Réponse au discours de réception du cardinal Albert Decourtray

Le 10 mars 1994

Maurice SCHUMANN

RÉPONSE

DE

M. Maurice SCHUMANN

AU DISCOURS
DE

M. le Cardinal Albert DECOURTRAY

 

« Mon père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs, j’en ai été fort content ; pour vous, toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été très mécontent de moi-même. » C’est, Monsieur le Cardinal, au sortir d’un sermon prêché dans la chapelle de Versailles, tout près de cette salle du Jeu de Paume où vous avez, un certain 25 février 1988, reçu le premier prix des Droits de l’homme, que fut décerné jadis cet éloge rare et généreux. De quelles lèvres est-il tombé ? Vous avez reconnu le bon langage de Louis XIV, « l’homme de France » qui — selon le témoignage d’un ambassadeur — « parlait avec le plus de propriété ». Mais comment nommait-on l’orateur sacré dont le verbe avait eu pour effet d’ajouter la révélation publique d’un état d’âme aux bienséances de la dignité royale ? Jean-Baptiste Massillon, évêque de Clermont, cinquième titulaire du quatrième de nos quarante fauteuils dont le dix-septième successeur est désormais un cardinal, primat des Gaules. Sans doute les deux cent cinquante-trois années qui se sont écoulées depuis que l’illustre prédicateur, à la veille d’être octogénaire, est sorti de notre précaire immortalité, ont-elles l’épanouissement d’une lignée où se retrouvaient déjà — avant les réceptions du poète Pierre Emmanuel et du penseur Jean Hamburger — trois noms au moins « dont aucun ne mourra » : ceux de José Maria de Heredia, de Maurice Barrès et d’Alphonse Juin, maréchal de France. Mais, il y a deux siècles et demi, le diocèse de Lyon était âgé, sauf erreur, d’un peu plus de mille cinq cents ans. En regard de cette longévité, la vieille Dame du quai Conti entre à peine dans l’adolescence.

Puis-je cependant poser à l’archevêque de la cité qui fut, au seizième siècle, la capitale de la poésie française, une question d’autant plus indiscrète que les usages ne permettent pas d’y répondre sur-le-champ : ai-je raison de présumer sans en rien savoir que vous préférez Racine à tous les poètes ? Ma curiosité n’est pas innocente parce qu’elle n’est pas spontanée. C’est votre prédécesseur relativement lointain qui l’a éveillée : « Il a, disait M. de Maintenon après avoir entendu Massillon à Saint-Cyr, la même diction dans la prose que Racine dans les vers. » Or c’est précisément par ce trait que l’actuel primat des Gaules m’a fait penser à l’ancien évêque de Clermont. L’innovation de Massillon, venant après Bourdaloue, fut d’introduire un sentiment plus vif et plus présent des passions humaines dans l’économie du discours religieux et — s’il faut en croire Sainte-Beuve — « d’attendrir la parole sacrée sans l’amollir ». Ces quelques mots semblent avoir été ciselés pour décrire l’art tout naturel grâce auquel, il y a tout juste dix ans et il y a tout juste quatre jours, vous avez exercé pendant une fameuse « heure de vérité », sur dix millions de visages attentifs, une fascination douce, tranquille, irrésistible. Beaucoup plus récemment, en relisant une de vos lettres pastorales, je croyais entendre cette réplique de l’évêque de Clermont qu’on interrogeait au couchant du grand siècle sur sa connaissance approfondie du monde : « Où je l’ai prise ? Mais dans mon propre cœur. » Et voilà pourquoi, mon père, chaque fois que je vous ai lu ou entendu, j’ai été, moi aussi, « très mécontent de moi-même ». Comme Marc Sangnier selon François Mauriac, vous êtes de ceux qui soustraient les êtres à la quiétude en leur donnant mauvaise conscience pour la vie. Mais votre art vous interdit d’oublier que, pour y parvenir, la manière brusque est à déconseiller. En vérité, un certain archevêque de Sens se portait sur hier et, sans le savoir, sur après-demain, quand, le 4 février 1743, il offrait à notre Compagnie, en recevant le successeur de Massillon, ce portrait, à la fois fidèle et prémonitoire : « Il ne tonnait pas dans la chaire, il n’épouvantait pas l’auditoire par la force de ses mouvements et l’éclat de sa voix ; non ; mais, par sa douce persuasion, il versait en eux, comme naturellement, ces sentiments qui attendrissent et qui se manifestent par les larmes et le silence. »

Ici, pourquoi tarderais-je plus longtemps à évoquer celle de vos confidences livrées à André Sève au fil de 22 entretiens qui m’a le plus profondément et le plus durablement ému ?

