Réponse au discours de réception de Pierre Moinot

Le 20 janvier 1983

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Monsieur,

     Vous accueillir dans notre Compagnie est pour celui qui parle en son nom une vraie joie. Il voit pourtant une ombre au tableau. Rassurez-vous : elle ne vient pas de vous, mais de l’un de vos ancêtres académiques, au dix-neuvième fauteuil, Olivier Patru. Si l’avocat Patru qui, le premier, eut l’idée de prononcer un discours de réception, s’était contenté d’affirmer que l’on trouve « en cette docte assemblée tout ce que Rome et Athènes ont pu produire de plus merveilleux », nous accepterions peut-être, quitte à nous faire violence, l’écrasant compliment. Mais il eut le tort de prophétiser ; il plaignit ses confrères : « N’espérez pas trouver à l’avenir des hommes qui vous ressemblent. C’est bien assez, à notre siècle, de s’être vu une fois quarante personnes d’une suffisance, d’une vertu si éminentes. Un si grand effort n’a pas pu se faire sans épuiser la nature. »

     Comprenez, Monsieur, que cette prédiction ait laissé un fâcheux souvenir. La nature, heureusement, a su prouver que son grand effort ne l’avait point épuisée. En parcourant votre seule lignée, comment ne pas saluer l’un de vos proches prédécesseurs : Chateaubriand ? Il est, d’ailleurs, plaisant de remarquer que, à deux siècles et demi de distance, ce dernier paya pour les flagorneries de l’avocat : pris entre l’éloge à faire d’un régicide, la susceptibilité hargneuse de Napoléon à son endroit et la peur éprouvée par ses confrères, Chateaubriand dut renoncer à son discours. Ce silence forcé rétablissait l’équilibre...

     Monsieur, vous avez revêtu l’habit vert. Pour autant vous n’avez pas abandonné votre robe de magistrat. Aux dires unanimes de vos collègues, elle vous a permis de mettre en pleine valeur vos qualités intellectuelles et morales, si bien que votre nom symbolise à nos yeux la défense et l’illustration de la Cour des Comptes. Institution ancienne, puisque son origine remonte à l’ordonnance du Vivier rendue par Philippe V le Long en 1318, un peu plus de trois cents ans avant la fondation de l’Académie française. Institution toujours jeune, car elle est tenue de s’adapter sans cesse à des responsabilités nouvelles. Son grand rapport annuel au Chef de l’État est, dans le domaine financier, l’examen de conscience de la Nation. Or il se trouve que la confiance dont vous êtes entouré vous a permis de pénétrer tour à tour dans des secteurs que les événements ont portés au premier plan des préoccupations actuelles des Français. On vous oriente, d’abord, vers les affaires des communes et des départements. La Cour n’hésite pas ensuite à faire appel à vous pour mettre sur pied une nouvelle procédure dans la vérification des grandes affaires publiques : banques, assurances, mines, compagnies de transports. Enfin, vous voilà requis pour enquêter auprès des milieux qui relèvent de la Santé et pour contrôler les Caisses de Sécurité Sociale.

     Nous tremblerions pour ces organismes, si nous ne savions qu’elles ont des moyens de se défendre contre vos avis. Votre saine appréciation des choses n’en fait pas moins œuvre de lumière : votre art du contact et de l’aimable persuasion améliore certaines situations. Vous-même êtes enrichi par ce rôle de serviteur de la justice. L’humaniste échappe à l’influence desséchante des comptes. Vous acquérez ce don inestimable : lire dans les chiffres la vie et la peine des hommes, comme le romancier dans les cœurs.

     Il est fréquent que les membres d’un grand Corps de l’État soient prêtés à un ministère pour y exercer quelque importante fonction. Comme s’il pressentait que vous succéderiez un jour, parmi nous, à René Clair, André Malraux vous ouvre les portes d’un royaume féerique : le cinéma. Vous venez de nous prouver que vos connaissances en ce domaine sont vastes et vos jugements d’une rare lucidité. Soucieux d’efficacité, vous réformez avec vigueur la loi d’aide au cinéma : vous créez notamment la « Commission des avances sur recettes » (c’est son titre) qui vous permet de favoriser les débuts d’un certain nombre de jeunes auteurs dont quelques-uns deviendront illustres. Les Arts, les Lettres, la Musique relèvent aussi de votre autorité. Vous entreprenez alors une politique d’action culturelle dont certains fruits demeurent. La France n’étant pas seule à avoir besoin de vos compétences, l’Unesco vous envoie comme expert au Brésil, au Proche-Orient, puis vous gagnez Téhéran et la Finlande. Vous œuvrez aussi en faveur des pays en voie de développement. Quant à votre rapport sur l’audiovisuel, né d’une fréquentation de six années avec la radiodiffusion et la télévision, et où vous préconisez l’autonomie, la décentralisation, l’incitation à la création, il est dans toutes les mémoires.

