraînait sans cesse vers de nouvelles découvertes. Cependant — ceci ne déplaira pas à notre éminent confrère, M. Chaumeix — il parcourait chaque soir un journal de Paris imprimé sur papier rose, journal très sérieux, fort bien informé de toutes les choses Scientifiques et littéraires, dont les feuilletons étaient renommés, le Journal des Débats.

Fils d’un soldat de l’Empereur, il aimait les livres d’histoire qui retraçaient les fastes de la grande épopée. Dans sa bibliothèque, Thiers était à une place d’honneur. Il retrouvait les enthousiasmes de sa jeunesse quand Mme Pasteur, toujours gaie, fredonnait des chansons de Béranger. Je le revois, les yeux pleins de larmes, le 25 août 1892, jour de sa fête : ma sœur et moi venions de réciter devant lui le célèbre poème qui a pour refrain : « On parlera de sa gloire sous le chaume bien longtemps ».

 

Son sens aigu de l’amitié l’entraînait à prôner les œuvres d’un poète, aujourd’hui bien oublié, qui fut son condisciple à l’Ecole normale, Eugène Manuel. Eternel candidat à l’Académie française, Manuel ne récoltait, les jours d’élections, que la voix de Pasteur avec une ou deux autres que le Maître avait entraînées... Mais je viole peut-être en ce moment le secret des votes académiques ! Que M. le Secrétaire perpétuel m’en excuse !

Les poèmes de Manuel, comme ceux de Coppée, plaisaient à Pasteur parce qu’ils étaient, disait-il à Jean-Baptiste Dumas, « sains et réconfortants ».

Une égale sagesse le guidait dans ses goûts artistiques : le paysagiste jurassien Pointelin — qui peignait, disaient les mauvaises langues, avec la manche de son veston —, le peintre très classique Renner, et les sculpteurs non moins classiques Perraud et Paul Dubois, étaient .très appréciés de Pasteur. J’avoue que j’aurais aimé que ce grand révolutionnaire en science eût été aussi un peu révolutionnaire en littérature et en art. Mais non ! il respectait tant l’ordre et les institutions, il tenait en si grande estime les personnages consacrés, il avait une telle considération pour les prix académiques et les médailles du Salon qu’il n’aurait jamais pu trouver quelque talent à ces francs-tireurs de l’Art et des Lettres qui sont aujourd’hui la gloire de la fin du XIXe siècle et dont notre éminent confrère, M. Georges Lecomte ; fut un des premiers à discerner le génie.

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*   *

Pasteur ne se contentait pas de placer très haut les Lettres : il était un magnifique écrivain, comme le furent les grands savants, Lavoisier, Claude Bernard, Emile Roux, Charles Nicolle, et tous ceux qui ont laissé une œuvre dont les ans ne ternissent pas l’éclat. Sans un style parfait, tout mémoire scientifique est caduc. Hélas ! trop de savants et de médecins de nos jours oublient cette -règle élémentaire : avant de rédiger une page de science, il faut s’être imprégné de la langue de Voltaire.

Lisez, Messieurs, les notes scientifiques de Pasteur : elles sont remarquablement équilibrées, les idées s’enchaînent avec une logique parfaite, les phrases sont bien construites, les mots sont rigoureusement adaptés à l’idée, aucun d’eux ne saurait être changé. Les descriptions sont évocatrices, telle celle du ver à soie dont « on entend les mandibules simuler le bruit de la pluie qu’un orage abat sur les arbres », telle celle du vibrion septique « rampant, flexueux, écartant les globules du sang comme un serpent écarte l’herbe dans les buissons », telle encore celle de la poule atteinte du choléra aviaire qui succombe « après une muette agonie ».

Le style de Pasteur est vraiment le vêtement de la pensée. Tout est sobre, comme il se doit dans une communication scientifique. Cependant, on sent, à certains moments, que Pasteur souffre de brider son enthousiasme. Aussi, chaque fois qu’il le peut, laisse-t-il éclater sa fougue. Dans les controverses avec ses adversaires il se montre un polémiste hors pair.