« Et les lettres méchantes contre vous ? », interroge votre interlocuteur. « Elles me font mal, répondez-vous aussitôt, sauf si leur méchanceté dépasse les bornes. "Vous êtes un misérable", "On va vous abattre". Je plains leurs auteurs, je sais que je ne suis pas un misérable. »

Vous ponctuez cette réplique d’un rire libérateur, mais ne vous en tenez pas là. « Pour les lettres qui risquent de me faire mal, ajoutez-vous, j’ai pris les moyens de me protéger contre ma propre sensibilité. Pour bien servir l’Église, il ne faut pas se laisser impressionner sans raison. C’est ainsi que je ne lis jamais mon courrier le soir sauf si je reconnais une écriture amicale. »

Ruskin dirait que vous êtes un de ces rares hommes qui, dans l’âge mûr, n’ont laissé le cal venir ni sur leurs mains ni sur leur âme. Êtes-vous sûr, cependant, que ce propos délibéré de fermer les yeux sur les offenses n’est pas une façon de les pardonner ? J’ai toujours été frappé par ce que le Pater contient peut-être de plus beau : un indicatif, un seul, le seul qu’on y trouve. D’un bout à l’autre de la prière, celui qui récite un Notre Père implore Dieu dont le secours lui est nécessaire pour sanctifier Son nom, pour accomplir Sa volonté, pour gagner le pain quotidien, pour se faire pardonner les offenses qu’il a faites. Mais soudain voici qu’il relève la tête et cesse de plier le genou. Il ne supplie plus, il affirme : Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Du pardon que nous accordons, nous sommes les seuls maîtres ; il ne dépend que de nous ; pour ne plus haïr nos offenseurs nous n’avons besoin de personne que de nous-mêmes. S’il est tellement difficile de pardonner, c’est parce qu’il n’est jamais aisé d’être libre. Le pardon n’est peut-être que le surnom de la liberté. Telle est du moins la réponse qu’on voudrait être digne de faire à l’adjuration de Tertullien : « Chrétien, deviens ce que tu es. » Sans doute n’y aurais-je pas repensé si je ne vous avais entendu nous exhorter à ne pas oublier que la pénitence mène à la réconciliation, que d’elle dépend donc l’avancée de la cité terrestre ; qu’il faut dès lors établir ou déceler « un rapport intime entre le sacrement du pardon et la montée de l’histoire humaine », en bref que, s’il est d’autres guerres justes, il n’est qu’une seule guerre sainte : celle que l’amour livre à la haine.

Ainsi va la condition humaine, marquée du signe de la contradiction par ce don précieux et redoutable que nous nommons la liberté. Un exemple : cent tonnes de réalités commandent à tout pouvoir temporel de maîtriser les flux migratoires ; mais c’est une once de vérité qui est tombée de la bouche du Sauveur le jour où il a dit : « Jétais un étranger et vous m’avez accueilli. » Grâces vous soient rendues pour nous avoir contraints à nous rappeler que cent tonnes de réalités ne font pas une once de vérité !

Oui, vous employez le terme « racisme », pris au sens large, pour dénoncer cette « force intérieure qui pousse à rejeter, reléguer, marginaliser... les autres », ce « mélange de peur, de haine, de mensonge et de mépris » qui mène aux « horreurs collectives ». Mais les scribes qui ont l’imprudence de vous en faire grief ont fermé les yeux pour ne pas vous lire, se sont bouché les oreilles pour ne pas entendre votre « interminable litanie » de la haine. Car vous ne vous bornez pas à dénoncer le mal sous ses masques ordinaires. Vous n’oubliez — je vous cite — ni « le racisme antiouvrier », ni — je vous cite encore — « le racisme antibourgeois chargeant un milieu social de la responsabilité de tous les malheurs du monde », ni « le racisme antijeunes ou antivieux », ni même — je vous cite toujours — « le racisme antimilitariste ou antipolicier ».

En bref, vous débusquez partout où ils se cachent ou s’affichent la bêtise et le blasphème, ces deux alliés qui — pour mieux nier l’homme, mieux piétiner ses droits et mieux effacer ses devoirs — lui substituent un bouc émissaire, offert d’avance en pâture ou en sacrifice.