     N’allons pas croire, Monsieur, que vous remplissez ces diverses tâches sans vous soucier des résultats. J’ai renoncé à fixer le nombre exact des lettres de démission que vous avez écrites. Elles font peut-être de vous un champion toutes catégories. Vous ne pouvez supporter que, faute de crédits ou par manque d’intérêt, vos propositions demeurent enfouies dans des dossiers. Elles sont parfois, il faut le dire, inattendues. André Malraux vous ayant demandé un projet de réforme pour son propre ministère, votre désintéressement et votre rigueur sont tels que vous faites un geste dont on ne peut prétendre qu’il soit d’un usage courant : vous inscrivez en article premier la suppression d’un poste que vous jugez inutile, celui de directeur général, c’est-à-dire le vôtre...

     L’une de vos démissions nous touche particulièrement. Un code des libertés fondamentales de l’individu est à l’étude. Les enjeux dépassent ici en gravité tous les autres. Vous les percevez avec tant de force que vous vous retirez quand, sur un point précis, vous n’obtenez pas satisfaction. Comment aurait-il pu agir différemment celui qui, à titre privé, fut en 1977 membre du bureau exécutif de la section française d’Amnesty International ? Vous ne faites pas que lire la vie dans les chiffres. Vous demeurez aux écoutes de l’existence des hommes. Or, d’un grand nombre de pays où certaines idéologies veulent s’imposer, monte une clameur que les plus sourds d’entre nous finissent par entendre. L’oppression, les tortures, les assassinats y sont promus moyens de gouvernement. Depuis toujours, et de façon quasi viscérale, vous refusez toutes les intolérances, quelles que soient la couleur de la peau, la religion, les idées d’un peuple ou d’un individu, Il y a trois ans, vous avez poussé un cri d’alarme devant « le déchaînement inventif des apocalypses » et vous avez confessé : « Je sais maintenant que l’horreur unique, toujours la même, n’est pas dans la diversité infinie des supplices, mais dans l’âme des bourreaux. »

     Vous affirmez aussi que notre honneur est sauvé par ceux qui tentent de participer, jusqu’à en mourir, à la transformation du monde. Je vous imagine donc tressaillant d’émotion, comme beaucoup d’hommes et de femmes, croyants ou non, lorsque vous avez appris que, dans la cathédrale de Canterbury, un autel venait d’être dédié aux martyrs de notre temps. Ensemble le pape Jean Paul II, le primat d’Angleterre et des représentants d’autres confessions y allumèrent un cierge en prononçant chacun le nom d’une victime de la barbarie. La dernière flamme qui s’éleva fut pour honorer un martyr « inconnu ». Combien de familles endeuillées peuvent donner un visage à cet inconnu !

     Lors de votre premier roman la Cour ignorait certainement que le magistrat, accaparé par les affaires publiques, avait un violon d’Ingres : la littérature. Nul ne vous le reprocha. Vous n’aviez aucune raison de choisir l’anonymat. Et pourtant la modestie dont vous faites preuve en toutes circonstances réussit à triompher là encore. Vous êtes moins connu que vos livres. Plusieurs d’entre eux ont atteint un large public, mais on ignore souvent quel en est l’auteur. Vous vous en réjouissez lorsque, à deux reprises, vous recevez ce conseil inattendu : « Vous qui aimez la chasse, vous devriez lire un livre qui s’appelle La chasse royale, ça vous intéresserait beaucoup. » Et votre surprise n’est pas feinte quand, par exemple, vient à vos oreilles une anecdote qu’aurait aimée, voire inventée, René Clair. Dans une librairie, un de vos homonymes, Pierre Moinot, se mit un jour à signer vos romans. La supercherie ayant été découverte, on demanda au faussaire de s’expliquer : « Que voulez-vous ? répondit-il. Ce n’est pas méchant, et j’en tire de la vanité. »

     Tirez-en de l’orgueil, Monsieur. Je ne vous apprendrai pas que la vanité est sotte. En revanche, l’orgueil du créateur se justifie ; il s’agit d’un sentiment dont on ne trouve pas ailleurs l’équivalent. La joie d’avoir donné à quelques rêves forme et consistance le nourrit, cet orgueil. D’ailleurs, pourquoi le craindre ? Après les affres de l’engendrement, après la joie, vient, chez un créateur digne de ce nom, la constatation pénible du décalage entre ce qu’il voulait écrire et ce qu’il a écrit.

