Discours sur les prix littéraires et l’état de la langue 1989

Le 30 novembre 1989

Maurice DRUON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 30 novembre 1989

 

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. MAURICE DRUON
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

 

Messieurs,

Comme d’usage à présent établi, le rapport que je vous dois portera en premier lieu sur nos Grands Prix et les motifs de leur attribution, ensuite sur l’état de la langue, laquelle est l’objet premier de nos soins.

La plus haute et la mieux dotée de nos distinctions, le Grand Prix de la Francophonie, a été décernée à M. Hubert Reeves, astrophysicien canadien.

Les attendus de notre décision ont été ainsi résumés par M. le Professeur Jean Bernard :

« C’est du côté des sciences que se posent, pour la Francophonie, les problèmes les plus rudes. Et ce sont les savants du Québec qui se trouvent au premier rang de ceux qui utilisent et défendent la langue française pour l’expression de leurs travaux. Ces deux données ont inspiré cette année le choix de l’Académie.

« Les hommes de science ont deux devoirs : accroître la connaissance et la transmettre. Hubert Reeves est un astronome de haut rang qui, en raison de son œuvre scientifique, a été nommé Directeur de Recherches au CNRS. Mais surtout il a su admirablement transmettre la connaissance par le film, la télévision, le livre. Son ouvrage Patience dans l’azur a valeur de modèle.

« Hubert Reeves a su décrire l’évolution cosmique depuis le « big bang » initial jusqu’aux signaux d’extinction du soleil prévue dans quelques milliards d’années. Il a su allier un grand bonheur d’expression à la rigueur scientifique. »

Voilà pourquoi M. Reeves devient, après Georges Schehadé, Yohishi Maeda et Jacques Rabemananjara, le quatrième titulaire de ce prix dont le prestige international va croissant.

Nous prions M. Reeves de s’approcher pour en recevoir le titre des mains de M. Léopold Sédar Senghor, et nous demandons à tous les lauréats présents de considérer que cette remise rituelle, accomplie pour le premier cité d’entre eux, l’est symboliquement pour eux tous.

Le règlement du Grand Prix de la Francophonie, dont nous nous plaisons à rappeler que nous en partageons l’institution avec le gouvernement du Canada, permet d’attribuer également une ou plusieurs grandes médailles. Cette année, il nous a paru juste et nécessaire d’en offrir deux.

 

La première va à M. Christian Valantin, député du Sénégal, président du Comité préparatoire de la Conférence de Dakar. J’aurai l’occasion tout à l’heure de parler de cette troisième Conférence des chefs d’État et de gouvernement des Pays ayant en commun l’usage du français. Qu’il me suffise de dire que son succès fut, d’avis unanime, grandement dû aux travaux, aux efforts, à la diplomatie et aussi à l’art de rédaction, élégant et précis, de M. Christian Valantin qui a, de la sorte, bien mérité de la francophonie.

 

L’autre grande médaille est décernée à M. Maurice Moriau, professeur à l’Université catholique de Louvain, pour la direction d’un très important ouvrage sur Les Plaquettes sanguines, édité en deux versions juxtaposées, française et anglaise, qui font de ce travail collectif l’exemple des publications bilingues que nous préconisons pour le maintien du français comme langage scientifique.

 

Le Grand Prix de la Littérature, fondé en 1911 et qui est destiné à récompenser un auteur pour l’ensemble de son œuvre littéraire, a été décerné à M. Roger Vrigny.

Entendons le rapport de M. Michel Déon :

« Ce prix couronne une œuvre dans la vraie tradition du roman français, à la fois classique par son style et audacieux par sa sincérité ! Homme des silences qui en disent tant, Roger Vrigny s’est attaché à révéler dans les personnages de ses divers écrits leur part de poésie et de mystère.

Mémorialiste, il a évoqué, sous un beau titre, Sentiments distingués, le milieu dans lequel il a vu le jour, et les amitiés qui ont honoré sa vie. N’oublions pas non plus que, depuis vingt ans, Roger Vrigny a dirigé une brillante émission de France-Culture où il a servi avec passion la littérature contemporaine. Ce n’est pas le plus mince de ses titres à notre reconnaissance. »

 

Par les Prix du Rayonnement il nous plaît d’honorer des personnalités qui, à travers le monde, ont rendu de particuliers services à notre langue.

À cinq d’entre elles, cette année, une médaille de vermeil apporte ce témoignage de gratitude.

M. Azedine Beschaouch, Administrateur de la Bibliothèque nationale de Tunis, Directeur de la Fondation nationale pour la traduction des textes et études à Carthage, contribue au maintien de la tradition française dans l’archéologie tunisienne avec une science, une conviction et un talent qui méritent hommage.

 

M. Adel Ismaïl, Ambassadeur délégué permanent du Liban auprès de l’UNESCO, a entrepris un gigantesque labeur : l’édition, tirée des sources françaises, des Documents diplomatiques et consulaires relatifs à l’histoire du Liban et des pays du Proche-Orient, du XVIIe siècle à nos jours. Trente-six volumes ont été déjà publiés ; c’est un monument de mémoire où l’on peut lire, gravée sur le temps, la permanence de nos liens avec la patrie libanaise.

 

M. Evanghelos Moutsopoulos, Membre de l’Académie d’Athènes, à laquelle plusieurs d’entre nous ont l’honneur d’appartenir, et Recteur de l’Université d’Athènes, a, entre vingt titres qui le désignent à notre attention, ceux d’être le vice-président de l’Association des Sociétés de philosophie de langue française, le directeur de la revue Diotima, presque exclusivement francophone, le président de la Ligue franco-hellénique et de l’Union scientifique franco-hellénique. Dix de ses ouvrages philosophiques ont été écrits et publiés en français, de même que les centaines de communications et actes de congrès qui attestent à la fois de sa notoriété et de son attachement à notre langage.