Pourquoi cette persévérance, parfois poussée jusqu’à l’imprudence ? Parce que, « croire, c’est oser », parce que, comme nous l’enseigne un soldat français à peine revenu de Sarajevo, cet enfer qui nous juge, « la foi n’est pas une sécurité mais un risque ». Dans le miroir de ces deux courtes phrases, ai-je tort de reconnaître tout ensemble le primat des Gaules et le vicaire d’une paroisse populaire de notre Flandre dont l’oreille attentive n’a pas manqué de recueillir ce vers d’un poète de chez nous : « Nos cieux sont durs sous leur pâleur de tendre porcelaine », l’évêque de Bourgogne qui reconnut l’Église de tous les siècles dans l’Église des temps nouveaux et le professeur de Grand Séminaire minutieusement penché sur la lettre de l’Écriture Sainte, l’enfant de la banlieue lilloise dont la santé physique eut raison d’un mal trop souvent implacable tandis que sa santé morale gardait intacte la vigueur de ses premières certitudes, et le successeur des apôtres tout étonné de voir surgir autour de lui tant de confuses polémiques pour quelques mots venus du cœur ?

Oser à force de croire, risquer sur l’injonction de la foi : oui, pourquoi ces traits distinctifs qui portèrent vers le Père Decourtray nos regards et nos suffrages sont-ils loin de contredire la devise que le cardinal-archevêque de Lyon inscrivit sur son blason : in simplicitate ? Nous avons entendu la réponse : parce que ce qui est simple est rarement facile. Rien n’est plus simple que d’aimer et rien n’est plus malaisé. Le psalmiste lui-même ne se targue-t-il pas d’avoir suivi jusqu’à son terme le chemin de la fidélité, mais non pas le chemin de l’amour que parsèment des ronces enchevêtrées ?

Rien pourtant ne m’interdit de sentir que les deux voies ont indistinctement composé votre itinéraire et se sont simultanément ouvertes il y a eu soixante-dix ans le 9 avril dernier, quand vous naquîtes au n°5 de la rue Faidherbe à Wattignies dans le hameau de l’Amiteuse. Car la cité est encore en 1923 un ensemble de hameaux dont les noms chantent dans ma mémoire depuis que — sur le seuil de votre maison natale, qui a survécu aux meurtrissures de la guerre et aux progrès souvent aveugles de l’urbanisation — je les ai découverts avec une vaine nostalgie : la Jappe, Bargues, le Hen, le Marais, Flesquières, la Briqueterie, Ferrières, le Rouge Bouton, le Village qu’une vaste étendue de champs prolonge et protège. Pourtant votre grand-père Florent Decourtray, premier adjoint au maire d’une commune où l’on dénombre trois mille âmes (soit à peine le cinquième de la population sur laquelle veille M. Delefosse, le maire d’aujourd’hui), ne reconnaît déjà plus en 1923 le Wattignies de sa jeunesse. Où sont les douze moulins à huile du quartier de l’Arbrisseau ? Le dernier a été abattu en 1916, l’année de Verdun. Avez-vous gardé une faible souvenance du superbe château construit par Philippe de Kessel, du style Renaissance de sa pierre et de sa brique, des vingt-deux hectares de son parc dessiné, dit-on, par Le Nôtre ? Vous aviez à peine six ans quand il fut la proie des flammes. Mais vous n’avez gardé d’oublier les carrières souterraines qui fournissaient jadis leurs pierres de taille aux bâtiments des monuments lillois ; elles sont devenues des champignonnières où les garçons de votre âge, même les moins dissipés, s’aventurent en écoutant battre leur cœur. Y avez-vous eu comme compagnon de jeux le présent titulaire de notre neuvième fauteuil, votre cadet de deux années, qui lui aussi doit aux étranges lucarnes une part justifiée de son grand renom ? Car deux futurs académiciens ont grandi dans le même temps à Wattignies. Si parfois l’un des deux m’effraie par son audace, vous étonnerai-je en vous disant que ce n’est jamais M. Alain Decaux ? Je me plais cependant à vous imaginer l’un avec l’autre, sur le parvis de l’attrayante église Saint-Lambert, là où le même esprit souffle depuis le XIIe siècle, levant vos yeux d’enfants de la même terre septentrionale — n’est-ce pas, Émile Verhaeren ? — « vers on ne sait quel Christ aux horizons pendu ».