     La guerre inspira votre premier roman, un roman dur, pathétique dans sa sobriété. Vous étiez encore jeune, votre bagage ne comptait que quelques nouvelles, sans parler du début de « Flèche rapide » rédigé à onze ans, et qui nous eût à coup sûr effrayés si vous ne l’aviez situé dans l’Alaska. Albert Camus fit publier l’une de vos nouvelles dans « Les Temps modernes », et vous deviez figurer bientôt au sommaire du « Cheval de Troie ». Cette dernière étude offrait de Lawrence d’Arabie un saisissant portrait. À vous voir analyser avec tant d’acuité le comportement au combat de ce personnage étrangement complexe, on se demanda si votre carrière d’écrivain serait désormais accompagnée par le fracas des armes. Vous aviez, en 1941, fondé à Grenoble un réseau de résistance, puis conduit des chars en Algérie, participé à la prise de Rome et de Sienne, débarqué en Provence. Une blessure, reçue dans les Vosges, vous rappellera cette épopée. Mais le lecteur des œuvres qui suivirent fut vite éclairé : « Si j’ai choisi le décor de la guerre, direz-vous, c’est que je le connaissais bien », et vous ajouterez cette réflexion qui résonne longuement en chacun de nous : « C’est aussi que le vieillissement des êtres m’a paru là exceptionnellement sensible. »

     Vous êtes d’ordinaire plus impressionné par l’aptitude de ces mêmes êtres à jouir de l’univers. Vous vous rebellez contre ceux de vos semblables qui prétendent refuser le quotidien. Ils tarissent les sources du bonheur, alors qu’il est si facile, à vos yeux du moins, de donner à ce quotidien l’environnement qui le transfigure. Privilégié que vous êtes, dès votre enfance vous avez contracté alliance avec la nature. Les instituteurs et institutrices de village, les paysans à qui vous devez la vie, votre père surtout, préhistorien, géologue, spéléologue, vous ont introduit dans un monde où bêtes et hommes, indissolublement liés, deviennent vos compagnons de destin. Lycéen à Périgueux vous obtenez un premier prix au Concours général de français en traitant ce sujet : « Comment les hommes font-ils parler les bêtes ? » Distinction honorable, ce premier prix, et plus encore que nous ne l’imaginons, car vous usez ordinairement du patois poitevin et aurez l’humour de constater : « La seule langue étrangère que je parle est le français. »

     Plus que votre père, c’est votre grand’père qui vous initie aux mystères que vous ne cesserez plus de scruter. Vous lui rendrez hommage : « Tout ce que je sais de la campagne, des bois, des champs, des mœurs des animaux, de la façon dont on peut prévoir le temps, utiliser le noisetier pour faire des paniers ou la ronce pour faire des palissonnages ou des tressages, tout cela c’est lui qui me l’a appris... C’est avec lui que j’ai tiré mon premier coup de fusil. » On comprend que vous teniez à joindre au substantif « humaniste » le qualificatif « concret ». Vous n’aimez pas les déserts. La terre féconde, les grands arbres, l’herbe même sont des nourritures pour votre sang, ainsi que l’art avec lequel vous faites travailler vos mains. La sensualité dont vos œuvres répercutent les tressaillements participe à cette fête dionysiaque. Une sorte de déchaînement des éléments primitifs la traverse ; de simples paysages dont le peintre ne peut nous livrer que le silence prennent pour elle des formes et font entendre des appels qui, jusqu’à la souffrance, surexcitent vos désirs.