 

M. Guido Saba, professeur à l’Université de Rome, s’était signalé naguère par une étude sur Joachim du Bellay qui reste un ouvrage de référence. On lui doit à présent une édition critique des Œuvres complètes de Théophile de Viau, entreprise vraiment bénédictine, à laquelle aucun érudit français ne s’était encore risqué.

 

Mme May Trad, égyptologue égyptienne, a consacré sa vie au musée du Caire. Il n’est pas certain que sans elle, dans ce lieu essentiel à la civilisation, le français serait encore parlé, écrit, inscrit. Au moment où se dessine, en Égypte, un regain de faveur pour notre langue, Mme May Trad ne devait pas être oubliée. Elle a été et demeure un chaînon aussi aimable que solide.

Une médaille d’argent entend signaler les mérites et l’audience de l’émission « Franc parler » que Mme Sylvie Bezat et M. Robert de Laroche conçoivent et animent, au sens propre du terme, et que les ondes de Radio France Internationale, avec le concours du centre de Documentation pédagogique, propagent autour du monde.

 

Une autre médaille d’argent, remise à M. André Dulière, pour son ouvrage Les Secrets de la langue française, nous permet de récompenser un érudit namurois qui est l’un des plus intelligents et plus ardents défenseurs que l’Académie compte en Belgique.

 

Grand Prix de Poésie : M. Claude-Michel Cluny. Je citerai l’essentiel du rapport que nous devons à M. Jean-Louis Curtis :

« L’œuvre poétique de M. Claude-Michel Cluny est remarquable en premier lieu par une vertu à l’égard de laquelle beaucoup de poètes contemporains semblent éprouver une insurmontable aversion : la musicalité. Si la production poétique d’aujourd’hui, très abondante, est peu fréquentée par les lecteurs, c’est sans doute en raison de l’absence, en elle, de tout charme lié à la pure musique. Trop souvent, nous avons l’impression de nous colleter avec des agglomérats de mots, où l’obscurité le dispute à la pesanteur. Tels ne sont pas les poèmes de Claude-Michel Cluny. Ils observent la règle d’or que Verlaine nous rappelle au début de son Art poétique : « De la musique avant toute chose... » Ses trois principaux recueils, Hérodote Éros, Odes profanes, Poèmes du fond de l’œil, exaltent la joie païenne du désir et l’éparse beauté du monde sensible, avec un lyrisme contrôlé par de savantes opérations sur le langage. C’est à une œuvre originale qu’est décerné notre prix ; mais il veut distinguer aussi, en Claude-Michel Cluny, un grand prospecteur de la poésie universelle, qui a entrepris de diffuser dans un vaste public les trésors poétiques de tous les pays et de tous les temps. »

 

Les débats sont toujours ardents qui accompagnent l’attribution du Grand Prix du Roman. L’Académie s’est pourtant facilement accordée, cette année, pour poser ce laurier sur Le Bal du Dodo de Mme Geneviève Dormann. Voici le commentaire de M. Michel Droit :

« Après avoir été décerné, durant quelque vingt-cinq ans, aux approches de l’hiver, le Grand Prix du Roman a retrouvé ses anciennes habitudes printanières. Et Geneviève Dormann, avec Le Bal du Dodo, l’a même entraîné vers des latitudes et des températures qui eussent enchanté notre lointain et délicat confrère Bernardin de Saint-Pierre.

« Car c’est à l’île Maurice que nous avons découvert, non pas le dodo lui-même, puisque ce dindon sauvage n’existe plus, mais le Dodo club et le Bal du Dodo qui en perpétuent la mémoire, et avec eux tous les paysages, tous les personnages continuant d’exister ici, d’y naître et d’y renaître dans l’aventure, l’exubérance et la fidélité.

« Découverte romanesque, éclatante, chatoyante, étourdissante de l’ancienne île de France, à travers deux siècles de la vie de ses derniers Français dans un univers tropical de moiteurs, de senteurs épicées, de coraux et de soleils couchants. Ce n’est pas un roman historique, pas un roman d’amour, pas un roman d’humour, que Le Bal du Dodo. C’est tout cela à la fois. Mais c’est d’abord un roman de passion. Et peut-être plus encore de passion pour la passion elle-même. »

 

La Philosophie a bien des branches. C’est à la Philosophie du droit international que nous avons affecté notre Grand Prix en raison de l’ouvrage exceptionnel de M. René-Jean Dupuy, professeur au Collège de France. Le titre — professorat oblige — en est un peu rébarbatif : La clôture du système international, mais le sous-titre : La Cité terrestre, dit mieux l’homme et la pensée.

Secrétaire général de l’Académie de Droit international de La Haye, membre de la Commission européenne des droits de l’homme, expert ou conseiller que se disputent les gouvernements, M. René-Jean Dupuy connaît et décrit mieux que personne les abstractions juridiques et les réalités tragiques de tous les conflits qui se déroulent dans « l’enclos planétaire » et dont aucun désormais ne peut être regardé isolément. Quelle peut être l’issue de ce « huis clos » des quelque cent soixante États qui se partagent la souveraineté de la terre ? René-Jean Dupuy, sans perdre jamais sa lucidité ouvre des fenêtres et trace des perspectives. J’ajouterai que son style n’est pas sans faire penser tantôt à Alexis de Tocqueville et tantôt à Paul Valéry. »

 

C’est sur le rapport de M. Georges Duby que nous avons décerné le Grand Prix Gobert.