Mais faut-il vraiment croire que — comme l’affirme Descartes dès le début de ses Principia — « nous avons été enfants avant d’être hommes » ? En percevant à travers les mots tombés de votre bouche ou de votre plume le timbre de votre âme, je me suis demandé si votre secret ou votre privilège n’était pas d’être resté, dans tous les âges de la vie, l’enfant auquel sa mère a tout donné en l’accoutumant, sans le dire, ou même sans y penser, à ne jamais séparer le mot Dieu du mot amour. Vous n’avez pas eu peur des lectures téméraires : Marx, Nietzsche, Freud, Sartre, Simone de Beauvoir ont trouvé place dans votre bibliothèque ; quand vous évoquez un « pays plat », c’est pour le comparer à la Beauce telle qu’elle se découvre « du côté de chez Swann ». Mais pourquoi le dialecticien le plus génial passe-t-il, en quelque sorte, à côté de votre foi sans parvenir à l’effleurer ? Parce que le dieu qu’il détrône — horloger ou gendarme, « absurde empereur du monde » ou aïeul indulgent — n’est pas votre Dieu. Que peuvent les « maîtres du soupçon » contre la chance du plus grand amour ? Et que peut la mort, même quand elle vous arrache une jeune sœur de dix-sept ans ? C’est dans cette épreuve que vous ressentez avec une force égale l’immensité du chagrin et l’invulnérabilité de la paix intérieure. Teilhard de Chardin dirait que les horizons sont alors de plus en plus noyés dans la brume, mais que vous marchez vers eux d’un pas de plus en plus assuré. Si cette image n’était pas celle que vous avez toujours offerte à vos proches, sous la pourpre comme jadis au Petit Séminaire d’Haubourdin, le cardinal-archevêque de Paris n’aurait pas rendu au cardinal-archevêque de Lyon l’hommage tout ensemble le plus naturel et le plus bouleversant. Un certain jour, il fut prié de rejoindre Jean-Paul II en Pologne, où le Pape entreprenait une deuxième visite au pays natal. Se rapprocher du lieu où la barbarie devenue science a tué sa mère ? Il n’en aura la force — dit-il — que si Albert Decourtray l’accompagne. Quelques jours plus tard, il tombe en prière à l’entrée du camp d’extermination, pendant que — sans lui — vous franchissez la porte pour aller, d’un pas lent, vous agenouiller devant le mur du souvenir. Je n’ai pas fini d’entendre le récit par lequel Edmond Michelet m’a révélé le sens profond de ce silence. Parfois, racontait-il d’une voix haletante et calme, les bourreaux infligeaient aux survivants le spectacle de l’agonie interminable et raffinée du supplicié. Un affreux matin, une voix murmura dans les rangs : « Mais enfin où est Dieu ? » Et une autre voix, tout aussi faible, répondit : « Il est sous tes yeux. C’est lui qui est en train de mourir devant toi et pour toi. » Certitude incommunicable ? Vous en conviendrez sans doute. Mais si forts ou si fascinants qu’ils soient dans leurs domaines, jamais Marx ou Nietzsche, Freud ou Sartre n’étoufferont le cri de Victor Hugo : « Eh bien non ! Je choisis l’ignorance étoilée. »

Votre choix irrévocable était depuis longtemps consenti quand, en octobre 1941, vous êtes entré au Grand Séminaire de Lille où régnaient, selon votre expression, les navets et les topinambours. L’adolescence des garçons qui partagent alors vos maigres rations vient d’être consternée par le retour cyclique de l’invasion. Sous l’influence de leurs professeurs, dont plusieurs paieront leur engagement d’un lourd tribut, ils refusaient presque tous la capitulation. Cette atmosphère vous est familière. Avec une ingénuité d’autant plus louable qu’elle est plus rare, vous nous faites savoir que les vôtres « se contentaient » de « favoriser l’évasion des prisonniers internés dans un camp provisoire ». Ne vous êtes-vous jamais dit qu’il n’en fallait pas plus pour conduire devant un des pelotons d’exécution du fort de Bondues ce père au caractère heureux (une heure avant de mourir nonagénaire à l’évêché de Dijon, il déridait encore son infirmière) qui, naguère, vous emmenait, dans sa voiture tirée par un grand cheval noir entre les champs de trèfle et les champs de blé, vendre aux boulangers du canton la levure de bière pressée dans sa maison ? Je suis sûr de ne pas vous déplaire en évoquant ici la mémoire d’un maître qui nous fut cher à l’un comme à l’autre : Louis Blanckaert, frère de votre professeur d’apologétique, torturé par une infirmité qui l’enserrait dans un corset de fer, fut mon intime ami jusqu’à ce dimanche 21 octobre 1945 où il fut terrassé par la mort avant de savoir que les Flandres venaient de le choisir pour les représenter à l’Assemblée nationale constituante. Ce grand malade, incurable et joyeux, m’avait dit un soir : « Le thomisme, c’est ma santé, la seule à laquelle j’aie droit. »

29 juin 1947 : ordonné prêtre à vingt-quatre ans, vous formez le vœu d’être nommé vicaire dans une paroisse populaire. Cette forme de service vous hante depuis votre quinzième année. André, votre meilleur ami du Petit Séminaire, vous a fait découvrir une courée de Roubaix où sa mère vit seule avec quatre garçons qui dorment sans draps, dans le froid ; ainsi vous avez eu sous les yeux le monde décrit par Maxence Van der Meersch avant de lire Quand les sirènes se taisent.

