Discours prononcé pour le 50e anniversaire de la Faculté des lettres de l’université Laval, Québec

Le 5 septembre 1987

Maurice DRUON

Madame le Gouverneur général,

Monsieur le Cardinal,

Madame le Vice-Premier ministre,

Monsieur l’Ambassadeur,

Monsieur le Maire,

Monsieur le Recteur,

Monsieur le Doyen,

Mesdames et Messieurs du corps professoral,

Mesdames et Messieurs,

 

Parmi les paroles qu’a prononcées ou écrites le général de Gaulle à propos du Canada, certaines ont soulevé des tempêtes. Mais d’autres, qui éveillèrent moins d’écho, mériteraient pourtant d’être aussi souvent rappelées, et notamment celle-ci :

« Le fait que la langue française perdra ou gagnera la bataille au Canada pèsera lourd dans la lutte qui est menée pour elle d’un bout à l’autre du monde. »

C’était vue de stratège qui, dans un vaste engagement, distingue les places où se jouera décisivement le sort du combat. Cette lutte aujourd’hui est victorieuse, et nous pouvons considérer la partie comme virtuellement gagnée.

Gagnée sur le terrain intérieur, je veux dire celui du Canada lui-même. Quand je regarde, comme je suis à même de le faire, d’un œil parfaitement amical et non partisan, les progrès accélérés accomplis par le bilinguisme et le biculturalisme, quand je vois conclu l’accord du lac Meech, et le caractère distinctif du Québec reconnu, quand je vois, dans la droite foulée de la loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, des dispositions législatives telles que la loi 8 prises par l’Ontario, et se développer des coopérations nouvelles entre l’Ontario et le Québec, quand je constate, à partir d’exemples tels que celui donné par le collège Glendon, à Toronto, l’expansion universitaire du bilinguisme ou encore le nombre croissant des classes d’immersion et des familles anglophones qui jugent indispensable que leurs enfants possèdent aussi l’autre langue, quand j’aperçois dans l’administration et les services publics fédéraux les résultats d’une volonté politique bilinguiste, quand j’entends l’affirmation de plus en plus générale que le fait linguistique français est partie intégrante de la personnalité canadienne, l’élément qui assure l’originalité du Canada dans le continent nord-américain et qui solidifie son identité nationale, alors oui, devant cet ample mouvement, j’ose parler de lutte virtuellement gagnée.

Gagnée également sur le terrain extérieur, c’est-à-dire international et même, pour être exact, planétaire. Voici qu’en moins de deux ans la famille francophone, plus de quarante pays situés sur quatre continents et baignés par quatre océans, s’est à deux reprises réunie. Voici qu’après Paris, Québec vient d’être, en ce septembre lumineux, la capitale, provisoire mais combien symbolique, de la Francophonie. Les écrans de télévision du monde entier en ont transmis les images; et l’on ne saurait trop louer et le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial pour les efforts si bien conjoints par lesquels ils ont assuré le succès de ce « sommet ».

Oh ! certes, les résultats peuvent n’être pas à la mesure des attentes de chacun; tous les vœux peuvent n’avoir pas été exaucés; et des critiques peuvent s’élever ici ou là, parce que tous les campanilismes, oubliant que nous sommes seulement à l’aurore, n’ont pas tous entendu sonner midi à leur clocher. Mais qu’est-ce donc que ces rumeurs ou ces humeurs auprès de la grande réalité, le fait qu’une nouvelle et vaste communauté internationale est née, dont le lien moral, le lien mental, le lien civilisateur est la belle, la précise, la puissante langue française !

Oui, nous aurons vu cela, l’an II de la Francophonie célébré ici, en terre québécoise; oui, Senghor, mon confrère illustre et mon ami, nous aurons vu s’accomplir cette étape capitale sur la route de nos rêves, vous qui avez, professeur, appris la grammaire française à des enfants de Touraine, qui avez, chef d’État, appris la démocratie en français à tous les enfants du Sénégal, et qui, dans ce grand dessein qui nous occupe et nous rassemble, avez su allier, à l’inspiration du poète, le réalisme et la persévérance de l’homme de gouvernement. Hommage vous en soit rendu parce que nous savons, vous et moi, d’où nous sommes partis, avec Georges Pompidou ; et c’est ce qui me permet d’oser dire que cette bataille pacifique est gagnée... virtuellement.