« Le livre de Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, vient éclairer magistralement tout un pan de notre culture. Au cours des âges, un pouvoir, celui qu’exerça l’écrit, s’est introduit au sein des relations sociales. D’abord très peu nombreux, les hommes qui pouvaient sous cette forme émettre des messages et en recevoir jouissaient d’une redoutable puissance, et notamment sur d’autres, incapables de déchiffrer l’écriture, mais que celle-ci fascinait. Ce pouvoir n’a cessé de s’étendre, par à-coups. Nous lui restons soumis, autant qu’à celui des images. Parfait connaisseur de l’histoire du livre, maniant avec rigueur les instruments de l’érudition la plus exigeante, Henri-Jean Martin a entrepris de jalonner les étapes de la progressive domination de l’écrit. Il livre la somme de ses investigations patientes dans un ouvrage qui, par sa sagacité et son élégance, fait honneur à la science et à la langue française. »

 

Sur le Second Prix Gobert, que reçoit M. Jean-François Sirinelli pour Génération intellectuelle, khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, M. Georges Duby a formulé ainsi notre jugement

« Il est, on le sait, malaisé d’écrire l’histoire d’un passé très proche. La difficulté s’accroît considérablement lorsqu’on se propose, non point d’observer une suite d’événements, mais de situer exactement ceux de nos contemporains qui ont participé à la vie de l’esprit. Jean-François Sirinelli s’est lancé dans l’aventure avec le plus grand succès. Le livre qu’il vient de publier, d’une impeccable objectivité et d’une clarté remarquable, apporte une contribution de tout premier ordre à l’histoire récente de la pensée et de la société françaises. »

 

M. Jean-Baptiste Duroselle, notre confrère des Sciences morales et politiques, est couvert, à juste titre, de distinctions. Sans prétendre ajouter à sa gloire, nous n’avons pu résister à lui remettre le Prix de la Biographie pour son magistral Clemenceau.

Voici le rapport de M. Maurice Rheims.

« Georges Clemenceau méritait bien que soit confié à un très bel historien le soin de nous conter sa vie. Duroselle, page après page, analyse à la fois le caractère du personnage, en même temps que le destin chancelant d’une toute jeune République, les épreuves qu’elle eut à surmonter, les « affaires » qu’elle eut à connaître.

« Clemenceau à soixante-seize ans avait le droit de se retirer dans son bocage vendéen mais, en 1917, l’heure n’était pas venue. Notre pays vacillait ; nos armées allaient-elles s’effondrer lorsque germa dans l’esprit du Président Poincaré l’idée de faire appel à Clemenceau ? D’homme politique et de plume, le 16 novembre 1917, Clemenceau se muait en homme d’action. On sait la suite : la victoire, et comme toujours l’ingratitude des contemporains, la retraite, puis la fin.

« Ce grand pan de l’Histoire de France, Jean-Baptiste Duroselle l’a pris à bras le corps. L’ouvrage est parfaitement rédigé, un portrait d’après nature 1 »

 

Nous devons à M. Henri Gouhier la présentation du Prix de la Critique, donné à M. le Recteur Gérald Antoine.

« Dans le Paul Claudel ou l’Enfer du Génie de Gérald Antoine, il ne peut être question de séparer la vie et l’œuvre. C’est dans l’œuvre que nous découvrons la pensée et les passions de l’homme, et comment ne pas voir les exigences de l’œuvre dans la vie de son auteur ? Si l’on ajoute que dans la biographie de Claudel il y a une carrière de diplomate, on admire l’art de l’auteur dans la composition d’un tel ouvrage.

« Celui-ci paraît dans une collection dont le titre est une promesse difficile à tenir : « Biographies sans masques ». Une documentation généreusement mise à la disposition du biographe permet de dire que la promesse a vraiment été tenue, comme l’eût souhaité, croyons-nous, le poète du Soulier de Satin. »

 

Albert Londres, vie et mort d’un grand reporter, de M. Pierre Assouline, a été proposé à nos suffrages pour le Prix de l’Essai par M. Michel Déon.

« Pierre Assouline qui s’est taillé une bonne réputation de biographe avec des livres très vivants et bien informés, mettant en lumière des personnages qui ont joué un rôle dans la vie culturelle, artistique ou politique française, s’attaque cette fois à un très grand journaliste, Albert Londres, dont le nom est perpétué par un prix littéraire qui échoit chaque année à l’auteur d’un grand reportage. » M. Pierre Moinot concluait pour sa part à l’attribution du prix pour « la nouveauté du sujet et la qualité de son auteur ».

 

Il nous est apparu juste de souligner, par un Prix d’Académie, l’importance de cinq ouvrages de genres très différents, mais de particulière qualité.

 

Notre sentiment sur Amante en abîme, de M. Maurice Chapelan, est ainsi résumé par M. Jean Dutourd.