Mais ce beau désir sera contrarié, sauf en 1951 quand je vous verrai pour la première fois, tout proche, à vingt-huit ans, dans cette ville frontière d’Halluin qui a su lui donner son essor, de la jeunesse ouvrière chrétienne, puis moins directement de 1966 à 1970 lorsque, vicaire général du diocèse de Lille que vous allez bientôt quitter, vous êtes archidiacre de Roubaix-Tourcoing. Est-ce à dire que, jusqu’à l’âge de quarante-sept ans, vous n’ayez pas quitté notre Nord ? Certes non. D’abord, vos supérieurs ne se bornent pas à faire en sorte que vous poursuiviez vos études de philosophie après votre sortie du séminaire. Comme approche, en juin 1948, la fin de l’année scolaire, le cardinal Liénart vous envoie tout simplement à Rome d’où vous reviendrez près de trois ans après docteur en théologie. Séjour étrangement et —j’ose le dire — surnaturellement prémonitoire : le futur évêque que vous êtes ne subit pas l’influence des doctrinaires de la théologie immobile dont la voix semble alors couvrir toutes les autres. Familier d’un diacre grec, d’un jésuite chinois ou d’un prêtre sud-américain proche des Incas, vous vous imprégnez au contraire de la rencontre des cultures qui enrichissent l’expression de la foi sans porter atteinte aux vérités. Mais ce premier voyage n’est pas celui qui, sur le moment, laissera la marque la plus profonde. Vous enseignez l’Écriture au Grand Séminaire de Lille quand votre évêque décide que, pour éclairer vos cours, il vous faut passer six mois en Terre Sainte. « J’ai — nous avez-vous dit — passionnément aimé cette terre et je ne cesse de la revoir en imagination. Que ma langue s’attache à mon palais si je t’oublie, Jérusalem ! »

Lire les psaumes en hébreu sur les lieux mêmes où vécurent les patriarches et les prophètes ; épouser la fidélité créatrice de l’Église conciliaire pour avoir entendu à Rome l’appel de la modernité ; assister jour après jour dans une banlieue déshéritée une jeune femme qui meurt d’un cancer, son mari et ses cinq enfants ; assumer la responsabilité de la formation des prêtres et — ce qui explique bien des choses — de l’aumônerie dans l’enseignement public : peut-on concevoir une préparation plus complète et mieux préméditée à cet événement spirituel qu’est l’ordination épiscopale ?

3 juillet 1971 : c’est, comme il se doit, en la cathédrale de Lille que vous êtes ordonné évêque, c’est-à-dire (comme le veut l’étymologie) que votre sacre vous charge de veiller sur « l’ensemble des peuples des fidèles », en faisant corps avec tous les évêques du monde. Vous avez quarante-huit ans quand vous arrivez à. Dijon, vous aurez cinquante-huit ans quand vous en partirez. Ces dix années dans la capitale des ducs de Bourgogne qui régnèrent aussi sur Lille et sur Wattignies, que vous ont-elles appris, que nous apprennent-t-elles sur vous ? La tempête de 1968 n’a pas épargné les sept cent sept communes du diocèse. Plus du cinquième des prêtres, et les plus jeunes d’abord, ont quitté leurs fonctions ; on sent poindre un certain refus d’une église hiérarchique ; on la croit ou on la dit « coupée du monde », que l’on confond trop souvent avec la rumeur du monde. Pour relever le défi, allez-vous concéder un fragment de l’essentiel ? Jamais vous n’y avez moins songé. C’est alors que vous dites : « Pour moi qui ai fréquenté Marx, la distinction entre la science marxiste et sa philosophie est impossible. La négation de Dieu me paraît constitutive du marxisme. » Et vous opposez explicitement le dialogue fructueux à la recherche du compromis. Vous souvient-il aussi d’une interlocutrice prénommée Brigitte qui élève la voix pour vous interroger sur l’interruption de grossesse et voudrait vous contraindre à répliquer sur le même ton ? Alors, après un silence qui résume des heures de méditation, « le pouce serrant l’index pour appuyer les mots », vous murmurez votre réponse : « On ne peut pas croire à l’Incarnation et ne pas considérer en même temps qu’un embryon est un être créé à l’image de Dieu. » Mais, plus vous tenez bon, plus vous offrez le visage ouvert d’un homme apaisant qui ne refuse les compromissions que pour rechercher les réconciliations. Après avoir paru à la télévision régionale, vous entendez des propos comme ceux-ci : « Un évêque, ce n’est vraiment pas ce que nous pensions. On vous croyait solitaire et on se demande maintenant quand vous trouvez la solitude. On vous croyait toujours avec des notables ; on se demande si vous en avez vu un seul en un mois. On vous croyait sédentaire et vous êtes toujours en route. On ne vous imaginait que dans une cérémonie ou une manifestation religieuse, et on vous entend discuter de la vie avec tout un chacun. » Vous êtes, bien celui qui écrira dans son livre Un évêque et Dieu : « Désormais c’est en plein monde que parleront les apôtres et les disciples. C’est sur la route des hommes qu’ils retrouveront les pas de Jésus. » Me pardonnerez-vous de ne pas quitter Dijon sans avoir rappelé aux uns, révélé aux autres, que la voix dont les accents viennent de nous émouvoir s’est tue pendant six mois ? « À l’heure de la détresse, lit-on dans le journal du Père Carré, on a besoin d’une confiance qui fasse basculer tous les doutes. »