Que de pages de Pasteur sont dignes d’une anthologie des meilleurs prosateurs français ! Quelle noblesse de style ! Vous vous souvenez, Messieurs, de son discours de réception à l’Académie. Permettez-moi de vous citer ce passage qui rappelle tant par la forme que par le fond les Pensées de Pascal :

« Celui qui proclame l’existence de l’infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il n’y en a dans tous les miracles de toutes les religions ; car la notion de l’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner. Encore, à ce moment de poignantes angoisses, il faut demander grâce à sa raison : tous les ressorts de la vie intellectuelle menacent de se détendre on se sent près d’être saisi par la sublime folie de Pascal... La notion de l’infini dans le monde, j’en vois partout l’inévitable expression. Par elle, le surnaturel est au fond de tous les cœurs. L’idée de Dieu est une forme de l’idée de l’infini. Tant que le mystère de l’infini pèsera sur la pensée humaine, des temples seront élevés au culte de l’infini, que le Dieu s’appelle Brahma, Allah, Jehova ou Jésus. Et sur la dalle de ces temples vous verrez des hommes agenouillés, prosternés, abîmés dans la pensée de l’infini. »

Parmi les pages les plus belles, les plus émouvantes, je dirais même les plus lyriques, de Pasteur, vous rappellerai-je, Messieurs, la lettre écrite en pleine guerre, le 18 janvier 1871, au doyen de la Faculté de Médecine de Bonn, après le bombardement du Museum d’Histoire naturelle de Paris par l’armée allemande. Pasteur lui renvoie en ces termes un diplôme de Docteur honoris causa : Votre roi ne connaît pas la France. Il a pris pour son caractère naturel les effets et l’empreinte passagère d’une prospérité Matérielle inouïe et de quatre-vingts ans d’instabilité politique. On voit des plantes qui, après avoir éprouvé le tourment factice de la main de l’homme et l’action énervante des serres chaudes, modifient leurs allures, à ce point que des naturalistes d’un esprit étroit vont jusqu’à changer leurs noms ; mais, replacés dans leurs conditions naturelles, elles reviennent bientôt, aux types de leurs espèces. Ainsi fait la France en ce moment ; le génie de sa race réapparaît et Dieu seul connaît le terme de ses efforts. »

Vous étonnerez-vous qu’à ce savant, doublé d’un écrivain, Jean-Baptiste Dumas, Nisard, le duc de Broglie, le comte de Falloux aient proposé un fauteuil à l’Académie ? Le 8 décembre 1881, Pasteur fut élu par vingt voix sur trente-trois votants.

Aux séances de l’Académie il fut fort assidu. Renan le recevant lui avait dit : « Vous trouverez à nos séances un délassement pour votre esprit toujours préoccupé de découvertes nouvelles. Cette rencontre en une même compagnie de toutes les opinions et de tous les genres d’esprit, vous plaira... Nous vous communiquerons nos hésitations ; vous nous communiquerez votre assurance. »

Pasteur, assis le jeudi à côté d’Alexandre Dumas, prenait plaisir aux aimables discussions à propos d’un mot du Dictionnaire, discussions qui lui paraissaient bien différentes de celles si acerbes de l’Académie de médecine. Oserai-je dire qu’Alexandre Dumas apportait à ces séances beaucoup moins de sérieux que Pasteur ? Un jour, il fit une ravissante cocotte en papier. « Donnez-la moi pour ma petite-fille », lui dit Pasteur. Et Dumas la remit à Pasteur, après avoir écrit sur une aile : « Une de mes héroïnes restée inconnue »...

Son opinion sur notre compagnie, Pasteur l’a exprimée lorsqu’il reçut ici, le 10 décembre 1885, le savant Joseph Bertrand : « En dépit de critiques, disait-i1, dont l’Académie a le droit de sourire en songeant que, du temps de Bossuet, de La Fontaine et de La Bruyère, on l’accusait déjà de n’être plus dans le mouvement littéraire, toutes les qualités de notre race aboutissent à l’Académie française... » Et, pensant, à Joseph Bertrand et à lui-même, tous deux savants parmi les littéraires, il ajoutait : « Si les Lettres éprouvent de temps en temps le désir de se rapprocher et de se pénétrer des Sciences, les délégués des Sciences qui sont admis au milieu des Lettres comme des confrères in partibus sentent avec une émotion longtemps nouvelle le privilège de vivre dans l’intimité des idées supérieures que représente l’Académie française depuis près de trois siècles. ».

Que ces mots, si justes vous en conviendrez, soient la conclusion de ce bref entretien sur Pasteur, à la fois savant et écrivain, qui considérait comme Carlyle l’art d’écrire « la plus miraculeuse de toutes les choses dont l’homme s’est avisé ».