« M. Maurice Chapelan ne se contente pas de défendre la langue en grammairien savoureux, il l’illustre en bon poète, tantôt classique comme Malherbe, tantôt moderne comme Eluard, toujours inspiré, toujours original et profond, un peu libertin aussi, ce qui ajoute une touche rose à ses couleurs. »

 

De l’ouvrage du Professeur Pierre Deniker, Les Drogues, le Professeur Hamburger a fait l’éloge suivant, auquel notre ami Jean Delay, s’il avait été encore parmi nous, se serait à coup sûr associé :

« Le livre du Professeur Deniker est celui d’un des meilleurs spécialistes des toxicomanies. Il est remarquable par sa clarté, les questions techniques étant exposées au public dans un langage toujours compréhensible. L’auteur a ainsi réalisé, sur un des sujets les plus brûlants de l’époque actuelle, une présentation très complète des diverses drogués et des moyens de lutte contre la toxicomanie, ainsi que des techniques dont usent les trafiquants et des moyens de les combattre. »

 

M. Maurice Rheims a attiré notre attention sur l’étude que M. Jean Lescure a consacrée à Gustave Singier.

Selon M. Rheims : « L’École française et celle qu’on nomme l’École de Paris sont à peine citées par les grands critiques américains, eux qui font la loi et qui, par leurs silences, ont contribué à abaisser l’art de notre pays. Il est heureux que, pour s’efforcer de rompre ce silence, paraisse cet hommage à Gustave Singier qui est peut-être le dernier grand vivant de ces deux générations qui ont fait la gloire de notre pays. »

 

Il appartenait à M. Jean Hamburger de nous présenter le Professeur Buican :

« D’origine roumaine, ce professeur d’Histoire des sciences à l’Université de Paris X a déjà publié une série d’ouvrages sur l’évolution et le transformisme, dont une Histoire de la génétique et de l’évolutionnisme en France.

« Dans son dernier ouvrage, La Révolution de l’évolution, préfacé par notre confrère Pierre Chaunu, il ne traite pas seulement de l’histoire des théories de l’évolution. Il en fait une analyse critique particulièrement bien venue. »

 

Enfin, le Révérend Père Carré nous a fait partager son estime pour Le Dernier Bonheur de M. Patrick de Ruffray.

« Auteur d’un certain nombre d’ouvrages, Patrick de Ruffray, qui a atteint le grand âge, jette un regard sur les événements qu’il a connus. M. Jean Guitton, qui préface ces pages, voit dans cette pensée et ce style ceux d’un Vauvenargues chrétien. De nombreuses réflexions mettent Patrick de Ruffray au rang des moralistes les plus pénétrants. »

 

C’est encore au Révérend Père Carré que, très naturellement, nous avons remis le soin de nous guider dans le choix du lauréat du Prix Cardinal Grente.

« En complète collaboration avec le Carmel de Lisieux, une équipe de religieux et de laïcs entreprit, il y a une vingtaine d’années, une édition critique de toutes les Œuvres de Thérèse de l’Enfant Jésus. Ce labeur considérable, mené en respectant les normes scientifiques, aboutit à ce qu’on appelle l’Édition du Centenaire.

« Il nous a semblé que ce beau travail, dont l’audience est considérable, devait recevoir notre plus haute distinction pour la littérature religieuse.

« Le Prix Cardinal Grente a donc été attribué à un membre éminent du groupe, religieux carme et spécialiste universellement reconnu en ce domaine, Mgr Gaucher, actuellement évêque auxiliaire du diocèse de Bayeux et Lisieux.

« Si l’on nous permettait une note d’humour, ajoute le Père Carré, nous dirions qu’en attendant d’être, un jour, selon toutes probabilités, docteur de l’Église, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus peut ajouter à ses titres celui de “lauréate de l’Académie française” ! »

 

Il ne vous étonnera point que ce soit M. Félicien Marceau que nous ayons prié d’être notre rapporteur pour les œuvres de théâtre :

« En décernant son Grand Prix du Théâtre à M. François Billetdoux, l’Académie française a voulu couronner un auteur dont l’œuvre occupe déjà une place éminente dans le panorama théâtral contemporain.

« À travers ses différentes pièces, de Tchin-Tchin à Va donc chez Törpe, de Comment va le monde, Môssieu Il tourne, Môssieur ? au Comportement des époux Bredburry, François Billetdoux a su à la fois nous passionner pour ses personnages et définir, avec une particulière acuité, la difficulté des rapports entre les êtres. « On ne sait rien de ceux qu’on aime, dit un de ses personnages. — Mais qui peut connaître quelqu’un ? »

 

D’autre part, M. Michel Déon a soutenu, pour l’attribution d’une médaille du Théâtre, les travaux d’un érudit irlandais, le Professeur Edric Caldicott, actuellement titulaire de la chaire de français au University College de Dublin, et qui publie ses ouvrages en français :

« Cet universitaire s’est voué, depuis une quinzaine d’années, et par de longs séjours dans le Languedoc, à retrouver les étapes de Molière pendant les quinze années où il a sillonné le Roussillon, les Corbières, la région de Toulouse, et même le Béarn, avec sa troupe “L’illustre Théâtre”.

« Il a même retrouvé, dans les archives du Tarn, la pièce qui a été jouée le plus souvent par la troupe, œuvre de Guérin de Bouscal, Le Gouvernement de Sanche Pansa, où le rôle du serviteur de Don Quichotte était interprété par Molière lui-même, et l’a publiée avec un appareil critique. »

 

Pour le Prix du Cinéma, qui va cette année à M. Jean-Jacques Annaud, l’opinion de la Commission a été résumée ainsi par M. Jean Hamburger :

« Né en 1944, Jean-Jacques Annaud est un des cinéastes français les plus originaux de notre temps, remarquable par les thèmes qu’il traite, inhabituels au cinéma. Ses deux films les plus connus, qui ont eu l’un et l’autre un immense succès populaire, sont La Guerre du feu, fresque reconstituant l’homme préhistorique qui découvre et la technique et le sentiment de l’amour, d’après le roman de Rosny aîné, et L’Ours, film enchanteur dont le héros est un ours grizzli animé de sentiments presque humains, filmé dans d’admirables décors du grand Nord canadien. »

 

La Médaille de Vermeil de la Chanson française n’étendra sans doute pas le public de M. Claude Nougaro, puisqu’il a déjà le plus vaste qui soit. Mais nous lui apporterons ainsi la preuve que nous sommes sensibles à son attachement proclamé aux mots de notre langue, à son sens de leur agencement et de leur musique propre, et même à sa passion pour l’alexandrin.