     Nous vous regardons, dans ces Vosges que vous aimez, contemplant une forêt puis vous y promenant d’un pas rapide, ou bien heurté, ou bien paisible. Vous êtes fasciné par tout ce qui naît, pousse, grandit. Le pouvoir germinatif des graines vous émeut par sa patience et sa ténacité. Une question cependant jaillit, question essentielle pour l’homme des bois quand il est aussi homme de pensée : « Pourquoi ? Pourquoi tout cela ? » Votre plaisir n’en est point gâché, même si vous refusez d’éluder l’interrogation par une réponse de ce genre : « C’est ainsi.» Vous ne sauriez taire qu’une présence habite ce que vous trouvez beau. Sous toutes les latitudes, dans toutes les religions, vous avez rencontré des hommes qui avec exaltation décelaient cette présence. Ils lui donnaient un nom qui variait selon leurs traditions. Vous ne les avez pas suivis. Faites-vous partie de ces Athéniens qui, au dire de saint Paul, vénéraient une divinité dont ils ignoraient les traits et les mœurs ? Par commodité on vous accusera alors de panthéisme. Mais il y a bien des manières d’être panthéiste. La vôtre, Monsieur, garde grand respect pour les créatures intelligentes et libres : si vous découvrez partout ce dieu sans identité précise et s’il vous mène parfois jusqu’à l’ivresse, vous ne laissez jamais l’homme se diluer en lui. De cette puissance l’homme prend conscience, et son incomparable dignité au milieu de tout ce qui naît, pousse, grandit, est là.

     Cette perception fut si vive, si aiguë que vous avez été traversé, dites-vous, par l’éternité. La nature vous a tellement investi que, par trois fois au moins, elle vous fit dériver dans le temps jusqu’à vous projeter en dehors de lui. Vous eûtes le sentiment d’aller « de l’autre côté » ; après quoi vous vous êtes littéralement réveillé, ébloui par cette incursion dans des sphères qui nous échappent, et profondément déçu de ne pouvoir pas plus vous les rappeler que nous les décrire. Si vous avez gardé de ces instants le souvenir d’un ravissement indicible, c’est que en dehors du temps signifie dans le sans limites... Votre attachement au travail des mains y trouva une nouvelle noblesse. Car certains maîtres de sagesse doivent ici relativiser leurs théories : vous n’aviez point utilisé quelqu’une de ces méthodes, limitées à l’esprit qui veulent disposer l’être à un tel envol. Vous étiez en train de raboter ou bien, moellon par moellon, d’édifier un mur. L’au-delà de la terre serait-il donc si proche de la terre ?

     Reste la chasse. Reste la mort. Vos personnages sont des solitaires. Ils s’enfoncent dans les bois avec un guide et un ami, mais leur faussent compagnie sans remords. Ils font mentir l’affirmation, pleine d’humour, de Bernard Shaw : « La solitude est merveilleuse, sauf quand on est seul. » Le chasseur assouvit cette « passion effrénée » dont Tourgueniev parlait à Flaubert. Une humeur vagabonde le pousse à reconnaître les signes que lui font les grottes comme les sources. Peu importe si, malgré son goût pour les longues attentes, il abandonne l’affût, s’il dévie la poursuite, si même, lorsqu’il peut tuer, il ne tue pas. Le voici en connivence avec les chevreuils, les cerfs, les sangliers. Ils sont là ensemble pour mener un jeu qui n’a pas besoin de la mort comme piment. Et puis, ce chasseur, qui appartient à la Cour des Comptes, est anarchiste dans l’âme. « Anarchiste soumis aux lois », comme il le précise non sans hâte après avoir fait cette confidence, « officier discipliné mais non soumis », selon la notation de son chef de corps, pourquoi ne cèderait-il pas à son instinct libertaire lorsque les affaires de l’État ne sauraient en pâtir ?

     Pour autant, Monsieur, vous ne faites point de la chasse une idylle. Souvent vos plongées dans la nature élémentaire vous font vous épanouir comme « à la veille d’un grand bonheur », et cette approche de l’harmonie vous ramène au printemps du monde. Cela ne dure qu’un temps. D’incontrôlables mouvements de violence s’emparent de vous quand vous ne les attendez pas. Vous devenez la proie de forces obscures. Alors la confusion succède en vous à l’allégresse. Heureuse confusion ! De telles minutes incitent l’ennemi de toutes les intolérances, le défenseur des opprimés, à regarder l’espèce humaine avec une immense pitié, avec cette pitié que malgré sa révolte devant les fatalismes de la guerre il tentait de faire taire dans ses premiers récits. Vous ne serez jamais du côté des bourreaux, mais vous décelez en vous, comme en tout homme, les prodromes de la sauvagerie que vous dénoncez. Vous avouez : « J’écris pour apprendre à me connaître. » Il est bon de circonscrire en soi les zones d’ombre. Nous en souffrons, mais comment saisir autrement sa vérité, quitte à se répéter, si l’on est chrétien, l’inoubliable affirmation de saint Jean : « Quand bien même notre cœur viendrait à nous condamner, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît tout. »