Vous avez décrit les deux heures d’angoisse « terrible, insupportable » qui ont suivi la découverte d’une tumeur sur vos cordes vocales, puis le combat indistinctement spirituel et physique que vous avez aussitôt engagé et gagné. Le psalmiste parle d’un « étau qui serre la gorge ». Il fallut, pour le vaincre, un semestre pendant lequel vous êtes resté silencieux et stoïque, une « ardoise magique » à la main. Un jour, grâce à elle, vous avez sans desserrer les lèvres engagé un dialogue avec deux cents étudiants. « Jamais, avez-vous dit ensuite, je n’ai été aussi écouté que quand j’étais muet. » Le 25 novembre 1981, un an jour pour jour après avoir retrouvé votre voix, vous êtes accueilli par Jean-Paul II. Le Pape lui-même a survécu inexplicablement aux balles qui, le 13 mai précédent, l’on atteint sur la place Saint-Pierre. « Je vous remercie, vous dit-il, d’avoir accepté le siège de Lyon. » Vous vous croyez obligé de répondre : « Je ne connais pas encore bien Lyon. » Est-il vrai que le Saint-Père ait alors malicieusement rétorqué : « Non, mais vous savez tout ce qu’il faut y faire » ?

Encore ne pouvait-il prévoir ce qui allait être le plus difficile et le plus controversé, en d’autres termes ce dont il faut parler sans crainte ni réticence pour être digne de célébrer votre bienvenue. Est-ce vous qui avez transformé les Minguettes en symbole parce que, pour votre première vigile pascale, vous en avez fait un lieu de prédilection ? Villageois du Nord, le cardinal Liénart vous a, par l’exemple, enseigné dès votre enfance les gestes qui sèment le bon grain. Vous n’aviez pas dix ans quand il envoya publiquement son obole aux grévistes d’Halluin ; vous en aviez près de trente lorsque vous êtes devenu prêtre halluinois ; vous avez alors constaté que deux décennies n’avaient pas rejeté dans l’oubli les effets bienfaisants d’un acte qui avait transformé l’évêque de Lille en cible. Il lui fallut la même audace en 1936 pour élever la voix, devant la tombe encore ouverte de Roger Salengro, contre la calomnie, cette forme raffinée du meurtre ; il fut couvert d’outrages dont personne ne se souvient ; la gratitude qu’il éveilla dans de nombreux foyers sans crucifix l’accompagna au-delà même de la mort. Qui d’autre que vous pouvait aller aux Minguettes, non pas en partisan mais en médiateur ? Et puis —j’y reviens — pourquoi mutiler vos propos, notamment quand vous nous mettez en garde contre l’abus d’un mot qui couvre des marchandises trop différentes ? Car c’est vous qui avez écrit : « Je ne peux pas mettre sur le même plan le racisme élaboré des nazis qui a produit Auschwitz, Dachau, Bergen-Belsen, et la réaction spontanée des gens qui en ont assez de voir leurs pneus crevés, assez du bruit pendant le Ramadan, assez de la délinquance. » Il reste que l’évêque de la Mission de France ne saurait renoncer à croire que les murs de séparation sont faits pour être franchis.

L’affaire Touvier est-elle plus trouble ? Peut-être, mais sûrement pas de votre fait. Est-il un autre moyen de contrarier les rumeurs, même les plus folles, que d’ouvrir les archives aux historiens ? Et faut-il le déplorer parce que la recherche de la vérité conduit à des découvertes étonnantes ? « La lumière quoi qu’il en coûte », avez-vous dit, non sans ajouter : « Je n’ai pas été mécontent d’avoir contribué à laver Rome de tout soupçon. » Nul n’osera contester votre axiome pascalien : « Une charité sans justice fausse à la fois la justice et la charité.. » Je tiens cependant qu’un chef d’État doit assumer la pleine responsabilité de l’usage qu’il fait du droit de grâce, de tous le plus lourd à porter. Parce qu’il avait plus souffert et plus risqué qu’aucun autre, Edmond Michelet pouvait sans rougir demander à Georges Pompidou de privilégier une certaine indulgence. Pourquoi n’en pas penser autant d’un certain prêtre qui, après avoir été parmi les plus proches de l’armée des ombres, crut bon de solliciter la grâce présidentielle ? Il est loisible à chacun de le regratter, mais quel chrétien transformera ce regret en blâme ?