 

L’Académie couronne rarement les ouvrages dont elle est le sujet. Nous avons fait exception pour La Tribu des Immortels de M. Nicolas Silatsa, jeune photographe camerounais qui s’est pris d’une passion persévérante pour la Vieille Dame du quai Conti.

Son album, élégamment commenté par lui-même, tranche heureusement sur les compilations fades ou les plats persiflages que nous avons accoutumé de voir paraître presque chaque année et qui nous assoient dans l’idée que nous ne sommes pas rien, puisque leurs auteurs croient qu’il suffit de ramasser nos miettes pour attirer l’attention sur eux-mêmes.

 

Enfin, pour le Prix du duc d’Aumale, que l’Institut attribue sur notre proposition, nous avons désigné le Père Saïd Elias Saïd. Cet anesthésiste et réanimateur libanais qui, en se faisant prêtre il y a cinq ans, est passé de la médecine des corps à la médecine des âmes, a composé un ouvrage capital sur Les Églises orientales et leurs droits (hier, aujourd’hui, demain). On mesurera ce labeur si l’on sait que l’on ne dénombre pas moins de cinquante-sept dénominations ecclésiales pour les chrétiens orientaux. Le Père Saïd a su en peindre l’histoire, en décrire la situation présente ; et en laisser apercevoir les chemins d’avenir.

Dans un moment, notre directeur en exercice, M. Poirot-Delpech, donnera lecture du Palmarès des Prix de Fondations, c’est-à-dire des distinctions instituées par des donateurs anciens ou récents, qui ont souhaité pérenniser leur nom en donnant à leurs libéralités une affectation précisée.

Ce sont au total cent trois prix littéraires que nous aurons décernés cette année.

Je remercie mes confrères qui ont bien voulu m’aider dans l’élaboration de ce rapport. Leurs contributions témoignent du travail des sept Commissions qui se partagent la préparation de nos décisions.

Si tous nos lauréats méritent nos félicitations et nos applaudissements, les Académiciens méritent peut-être aussi quelques encouragements.

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Messieurs,

L’événement le plus important de l’année, pour notre langue, est sans conteste la Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français qui, après Paris en 1986 et Québec en 1987, s’est réunie pour la troisième fois, en mai dernier à Dakar.

Étonnante communauté politique et culturelle à la fois, qui se structure progressivement, décide de programmes qui touchent à l’éducation, la formation, la communication, la santé, l’économie, le développement, qui prend des engagements, ouvre des crédits, et n’a, unique en son genre, d’autre fondement ni d’autre lien que l’emploi partagé d’un langage !

Le nombre des membres ne cesse de croître et le niveau de la représentation de s’élever. Tels pays qui se contentaient prudemment de se faire représenter, lors des premiers « Sommets », par un diplomate, envoient à présent leur Premier Ministre. La Suisse, venue d’abord avec le statut d’observateur, siège maintenant à part entière. Et l’on voit même certains États hispanophones et lusophones d’Afrique se rapprocher de cette masse active formée autour d’une langue latine.

Ceux qui, en France, mettent une complaisance morose à gémir sur le déclin du français prendraient une autre conscience des choses s’ils pouvaient assister à ces « sommets » francophones, s’ils en connaissaient l’ambiance de fête de famille, s’ils mesuraient les travaux qui s’y accomplissent, s’ils étaient témoins des conflits qui s’y apaisent, des oppositions qui s’y transforment en amitiés, des plans qui s’y élaborent, et de l’avenir, qui s’y échafaude.

Les nombreux voyages et la conviction dynamique de notre confrère Alain Decaux et de son ministère n’ont pas été, pour ce qui regarde l’action de la France, étrangers à ce nouveau succès.

À Dakar, quel émouvant hommage fut rendu à Léopold Senghor, père de la francophonie ! En notre monde si agressif et divisé, ce n’est pas spectacle courant que de voir les dirigeants de quarante-quatre pays acclamer pendant plusieurs minutes celui qui fut l’un des leurs, qui leur donna l’exemple de la lucidité, de la modération, du désintéressement, et qui, homme de pensée planétaire, leur a légué une espérance.

Ainsi, par la force des choses et des hommes, l’Académie, dans cette Conférence, a une place et un traitement, sinon de droit, en tout cas de fait, que l’on semble, en notre pays même, quand on entreprend de codifier nos usages, oublier parfois de lui reconnaître.

Nous apportions à Dakar une liste de quatre-vingt-dix mots gardés ou créés dans différentes régions où l’on parle le français et que nous avons déclarés de bon usage général.

Ainsi l’essencerie et la primature sénégalaises rejoignent la foresterie et le draveur canadiens, de même que l’aubette conservée par la Belgique et qui a plus d’élégance, vous l’avouerez, qu’un « abri-bus », le campanilisme du nord de l’Italie, et la commensalité ouest-africaine qui dit fort bien l’esprit qui règne en notre communauté. Nous avons même fait place à l’image et au pittoresque, et jugé que le frotte-manche qui nous est donné par les Bruxellois ou le grimpion que nous fournit la Suisse romande sont de bons équivalents pour le flagorneur et pour l’arriviste.