     Cette quête de la connaissance, cette analyse du conscient et du subconscient vous préparent, et préparent à vos lecteurs, quelques surprises. Pour ne choisir qu’un exemple, vos nombreux voyages s’expliquent, prétendez-vous, par le goût de l’aventure. Ainsi vous descendez le Niger sur tout son parcours, vous vous rendez au Kenya comme aide-cinéaste. Est-ce seulement le goût de l’aventure ? Certaines interviews que vous avez données suggèrent une réponse complémentaire. Les personnages de vos romans ont entre eux quelque chose de commun. Ils fuient. Est-ce que vous ne fuiriez pas avec eux ? Peur de l’enlisement dans une situation acquise ? Ce qui commence devant s’achever, appréhension des tristesses qui s’annoncent ? Déception devant la difficulté de concilier le monde du rêve et le monde de l’action ? Je ne sais. Vous avez fait cette confidence : « Tous mes livres sont des livres de désespoir qui veulent une fin heureuse. » La fin heureuse ne se trouve pas toujours au rendez-vous. Le désespoir en profite pour prendre ses aises, même si font illusion les bains tonifiants que vous nous proposez dans la chère nature.

     Irai-je plus loin ? Ici le lecteur hésite. Il se compare à un metteur en scène qui ignorerait les indications de l’auteur et ne voudrait pas faussement l’interpréter. Scrupule vieillot, d’ailleurs, en ce temps où gaillardement l’on met à mal une pièce sous le prétexte de la « dépoussiérer ». Je tiens cependant à mon scrupule. Car il est peut-être impudent de vous demander, Monsieur, si — comme tant d’entre nous — vous ne vous fuyez pas vous-même. Mon excuse est d’avoir trouvé dans votre roman de guerre une formule suggestive. Cet homme qui cherche l’ennemi et qui est cherché par lui, comment l’appelez-vous ? Vous l’appelez « chasseur et gibier ». Le propre du gibier n’est-il pas de se distancer par rapport à ses poursuivants ? Je ne risque donc rien de déshonorant. Ma seule audace est de m’inquiéter de ce qu’il adviendra finalement du gibier que vous êtes si le chasseur, que vous êtes aussi, le rejoint.

     Au surplus, cette audace, vous l’avez eue le premier. De livre en livre, et même si les thèmes se croisent et se recroisent, votre recherche de quelque chose ou de quelqu’un s’amplifie. Vous élargissez vos horizons, mais le regard qui les embrasse s’approfondit plus encore. Vous écrivez : « Un homme à la chasse en forêt n’avance pas qu’à travers les arbres, il lui arrive d’avancer en lui-même. » Vous avancez en vous-même jusqu’à atteindre ce point mystérieux de l’être où toute recherche exigeante aboutit, et qui s’appelle le moi. Ce retour au centre vivant où naissent la pensée et l’amour, vous le signalez sans ambages dans votre itinéraire. Alors, chasseur et gibier, vous parlez des « soifs contraires qui assèchent le cœur des hommes », vous ressentez une blessure secrète, sans cesse rouverte, et vous vous plaignez : « Je suis une suite de contradictions. » Sans doute ; et c’est pourquoi votre œuvre tend à tout lecteur attentif un miroir où il se reconnaît.

     Mais voici l’heure cruciale. Pascal, que vous citez, aurait-il raison : « Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non la prise, qu’ils recherchent » ? Ceux-là ressembleraient-ils à ce roi dont la damnation était de « chasser sans cesse, écrasé de fatigue sur son cheval, traînant sa meute vers un gibier impossible à forcer » ? Lorsque la prise — celle de l’âme, celle du moi — est à portée de la main, aura-t-on la faiblesse de la refuser ? Le chasseur et le gibier vont-ils s’entendre pour prolonger la durée et le plaisir de la longue quête ? La philosophe Simone Weil a rédigé là-dessus quelques pages pénétrantes. Elle distingue l’insatisfaction douloureuse qui maintient l’homme en route, à ses risques et périls, dans son acharnement vers plus de lumière, et le confort où, sur le point d’aboutir, il préfère s’installer. En ce cas la recherche intellectuelle et morale devient en quelque sorte une situation, une carte de visite, voire un alibi. La recherche religieuse aussi. Un de mes amis, qui était sur le point de prendre l’Évangile comme idéal de vie, éludait à chaque visite sa décision. Je décidai de le mettre au pied du mur. Sa réponse — mal fondée — ne fut pas innocente : « Tout le monde m’entoure et prie pour moi. Vous m’écrivez et me téléphonez. Une fois que je ne serai plus « un peu en dehors, mais tout à fait dedans », vous m’abandonnerez en annonçant : « Au suivant ! » Ajoutons que la longue quête se heurte souvent à une autre difficulté. Les activités qui dévorent beaucoup d’existences poussent chasseur et gibier à retarder l’affrontement.