Car il y a encore bien des efforts à faire, des travaux à conduire, pour asseoir, consolider, enraciner la communauté francophone, pour la rendre irréversible, et lui permettre de produire, pour ses peuples comme pour l’ensemble de la communauté humaine, les bienfaits qu’on en peut et qu’on en doit attendre.

L’arbre est planté, et nous en voyons déjà la deuxième feuillaison. Nous avons mille soins à lui apporter pour lui fournir les engrais nécessaires, le défendre des insectes rongeurs et des oiseaux prédateurs, le protéger contre le piétinement des mastodontes, le garantir contre les lianes parasitaires et étouffantes de la bureaucratie.

Si déjà nous commençons à goûter la pulpe savoureuse de l’action commune menée pour un bien commun, ce n’est pas aujourd’hui encore que nous pouvons nous assoupir sous les ombrages.

Mais nous avons de l’énergie en réserve, nous les vieilles troupes; et puis nous voyons la relève, à laquelle nous voudrions transmettre et notre idéal et notre volonté, se former en maints points du monde, et tout particulièrement ici.

Nous savons la part qu’a prise au long du temps, dans la grande lutte pour la langue française, l’Université Laval, gardienne et créatrice, au Québec, de la culture comme nous l’entendons et comme nous la parlons.

C’est pourquoi l’Académie française, contemporaine, avec seulement trente ans d’aînesse, du Séminaire de Québec qui est à l’origine de cette Université, est heureuse de s’associer à la célébration du cinquantenaire de sa Faculté des Lettres.

Nous sommes trois, en cette occasion glorieuse pour Laval, à représenter l’Académie puisque, au Président Senghor et à moi-même, s’est joint notre confrère M. Michel Droit, écrivain célèbre, journaliste réputé, membre de la Commission nationale de la communication et des libertés. Ce voyageur infatigable avant-hier ne connaissait pas Québec que j’ai eu joie à lui faire découvrir; hier déjà il l’aimait; demain, il en écrira.

Tous trois nous savons, et nous en porterons témoignage, la qualité de cette faculté, dans l’enseignement comme dans la recherche; nous savons la valeur des maîtres qui y professent, la diversité des thèses qui y sont soutenues; nous savons la belle ardeur de ses étudiants. À ceux d’entre eux qui se destinent aux tâches et carrières qui intéressent précisément la Francophonie ou qui en côtoient le domaine, je n’avancerai qu’un seul conseil, qui relève lui aussi de la stratégie : il faut savoir très vite distinguer les positions déjà conquises, ne pas perdre son temps sur les bastions déjà investis ni s’acharner sur les obstacles déjà renversés, mais réserver ses forces pour les nouveaux objectifs à conquérir. Il n’en manque pas.

Madame le Gouverneur général, qui donnez journellement des exemples du plus élégant usage qu’on puisse faire, dans les suprêmes fondions qui sont les vôtres, de notre langue ancestrale,

Monsieur le Cardinal, qui avez eu naguère à veiller sur la fondation de Mgr Laval, et qui continuez de veiller sur elle, du plus haut,

Madame le Vice-Premier ministre, dont le gouvernement a si parfaitement réussi l’accueil de la conférence, désormais historique, des pays francophones,

Monsieur le Recteur, Monsieur le Doyen, sur qui pèsent les responsabilités de cette vénérable maison et de son enseignement littéraire,

Mesdames et Messieurs qui composez l’Universitas magistrorum scholariumque,

Laissez-moi, au nom de la plus vieille institution gardienne du langage français, vous exprimer mes félicitations les plus chaleureuses et mes vœux les plus fervents.