Nous avons également inauguré à Dakar une exposition sur l’Académie française, réalisée avec la Direction générale des Affaires culturelles, et qui a accueilli environ huit mille visiteurs en dix jours.

Enfin, l’Université internationale de langue française au service du développement africain, qui doit s’ouvrir à Alexandrie d’Égypte, et qui porte déjà le nom d’Université Senghor, a pris, lors de la Conférence, son essor.

Par une décision unanime, un protocole a été signé entre le président de la Conférence et le ministre des Affaires étrangères d’Égypte. Ce protocole fait novation en matière juridique puisqu’il comporte, pour la première fois, la notion d’utilité publique internationale, reconnue à l’Université.

Cela seul prouve que le Professeur René-Jean Dupuy, déjà nommé, et les experts de huit pays appelés par lui dans le Comité d’étude ont admirablement travaillé.

Rappelons que c’est à la mi-mai 1988 que la sphère du Mécénat Fiat-France-Institut de France fut, sur notre désignation, remise à ce projet, par le président Giovanni Agnelli.

En février 1989, le projet était assez élaboré pour pouvoir être approuvé par le gouvernement égyptien.

À Dakar, le Président de la République, M. François Mitterrand, ouvrait la voie de la générosité des États en annonçant une subvention de la France de trois millions de francs.

Et le premier de ce mois de novembre qui s’achève, l’accord de siège a été signé au Caire.

Si rien ne se met à la traverse, l’Université Senghor doit ouvrir ses portes, dans des locaux fournis par l’Égypte, à l’automne de 1990.

Cette célérité est si peu habituelle qu’elle a même quelque peu dérouté certains de nos services diplomatiques, plus enclins parfois à déplorer les obstacles qu’ils rencontrent sur le chemin de leurs propres projets qu’à soutenir le succès d’initiatives qui ne sont pas les leurs.

Le Haut Conseil de l’Université, le Conseil d’administration, le Conseil scientifique sont en place. Le recteur est nommé, qui n’est autre que l’ancien recteur de la Sorbonne, M. Pierre Tabatoni, qui créa l’Université Dauphine. Il est assisté d’un vice-recteur égyptien, le professeur de droit international, M. El Koshery.

Enfin, il a été créé une Fondation qui, sous la présidence tout à fait effective de M. Jean Matteoli, président du Conseil économique et social, réunit des personnalités internationales disposant de la plus puissante et de la plus respectable autorité financière. Cette Fondation détermine et recueille les subsides d’origine non gouvernementale.

Les deux départements universitaires créés en premier intéresseront l’un la nutrition et la santé, l’autre l’administration et la gestion des entreprises, les deux domaines où l’Afrique a le plus grand besoin d’hommes de haute formation. Il y aura également une chaire d’Environnement offerte par le Canada, et des cours de civilisation générale.

Le corps des professeurs, tant résidents que visiteurs, est recruté dans l’ensemble du monde francophone, et la proportion définie est de un maître pour sept étudiants. Ceux-ci, plus exactement dénommés « auditeurs », seront des diplômés de troisième cycle, et disposant déjà d’une expérience professionnelle. Ils seront pour les trois quarts africains ; mais pourront être admis des étudiants d’autres pays, que leurs aptitudes et leur vocation, dûment constatées, portent à faire carrière en Afrique. Tous seront boursiers pendant les deux ans de leur séjour, afin de respecter le principe d’égalité ; tous seront admis sur concours organisé par le Conseil scientifique afin d’éviter le népotisme et le favoritisme. La rigueur est la condition de la qualité, comme l’exigence la garantie de la réussite. Et les deux fondent la promesse du prestige.

Ainsi pouvons-nous imaginer que dans dix ans il y aura, à travers l’Afrique, deux mille anciens d’Alexandrie qui seront directeurs de programmes d’agriculture, de santé, d’équipement, ou directeurs de ministères, ou diplomates, ministres même, ou dirigeants de grandes entreprises industrielles et financières, qui auront gardé entre eux comme avec leurs anciens maîtres ces liens que tresse une formation commune, qui auront un peu les clefs du monde, et contribueront à fournir à leurs pays un auto-développement qui pour le moment leur fait trop souvent et tragiquement défaut.

Si j’ai tant insisté, Messieurs, sur cette Université Senghor, c’est parce qu’elle est conçue comme un exemple du service que la langue française peut rendre, sur tous les continents, à ceux qui sont aux prises avec la misère, la faim, la pénurie, dans un moment où les deux tiers du monde sont loin d’être installés dans la modernité. Elle a le visage, cette Université, de notre espérance.

Un autre événement d’importance pour l’avenir du français est la création du Conseil supérieur de la langue française.

Voilà l’instant, mes chers confrères, que j’ai choisi pour saluer en votre nom Monsieur le Premier ministre qui, dans ses heures que l’on sait si encombrées, a tenu à nous en réserver une, nous témoignant ainsi de l’attention qu’il porte à notre Compagnie et à ses travaux. À de tels gestes, nous sommes toujours sensibles.

Il y a un mois et cinq jours, vous avez, Monsieur le Premier Ministre, installé ce Conseil supérieur que vous présidez.

Un esprit malicieux pourrait avancer qu’il semble bien que le cardinal de Richelieu avait institué déjà un tel Conseil, en 1635. Et, de fait, l’Académie française a joué ce rôle pendant près de cent soixante ans, avant que le rapport de l’abbé Grégoire, devant la Convention, ne la plongeât dans une éclipse qui ne dura guère que deux lustres. Elle en ressortit avec plus de brillance que jamais, mais elle eut désormais à partager ses missions, explicites ou implicites, avec l’Université napoléonienne d’abord, puis avec celle de Jules Ferry.