     Reste la mort. Elle figure dans vos livres à maintes reprises. La mort que l’on donne aux bêtes ne vous scandalise pas. Sans approuver, je suppose, la bénédiction aberrante que les meutes recevaient naguère lors de la Saint-Hubert, vous revendiquez les lois de la nature, vous parlez de la fête que revêt à la campagne la mise à mort de certains animaux. « Dieu, écrivez-vous, nous a faits avec une denture de carnassiers... Un même élan millénaire conduit le cycle de la viande et celui du pain, qui comportent le rite sacrificiel de la nourriture. » Vous avez raison. Mais nous savons déjà que vous cherchez à épargner plus qu’à tuer. Si l’on tue, vous êtes bouleversé. La poursuite du grand cerf roux, qui sert de fil d’Ariane au Guetteur d’ombre, est comme scandée par les versets d’un Requiem pour ces bêtes que les hommes peuvent faire parler. Peu avant la guerre Friedrich Sieburg voyait ironiquement dans le jour de l’ouverture de la chasse « l’occasion d’une levée en masse du peuple français. » Ce dimanche-là, vous demeurez chez vous...

     Reste la mort des hommes. Le profane, bien sûr, pense ici à quelque regrettable accident dont il a eu écho. Vous, Monsieur, vous savez que toute action présente des dangers, et vous n’y prêtez point attention. C’est au cœur de notre itinéraire que, d’emblée, vous vous situez. Vous savez que les hommes mourront et, en outre, selon le mot de Charles Du Bos, vous vous êtes mis à le « croire ». « La réflexion la plus naturelle à la chasse, et surtout en forêt, écrivez-vous, c’est la mort et l’éternité... La mort à laquelle nous pensons, la nôtre, y prend l’aspect de ce qu’elle sera en réalité : un incident minuscule et dérisoire au regard de ce qui se rejoint hors du temps. » Je ne me lancerai pas dans l’exégèse de cette phrase. Elle eut pu faire l’objet d’un captivant débat si l’idée d’une Académie théologique à laquelle Richelieu songeait dès 1630 n’avait été abandonnée au profit de notre Compagnie. Mais certains mots ont une puissance qui délie tout commentaire. Préfaçant Tourgueniev, vous ne cachez pas le plus sombre de votre expérience : « Le chasseur vit dans un vertige suicidaire où chaque coup n’est qu’un apprentissage de sa fin, une parodie de sa propre destruction, qu’il le sache ou non. »

     Même si l’on admet les contradictions dont vous faites état, faces de Janus rendant tour à tour éphémères l’anxiété et l’allégresse, la pensée de ce vertige suicidaire a de quoi nous troubler. Nombre de vos lecteurs espéraient trouver dans vos romans une constante provocation à l’enchantement, et vous les jetez brusquement devant leur propre mort.

     Il est vrai qu’ils peuvent ne pas perdre cœur. Vous aimez la nuit. Les descriptions que vous faites d’elle la peuplent de tant d’étoiles que nous n’avons guère d’effort à faire pour rendre aussi lumineuse une autre nuit. Et si cette dernière nuit, où nous craignons de sombrer corps et bien, nous paraît redoutable à cause de son silence, vous nous rassurez, tant le silence que vous écoutez an sein des forêts est habité par les murmures de la vie.