Car il est un autre cas extrême dans lequel le difficile devoir était de trancher sans blesser.

Je me renierais moi-même si je ne vous remerciais pas d’avoir, avec l’aide du Saint-Père, conduit un litige douloureux entre tous à la réponse qu’étaient en droit d’attendre ceux que la « solution finale » avait condamnés à l’anéantissement. Car j’ai, il y a plus de trente ans, tenté, dans un récit qui se déroule à la porte d’une chambre à gaz, de mettre à nu la logique de « l’absolue perversion », celle d’un système dont l’objet est de châtier par la peine de mort le crime d’être né et d’arracher à des milliers d’êtres humains, avant même de les tuer, jusqu’au droit d’avoir un destin : « Pourquoi y aurait-il eu des femmes différentes les unes des autres puisque, tout à l’heure, leurs chevelures récupérées sur leurs cadavres et entremêlées allaient être dirigées vers une usine qui en ferait de la toile à matelas ? Pourquoi y aurait-il eu des infirmes, titulaires chacun d’un malheur propre, puisque toutes les jambes de bois — comme les blaireaux, les boîtes de cirage ou les brosses à dent — allaient être rassemblées dans un magasin spécial ? Pourquoi y aurait-il eu des yeux reflétant des sentiments personnels ou des univers irremplaçables ? »

Mais puis-je, en vous redisant ma gratitude, tourner un instant mon regard vers celles qu’un nouveau monastère abritera bientôt en dehors du camp, à quelques centaines de mètres du silence le plus nécessaire et le plus terrifiant de l’histoire humaine ? Le Carmel doit son nom à la montagne de Palestine illustrée par le prophète Élie. Fidèle à Thérèse d’Avila, comme à Jean de la Croix, cet ordre — voué depuis le XIIIe siècle à la solitude — est une grande école d’oraison. De sa part, le choix du lieu, du nouveau comme de l’ancien, était, est encore par lui-même, une protestation puissante et permanente contre le crime redoublé qui — sous le masque du révisionnisme —se rend complice du génocide en le niant. Puissent les sœurs polonaises de sainte Thérèse de Lisieux savoir que, faute d’être approuvées, elles ont été comprises et sont toujours aimées !

Mort et vie, souffrance et consolation, humiliation et gloire, faiblesse et triomphe : ces couples que, comme vous l’avez écrit, « saint Paul ne songe pas à séparer » sont le fond de scène sur lequel le drame du salut se déroule interminablement. Nul ne vous empêchera, vous ne pourriez pas vous empêcher vous-même, d’y revendiquer le rôle nécessaire d’un « évêque de plein vent », qui tantôt — parce qu’il lui souvient d’avoir entendu la voix d’un certain 18 juin — ose dire « Mieux vaut la guerre que le déshonneur », tantôt s’écrie parce qu’il vient de se pencher sur les grévistes de la faim du quartier des Minguettes : « N’en faisons pas des handicapés de l’espérance !» Vous le savez cependant : l’inquiétude se lève parfois sous les pas de certains de nos évêques. Nous leur sommes reconnaissants de vouloir être justes envers ceux que la mission des apôtres laisse, hélas, indifférents. Cependant, s’il advient aux bergers de mettre à l’épreuve la sensibilité de leurs propres ouailles, nous ne nous arrogeons pas le droit de les juger ; nous leur demandons seulement, avec déférence, de ne pas oublier que souffrir par ce qu’il aime et par ce qu’il s’efforce de bien servir n’est jamais une peine légère au cœur du plus fidèle. Ce franc-parler n’est pas le trait le moins précieux du caractère propre de notre Compagnie (la vôtre dorénavant, Monsieur le Cardinal) : le respect mutuel est notre loi ; d’où procède-t-elle, sinon de la diversité des passés et des convictions ? Au demeurant, une épreuve fugitive ne pèse guère en regard de la joie dont je vous suis redevable ; peut-être faudrait-il plutôt parler d’un plaisir de la foi, par analogie avec le plaisir de l’intelligence que Proust fut le premier à décrire. La Faculté catholique à laquelle m’unissent les liens les plus forts, la Grégorienne et l’Institut biblique de Rome, l’enseignement dispensé dans une chaire d’Écriture Sainte, ont fait naître en vous un grand théologien de l’ère conciliaire, l’autre Albert Decourtray en quelque sorte, inséparable de celui que chacun connaît, mais digne assurément d’une égale notoriété.