Il est évident que les questions de langage que pose l’époque actuelle, ses sciences aux embranchements multipliés, ses techniques proliférantes, ses procédés et réseaux de communication, ses mémoires informatisées et son « système international clos » demandent, pour être résolus, des organismes de nature nouvelle.

Nous pouvons, nous devons rester une chambre haute de la langue ; mais nous n’avons ni la vocation ni les moyens de nous saisir de tous ces problèmes, dans leur accumulation quotidienne ; et le voudrions-nous, nous y perdrions notre âme.

Ce fut Georges Pompidou, alors Premier ministre, qui en 1966 entendit répondre aux exigences contemporaines par la création d’un « Haut Comité pour la défense et l’expansion de la langue française », lequel devint plus simplement en 1988 le « Haut Comité de la langue française ». Ses activités s’étant fort développées, il fallut qu’il éclatât, au début de 1984, en trois organismes : un Commissariat général, un Comité consultatif de la langue française, et un Haut Conseil de la Francophonie.

Quelles qu’aient été les qualités diverses des Commissaires généraux, leur sens brillant des relations publiques ou bien l’intensité de leur dévouement au service de l’État, l’organisation n’était pas satisfaisante, par ses structures mêmes.

Au milieu de cette année était installée, à la place du Commissariat, une Délégation générale, aux attributions plus étendues et aux moyens d’action, et d’autorité, renforcés. Que son titulaire soit un médiéviste, spécialiste du Serment de Strasbourg, nous rassure.

Il n’a pas été touché au Haut Conseil de la Francophonie, dont on me permettra, par parenthèse, de dire que les statistiques que ses services produisent nous stupéfient. Entre les 450 millions de citoyens qui constituent la population totale des quarante-quatre pays rassemblés dans la Conférence francophone — à quoi il convient d’ajouter la population des pays qui n’ont pas encore rejoint — et les 130 puis 120, puis 110 millions des statistiques, toujours révisées à la baisse, du Haut Conseil, il y a une marge qui nous laisse pantois. Ne comptabilise-t-on que les bacheliers ? La désinformation prend parfois de ces formes pointues et tristes.

Le Conseil supérieur que vous présidez personnellement, Monsieur le Premier ministre, a reçu des définitions et des missions précises qui le retiendront de s’égarer. L’Académie y est présente trois fois, par le Ministre de la Francophonie issu de ses rangs, par M. le Professeur Georges Duby, et par la place, de droit, qui a été faite au Secrétaire perpétuel.

Puisque nous sommes dans un jour de palmarès, nous nous devons de reconnaître le rôle qu’a joué, dans la préparation du Conseil, et que joue déjà à sa vice-présidence, M. Bernard Quémada, qui, à travers le Trésor de la langue dirige le plus grand laboratoire de lexicographie qui soit au monde.

Le nouvel organisme s’est aussitôt articulé en trois groupes de travail.

L’un se consacrera, se consacre déjà, à tout ce qui touche à la place du français dans l’enseignement, les sciences, la technique, l’économie, l’audiovisuel et dans, tâche de première importance, le multilinguisme européen.

Un autre aura pour champ de réflexion le développement et la valorisation du français. Cela regarde l’image de la langue, sa présence culturelle, l’outillage terminologique, l’enrichissement lexical, et « l’industrialisation de la langue », expression bien barbare qui s’est hélas installée et qui prête à confusion, alors qu’il s’agit en fait du traitement automatique et informatique de la langue.

Enfin, un troisième groupe se penche sur ce que l’on est convenu d’appeler l’aménagement de l’orthographe. C’est avec l’approbation de mes confrères, dûment exprimée par un vote, que j’ai accepté de répondre à la courtoise invitation qui m’était faite d’en diriger les travaux.

Ah ! la réforme de l’orthographe. Voilà un serpent de mer que nous avons vu émerger à périodicité régulière depuis bien des décennies. Mais en ressortant la tête, cette fois, il a soulevé plus de vagues qu’à l’ordinaire.

Si les Français se sont tant émus, c’est non seulement parce que la réclamation consistait à fabriquer une sorte de squelette de langue, mais aussi parce qu’elle semblait émaner d’un syndicat d’instituteurs, et il a paru pour le moins étonnant que ce soient les maçons qui veuillent faire effondrer la maison.

Les raisons invoquées défient le bon sens. S’agit-il de mettre le français en meilleure position de concurrence vis-à-vis des langues étrangères, et de l’anglais particulièrement ? L’orthographe anglaise est bien plus difficile que la nôtre ; la plupart des mots ne se prononcent pas comme ils s’écrivent et les irrégularités foisonnent. Les Anglais n’ont pourtant pas envisagé de défigurer leur orthographe ; ils abandonnent ce soin aux Américains.

Veut-on nous faire admettre, contre toute évidence, que les difficultés de l’orthographie constitueraient un obstacle pour les enfants des familles dites défavorisées ? Il n’est que de constater le nombre d’enfants de ces familles qui, depuis que l’école primaire existe, sont parvenus aux plus hautes charges ou aux plus hautes fonctions dans l’État, pour juger de la valeur de l’argument. C’est tout au contraire la possession d’une langue correcte qui, loin d’être un privilège de classe, est une condition première de l’égalité des chances.

Il y a des gens, décidément, qui sont toujours d’une gauche de retard et il reste encore des murs de Berlin à faire tomber dans quelques cervelles.