     Cependant, avant la mort, l’homme connaît la maturité, et la maturité débouche normalement sur une période confuse que vous ne semblez pas envisager dans la paix. Vous qui souhaitez une fin heureuse à vos récits, vous nous renvoyez une image de la vieillesse qui rend aléatoire la sérénité. J’évoque non pas le vieillissement précoce dont tout à l’heure vous rendiez la guerre responsable, mais l’usure qu’entraîne l’accumulation des années. Dans La chasse royale vous écrivez : « Elle se rapprocha de la glace pour y refaire sa coiffure, souleva distraitement l’étoffe, et sursauta comme toujours en se regardant. Elle ne connaissait pas cette vieille femme à cheveux gris, dont la bouche défaite se crispait sur un sourire. Marthe Servance mourait dans chaque miroir. » Plus loin nous lisons : « Philippe avait appris qu’aucun être, même s’il le désire passionnément, ne peut jamais appartenir à un autre et que les amours vieillissent dans un désespoir solitaire. » Tout en respectant ce qui est sans doute un des aspects de votre pitié pour l’espèce humaine, on a envie de croire à un cours différent des événements. On se tourne vers Saint-John Perse : « ...Grand âge, vous mentiez : route de braise et non de cendres... Lève la tête, homme du soir ! »

     Mais, à notre étonnement, vers la route de braise vous-même nous conduisez. Le goût de cendre est encore dans notre bouche que vous dites de Philippe : « Seul le souvenir d’Hélène était sien. » Est-ce un espoir fallacieux que vous offrez à Philippe en raison de sa jeunesse ? Le temps du déclin de l’amour paraissant tellement éloigné, le romancier saisit-il l’occasion de rompre avec son pessimisme ? Non. Vous détenez un secret. Un de vos personnages le livre quand il comprend ce qui manque à Philippe : « Cette frayeur qu’il avait d’aimer n’était pas la crainte de ne pouvoir tout posséder d’un être, mais celle de ne pouvoir tout lui donner. » Ces derniers mots expulsent les puissances mauvaises qui s’acharnent contre l’individu et contre le couple. Tout donner, parce que l’on aime et afin d’aimer, n’est point aisé. Du moins faites-vous jouer ici pleinement son rôle à ce mouvement intérieur de générosité totale dont nous trouvons sous votre plume d’autres exemples. Qu’il surmonte sa frayeur, qu’il conquière sa liberté, et Philippe pourra lever la tête quand le soir viendra.

     Les fastes de votre réception ne nous font pas oublier, Monsieur, qu’un grand personnage vous accueille de façon plus discrète. Notre dialogue en cache un autre, que nous ignorerons. Ce cardinal, à qui vous avez témoigné votre sympathie dans quatre émissions télévisées, a son cénotaphe tout près d’ici. Lamartine affirme : « Malheur au peuple qui estime Richelieu et qui ne comprend pas Mazarin ! » Soyez donc à l’aise dans cette Compagnie qui doit son existence à Richelieu et dans ce Collège des Quatre Nations fondé par Mazarin.

     Nous attendons beaucoup de vous. Depuis toujours vous professez le culte de notre langue. Votre style le prouve : il se fait tour à tour âpre, plein de tendresse, nuancé, somptueux, retenu, ou bien il rompt ses digues tel un grand fleuve. Comment ne pas ajouter que vous possédez — ce qui n’est point courant — un diplôme de Phonétique, et que le vocabulaire des métiers vous réserve de fréquents émerveillements ? Nos réunions studieuses se tiennent dans des salles où, grâce à vous, nous respirerons davantage l’air vivifiant des bois. Nos espoirs vont plus encore vers le haut magistrat que vous demeurez. Vos compétences, votre autorité, votre dévouement nous seront précieux. Le Chancelier de l’Institut et les membres de la Commission administrative, à qui nous devons tant seront fiers s’il advient que vous vous penchiez sur leurs grands livres, car vous ne pourrez que les féliciter. Je tiens cependant à vous avertir. Si les émoluments que touchent les académiciens ont augmenté notablement depuis quelque temps, ils ne sauraient monter à la tête de personne. La gloire, parait-il, auréole nos fronts et stimule nos énergies, mais nous sommes faibles, Monsieur, économiquement.