Voix œcuménique dans la rumeur du monde, prélat au fil des jours sur « la colline qui prie », vous n’avez nul besoin que l’on vous dise : « Souviens-toi de ta ferveur première. » Car, plus l’Église s’ouvre au monde et aux autres, et plus elle dit avec Paul VI : « La question sociale est devenue planétaire... le développement est le nouveau nom de la paix », plus vive se fait la lumière sous laquelle la singularité du christianisme vous apparaît. Lumière sensible assurément, mais aussi lumière intelligible « qui nous éclaire dans le plus secret de notre raison », comme vous l’enseigna Malebranche, ce libre chercheur de la vérité dont votre plume de jeune étudiant a suivi la trace en composant un mémoire dense et charpenté qui n’a pas pris une ride en un demi-siècle. Écoutons-le : « Josué parle devant ses soldats comme Copernic même, Galilée et Descartes parleraient au commun des hommes. Ceux qui croient que le soleil est immobile ne disent-ils pas que le soleil se couche ou qu’il se lève ? »

Vous veniez à peine, Monsieur le Primat des Gaules, de vous recueillir sur trois hauts lieux de l’horreur et du sacrifice — le monument de Saint-Genis-Laval, théâtre d’un affreux massacre, le fort Montluc où, devant l’abîme du mal absolu, notre cher André Frossard fut la proie d’un vertige irrésistible, enfin le Veilleur de pierre de la place Bellecour — lorsque vous avez jeté (intentionnellement peut-être) d’assez nombreux fidèles dans une certaine perplexité en consacrant votre première lettre pastorale d’archevêque de Lyon au don de l’agapé. Qu’est-ce à dire ? Ce mot grec est à la sémantique ce que saint Jean-Baptiste est au Messie. Il fait son entrée dans la langue un peu avant le début de l’ère chrétienne. Mais tout se passe ensuite comme s’il y avait, entre l’agapé et le christianisme, une sorte d’harmonie préétablie. Le vocable se spécialise ; j’allais dire qu’il se convertit. Aumône, charité, repas en commun des chrétiens : ces avatars viendront plus tard. Le sens propre que vous faites renaître irrévocablement est le plus vaste qui se puisse concevoir. Il englobe et confond en quelques lettres l’amour de Dieu pour l’homme et l’amour de l’homme pour Dieu, l’amour dont Dieu nous aime et l’amour dont nous aimons Dieu. En remontant à saint Paul et à Corinthe, vous éloignez-vous de notre temps ? Je vous entends répondre : « Tout au contraire, c’est l’Apôtre qui descend vers nous, nous libère de la contradiction dont nous fûmes trop longtemps captifs, nous rappelle que l’effort nécessaire qui cherche à prendre en compte les réalités nouvelles est une partie intégrante de la foi, en bref nous révèle que le dernier concile est remonté aux sources en redéfinissant l’Église tout ensemble comme "le sacrement de l’union avec Dieu et comme le sacrement de l’unité du genre humain". »

À peine ai-je achevé cette phrase qui n’est — Monsieur le Cardinal — que la transcription de votre pensée, je vois resurgir le visage de votre prédécesseur et crois écouter sa voix chère qui ne s’est pas tue. L’œuvre de Jean Hamburger — savant, médecin, penseur tourné vers demain jusqu’à son dernier souffle — tire, elle aussi, sa cohérence de la même conviction : l’homme a été créé pour découvrir peu à peu l’unité du genre humain sous les couches de limon. Sans doute Hamburger nous apparaissait-il comme un agnostique au bord du mystère. Mais relisons la dernière page de La Puissance et la Fragilité, écrite avec une encre nouvelle vingt ans après la première édition du livre : « Pour protéger le navire menacé par la tempête, les passagers acceptent une conduite commune, même si le monde de leurs croyances est infiniment divers. » Dans l’intervalle de deux décennies à peine séparant les deux éditions, les biologistes avaient fait, pour la première fois, fabriquer une hormone humaine par une bactérie qui — pour primitive qu’elle fût — obéissait au même code génétique que nos chromosomes. Cette communauté des lois qui régissent l’ensemble du monde vivant nous avait donc enseigné que tout être est le miroir de tout être. Il est vrai que, de ce miroir, l’homme reste libre de détourner obstinément les yeux ; c’est bien pourquoi il est parfois tentant de désespérer. Mais Jean Hamburger, mon père, ne répondrait pas non s’il vous entendait dire que l’espoir reste vainqueur parce que le miroir est éternel.