Pendant tout ce grand hourvari, l’Académie, bien que pressée de prendre position, est restée, comme on l’a vu, fort sereine. Elle a l’habitude. Tels de ces membres, sur le ton tantôt indigné et tantôt plaisant, ont fait connaître leur sentiment personnel qui reflétait assez bien l’opinion commune de la maison. L’agitation s’étant calmée, elle a publié, ces jours derniers, sa position, rédigée collectivement et décidée dans une unanimité parfaite. Elle a insisté sur le fait qu’une simplification supposée de l’orthographe « reviendrait à créer un idiome factice qui ne ferait que substituer à des difficultés anciennes, sanctionnées par l’usage, une série de difficultés nouvelles, sanctionnées par l’arbitraire ». Ce serait du même coup créer deux publics, l’un ayant appris le français avant la réforme, l’autre après, et qui n’aurait plus accès, ou difficilement accès, à tout ce qui s’est écrit et publié avant 1989. La voilà bien, et je reprends nos termes, « cette inégalité culturelle qui sévirait pendant au moins deux générations ». Souhaite-t-on rendre inaccessible à tous les hommes du XXIe siècle parlant et écrivant le français le vaste patrimoine constitué en cette langue ? A-t-on imaginé d’autre part le trouble où l’on jetterait tous les usagers de notre langue dans le monde, qui ont pris tant de soin à l’apprendre et se font honneur de la respecter ?

Mme de Romilly a fait très justement remarquer, pendant nos débats, que ce ne sont pas les irrégularités ou les exceptions qui créent le plus de difficultés aux enfants, mais l’application même de la règle.

L’inquiétant à nos yeux est dans le nombre d’élèves arrivant en sixième et qui ne savent pas lire, ce qui eût été inimaginable il y a trente ans.

L’inquiétant est dans le nombre de jeunes instituteurs qui commencent leur carrière sans bien savoir l’orthographe, ce qui était également impensable naguère.

Or il n’y a aucune raison pour que les Français du jeune âge soient génétiquement plus obtus que leurs parents ou grands-parents.

Ce n’est donc pas l’orthographe qu’il faut accuser de tous les péchés, mais ce sont les méthodes d’enseignement qui sont à réformer.

On commence l’apprentissage de la langue trop tard. Ce n’est pas à six ans, c’est à trois ans qu’il faut commencer à reconnaître les lettres, à les tracer, à les assembler. Ce n’est pas avec de la pâte à modeler ou en découpant des fleurs en papier que l’on apprend à penser. On pense avec des mots. Les fameuses activités d’éveil ont plutôt endormi l’enfance, et l’écran de télévision ne remplacera pas l’alphabet. Vaincre les difficultés du langage est un entraînement à vaincre les difficultés de la vie. Et le respect des règles est une école de l’attention, du caractère et de la volonté.

Il nous a paru rassurant que, en installant le nouveau Conseil supérieur, son président nous ait déclaré que « l’État n’a pas à légiférer sur la langue elle-même ». Il nous a paru rassurant que les points sur lesquels il a demandé avis, pour un aménagement de l’orthographe, soient limités à l’usage des traits d’union et celui des accents circonflexes ; au pluriel des mots composés ; à l’accord du participe passé dans les verbes pronominaux et aux anomalies des séries étymologiques désaccordées.

L’Académie là-dessus n’a pas lieu de se montrer particulièrement farouche. Elle avait déjà accepté, en 1975, un certain nombre de modifications qui lui étaient fort demandées. Douze ans après, ayant constaté que ces modifications n’étaient entrées dans l’usage ni des écoles, ni des journaux, ni des imprimeries, ni même des dictionnaires, sinon dans la nouvelle édition du sien propre, elle y a renoncé tout en recommandant à l’endroit des écoliers et des lycéens la plus compréhensive tolérance.

Mes confrères ont goûté votre humour, Monsieur le Premier Ministre, quand je leur ai rapporté que vous approuviez les décisions de l’Académie dans les deux cas. Nous sommes donc tout prêts à avoir raison une troisième fois.

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Messieurs, celui qui écrivit ce qui devrait être la maxime de tout enseignement : « Il ne suffit pas de montrer à l’âme beaucoup de choses ; il faut les lui montrer avec ordre », naquit voici trois cents ans. Nous sommes une maison de mémoire, et nous n’avons pas voulu que le tricentenaire de Charles de Secondas, baron de Montesquieu, passât sans être marqué de quelque geste symbolique. Nous étant avisés que la capitale ne montrait aucune effigie de Montesquieu, nous avons été entendus, avec amabilité et diligence, des autorités de la Ville. Un buste de Montesquieu se dresse depuis quelques jours au plus près de notre Coupole, dans le petit square, le triangle de verdure pour mieux dire, à l’entrée de la rue de Seine, et où se trouve déjà la statue de Voltaire. Ainsi pouvons-nous poser un regard de gratitude sur l’auteur de l’Esprit des lois, l’homme qui aura eu la plus longue influence sur l’organisation des démocraties honorables.

J’aime M. de Montesquieu comme on peut aimer un vivant. Il dominait son temps ; il domine encore le nôtre. Il était souverain, mesuré, harmonieux. Il était lucide. S’il a tant réfléchi sur les conditions les plus dignes de la vie en société, c’est parce qu’il s’était d’abord interrogé, patiemment et profondément, sur la nature humaine. Nous nous rappellerons qu’il nota, parmi les pages de son Spicilège : « La liberté est en nous une imperfection : nous sommes libres et incertains parce que nous ne savons pas certainement ce qui nous est le plus convenable. »

C’est sur cette glane, dans le champ le plus riche et le plus parfait de la prose française, que je terminerai pour ce jour mon propos.