     D’autres richesses vous sont promises. Quand on assura René Clair que notre Compagnie accueillerait favorablement sa candidature, il les ambitionna, ces richesses. Devant sa chère femme il les énumérait avec joie : courtoisie, réciproque intérêt, rencontre d’esprits aussi divers que respectueux de l’originalité de chacun. Il n’était point assez naïf pour croire à une société parfaite. Mais seuls apprécient cette société-là ceux qui, comme lui, se sentent engagés par le choix dont on les gratifia. Se retrouver chaque semaine, travailler ensemble, même si des liens personnels existent par ailleurs, quel profit ! Les distances s’abolissent, les spécialités de chacun se mettent au service d’une même cause. Je ne crois pas verser dans le paradoxe en disant que derrière le romancier, l’homme de science, l’historien, le philosophe, l’homme apparaît dans sa singularité et que c’est à cet homme que l’on s’attache, en mettant ses œuvres comme entre parenthèses. Vous venez d’exposer le cheminement de René Clair ; nul n’oubliera les analyses que vous avez proposées de ses films et de ses livres. Cependant, tout en écoutant votre discours, nous étions sollicités, plus que cela : investis par un visage. Vous l’avez décrit, ce visage, mais comment le restituer pleinement dans sa vérité ? Nous pensions à celui qui, chaque jeudi, s’avançait vers nous avec un grand sourire. Je le voyais me faisant place à côté de lui le jour de ma réception privée. Nous revivions les heures d’intimité passées dans son foyer. L’attention aux autres, la délicatesse ne relevaient, chez cet homme intègre jusqu’au scrupule, d’aucune contrainte ni d’aucun procédé. S’il avait un effort à faire, c’était plutôt pour vaincre sa timidité afin d’exprimer ses sentiments dans leur chaleur parfois exubérante. Son regard, son inoubliable regard faisait de lui parmi nous le témoin de la clarté.

     Ah ! qu’il était resté jeune, cet enchanteur. Lors de son élection certains mirent quelque malice à rappeler qu’il appartînt jadis au Collège de Pataphysique ; ils prétendirent que l’Académie française avait confondu ce Collège avec l’École Normale Supérieure. Mais René Clair n’a jamais renoncé à son penchant pour l’anticonformisme. Il n’est d’ailleurs pas le seul ici. Lorsqu’il présida le jury du Festival de Cannes, en 1974, et que l’on projeta « Entr’acte » en son honneur, il fut déçu par l’unanimité de l’accueil. Citant un critique qui avait écrit : « Entr’acte est toujours jeune. Aujourd’hui encore on a envie de siffler », il déplora que personne dans la salle n’ait cédé à cette envie.

     Beaucoup ignorent que comme vous, Monsieur, René Clair s’adonnait aux travaux manuels et s’y montrait fort habile. Il tenait de son père le goût de réparer les objets, d’aménager une pièce ; il laissait alors cheminer en lui les idées, les projets ; telle séquence d’un film prenait corps tandis qu’il tapait du marteau. Dans sa maison du Midi de la France il gagnait souvent l’atelier où ses outils de menuisier s’alignaient dans un ordre méticuleux. Il peignait aussi à ses heures. Il ne cessait de servir l’art.

     La poésie contribua à maintenir en lui la fraîcheur d’âme. Sa vaste culture lui faisait aimer de nombreux auteurs, mais entre tous il préférait les poètes. Probablement les évoquait-il quand il disait : « L’avenir nous donnera peut-être des moyens d’expression qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui. Je doute qu’aucun d’eux, quelles que soient leur puissance et leur portée, parvienne jamais à créer la communication intime que la chose écrite établit entre les esprits et les cœurs. » Ses poèmes à lui, nous les lisons sur les écrans ; cependant des textes existent, qu’il n’a jamais voulu publier. On en trouve seulement quelques-uns dans un essai qui lui fut consacré. Il s’effaçait devant ses frères. Sur la table de chevet de son lit de mort, deux d’entre eux les représentaient tous : Tristan Corbière et Verlaine.

     Sous cette Coupole avons-nous dit ce qu’il fut, ce qu’il demeure ? René Clair resta tellement secret que quelques touches manqueront toujours à son portrait. Avec opiniâtreté il refusa de rédiger ses Mémoires. Il répugnait à se livrer en spectacle. Hésitait-il aussi à donner publiquement raison, par ses confidences, aux astrologues qui, vu la date de sa naissance, le déclaraient complexe, tiraillé ? Mais les artistes savent jouer avec les constellations. La simplicité de ses paroles et de ses gestes évoquait ce royaume intérieur où finalement tout s’unifie.

     Albert Camus a écrit : « Ce qu’on attend de nous tous, ce sont les mots de l’espérance. Il est vrai que notre génération ne s’est jamais vu demander qu’une chose, qui était de se mettre à la hauteur du désespoir. Mais cela nous prépare mieux, peut-être, à parler de la plus grande espérance : celle qu’on va chercher à travers la misère du monde, et qui ressemble à une victoire. » Une des formes de cette victoire n’est-elle pas, comme l’a fait René Clair, de donner à ses frères en humanité un peu de ce trésor que réclame l’espérance, et que nous nommons avec quelque tremblement le bonheur ?